Discours de réception de Jules Janin

Le 9 novembre 1871

Jules JANIN

M. Jules Janin, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Sainte-Beuve, y est venu prendre séance le jeudi 9 novembre 1871, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Lorsque vous m’accordiez l’insigne honneur de prononcer, sous ces voûtes solennelles, la louange académique de M. Sainte-Beuve, en même temps il me semblait que vous me promettiez une extrême indulgence. M. Sainte-Beuve, historien, poëte et grand critique, était l’un de ces hommes très-rares qui tiennent une place considérable et qui savent le prix d’un jour. À peine disparus, chacun se rappelle avec un regret mérité la dignité de leur esprit, la libre et charmante variété de leur parole, tant d’agréments si difficiles à remplacer. Il excellait à donner aux choses anciennes l’air de la nouveauté, aux choses nouvelles l’autorité des œuvres antiques. S’imposer à soi-même un si beau rôle et le conduire à bien jusqu’à la fin, c’est difficile à ce point que pareille entreprise a donné de la gloire même aux imprudents qui n’ont pas réussi.
Ce vaillant écrivain a dignement accompli toute sa tâche ; il avait au degré suprême l’intelligence du lettré. Esprit né pour l’ordre et la lumière, il fut de très-bonne heure un ami des belles œuvres. Encore enfant, quand il se promenait dans la haute ville de Boulogne, sa patrie, il trouvait un certain charme à frôler l’humble maison où vécut, où mourut ce génie appelé René Lesage. Il s’en souvint toute sa vie, et, jeune homme, il écrivait : « Ma généalogie est courte et des plus simples ; je suis né à Boulogne-sur-Mer, le 22 décembre 1804, d’un père qui était contrôleur des actes. Mon nom est identiquement le même que celui du docteur de Sainte-Beuve. Si je n’ai pas pris la particule, quoiqu’elle appartienne à mon nom de famille, c’est qu’elle a été omise par la négligence des témoins sur mon acte de naissance ; or, n’étant point noble, j’ai tenu à éviter jusqu’à l’apparence de vouloir me donner pour ce que je n’étais pas. » Quand il parle ainsi, il sait très-bien qu’il sera tantôt l’égal des plus rares et des plus charmants écrivains de la France.
Il vint au monde à l’heure où les épées, si longtemps triomphantes, faisaient place aux idées si longtemps humiliées. On ne savait plus guère, parmi nous, le nom des grands poëtes ; on eût dit qu’Homère et Virgile, avec les Grecs et les Romains, étaient morts tout entiers. Athènes et Rome étaient tout au plus un souvenir. Ce jeune homme eut ce bonheur de comprendre, en s’éveillant aux clartés d’autrefois, la beauté de ces vives lumières. Il apprit à lire dans les poëmes d’Homère, envahisseur des esprits. J’achetai d’abord un Homère et plus tard des habits, écrivait Érasme à l’un de ses disciples. Peu de jours avant sa mort, comme il relisait avec un ami la divine Iliade, sa passion première : « Hâtons-nous, disait M. Sainte-Beuve, je ne voudrais pas mourir avant d’assister aux adieux d’Andromaque et d’Hector. » Puis, dans la belle langue athénienne, il se récitait à lui-même ces merveilles qu’il savait par cœur. C’est très-vrai, ce qu’il disait en parlant des vrais poëtes : « Les grands écrivains sont semblables à ces fleuves qui vont sans cesse apportant la fécondité aux terres les plus ingrates, et s’agrandissant toujours. » Son Étude sur Virgile, interrompue au douzième chant de l’Énéide, est l’un des meilleurs travaux qui aient illustré l’École normale. On retrouve à chaque ligne l’accent du maître et sa main toute-puissante.
M. Sainte-Beuve appartenait à la génération disparue ou disparaissante aujourd’hui, qui prit la robe virile au milieu des orages de 1814. Il fallait déjà une âme forte, un esprit fier, pour écouter sans pâlir ces bruits terribles. La ruine et l’écroulement d’un si grand trône ! Le monde inquiet se demandait ce qu’il allait faire et quels hommes allaient venir. Le nouveau venu dans ce Paris des tempêtes, comme il ne trouvait plus la maison de Gil Blas en ses sentiers, s’éprit d’une belle passion pour ce terrible et superbe monument de la charité de nos rois, de la piété de nos reines, asile austère et glorieux de toutes les misères et de toutes les grandeurs. Il n’a pas son pareil dans le monde ; il est plein d’héroïsme et de dévouement. Le roi de ces demeures attire à sa majesté les plaintes, les prières, et parfois les actions de grâces de tout un peuple. Il commande, on obéit ; sa main charitable est pleine d’espérance et de consolation. Quand il va dans la ville, on le salue, et le plus pauvre et le plus riche, hélas ! surtout les pauvres, le suivent d’un regard attendri. Le maître absolu de ces Tuileries plus que royales s’appelait Dupuytren en ce temps-là. En voilà un surtout qui pouvait dire le mot d’Aristophane parlant du satrape d’Asie : « L’homme est une chose fragile exposée à tous les accidents. » M. Dupuytren remplaça soudain dans l’admiration du jeune Sainte-Beuve l’auteur de Gil Blas, qui disait si bien : Mes amis, soyons d’humeur facile, et l’univers est à nous.
Il voulait être, avec cette obstination généreuse qu’il portait en toute chose, un élève de l’Hôtel-Dieu ; mais l’aspect de ces affligés, leur peine silencieuse, la mère au chevet de son fils, le vieillard mourant abandonné !... Le jeune étudiant en médecine y perdit bientôt tout son courage. Il avait apporté de sa ville natale une tranquillité, un enjouement qui ne pouvait guère s’accommoder avec ces arrêts quotidiens de souffrance et de mort. Quel meilleur prétexte à ne pas entreprendre une chose aussitôt qu’on en doute ! Au premier doute, il se retira de cette entreprise qui avait été la première ambition de Descartes. Cependant, semblable à la sage-femme athénienne, il resta le plus habile accoucheur des esprits dont ce siècle se glorifie. Il aimait à parler de ses premières études ; en pleine poésie, il avait gardé de son admiration pour M. Dupuytren un profond respect du scalpel ; vous retrouverez plus d’une fois le grand chirurgien dans cette analyse sagace et pénétrante des gloires du temps passé, des renommées du temps présent. Même un jour, en parlant d’Armand Carrel, qu’il avait aimé comme un fils aime son père : « Médecins moralistes, n’oubliez pas qu’il avait une maladie de foie et qu’il en avait gardé l’irritabilité. »
Aux premiers moments de sa critique inépuisable, il embrassa, pour les réunir sans peur et sans reproche, le passé et l’avenir des diverses littératures dont le monde était occupé. « Le passé et l’avenir, disait un poëte allemand, sont également cachés à nos regards : le passé sous le voile des veuves, l’avenir sous le voile des vierges. » Quelle main délicate pour toucher à ce double mystère ! Ce fut surtout le talent de M. Sainte-Beuve : énergique avec les réputations malades, charmant et paternel quand il s’agissait de rendre une éclatante justice aux renommées bien portantes. Véritablement il avait toutes les qualités du guérisseur, si nous en croyons un célèbre médecin (Celse) expliquant la condition du critique ou du chirurgien : « Il sera voisin de la jeunesse ; il aura la main exercée et ferme ; sa vue est nette et perçante, son cœur est inaccessible à la crainte ; dans sa pitié, il se propose avant tout de guérir le malade ; enfin il réglera son opération comme si les plaintes du patient n’arrivaient pas jusqu’à lui. »
Par ce mélange énergique de courage et de charité, M. Sainte-Beuve, en quarante ans d’un travail si plein de zèle, avait mérité la confiance et les respects de l’Europe lettrée. Il était un maître, il était un exemple : « Heureux, disait M. le général de la Fayette, heureux celui qui peut se vanter d’avoir eu son jour ! »M. Sainte-Beuve avait conquis, par grand miracle, un jour de chaque semaine, et les lundis appartenaient sans conteste à ce merveilleux écrivain. Chaque nouveau-venu dans la vie ou dans la mort devenait soudain pour M. Sainte-Beuve un grand travail dont nous attendions le résultat. Il s’enfermait courageusement avec les écrits d’un mort célèbre ou les actions d’un vivant redouté, et là, sans faiblesse et sans complaisance, en pleine solitude, il l’étudiait, le retournait, l’interrogeait, oublieux lui-même, pour son propre compte, des misères de la société d’alentour. Quelle constance à tout comprendre, et quelle volonté à tout redire !
C’est en vain qu’il a tenté, à plusieurs reprises, de nous expliquer les phases diverses de sa critique. Peine inutile ! Elle est partout la même, et toujours d’une une variété infinie : peu de caprices et beaucoup de science. Il se tenait obstinément à côté de M. d’Alembert, qui fut son premier maître en critique. Bien qu’il honorât les petits mots à sous-entendus hardis, il fut toute sa vie en garde contre la subtilité, malgré son penchant naturel pour les bons esprits faux. Il aimait la lumière, comme les poltrons aiment les ténèbres. « Fi, disait-il, d’une maison pleine de chefs-d’œuvre, mais dont les vitres sont mal lavées ! Je veux qu’on regarde en passant mes tableaux, mes livres et le portrait de mes amours. » Ce besoin d’entendre et d’être écouté, ce plaisir de voir et d’être vu, voilà M. Sainte-Beuve.
En toute chose, il était bien le digne fils de la révolution de Juillet. Elle nous a tout donné avec des grâces infinies ! Elle a comblé de ses bienfaits cette génération qui s’efface et disparaît dans le malheur. Heureux enfants de condition bourgeoise, assez riches pour l’étude et trop pauvres pour l’oisiveté, le travail fut notre condition première. Les poëtes de la nouvelle aurore, ennemis du meurtre et des batailles, ont murmuré leurs plus beaux vers à nos oreilles enchantées de ces divines mélodies ; jeunes gens, nous avons été gouvernés par des intelligences droites, par des puissances bienveillantes.
En même temps, Dieu soit loué ! nous avons eu, quand nous vivions encore sous la clémence auguste de nos belles années, nous indiquant les grands sentiers, les plus véritables instituteurs qui aient laissé leur salutaire empreinte dans les jeunes esprits confiés à leur science, à leur honneur.
L’un, qui florissait par tous les dons de la parole, un Athénien de Périclès, un rhéteur merveilleux, nous parlait des grands écrivains d’Athènes, de Rome et de Paris. Il allait sans cesse, avec une grâce, une éloquence, une énergie irrésistibles, de Démosthène à Bossuet, de Sophocle à Corneille, de Virgile à Racine. Il avait tout vu, tout appris, tout compris ; il s’enivrait des bruits enchanteurs et des grâces correctes de la langue savante ; autour de cette chaire éloquente, il nous tenait émus, intéressés, attentifs, charmés. Qu’il parlât d’une fable de la Fontaine ou des poëmes d’Homère, il avait la vie, il avait la force, et le plus ferme espoir en nos intelligences naissantes.
Ou bien, c’était l’autre : un austère, un sévère, un impitoyable historien. Ces mêmes âmes que son confrère subjuguait par son charme, il les forçait d’entrer dans l’histoire. À l’entendre invoquer les vieux âges, et les divers phénomènes de ces civilisations dont il retrouvait la trace à la façon de ces chars dont la roue est encore brûlante sur les dalles silencieuses de Pompéi, on se demandait quel était donc ce réformateur animé des passions les plus vivantes de la justice et de la vérité.
Le troisième indiquait à ces heureux enfants les secrets merveilleux de la philosophie. Il venait en droite ligne du cap Sunium ; il assistait au banquet où le divin Socrate enseignait aux convives une âme immortelle. Son discours exhalait les plus doux parfums de l’Attique ; il était l’ami de Périclès et plus encore d’Aspasie. Intelligence, esprit, éloquence, il avait tout : le javelot et le rayon.
Le vent était si doux qui nous venait d’Épire !
On éprouvait si complétement la douceur de vivre ! l’Europe entière était en paix ; la France essayait ses libertés naissantes ; elle revenait à l’enchantement de l’éloquence et des beaux-arts. Plus de mères en deuil, plus de fils mutilés, plus d’entraves à l’honnête et libre parole. De toutes parts les lettres, naguère encore comprimées et soumises au joug du censeur, se pressent autour de ces chartes, pareilles à des boulevards, pour veiller à la défense des plus belles inventions de ce bas monde. Ainsi, plus on s’était battu dans tout l’univers, plus le grand Empereur avait été obéi et tout-puissant, ne laissant après lui d’autre héritier que le genre humain (c’est un mot de M. de Salvandy), plus la France éprouvait le besoin de tout apprendre et de tout sauver.
L’heure intelligente et clémente, Messieurs ! Je m’en souviens, comme si c’était hier. M. Sainte-Beuve et moi, nous étions du même âge et des mêmes écoles. Ainsi chacun de nous rendrait témoignage au besoin du courage et du labeur de ses camarades. J’en atteste ici, assis à mes côtés, ces chers témoins de ma vie et de ma fidélité. Nous vivions jeunes et superbes sous le consulat de Plancus. Nous l’avons tous connu, ce doux consulat de la vingtième année, en pleine espérance, en plein orgueil matinal. Pas de doute à ces heures choisies, pas d’obstacle et pas de murmure ! On va tête levée, on obéit à l’inspiration printanière, on ne sait rien de l’ambition et de ses délires, de la fortune et de ses obstacles. « De temps à autre j’ôtais mon chapeau, s’écrie un des héros de Shakspeare, afin de voir s’il n’avait pas pris feu à quelque étoile ! » Tout vivait et se renouvelait dans un cercle enchanté : Virgile avait vingt-cinq ans ; Horace en avait trente à peine ; Ovide était le roi de la jeunesse ; Tibulle était loin de songer au suicide, et Varius ne pensait guère qu’il entrerait aux conseils de César ! Que vous dirai-je enfin ? Jamais rencontre pareille d’esprits si divers, d’éloquence plus entraînante unie à plus de bon sens, de respect pour le passé et d’espérances pour l’avenir, ne se rencontrera dans un champ de bataille plus semé de progrès, de dangers et de révoltes ; — et tout ce drame, à trois ans de 1830, à vingt pas de votre tombe, illustre et terrible fondateur de l’Académie française, ô grand cardinal de Richelieu !
C’était l’heure où M. Sainte-Beuve écrivait une histoire de la Pléiade, qui plus tard s’est appelée d’un nom mystique : le Cénacle. « Jeune et confiant, disait-il en tête de son premier recueil, j’ai voulu ressaisir dans son premier âge un printemps poétique, interrompu trop vite. » Et quand il eut écrit d’une main vaillante ces deux gros tomes en l’honneur du seizième siècle, le premier qui lui vint en aide à son premier livre dans une louange exquise où l’expression pétille et prend feu à chaque instant, c’était un jeune écrivain qui déjà s’emparait de l’avenir. Trente ans après : « Ah ! que je voudrais donc voir M. de Rémusat ! » s’écriait M. Sainte-Beuve tout-puissant, en souvenir de cette assistance et de cette amitié des premiers jours.
Vraiment nous avions tant de progrès à faire encore, que ce premier livre était pour nous une suite d’heureuses découvertes. Le critique naissant, inspiré de l’esprit des Valois, chantait gaiement, dans son livre ingénieux, les chansons de Guillaume Coquillard et des deux Marot. Il nous a révélé les vers de Joachim du Bellay et l’œuvre entière du chef de la Pléiade. À peine si nous savions le nom de Ronsard. Les plus savants en avaient entendu parler à leurs grands-pères, qui le confondaient souvent avec Philippe Desportes et Jean-Antoine de Baïf. M. Sainte-Beuve aimait Ronsard d’une tendresse toute filiale ; il le savait par cœur, il en recommandait la lecture à ses meilleurs disciples. Il eut l’honneur de présenter son poëte à l’illustre auteur des Feuilles d’automne, et nous avons tenu dans nos mains tremblantes d’émotion le beau Ronsard qu’il avait offert à M. Victor Hugo, orné d’une ode véritable en l’honneur des deux poëtes. « Que de temps perdu, disait M. Dubois, à ramasser des couronnes pour des gloires évanouies ! » Mais quoi ! c’était l’opinion de M. Sainte-Beuve et de tous les vrais critiques : dans le passé et dans le temps présent, le vrai triomphe de la critique est de voir réussir les poëtes qu’elle a devinés et les œuvres qu’elle a pressenties.
Ses causeries du lundi représentent une tâche énorme. M. Sainte-Beuve y trouva jusqu’à la fin son labeur et sa fête. Ah ! les beaux cris qu’il a poussés, rencontrant dans cette arène du feuilleton les renommées mal acquises ! Ah ! la glorieuse émotion mêlée de joie, en révélant une belle œuvre ! Il était un grand artiste en ceci : qu’il admirait et protégeait volontiers les commençants.
Mais le lendemain d’une heureuse découverte, encore tout chaud de l’admiration qu’il communiquait au monde lettré, il lui arrivait parfois de prendre feu tout à coup. Une allusion l’avait effleuré, une piqûre d’épingle l’avait blessé. Il s’emportait en répliques amères :
In celeres iambos
Misit furentem.

L’arme était légère, le coup roide asséné. Il n’avait, dans ces accès de la passion, ni un trop vif sentiment de la justice, ni même, hélas ! un trop fidèle souvenir de la confraternité académique. Mais il allait, il allait toujours, comme le trait lancé dont parle Lucrèce et que n’arrêtaient pas les limites du monde. Ainsi s’expliquent ces colères pleines de fièvre et d’injustice, dont il a dû parfois se repentir. —«  Laissez-moi, disait-il à qui le voulait retenir, je suis un véritable habitant de Paris ; je sais le nom de tous les clochers, je me retrouve en tous les carrefours, je m’amuse à tous les charlatans. » Voilà comme il revenait, par le sentier des bonnes maximes et des bonnes habitudes, aux conditions de la critique journalière et nouvelle :

Ah ! ne me blâmez pas de ma critique active !
Tout lendemain d’article emporté vaillamment
A pour moi son réveil matinal et charmant,
Tant la pensée afflue et tant l’image arrive !

Une activité sans égale, une recherche à la façon du chasseur qui bat toutes les broussailles giboyeuses, sont contenues dans ces pages obéissantes à tous les droits de la justice. « La justice est la ferme volonté de rendre à chacun ce qui lui revient, » disait un digne commentateur du droit romain. Mais, ici, il faut qu’elle soit éloquente ; il faut un heureux naturel longtemps exercé aux formes diverses du discours. Le grand archevêque de Cambrai, dans sa lettre immortelle à l’Académie, a défini la critique : « L’art de persuader la vérité et de rendre les hommes meilleurs. » Il honorait la forme de l’âme et ses bonnes dispositions comme autant de vertus d’un très-grand prix.

Avec peu de chose il faisait souvent une grande question, voire une grande réponse. Il se rappelait cette belle parole de Voltaire à Mme la maréchale de Luxembourg. Beaucoup de gens avaient parlé tout le soir de la guerre avec l’Angleterre, et Mme de Luxembourg elle-même avait grand’peur : — « Rassurez-vous, Madame, » disait Voltaire en touchant l’épée du maréchal de Broglie ; « avec ceci tout s’arrangera. » Dieu merci ! le secret de ces grandes épées et de ces grands courages ne s’est pas perdu dans ces familles prédestinées. C’est ainsi que nous possédons l’austère historien de la campagne de 1812, pleine d’impuissantes et terribles leçons. Le jour arrive où la nation lettrée pourra se vanter de l’illustre entreprise de l’homme hardi et courageux, accomplissant des choses si grandes que lui seul il aurait le droit de les raconter.
M. Sainte-Beuve, avant d’entreprendre un travail dont on reste effrayé, avait fait « grand amas et provision du bien « d’autrui, » pour parler comme cet autre Parisien, Michel de Montaigne. Il a toujours travaillé en conscience, c’est une justice qu’il se rendait à lui-même. Rien n’échappe à son étude, et chacun se demande, à la lecture de ces curieux enseignements, comment il a fait pour les mettre en si bel ordre. Il a parlé des deux Pline et de saint Anselme ; il savait par cœur le roman de la Rose et le roman du Renard, tous nos vieux poëmes. Il parlait la langue de Joinville et de Froissart ; il savait Rabelais, il adorait Montaigne. Il a courtisé Gabrielle d’Estrées et la reine Marguerite. Il eût fait des contes à celle-ci, il savait par cœur les contes de celle-là. Vif, léger, charmant avec les dames, très-grave et studieux avec certains hommes : Sully et d’Aubigné, le cardinal de Mazarin et ses nièces, voisines du trône ; le cardinal de Retz et sa digne cousine Mme de Sévigné. Les légers chapitres et les aimables leçons ! Patru, Fouquet, Saint-Évremond, Gourville et tout le grand siècle ! Comme il fait aimer ce Massillon, le plus célèbre des pères de l’Oratoire, un ordre excellent entre le monde et l’Église, où chacun obéit, où pas un ne veut commander ! Avec quelle ardeur il se plaisait à confondre en ses respects Archimède, Arago, Lagrange et Newton !
Que de fois nous nous sommes inclinés, à la suite de M. Sainte-Beuve, dans cette allée des philosophes, à Versailles, où se promenait le précepteur de M. le Dauphin, la tête couverte de cette grande calotte devant laquelle s’inclinait le roi lui-même ! Il a fait leur part dans ce grand siècle aux esprits du second ordre : Hamilton, Chaulieu, Lafare ; et comme il avait parlé de Molière en termes magnifiques, il a voulu, par respect pour la gaieté de Lesage, célébrer la bonne humeur, la gentillesse du poëte Regnard, le digne aïeul d’un admirable écrivain dans la double langue, M. le comte Alfred de Vigny. Au premier rang, il nous faisait adorer la Fontaine, peintre des champs et des animaux. Il avait tout le sentiment nécessaire à raconter ce délicieux génie. Après Bossuet, il a parlé avec la plus tendre piété de Mme de la Vallière, et dignement de Mme Henriette d’Angleterre, une des têtes de mort les plus touchantes de l’évêque de Meaux. Avec des larmes sincères, il a salué Mme la duchesse de Bourgogne, le plus rare objet de notre intime émotion dans ce grand dépouillement du passé.
Pensez donc, sitôt qu’il fut dégagé de ces respects irrésistibles, s’il se trouva libre et content dans le monde ingénieux, éclairé, présidé, entraîné par Voltaire ! Il saluait dans Fontenelle un des esprits de sa famille. Il parlait de l’abbé Prévost comme on parle d’un confrère et d’un ami. Il honorait Duclos pour sa franchise ; il adorait Montesquieu pour son génie. Il restait comme ébloui devant la grâce et le talent de Marivaux. Voyez, nous disait-il, quel parti peut tirer un honnête homme des sentiments les plus simples, à condition qu’ils seront bien ménagés ! Je ne saurais trop répéter qu’il était la justice même, et qu’il professait l’admiration la plus vive pour certains livres parfaits, ses fidèles compagnons. Tantôt il donne à la biographie, à l’homme même, la préférence sur le jugement littéraire ; et tantôt, laissant l’écrivain dans l’ombre, il n’en veut qu’aux livres, en nous expliquant ses préférences. C’est surtout lorsque l’écrivain est une femme aimable et courageuse que sa critique la protége. Unité, simplicité, un brin de gaieté, il n’en veut pas davantage ; il leur pardonne au besoin leur minuties. Mme du Deffand est une caillette, mais de si bonne compagnie ! Il sait très-bien que Mme du Châtelet, un de ces esprits trop virils qu’il faudrait chiffonner, touche à la mathématique, oui, mais le ciel même est un peu mathématicien. Il pardonne à Mme d’Épinay ses inconstances, à Mlle de Lespinasse ses perfidies. Il se plaît au souvenir de Marmontel, votre ancien secrétaire perpétuel. Il a bien parlé, parmi les étrangers naturalisés parisiens, de Gibbon, du prince de Ligne et de lord Chesterfield. Il nous a montré M. Goethe emportant dans sa valise de voyage le Neveu de Rameau. Son chapitre intitulé : Frédéric le Grand, « le roi qui ne s’ennuie pas, » obtiendrait aujourd’hui un retentissement énorme.
Bientôt ce beau siècle où le cardinal de Bernis, « Babet la Bouquetière, » côtoie en scandant de petits vers les manchettes de M. de Buffon, s’assombrit sous les grandeurs inespérées d’une révolution qui devait sauver tant de choses. La première entre tous ces martyrs apparaît, la tête couronnée d’étoiles et les mains liées par des cordes, Sa Majesté douloureuse la reine Marie-Antoinette. Ah ! c’est ici que nous verrons trembler et pâlir l’admirable critique. Évidemment il est hors de son domaine. Il ose à peine contempler la reine captive. Il ne comprend pas ce long supplice, et que la révolution s’attaque à des femmes. Arrive ensuite M. de Malesherbes, le martyr d’une époque où il était plus difficile de connaître son devoir que de le suivre. Et ces deux victimes, Bailly déchiré par des tigres, Condorcet dénoncé par le petit Horace in-32 qu’il emportait comme un compagnon de sa dernière contemplation et de son dernier jour d’été.
Ainsi se termine cette fin d’un siècle. Quatre-vingts ans dignes d’envie et trois ans dignes de pitié.
Voilà comment M. Sainte-Beuve a marché d’un pas sûr dans ce sentier jusqu’alors inconnu d’une critique alerte et pénétrante. Il a contemplé Mirabeau sans pâlir. Il s’est inquiété de Saint-Just et de Camille Desmoulins. Il a pris en pitié Barnave. Au fond de la Vallée-aux-Loups, non loin du parc éphémère de M. de Chateaubriand, il a recherché les origines du père excellent de la poésie moderne, André Chénier. Honneur au poëte lyrique ! il passe et chante au milieu du monde et des révolutions, animé des souffles les plus divers :

Les ruisseaux et les bois, et Vénus et l’étude,
Adoucissent un peu ma triste solitude.

André Chénier ! une harmonie ineffable. On l’écoute, on la recueille, on la respire à loisir. Tel un bel arbre en une terre féconde : au premier passant, ses fleurs et ses fruits. Le critique, en ce moment, salue et contemple à plaisir le merveilleux poëte à qui le XIXe siècle a dû le signal de la nouvelle poésie, et le voilà qui s’en va d’André Chénier aux MÉDITATIONS POÉTIQUES : la Tour d’ébène, la Porte d’ivoire et l’Arche d’alliance. En saluant Lamartine, M. Sainte-Beuve adorait le maître enchanteur. Un des premiers il adopta, dans son tonnerre et ses éclairs, ce Jupiter tonnant, M. Victor Hugo.
L’un des plus beaux esprits de cette admirable Académie des beaux-arts, féconde en chefs-d’œuvre, M. Falconnet, recommandait un jour à ses disciples la légèreté de l’outil. L’outil léger, leur disait-il, dans une main légère, accomplit les plus belles œuvres. M. Sainte-Beuve, par son exemple, a remis en grand honneur ce prudent conseil. Il avait au plus haut degré la légèreté de l’outil. Il n’appuyait guère, et laissait cependant des traces durables ; il parlait d’une voix juste et convaincue, et sa moindre parole était entendue.
Quoi de plus rare et de plus charmant que ce passage de Volupté, écrit certes avec une plume légère, et qui ne songe pas encore à Port-Royal !
« Où couriez-vous tout à l’heure ? me disait-elle un soir. J’avais aperçu là-bas, répondis-je, une forme fine et blanche dans l’ombre, et je croyais que c’était vous ; mais ce n’était qu’un lis, un grand lis que d’ici, à sa taille élancée et à sa blancheur dans le sombre de la verdure, on prendrait pour la robe d’une jeune fille. — Ah ! vous cherchez maintenant à raccommoder cela avec votre lis, s’écria-t-elle vivement et d’un air de gronder ; je veux bien vous pardonner pour cette fois d’avoir passé si près sans m’apercevoir ; mais prenez garde ! Celui à qui pareille faute arriverait deux fois de suite, ce serait preuve qu’il n’aimait pas vraiment ; il y a quelque chose dans l’air qui avertit. »
Lorsqu’il entreprit ce roman de Volupté, l’un des événements de sa vie, il voulut tenter enfin la fortune de l’inventeur. « Ne disons pas de mal de l’invention, disait Aristote ; au contraire, parlons-en avec respect. L’invention est la sœur du génie ; avec l’invention, on écrit l’Iliade, l’Énéide et Polyeucte. Pour le critique de profession, inventer est un point d’honneur. Sitôt que sa fable est préparée et qu’elle est vivante en effet dans un coin de son cerveau, le critique se dit à lui-même : Et moi aussi je vais mettre au jour des créatures animées de mes vices et remplies de mes vertus. C’est ainsi que ce beau livre a rencontré la sympathie et l’adoption des lecteurs d’Indiana, du Lys dans la Vallée, et de cette éloquente et touchante Mademoiselle de la Seiglière. Alors il y eut un grand étonnement, quand on vit le juge écouté des meilleurs écrivains d’aujourd’hui et d’autrefois prendre une si belle place au premier rang des romanciers. L’étonnement avait été moins grand quand parut, dans sa première jeunesse, le poème attristé, mais non pas désolé de Joseph Delorme. « J’ai tenté d’introduire dans Joseph Delorme une certaine naïveté souffrante. » Il avait eu la tentation de la poésie avant de subir la persécution du roman. « Voyez-vous, disait-il, la poésie est vraiment ma prédilection secrète, mon vrai courant ; et, quand toutes mes digressions dans les bouquins (les bouquins, c’étaient les livres que nous écrivions chaque jour) me fournissent l’occasion d’un sonnet neuf, d’un mot à bien encadrer, d’un trait heureux dont j’accompagne un sentiment intime, je m’estime assez payé de ma peine, et, refermant mon tiroir à élégies : Cela vaut mieux, après tout, que tous les gros livres de vaine érudition. »
À cette critique honorée et sérieuse comme l’entendait M. Sainte-Beuve, il faut ses franches coudées. Elle s’adresse, non pas au lecteur impatient d’en finir avec les petites nouvelles de la semaine dramatique ; elle s’adresse à la tête calme et reposée, exempte d’affaires, au lecteur qui prend le temps de bien lire et de comparer l’œuvre du poète avec l’arrêt de son juge. Consultons notre esprit. Ne faisons pas du feuilleton, ce petit cri de joie ou de colère, une chaire au Collége de France. Ainsi le critique, s’il veut être absolument compté parmi les puissances de ce bas monde, il ne faut pas que sa page, écrite en courant, se recommande uniquement par les fugitives qualités d’une improvisation pleine de caprices. À quoi bon tant de peine, si tu ne veux pas vivre au moins huit jours ? Quel dommage enfin de renoncer à la durée et de s’en fier aux bienveillances d’alentour pour obtenir la récompense ! Or, justement parce qu’il aspirait à la durée et qu’il espérait ne pas mourir tout entier, M. Sainte-Beuve a mérité les rares honneurs qu’il emporte au fond de son tombeau.
Mais le plus grand travail de toute sa vie et sa plus illustre entreprise, ce fut l’Histoire de Port-Royal. Il prit la résolution de l’écrire dans un de ces moments cruels, où la ville est pleine d’émeutes, où la foule est pleine de menaces. Éperdu et troublé dans sa tâche, il pensa que ce rude travail l’arracherait peut-être à tant d’inquiétudes. Il fut encouragé dans ce labeur, que lui seul pouvait entreprendre, par M. Royer-Collard, qui le traitait comme un fils : «Voyez-vous, Monsieur, lui disait-il, qui ne connaît point Port-Royal ne connaît pas l’humanité. Cependant prenez garde, vous vous mettez sur la tête une couronne d’épines très-piquantes. » Un autre eût reculé ; M. Sainte-Beuve au contraire se sentit toute l’ardeur nécessaire à l’accomplissement de sa tâche. Pour bien commencer cette œuvre excellente, il relut Polyeucte. Une fois dans son récit, rien ne l’arrête, et qu’il rencontre, entre la foi et la raison, ce spectre en habit noir, M. de Saint-Cyran, ou qu’il s’incline devant le grand caractère de M. le Maistre, honneur du barreau, ou qu’il résume, en M. Singlin le confesseur, la majesté du prêtre et le courage du martyr, on sent à chaque ligne un homme fait pour écrire l’histoire de Port-Royal.
À peine entré dans cette lecture, au bruit des chapelets qui s’agitent, vous restez éperdu de tant de science unie à tant de malheurs. Il s’incline avec tendresse au nom seul de M. de Sacy. Il célèbre en toute occasion cet esprit plein de feu et de lumière, d’agrément et d’enjouement ; cette gaieté vive et légère des âmes innocentes ; que vous dirai-je ? l’image est si ressemblante, qu’on la croirait faite aujourd’hui.
Quand il veut signaler une grande année, il vous dira : l’année des Provinciales ! Pascal est l’astre éclatant qui va montant sans cesse et grandissant toujours. M. Sainte-Beuve en a fait l’Étoile de Port-Royal, dans ce cloître à peine achevé où se joue un rayon de Lesueur. Rien de plus grand, vous dira M. Sainte-Beuve, que les Lettres provinciales ; elles ont fixé la langue française : « Et je les admirerais beaucoup moins, disait M. Villemain (il nous quittait hier plein de gloire), si les petites lettres n’avaient pas précédé le Tartuffe »
L’heure vint enfin où Port-Royal, sublime à sa naissance, changea et s’altéra tout d’un coup, comme ces emblèmes antiques qui n’ont que la tête de l’aigle. »Et maintenant, disait M. Sainte-Beuve, ici je m’arrête ; je n’irais pas dans le Port-Royal du XVIIIe siècle pour tout l’or du monde et pour tous les bonheurs du ciel. » Jusqu’à la fin, cependant, il est resté fidèle à ces grands respects ; il les a défendus et protégés contre le roi Louis XIV, un règne auquel tous les peuples, les nations et les langues devaient obéir.
Ah ! Messieurs, la terrible histoire de ces grands solitaires ! on les traîne de bastille en bastille ; un mot du roi les condamne et les rejette : Ils ne sont pas de ma religion. Leurs cendres sont jetées impitoyablement aux quatre vents du ciel ; les pierres de leurs tombeaux, où se lisaient des épitaphes dans le style même de saint Augustin, servent à bâtir des écuries ! Et pas un ne se doutait, ô providence vengeresse ! qu’en moins d’un siècle, ces tombes violées amèneraient, par un sentier d’épines, les profanateurs au tombeau royal de Saint-Denis.
Mais voilà la chose imprévue. À peine l’historien a pris congé de la sainte phalange et des amis qu’il entourait de ses respects les plus tendres, et quand nous pensons que ces exemples de si haut serviront à ce grand écrivain, il s’arrête. Ah ! dit-il, j’étais un sceptique en commençant cette admirable histoire, et je suis un sceptique en l’achevant. Adieu à Pascal, au bon Nicole, au grand Arnauld, à tous mes maîtres ! Je reviens à Voltaire, et c’est bien assez d’être de la religion d’Horace.
Ce qu’il apprit dans la fréquentation de ces âmes chrétiennes, c’est le calme et la modestie. Il ne s’est pas troublé, même à l’heure formidable de la séparation définitive. Il racontait parfois, à propos d’une existence unie et cachée, une humble histoire qu’il avait lue dans les Académiques de Cicéron. Cicéron, Messieurs, était un grand académicien. Comme il revenait jeune encore de la province où l’avait envoyé le peuple romain, il rencontre aux eaux de Pouzzoles des personnes considérables qui jouissaient de la fraîcheur des eaux et de la beauté des ombrages. « L’un d’eux m’arrêtant : — Est-ce bien vous ? me dit-il ; d’où venez-vous ? Vous venez de l’Afrique ? — Non, repris-je impatienté, je reviens de la Sicile. — Oui-da, reprit un second, aussi bien renseigné que le premier ; ne savez-vous pas qu’il était questeur à Syracuse ? À ces mots, je cessai de me fâcher ; je compris que j’étais ridicule, et qu’il ne fallait point quitter Rome si l’on voulait conquérir sa faveur ! »
Au demeurant, ces critiques sont de bonne race. Ils sont aussi vieux qu’Homère et Pindare. Ils ont eu pour leurs ancêtres ces fameux joueurs de flûte dont la ville de Minerve savait les noms. Dans les écoles, ils enseignaient aux enfants la prière d’Aristote, l’invocation d’Orphée à la Santé, l’hymne de Cléanthe, et la cantate de Simonide en l’honneur du passage des Thermopyles. Au sortir de l’école, ils assistaient l’orateur au pied de la tribune, et le ramenaient au ton juste, à l’accent, vrai, si bien qu’ils faisaient partie eux-mêmes de l’éloquence, une des gloires de l’Attique. Aux sons des flûtes infatigables, Thucydide a lu ses histoires ; Aristophane et Ménandre ont fait jouer leurs comédies. Platon ne dédaignait pas de prendre la note du flûteur. C’était l’art de ces habiles musiciens de couvrir la voix téméraire et d’encourager la voix timide. Et quand le souffle enfin venait à manquer à l’instrument bienveillant, les anciens de la cité, pour reconnaître à leur tour tant de services rendus à la belle parole, ouvraient au divin flûteur les portes de l’Académie ou du Parthénon.
Tel était le droit de M. Sainte-Beuve à s’asseoir au milieu des poëtes et des écrivains de son temps. Jeune homme, il s’était appelé Joseph Delorme ; enfant des Feuilles d’automne, il avait écrit les Pensées d’août, un charmant livre, et, dans ce tumulte ardent des élégies et des poëmes de l’art moderne, il avait bien mérité de la poésie. En son âge mûr il revint à la prose, et prit congé de la fiction, son contentement et son orgueil :

Je la quittai, mais je pleurai
De ne pouvoir plus suivre qu’elle.

Il faudrait être un homme habile pour bien indiquer la limite heureuse qui sépare sa poésie de la critique de M. Sainte-Beuve.
Il était devenu, pour ainsi dire, le fils adoptif d’Hérodote et de Platon, de Ménandre et d’Anacréon. Il avait l’accent même, et pas un plus que lui ne soufflait avec grâce dans ces flûtes délicates. « J’avais résolu, disait-il, de finir avec douceur et dignité. Voilà mon rêve : écrire de temps en temps des choses agréables, en lire d’agréables et de sérieuses, mais surtout ne pas trop écrire, cultiver mes amis, garder mon esprit pour les relations de chaque jour et savoir en dépenser sans y regarder, donner plus à l’intimité qu’au public, réserver la part la plus fine et la plus tendre, la fleur de moi-même pour le dedans, jouir avec modération, dans un doux commerce d’intelligence et de sentiment, des saisons dernières. »
Il n’a pas eu le temps d’accomplir ce beau projet d’une mort calme et paisible, entouré de tous les respects de la mort de M. Lamennais, qu’il a tant loué, disait un jour : « Ce qui meurt le plus vite en nous, c’est la volonté. » La volonté de M. Sainte-Beuve n’était pas de jeter tant de tristesse autour de son cercueil. Il rêvait une mort plus douce, un dernier rendez-vous donné à ceux qu’il aimait. « Vois-tu, mon cher enfant, disait son vieux père à Diderot, c’est un bon oreiller, je le veux bien, que celui de la raison, mais je trouve que ma tête repose plus doucement sur celui de la religion et des lois. »
C’était bien dit. Obéir et croire, en effet, voilà tout le secret.
Messieurs, pour exprimer ici toute ma pensée, une chose a manqué à M. Sainte-Beuve, l’exemple et le conseil de l’épouse. Il a dû se répéter souvent cette parole du Saint-Livre : Malheur à qui vit seul ! « Il s’était fait accepter (c’est un mot de Sénèque) par l’élégance de sa parole et le ton agréable de son commerce. » Præceptis eloquentiæ et comitate honesta. Il avait deviné véritablement que le grand secret du critique applaudi, glorifié, c’est l’abondance même de toutes les choses grandes ou petites qu’un homme de lettres peut apprendre et retenir. Il croyait au génie, au travail, à toutes les grandes vertus de l’intelligence. D’une main généreuse il répandait sa sympathie et ses enseignements sur les écrivains de toutes les nations. Il marchait d’un pas ferme à travers ce paradis de la poésie où il n’y a pas de fruits défendus... Enfin, pour tout dire, il est mort trop heureux, dans une prospérité voisine des fables, avant les misères présentes, quand nous étions encore les rois du monde et que les bandits restaient réfugiés dans leurs ténèbres sanglantes.
Certes son âme était assez haute et vaillante pour qu’il eût contemplé face à face nos hontes et nos désespoirs. Son cœur eût été brisé du spectacle affreux de la rue et du champ de bataille ; mais quelle force il eût appelée à son aide ! O trop heureux Sainte-Beuve ! l’adversité aurait eu pour lui tant de leçons salutaires et de récompenses méritées ! Au bruit sanglant de ces clubs, disons mieux, de ces cavernes où la langue française était insultée autant que l’honneur et le bon sens, le grand critique se serait félicité d’avoir, quarante ans de sa vie, entouré de ses meilleures déférences la langue de Voltaire et de Louis XIV. Dans ces ténèbres sanglantes il eût rendu mépris pour mépris à ces misérables insulteurs de la gloire et de la vertu. S’il avait appris le meurtre abominable de l’archevêque de Paris, assassiné par des monstres, il se fût incliné au souvenir de ce héros de l’Église militante, au-dessus de tous les hommes par l’éloquence et le martyre ( ). Que vous dirai-je ? Il eût été fier plus que jamais d’appartenir à cette illustre Académie, où la patrie en deuil venait chercher ses orateurs, ses défenseurs, ses ministres, ses ambassadeurs, les messagers de sa peine et les représentants de son courage. Eh ! comme il eût applaudi au courage, au talent, à l’inspiration de l’admirable historien, vainqueur de l’émeute, accourant pour tout sauver à l’heure où, du fond des abîmes, les honnêtes gens imploraient la miséricorde et la justice de Dieu !
Il eût vécu misérable, il serait mort consolé.

Vir eloquentia pollens et martyrio (Saint Augustin).