Discours de réception de Jean-François Revel

Le 11 juin 1998

Jean-François REVEL

Réception de Jean-François Revel

 

   M. Jean-François Revel, ayant été élu à l'Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Étienne Wolff, y est venu prendre séance le jeudi 11 juin 1998, et a prononcé le discours suivant :

     

Messieurs,

En me préparant à cet instant, j'ai souvent regretté qu'il n'existât point une anthologie d'exordes. Et, de même que j'ai publié jadis, dans une collection littéraire dont je m'occupais, une Anthologie des préfaces de romans, je rêve d'un choix, non des discours intégraux de vos nouveaux membres venant prendre séance parmi vous, ils sont libres d'accès, se suffisent à eux-mêmes, mais des premières phrases de leurs préambules, les plus difficiles sans doute. Ceux de leurs prologues que je me suis donné le plaisir d'étudier pour y chercher des modèles m'ont frappé par leur simplicité. S'il est aisé d'être original dans le remerciement lorsque l'on travestit ou enfle sa pensée, il est presque impossible de l'être lorsqu'on veut rester sincère. À moins de verser dans le style ampoulé, l'homme ému ne dispose pas d'une infinie variété de façons d'exprimer sa gratitude, quand il entre dans votre Compagnie, d'avouer sa fierté, mêlée certes d'un doute sur le bien-fondé de l'honneur qui lui est ainsi fait.

Comment, sans éprouver un sentiment d'irréalité, prendre place dans un fauteuil qu'occupèrent La Fontaine et Marivaux, Volney et Henri Poincaré ? Et où me précéda un esprit exceptionnel, Étienne Wolff ? Un philosophe, adepte d'une discipline où l'on fait assaut d'affirmations et parfois même d'arguments, ne remplace pas, sans se sentir intimidé, un éminent scientifique, praticien d'un domaine où l'on énonce avant tout des démonstrations et des découvertes.

Le souci commun qui rassemble néanmoins en ce lieu poètes et savants, hommes d'État et hommes d'Église, ministres et humoristes (puisque Jean-Baptiste Colbert et Alfred Capus font eux aussi planer leurs deux esprits, qui ne sont guère des « miroirs jumeaux », au-dessus de ce vingt-quatrième fauteuil), ce souci commun, c'est celui de la langue française.

Votre Académie est dépositaire de notre langue. Elle doit en consacrer le bon usage et en surveiller l'évolution. Ainsi l'a voulu le cardinal de Richelieu quand il a défini la mission première de votre Compagnie. Tâche ardue aujourd'hui, en un temps où le correct est plus souvent politique que grammatical et où la peur de passer pour puriste est plus paralysante que la certitude de passer pour illettré ; un temps où l'on confond l'évolution de la langue, phénomène d'enrichissement, avec sa désarticulation, facteur d'appauvrissement ; où l'on mélange la francisation de mots étrangers, phénomène constant, organique, s'il est consacré par la durée, avec le badigeonnage hâtif, plaqué sur un outil structuré, d'un amorphe pidgin d'aéroport n'ayant rien de commun avec une langue étrangère déterminée. Bref, la fausse innovation est l'ennemie de la vraie. Le puriste est celui qui déteste le nouveau, simplement parce que c'est nouveau. Le défenseur de la langue veille, lui, à ce que le nouveau soit une addition et non une destruction de sens, un élargissement et non un démantèlement de la syntaxe. De même que le savant est le contraire du pédant, le gardien de la langue est le contraire du puriste. Pour faire du nouveau, il faut maîtriser l'ancien. Pour moderniser une langue, il faut la bien connaître et la faire bien connaître, rôle parfois mal compris, qui incombe à votre Compagnie depuis trois cent soixante ans. Étienne Wolff avait une conscience aiguë de ce devoir, lui qui fut un des membres de cette Académie les plus assidus aux séances du Dictionnaire.

Car la culture d'Étienne Wolff, dans sa richesse et sa diversité, débordait la biologie. Je m'en suis émerveillé, au cours de cette année écoulée, où je me suis imprégné de ses écrits, où je me suis entretenu avec nombre de ceux qui l'avaient connu. Je n'ai pas eu moi-même cet avantage, quoique sa réputation, nationale et internationale, me fût, naturellement, parvenue. Ce qui, chez lui, m'est devenu de plus en plus évident, au cours de cette fréquentation indirecte, c'est son originalité. Elle était inébranlable, inéluctable et je dirai presque involontaire. On n'est jamais original que parce que l'on ne peut pas s'empêcher de l'être. L'originalité suppose l'incapacité de penser, dire ou faire autre chose que ce qui semble juste et vrai, parce que l'on est incurablement réfractaire aux mimétismes, infléchissements et métamorphoses que suggérerait une adaptation sans conviction aux circonstances ou aux interlocuteurs. L'originalité repose sur une forme d'ingénuité, même chez une vaste intelligence, comme Étienne Wolff. Dans le discours qu'il prononça lorsqu'il fut reçu en 1972 dans votre Compagnie, il distingue en une phrase presque rageuse, la fausse de la vraie originalité. « Aujourd'hui, s'exclame-t-il, qui ne se croit anticonformiste ? Ce paravent abrite tous ceux qui, par opportunisme ou par crainte, suivent des mouvements de foule ou de clans, se croient à la tête d'une grande revendication, alors qu'ils sont en queue du cortège... Le non-conformisme s'oppose aux idées reçues, s'engage avec impétuosité, mais d'une manière lucide, dans une voie nouvelle, sans égard pour les périls et la réprobation qu'il encourt. »

Déjà en tant que scientifique, Étienne Wolff ne saurait être soupçonné de conformisme, puisque, à peine engagé dans la recherche biologique, au lieu de suivre la nature, il s'attacha aussitôt à la contrarier. Dans l'embryologie expérimentale, vers laquelle il s'était orienté, il choisit, en 1931, sur le conseil de son maître Paul Ancel, à Strasbourg, d'explorer le domaine de la tératologie expérimentale, c'est-à-dire de l'étude et de la fabrication des monstres. La tératologie dite descriptive, observant les monstres que la nature produit en s'écartant d'elle-même, avait retenu l'attention d'Ambroise Paré au seizième siècle et des Geoffroy Saint-Hilaire père et fils au dix-neuvième. Mais ces grands hommes n'avaient guère d'explication plausible à proposer de ce qu'ils observaient. Ambroise Paré se borne à dire, dans son Traité des monstres : « Les causes des monstres sont multiples ; la première est la gloire de Dieu, la deuxième son ire. » Interprétation quelque peu contradictoire et qui, au surplus, honore la foi plus que la méthode du génial précurseur. Le premier savant qui, après tant de siècles, trouva et prouva quelles sont les causes des monstres, ce fut bel et bien Étienne Wolff. Car ce fut lui qui inventa les dispositifs expérimentaux permettant de reconstituer artificiellement les causes afin de vérifier si elles produisent effectivement les phénomènes jusque-là observés dans la réalité.

Simple littéraire, labile et incompétent, je n'aurai pas l'outrecuidance de porter un jugement sur une telle œuvre scientifique. Mais ce qui me frappe, quand je lis les biologistes qui, eux, ont la compétence voulue pour commenter les travaux d'Étienne Wolff, soit ses contemporains, comme Jean Rostand, qui le reçut ici même, soit ses disciples, comme Madame Nicole Le Douarin, professeur au Collège de France et membre de l'Académie des Sciences, ce qui me frappe, c'est l'admiration qu'ils éprouvent pour l'imagination, la virtuosité, l'élégance de l'expérimentateur. Car parvenir à agir, à l'aide de rayons X, sur des embryons de poulets ou de canards d'à peine deux millimètres, où il fallait de surcroît isoler avec une parfaite précision l'imperceptible zone à irradier, le tout à travers une microscopique fenêtre ménagée dans la coquille, une telle accumulation de difficultés concrètes montre bien quelle convergence de talents à la fois théoriques et pratiques exige la haute recherche scientifique.

On saisit en pleine action cette convergence également dans l'autre volet de l'œuvre scientifique de Wolff : ses travaux sur la différenciation sexuelle. Appréhendant tout l'intérêt du développement récent des recherches sur les hormones sexuelles durant les années trente, il a immédiatement l'idée de susciter des changements de sexe ou du moins des individus intersexués, en injectant des hormones femelles à des poulets mâles. Le succès de l'expérience semblait remettre en question les certitudes tenues alors pour acquises sur la détermination strictement génétique du sexe.

En évoquant Étienne Wolff et l'ensemble de son œuvre scientifique, il importe aussi de rendre hommage à la figure de Madame Émilienne Wolff, elle-même chercheur à part entière et de singulière valeur, collaboratrice et plus que collaboratrice de son mari. Cette entente créatrice s'instaura dès leur mariage et dura jusqu'à la disparition de Madame Wolff, en 1983.

Quelle leçon tirer de cette obsession d'Étienne Wolff de dénaturer la nature pour la mieux comprendre et la mieux rétablir ? À quoi sert de confectionner des monstres inédits ? Eh bien, c'est en perçant le mystère de l'origine des anomalies que l'on débroussaille la route du normal. Selon les termes de Jean Rostand : « Parce qu'on aura fait beaucoup de poulets monstrueux, on préviendra la naissance de beaucoup d'enfants monstrueux. » Mais aussi, de même qu'Épicure et Lucrèce, en s'efforçant d'expliquer à l'aide de causes purement naturelles les éclipses de lune et de soleil, entendaient mettre fin aux terreurs superstitieuses qu'elles inspiraient aux faibles humains, de même Étienne Wolff, plus de deux millénaires après eux, en apportant, le premier, l'explication rationnelle des monstruosités du vivant, en les provoquant de main d'homme, leur ôte ce déguisement de malédictions surnaturelles ou infernales sous lequel l'humanité mystifiée les avait toujours perçues. N'est-ce point là le rôle libérateur, la fonction suprême d'affranchissement spirituel et de la philosophie et de la science ?

J'ai mentionné à dessein la philosophie. Car, j'ai différé jusqu'ici de le révéler ou de le rappeler. Je le fais maintenant avec un léger grain de sel : Étienne Wolff, dans sa jeunesse, a échappé à un très grand danger : il a failli devenir philosophe !

C'est qu'en effet il était aussi enclin aux lettres et aux arts qu'aux sciences, et, tout jeune, si jamais lycéen et étudiant mérita le qualificatif de surdoué, ce fut bien Étienne Wolff, quoique, dans son autobiographie, sans nulle coquetterie, et avec ce désintéressement dans la sincérité qui est la marque des grands caractères, il se dépeigne comme dénué de toute « disposition spéciale pour l'effort », n'ayant de « vocation particulière en aucune matière » et faisant « juste le nécessaire, avec lenteur ». C'est sans doute à cause de cette apathie que, dès l'âge de cinq ans, il se classe premier en musique, pour avoir su déchiffrer au premier coup d'œil une partition. C'est sans doute aussi pourquoi il obtient à seize ans le double baccalauréat, mathématiques élémentaires et philosophie, avec la meilleure note de la session en dissertation philosophique. Ses maîtres le poussent donc vers la Première supérieure, au lycée Louis-le-Grand, où, soit dit en passant, il est inscrit dans une classe comptant soixante-cinq élèves et qui marchait fort bien : quand on entend qualifier aujourd'hui de « trop chargées » des classes de trente élèves, on se demande si l'attribution de certains maux de notre enseignement à un excès d'effectifs est vraiment le bon diagnostic. En khâgne, il passe en un tournemain sa licence ès lettres. Mais, comme il n'a pas fait de grec dans le secondaire, il doit, pour se présenter à l'agrégation de philosophie, faute de grec, préparer un certificat de sciences, ce qu'il fait à Strasbourg et ce qui le révèle à lui-même. Voilà bien la première fois en trois mille ans que l'ignorance du grec aura eu un résultat positif ! En effet, Wolff choisit la biologie, et c'est alors qu'il prend conscience de sa véritable vocation, grâce, notamment, a un perspicace détecteur de talents, le professeur Édouard Chatton. C'est Chatton qui, bientôt, privera le lycée de Colmar du jeune agrégé de sciences naturelles qu'est finalement devenu Étienne Wolff, en 1928, à vingt-quatre ans, pour lui ouvrir le laboratoire d'embryologie de Paul Ancel à la Faculté de Médecine de Strasbourg et faire ainsi de lui le grand chercheur dont j'ai déjà parlé.

Je ne saurais ici prétendre rivaliser avec le récit de sa propre vie qu'Étienne Wolff a lui-même écrit, adoptant le ton simple et animé d'une conversation amicale, sous le titre Trois pattes pour un canard, publié sous les auspices de la Fondation Singer-Polignac, dont il avait été le président de 1979 à 1984, indication supplémentaire de la multiplicité de ses intérêts et de ses dévouements. Je me bornerai à en retenir deux périodes et un aspect significatifs. Les deux périodes, celle de sa captivité, de 1940 à 1945, et celle où il fut administrateur du Collège de France, mettent en relief la force de son caractère et l'intransigeance toute kantienne de sa conception de la moralité. L'aspect significatif, c'est l'éventail extraordinairement ouvert de ses curiosités et de ses capacités dans tous les ordres de la culture hors même la culture scientifique.

La défaite de juin 1940 entraîne pour Wolff une double épreuve : d'abord la captivité même ; ensuite une captivité aggravée du fait qu'il était juif. Certes, en tant qu'officier, il se trouva dans un Oflag, protégé par la Convention de Genève. Mais, violant cette Convention, les nazis isolèrent les officiers juifs dans une baraque spéciale, puis, en 1945, les transférèrent près de Lübeck, dans un camp de représailles qui avait toutes les allures d'une antichambre de la solution finale. L'irruption, sur ces entrefaites, des armées anglaises empêcha grâce au ciel que ne s'allongeât encore la liste des victimes du génocide.

Dans un copieux chapitre de son autobiographie, Étienne Wolff affirme une conception du judaïsme que je qualifierai d'opiniâtrement républicaine. Petit-fils de grand rabbin, il n'en soutient pas moins avec fermeté qu'il n'existe dans la République que des Français juifs, à côté et aux côtés de concitoyens d'autres religions ou traditions familiales. « Ceux qui invoquent une prétendue question juive, écrit-il, ne peuvent s'appuyer sur aucun fondement matériel, rationnel ou scientifique. » C'est certain, mais hélas ! les préjugés n'obéissent guère à des critères rationnels. Il rapporte n'avoir jamais souffert personnellement de l'antisémitisme dans sa jeunesse et l'avoir découvert — ô amer paradoxe — plutôt dans les conversations de mess des officiers, durant la drôle de guerre, alors qu'il était parmi eux pour défendre avec eux la patrie ! Il raconte avoir à deux reprises rembarré vertement de ces antisémites de popotes qui, soudain penauds et radoucis, vinrent ensuite lui présenter des excuses.

Au vingtième siècle, qui a surpassé tous les autres dans l'art et la technique d'enfermer les hommes et de les exterminer, on doit la branche la plus lugubre des sciences humaines : la sociologie concentrationnaire. Un observateur aussi aigu qu'Étienne Wolff ne pouvait passer cinq années dans un camp sans enrichir de sa contribution cette science indésirable, en quelque sorte une tératologie sociale. Trois décennies plus tard, devenu illustre, et fréquemment invité à l'étranger, il choisit un jour de faire, aux États-Unis, une conférence non sur la biologie, mais sur le sujet suivant : « L'organisation d'une société de prisonniers de guerre. » Cette société close, si jamais il en fut, il la regarde fonctionner, notant qu'elle secrète en son sein, par exemple, les mêmes divisions politiques — en l'occurrence entre collaborateurs et résistants — que la société ouverte, ou entrouverte. Mais aussi, en homme d'action, il est de ces prisonniers qui s'acharnent à se sauver et à sauver leurs compagnons de l'abdication et de la déchéance, à leur prouver en pratique que dans les pires conditions la dignité et l'intelligence humaines peuvent faire front. Étienne Wolff aide à constituer dans le camp un orchestre, dont il fait lui-même partie comme violoniste, puis comme altiste. N'appartient-il pas à une famille de musiciens, sa mère d'abord, et son frère cadet, Félicien, plus tard professeur au conservatoire de Grenoble, organiste et compositeur ? Cependant, ce qu'il réussit surtout à mettre sur pied, dans cet univers concentrationnaire du renoncement intellectuel, c'est l'antidote, c'est une réplique à peu près conforme et complète d'une université française. Battant le rappel des membres des trois degrés et de toutes les spécialités de l'enseignement qui avaient échoué avec lui dans ce recoin de l'Autriche, il métamorphose en étudiants assidus la plupart des autres prisonniers. Bien mieux : c'est en captivité, avec pour toute documentation sa seule mémoire, qu'il écrivit deux livres de synthèse sur ses travaux d'avant-guerre : Les Changements de sexe et La Science des monstres, qui paraîtront respectivement en 1946 et 1948. À quoi tiennent l'endurance, l'inflexibilité, la fermeté, la résolution ? Elles peuvent naître d'un orgueil aveugle et d'un stérile entêtement. Elles proviennent aussi — et c'est leur face positive — d'une sorte d'inébranlable innocence, d'une persévérance dans la conviction dénuée de présomption autant que de calcul.

C'est cette force d'âme qui permit à Étienne Wolff de sauver le Collège de France, beaucoup plus tard, en 1968, mû non par l'autoritarisme, mais par l'honnêteté. Nommé professeur au Collège en 1954, il en devient l'administrateur en 1965. Puis il est réélu à ce poste en 1968, à point nommé pour se trouver précipité dans ce qu'il appelle, d'une élégante litote, une « agitation insolite ». On se figure la stupeur de cet homme de savoir lorsqu'il reçut le personnel administratif du Collège venu revendiquer le droit d'enseigner à la place des professeurs. Sans marchander la moindre parcelle du respect que ce personnel méritait, l'administrateur eut, peut-on croire, l'ébahissement assez communicatif pour induire dans l'instant le retrait de cette initiative. Le plus grand danger pour le Collège, toutefois, vint non de son propre sein mais de la loi dite d'orientation d'Edgar Faure, devenu ministre de l'Éducation nationale durant l'été de 1968. Ce n'est pas mon propos d'évaluer les effets qu'a pu avoir cette loi depuis trente ans sur le niveau des universités. Tout ce que voyait ou croyait alors Étienne Wolff, c'est qu'appliquée au Collège de France, cette loi en eût signé l'arrêt de mort. Il sut convaincre le ministre que sa loi d'orientation ne pouvait convenir au Collège, qui n'avait pas d'étudiants, ne délivrait pas de diplômes, ne suivait pas de programmes fixes et qui, depuis François I er, n'avait subi aucune contrainte. Entre cette conversation critique où il eut gain de cause et la réunion du Conseil supérieur de l'Éducation nationale des Universités, où devait se prendre la décision définitive, Étienne Wolff raconte avec drôlerie n'avoir cependant pas lâché d'une semelle le président Edgar Faure. Car il le savait dénué de tout dogmatisme et donc éventuellement enclin, sous d'autres influences, à changer derechef d'avis. Ce qui n'advint point. L'administrateur vigilant se révéla ainsi être doublé d'un prudent diplomate.

Mais c'est l'homme de culture aussi qui, ce faisant, voulait protéger l'instrument sans lequel il n'est précisément pas de culture : l'éducation. Multipliez tant que vous le voudrez les subventions aux festivals de théâtre, aux fêtes de la musique ou aux colloques interactifs, qui sont le plus souvent inter-passifs : si l'éducation préalable ne leur sert pas de sol nourricier, ces manifestations culturelles seront comme nos tomates gonflées d'eau et insipides parce que leurs plants n'ont jamais plongé leurs racines dans la terre.

Beaucoup de grands scientifiques exercent leur esprit bien au-delà de leur spécialité, et Wolff était l'un d'eux. J'ai mentionné sa passion de la musique, et combien il y excellait lui-même en tant qu'exécutant. J'y ajouterai son goût pour la littérature, dont m'a parlé longuement le professeur Jean Bernard, reçu par Étienne Wolff ici même en 1976. Goût pour la littérature française, cela va de soi, mais aussi allemande, puisque Wolff, dont le père était professeur d'allemand et emmenait régulièrement sa famille passer les vacances d'été outre-Rhin, maîtrisait en toute familiarité la langue allemande. Malgré l'horrible épreuve de la Deuxième Guerre mondiale, jamais Étienne Wolff n'éprouva de haine pour le peuple allemand ni ne cessa de voyager en Allemagne après la guerre. Humaniste, ainsi que l'a qualifié votre Secrétaire perpétuel dans l'article qu'il lui consacra lors de son décès, mais humaniste au sens renaissant, où l'humanisme consistait à remonter aux sources de la culture, Étienne Wolff fut un précoce « pèlerin passionné » des beaux-arts. Évoquant les souvenirs de son enfance à Rouen, où il fit ses études secondaires puisque son père avait été nommé à Évreux, il écrit : « Il ne fait aucun doute que c'est le contact quotidien avec les vieux monuments de Rouen qui a suscité mon goût très vif pour l'archéologie médiévale, en particulier pour l'architecture religieuse romane et gothique. » En 1928, jeune agrégé au lycée de Colmar, c'est dans les musées et les monuments de cette ville magnifique qu'il se précipite de toute urgence. Ensuite, narrant sa première visite en 1949 à New York, il est surtout prolixe sur le musée des Cloîtres, le musée Guggenheim et une exposition Dufy qui avait alors lieu à Manhattan. De son voyage au Japon, il retient les jardins de Kyoto et le théâtre nô. Il s'aventura même avec doigté dans la critique d'art proprement dite, puisqu'en 1992, il donna un texte sur Jean-Baptiste Oudry, en préface à une reprise de l'édition des Fables de La Fontaine illustrées des mémorables estampes de cet artiste.

Hors son activité de chercheur expérimental, les réflexions les plus profondes d'Étienne Wolff sont celles qui se situent à l'intersection de la science et de la philosophie. Je songe aux communications qu'il fit sous cette coupole sur le génie et l'art de Buffon, ou encore sur L'Avenir de la Science d'Ernest Renan et, par-dessus tout peut-être, à son hommage à Claude Bernard, en 1978. Avant Claude Bernard, assure-t-il, « on ignorait ce qu'était une expérience bien faite sur des êtres vivants ». Certes, il avait eu de grands précurseurs, de Harvey à Bichat, mais, enchaîne Wolff, « Bichat lui-même, après avoir ressuscité l'expérimentation, sombra dans l'esprit de système et dans le vitalisme ». Le passage le plus original de cet éloge de Claude Bernard, là où Wolff pousse le courage intellectuel jusqu'à la vocation du martyre, c'est sa démolition sans circonlocution de Descartes comme savant et comme père de l'esprit scientifique moderne. « Bien entendu, ironise-t-il, nous sommes tous des cartésiens, nous sommes catalogués comme tels ! N'allons pas trop loin, je prétends que les biologistes doivent avoir en outre et avant tout l'esprit.. bernardin, si je puis donner à ce terme une acception inhabituelle. » Au risque de paraître iconoclaste, concède-t-il, il étale les extravagances du système cartésien de la nature. « Descartes, tonne notre procureur, invente de toutes pièces des romans anatomo-physiologiques d'une prodigieuse complexité, sans que jamais l'on voie transparaître un tant soit peu de ce doute méthodique qu'on se croirait en droit d'attendre de lui. » Il y en a deux pages de cette veine, avec un foisonnement d'exemples accablants, que je vous laisse le soin de redécouvrir, tant les citer me ferait de peine.

Ce courroux vient certainement du tréfonds de la sincérité argumentée, chez cet homme en qui l'on ne décèle aucune prédisposition à la malveillance. Il était bon, pas seulement pour les animaux, puisqu'il était président de la Ligue française des droits de l'animal, bien qu'il expérimentât sur eux. Il était bon aussi pour ses semblables. Car une fois parvenu au point culminant de sa carrière, ce point où, assez souvent, ceux que couronnent les honneurs s'emploient à dénigrer leurs prédécesseurs et à décourager leurs successeurs, il fit, lui, tout le contraire.

Quant à son amour des animaux, il éclata dans une circonstance douloureuse pour lui et devenue attendrissante pour nous. Il était tombé dans l'escalier et s'était cassé le col du fémur en essayant de rattraper son chat, dont les fugues fréquentes l'inquiétaient. Pendant tous les jours suivants, immobilisé, il répétait à tous ses visiteurs : « N'allez surtout pas dire que c'est la faute de mon chat ! » Il écrivit même ensuite un livre sur ce chat, afin de le laver de tout soupçon aux yeux de la postérité.

Fidèle par intermittence à ses premières amours pour la philosophie, Étienne Wolff consacre, en 1988, une étude à l'un des plus vieux problèmes de l'épistémologie : l'éventuelle explication par les causes finales. Interrogation déconcertante, chez cet ombrageux adepte de la méthode expérimentale au sens « bernardin » le plus strict. Les philosophes eux-mêmes n'avaient-ils pas éliminé à jamais la finalité dans les sciences sinon dans le processus historique depuis que Spinoza avait défini le recours aux causes finales comme « l'asile de l'ignorance » ? Wolff ne l'a pas oublié. Il a lu Kant et il a lu aussi Du fondement de l'induction, de Jules Lachelier, auquel il se réfère explicitement et qu'il cite longuement. Mais, dit-il, en tant qu'embryologiste, il est obligé de constater qu'il y a « une commande de l'ensemble sur les parties, réellement subordonnées à la "décision " d'un tout ». « Décision » est placé entre guillemets, tant est grand, devant l'audace du philosophe, le scepticisme du savant, qui s'empresse d'ajouter : « C'est naturellement une façon commode de parler, qui ne doit pas faire illusion. » Cette tentation de la finalité, Étienne Wolff l'éprouvait depuis que, dans son camp de prisonniers, il avait rencontré le philosophe Raymond Ruyer. Celui-ci lui avait soutenu la thèse du « dynamisme organisateur » de l'œuf, selon laquelle le stade ultime agirait sur les phases antérieures. Le scientifique et le philosophe qui cohabitent chez Étienne Wolff ne cessent depuis lors de polémiquer l'un avec l'autre à ce sujet jusqu'à dicter des paragraphes presque contradictoires au commun penseur qui les héberge tous deux. Tranche-t-il ? Pas vraiment. Il affirme n'avoir « pas voulu enfreindre les lois du déterminisme ». Et il conclut avec prudence : « On peut s'attendre que les idées développées ici trouvent créance auprès des philosophes professionnels, qui les estimeront peut-être évidentes, alors que certains biologistes en pourront être choqués, par une méfiance naturelle envers les causes finales. » Ce curieux retour à un type aristotélicien d'explication montre en tout cas qu'Étienne Wolff était l'opposé de ce que l'on appelle péjorativement un « scientiste » et que son esprit conserva toujours intacte et fraîche la faculté de douter.

Et comment ne serait-on pas assailli de doutes, devant les accélérations de la biologie, dont François Jacob rappelait ici même, il y a quelques mois, qu'elle est la science majeure de la seconde moitié de notre siècle et que de surcroît elle a plus changé depuis vingt ans qu'entre Aristote et nous ? Certes, souligne-t-il dans son livre paru en 1997, La Souris, la mouche et l'homme, s'inscrivant par-là contre toute thèse finaliste ou vitaliste, ce sont les propriétés des molécules et non une quelconque « force vitale » qui déterminent les propriétés du vivant ; et l'évolution n'a pas de plan d'ensemble. Mais que de découvertes n'a-t-il pas fallu pour parvenir à cette certitude ! Elle nous montre une fois de plus que, dans l'ordre de la connaissance, sinon dans l'ordre de la morale, c'est souvent la science qui apporte la réponse finale à une ancienne interrogation de la philosophie.

Mais, quand il y va de la recherche de la vérité, l'une et l'autre alternent, parfois s'opposent, parfois se rejoignent. L'ascèse est de surmonter ce travers de l'homme que daube avec humour Saint Augustin quand il écrit : « La vérité est tant aimée que ceux qui aiment autre chose qu'elle, veulent que ce qu'ils aiment soit la vérité. » (Sic amatur veritas ut quicumque aliud amant, hoc quod amant velint esse veritatem. Confessions, X, 34.) L'homme de savoir et de probité que fut Étienne Wolff nous montre précisément ce qu'est une vie en lutte permanente contre cette vieille tendance de l'humanité à défendre ses préjugés contre le savoir qu'elle peut aisément acquérir, contre ses propres intérêts, même, parfois.

Le tout premier titulaire du vingt-quatrième fauteuil, Jean de Silhon, est méconnu. Il n'eut même pas droit à son éloge, car son successeur, Jean-Baptiste Colbert, invoquant un emploi du temps sans conteste un peu chargé, se fit dispenser de prendre séance. L'œuvre et la carrière de Silhon sont pourtant dignes d'intérêt et j'ai relevé sous sa plume cette recommandation : « N'agir pas avec esprit d'aversion contre les raisons qui nous sont proposées, les regarder avec les yeux les plus libres et indifférents qu'il nous sera possible, les peser d'une main équitable et considérer qu'il n'est jamais honteux de se rendre à la vérité. »

Ce m'est une précieuse leçon de le constater, le plus ancien et le plus récent de mes prédécesseurs ont en commun cet idéal de pensée vraie et de maîtrise de soi qui, depuis Socrate, est à la racine même de la vie philosophique.

Cette vie philosophique, le bios philosophicos, on y revient aujourd'hui. Les philosophes de la jeune génération et leurs lecteurs ou auditeurs ont compris que la philosophie devait enfin renoncer à rivaliser avec la science, sous peine de se condamner à l'imposture. La philosophie reprend donc possession de son territoire propre : la morale et l'art de vivre. Nous autres, pauvres hommes du vingtième siècle, avons subi l'âge de fer des idéologies. Qu'est-ce qu'une idéologie ? C'est une construction a priori, élaborée en amont et au mépris des faits et des droits, c'est le contraire à la fois de la science et de la philosophie, de la religion et de la morale. L'idéologie n'est ni la science, pour laquelle elle a voulu se faire passer ; ni la morale, dont elle a cru détenir les clefs et pouvoir s'arroger le monopole, tout en s'acharnant à en détruire la source et la condition : le libre arbitre individuel ; ni la religion, à laquelle on l'a souvent et à tort comparée. La religion tire sa signification de la foi en une transcendance, et l'idéologie prétendait rendre parfait ce monde-ci. La science accepte, je dirai même provoque les décisions de l'expérience, et l'idéologie les a toujours refusées. La morale repose sur le respect de la personne humaine, et l'idéologie n'a jamais régné que pour la briser. Cette funeste invention de la face noire de notre esprit, qui a tant coûté à l'espèce humaine, a enfin de nouveau cédé, depuis peu, la place au savoir et à la sagesse. Mais, ne l'oublions pas, la sagesse sera toujours conjecturale. C'est en vain (veuille l'âme de Socrate me pardonner !) que l'on s'est acharné à en faire une science. C'est en vain aussi que l'on tenterait d'extraire du savoir devenu démontrable une morale ou un art de vivre. La sagesse ne repose sur aucune certitude scientifique et la certitude scientifique ne conduit à aucune sagesse. L'une et l'autre doivent coexister, à jamais indispensables, à jamais séparées, à jamais complémentaires.