Discours de réception de Jean d'Ormesson

Le 6 juin 1974

Jean d’ORMESSON

Réception de Jean d’Ormesson

 

M. Jean d’Ormesson ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Jules Romains, y est venu prendre séance le 6 juin 1974, et a prononcé le discours suivant :

     La gloire,

         Messieurs,

            frappe de rayons bien inégaux ceux que vous distinguez. J’aurais mauvaise grâce à m’étonner de ces variations qui vous sont parfois reprochées puisque c’est à elles que je dois d’abord d’être aujourd’hui parmi vous. Valincour succède à Racine, Gros de Boze à Fénelon et Châteaubrun à Montesquieu. Voilà que, fidèle sans doute à l’esprit d’alternance de ces exercices en dents de scie, j’occupe à mon tour le fauteuil de Jules Romains. Je pourrais poursuivre longtemps cet exercice traditionnel et liminaire de la Deprecatio chère aux Anciens et de l’humilité plus ou moins feinte. Je m’en abstiendrai pour trois raisons : la première est que les traditions sont faites, à mes yeux, et d’une façon indissoluble, à la fois pour être maintenues et pour être bousculées. La deuxième est qu’il n’y a pas de honte à être inférieur à Jules Romains parce que Jules Romains était de toute évidence un de ces géants dont nous cherchons en vain, de nos jours, autour de nous, les successeurs et les jeunes émules. La troisième enfin, est que notre tâche est tellement immense que je voudrais me hâter de délaisser les politesses et les bagatelles cérémonieuses du seuil pour aborder sans retard tout ce qui fait le sel, la force, la dignité de l’aventure humaine et qu’illustre avec tant d’éclat le grand nom de Jules Romains : une pensée et une œuvre qui s’insèrent dans l’histoire, qui la traduisent et l’expriment, et qui, en revanche, la modifient. Car le propre du grand créateur est sans doute d’abord d’inscrire dans son temps. Mais aussi, et peut-être surtout, de le marquer à son tour et de le transformer.

    Un soir d’octobre 1903, deux jeunes gens de dix-huit ans sortaient de la Khâgne du lycée Condorcet où ils préparaient le concours d’entrée de l’École normale supérieure. Ils étaient amis, et l’amitié jouait un grand rôle dans l’image qu’ils se faisaient de leur vie. Ils découvraient ensemble, à travers trois ou quatre littératures, le génie poétique d’Homère ou d’Hugo, de Dante ou de Cervantès, de Shakespeare ou de Goethe. Rien n’est plus beau que ces débuts d’existence : l’attente vaguement angoissée de l’avenir y tâtonne encore un peu parmi les voix intérieures et les folles espérances, mais déjà le génie s’agite, impatient des grands espaces dont il pressent la splendeur et où il s’épanouira. Les maîtres, à cette époque, au lycée Condorcet, étaient des professeurs éminents et parfois célèbres : un Léon Brunschvicg, l’auteur des Étapes de la philosophie mathématique et de Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, un Charles Salomon qui répétait volontiers : « Messieurs, je vous habituerai à une extrême précision », un Hippolyte Parigot, journaliste au Temps et critique dramatique, ennemi juré du mauvais goût, du maniérisme, de l’affectation, et dont une des formules favorites était, dans sa simplicité, d’une terrible et éternelle vérité : « Croyez-moi, Messieurs, c’est une chose très difficile que d’écrire en français. » Les camarades s’appelaient Albert Pauphilet ou Paul Etard – qui devaient devenir respectivement directeur et bibliothécaire de Normale vers l’époque où j’y entrais moi-même –, un peu plus tard Henri Franck, le futur poète trop ignoré de La Danse devant l’Arche, et surtout André Cuisenier qui s’enorgueillit encore aujourd’hui d’un beau titre qu’il porte avec modestie : il est le plus vieil ami vivant de Jules Romains. Car les deux jeunes gens que nous avons laissés en train de remonter la rue d’Amsterdam, vous les avez déjà reconnus : l’un s’appelait Léon Debille, et il devait emprunter à une terrasse qui domine la Marne, entre la Varenne et Ormesson, son pseudonyme de Georges Chennevière ; l’autre était Louis Farigoule, dont nous célébrons aujourd’hui sous le nom de Jules Romains la mémoire et le génie.

    En ce soir d’automne parisien, dans la rue d’Amsterdam pleine de couleur et de mouvement, encombrée de voitures et de passants qui se rendaient à leurs plaisirs ou à leurs occupations en entraînant avec eux, dans une sorte de mouvement brownien invisible et pourtant réel, leurs pensées innombrables, leurs ambitions, leurs craintes, leurs rêves à peine formulés, le jeune Louis Farigoule, qui rentrait chez son père, instituteur à Montmartre, eut une illumination : il éprouva, en une véritable intuition d’ordre mystique dont il ne reste aucune trace écrite, mais que ses confidences ont maintes fois évoquée, un sentiment de fraternité et de totalité. Entre les boutiques et les réverbères de la rue d’Amsterdam, il eut subitement la révélation du monde moderne, de la foule, de la grande ville, de la multiplicité des êtres et de leur unité. Il faisait, dans la rue et parmi les hommes, sa première communion unanime, rationnelle et mystique.

    C’est un fait bien remarquable que vers le début de ce siècle, dominé plus qu’aucun autre par la science et la raison, une espèce – je prononce les mots avec prudence – une espèce d’ivresse mystique et quasi religieuse ait été le point de départ de l’œuvre de Jules Romains. Ce n’est pas un cas isolé. Claudel frappé par la foi derrière un pilier de Notre-Dame, le Salavin de Georges Duhamel, la vision du monde en tant qu’amour qui constitue le fondement des Leaves of Grass de Walt Whitman et même la madeleine de Proust, les deux clochers de Martinville, les trois arbres d’Hudimesnil ou le pavé mal équarri de la cour des Guermantes pourraient tous être confrontés à la rue d’Amsterdam du jeune Louis Farigoule. Je livre aux jeunes gens de l’avenir ce travail fascinant : l’étude dans le détail des rapports entre illumination et raison vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe.

    D’où pouvaient bien surgir chez notre Khâgneux de Condorcet les racines de cette crise à la fois mystique et rationnelle ? Comment ne pas nous tourner d’abord, pour tâcher de mieux les comprendre, du côté du couple fameux de l’hérédité et du milieu ? Le pays natal, pour Jules Romains, il est permis de le dire double : c’est le Velay et c’est Paris. Voulez-vous vous souvenir des deux personnages centraux des Hommes de Bonne Volonté ? Jerphanion est vellave et Jallez parisien. Jules Romains unit en lui-même la double appartenance provinciale et montmartroise qui l’enracine à la fois dans ces deux mondes, parfois opposés, de la culture et de la vie françaises.

    Il nous faut remonter ici encore un peu plus loin dans ce roman des origines qui est aussi, en même temps, origine du roman, dans cette poésie des origines qui est toujours, avec évidence, origine de la poésie. Le dimanche 31 mai 1885, un évènement prodigieux agitait le peuple de Paris et le précipitait en masse vers l’Arc de Triomphe de l’Étoile : c’étaient les funérailles de Victor Hugo que le corbillard des pauvres devait mener le lendemain, à travers l’affection et la vénération de la foule, jusqu’au Panthéon. Jules Romains a avoué lui-même n’avoir conservé de cette cérémonie qu’une « impression des plus confuses ». Rien d’étonnant : il n’y assistait que par personne interposée. Il n’était pas encore né, mais sa mère, enceinte de lui depuis six mois, était perdue, minuscule élément d’une foule innombrable, parmi la masse des spectateurs. À travers le peuple de Paris qu’ils ont tant aimé l’un et l’autre, on croit voir le flambeau de la création romanesque passer de l’auteur des Misérables et de Notre-Dame de Paris à celui des Copains, du Dieu des Corps, de l’Âme des Hommes et des Hommes de Bonne Volonté.

    Arrêtons-nous un instant à cette date de 1885. Dans une histoire littéraire aussi éclatante que celle qui, du traité de Verdun à nos jours, s’exprime à travers cet instrument admirable, à la fois délicat et indestructible, toujours menacé et toujours vainqueur, de la langue française toutes les générations ne sont pas égales en richesse et en splendeur. En quelque quinze ou dix-sept ans, de 1622 à 1639, naissent La Fontaine, Molière, Pascal, Mme de Sévigné, Bossuet, Mme de La Fayette, Boileau et Racine. En quelque quinze ans à nouveau, de 1790 à 1805, Lamartine, Augustin-Thierry, Vigny, Michelet, Balzac, Hugo, Mérimée, Sainte-Beuve et George Sand. Lorsque, dans le petit hameau de La Chapuze, au-dessus de Saint-Julien-Chapteuil, non loin du Mont Mézenc, Louis Farigoule apparaît parmi nous, voilà quelque quinze ans déjà qu’a surgi de part et d’autre de Sedan, de la Commune, de la fin du Second Empire, une génération sans égale, digne en tout point des plus grandes, et qui illuminera tout le début du XXe siècle d’une clarté éblouissante. En cinq ans, entre 1868 et 1873, Maurice Barrès et Henri de Regnier encore dans la petite enfance, naissent successivement Paul Claudel, Romain Rolland, Charles Maurras, André Gide, Marcel Proust, Paul Valéry et Charles Péguy, sans même parler d’Alain ou d’André Suarès, de Francis Jammes ou d’Edmond Rostand. Un peu plus jeune que Jacques Chardonne ou Valery Larbaud, qu’Étienne Gilson ou Jacques Maritain, que Jean Paulhan, que Georges Duhamel, que Jean Giraudoux, contemporain de François Mauriac et d’André Maurois, l’aîné de quelques années de Francis Carco et de Pierre Benoît, de Blaise Cendrars, de Jacques de Lacretelle ou de Saint John Perse, Jules Romains appartient à la génération qui suit immédiatement cette foudroyante cohorte.

    La famille de sa mère, Marie Richier, était paysanne aussi loin que l’on pût remonter. Le père de sa mère était né vers la fin de la Restauration. En vertu des lois de conscription et du tirage au sort, il avait servi d’abord sept ans, comme soldat ; puis, poussé par des mobiles qui s’enfoncent dans les ténèbres romanesques du passé et de l’histoire, il s’était rengagé pour sept ans et il avait pris part à la guerre de Crimée. Il avait laissé des Mémoires, malheureusement détruits par cette terrifiante manie de faire de l’ordre et de jeter qui prive les historiens de tant de documents essentiels. Ce grand-père paysan, soldat, mémorialiste méconnu, avait eu une fin affreuse et superbe qui nous rejette d’un seul coup dans Virgile ou Lucrèce. Assis, l’aiguillon à la main, à l’avant d’un char traîné par une paire de bœufs, il était tombé sur le sentier semé de grosses pierres et de trous, et les roues de son char lui étaient passé sur le corps.

    Henri Farigoule, lui, le père de Louis, était originaire des plateaux qui s’étendent au nord du Puy. Il était le fils, non d’un vrai paysan, mais d’un entrepreneur rural de maçonnerie. Héritière des luttes ardentes des Réformés et de l’action en sens inverse de saint François Régis, l’apôtre du Vivarais au début du XVIIe, la vieille tradition catholique, pénétrée de rigueur protestante régnait encore assez fort, vers la fin du siècle dernier, sur les villages du Velay et les montagnes d’Auvergne. Pendant que ses deux sœurs se faisaient religieuses cloîtrées au Bon Pasteur du Puy, Henri Farigoule entrait au Pensionnat des Frères de la Doctrine Chrétienne. Sachant à peine lire à quatorze ans, il faisait assez vite des progrès décisifs et, quelques années plus tard, profitant de la loi sur l’enseignement obligatoire et du recrutement accéléré qu’elle provoquait, il rejoignait ceux que Péguy appelait superbement « les hussards noirs de la République » et il se faisait nommer instituteur à Montmartre. Voilà déjà en place quelques-uns des éléments d’un décor où vont se jouer tant de chefs-d’œuvre.

    Le Velay et Montmartre, la province paysanne et le Paris des instituteurs, la tradition religieuse et le rationalisme, l’École normale de la rue d’Ulm et la naissance encore obscure d’un sentiment nouveau non seulement de fraternité mais de solidarité universelle, telles sont quelques-unes des données qui vont commander l’avenir et faire surgir parmi nous l’œuvre de Jules Romains.

    Ce qui frappe d’abord dans cette œuvre, c’est la puissance. Un massif. Un monument. Les noms qu’on évoque le plus volontiers à son propos, ce sont ceux de géants qui ont laissé un monde derrière eux, des personnages changés en mythes ou passés en proverbes : Hugo avec Gavroche et avec le peuple des barricades, Proust avec ses duchesses et l’effrayant Charlus, et peut-être plus encore, avec leurs créatures innombrables, Zola et le grand Balzac – ceux qui ne se sont pas contentés de peindre des caractères ou de tisser des intrigues, mais qui nous ont donné un univers. Dès les années bénies de la jeunesse et de la formation, Romains n’avait d’ailleurs jamais cessé de s’entourer des grandes ombres d’Homère, de Virgile, de Lucrèce, de Goethe et toujours de Hugo. Nous voilà aussitôt assez loin de ces joueurs de flûte dont M. de Norpois parle avec mépris au narrateur de la Recherche. Avec Jules Romains, d’emblée, nous reconnaissons sans beaucoup de peine l’architecture assez grandiose où nous allons pénétrer : celle des vastes ensembles, celle de la cathédrale – dans une certaine mesure, qu’il serait bien intéressant de préciser, celle de la symphonie.

    Cet immense monument de l’œuvre de Jules Romains, plein de niches et de chapelles, toujours prêt à se transformer soudain en théâtre, en lanterne magique, en carrières où erre Quinette, en basilique naturellement, en bistrot sur les quais de la Villette où coule à flots le vin blanc, en pont de la Moselle où se retrouvent nez à nez, au début de Donogoo, Lamendin et Bénin, en cabinet de travail ou de consultation, en casino, en transatlantique, en boutique d’artisan, en maison de passe ou en château, comment souhaiteriez-vous, Messieurs, que nous le visitions ? Nous pourrions, naturellement, suivre l’ordre du temps ou de l’espace, nous abandonner à la chronologie de la vie et des œuvres, l’examiner période par période et ouvrage par ouvrage. Je crains un peu, je vous l’avoue, à la fois la lassitude et l’insuffisance : car cette vie est si pleine et cette œuvre si riche que le seul défilé des honneurs et des dignités, la seule énumération des titres, de l’École normale à la présidence du Pen Club et à l’Académie française, du Bourg régénéré ou du merveilleux Mort de Quelqu’un aux Mémoires de Madame Chauverel ou aux Portraits d’inconnus, d’une pièce inédite, ignorée et sans doute détruite, écrite encore dans l’enfance et qui s’appelait étrangement Les Surprises du divorce, d’une autre, un peu plus connue déjà et dont le titre était Tzar jusqu’à Marc-Aurèle, Le Besoin de voir clair ou Pour raison garder, occuperait tout notre temps et nous limiterait, en vérité, aux apparences superficielles d’une des pensées les plus cohérentes et les plus significatives de notre temps. J’ajouterais volontiers, en reprenant une boutade d’un des vôtres qui fut aussi, dans une autre enceinte, un de mes prédécesseurs, qu’il y aurait quelque paradoxe de ma part à venir vous présenter ce soir un poète, un romancier, un homme de théâtre et de pensée que vous connaissiez tous intimement pour l’avoir retrouvé tous les jeudis pendant de longues années et que je n’ai eu le bonheur et l’honneur de rencontrer moi-même que trois ou quatre fois dans ma vie. Me permettriez-vous donc de passer assez rapidement sur les évènements de la vie de Jules Romains, dont nous avons déjà brièvement esquissé les débuts – et même sur la liste impressionnante de ses œuvres – pour tâcher d’étudier et, si possible, de comprendre la signification et l’importance dans notre monde moderne de la pensée de l’auteur des Copains, de Knock et des Hommes de Bonne Volonté ? Ce que nous tenterions alors, c’est de dégager, sous forme d’une coupe transversale, cinq ou six thèmes majeurs qui dominent, de bout en bout, l’œuvre immense de Jules Romains et de retrouver ainsi le projet d’ensemble, le souffle créateur qui l’informe et l’anime.

  Une première évidence s’impose à nous, que pouvait laisser prévoir déjà l’illumination mystique d’octobre 1903 : avec Jules Romains, la vie collective et la société entrent triomphalement dans notre littérature. Toute la grande génération de 1870 a encore l’individu pour point de référence. Il serait passionnant d’étudier la place de la personne humaine chez un traditionaliste comme Maurras, chez les chrétiens comme Claudel ou Péguy, chez un classique comme Valéry, chez un individualiste comme Gide, chez un analyste comme Proust. Avec Jules Romains, tout change. L’homme s’efface, et les hommes s’avancent. Dans la brèche laissée par l’homme se précipitent les masses. La crise de l’humanisme et la mort de l’homme chantée autour de nous, de Picasso à Michel Foucault, par tant d’artistes et de philosophes, Jules Romains, pour sa part, la ressent profondément. Il éprouve qu’un dieu s’écroule. Il cherche, de toute son âme, à le remplacer par un autre : le groupe, la société, tout ce qui est lié à ce phénomène formidable, vieux maintenant de 5 000 ans, mais dont l’importance et le poids n’ont cessé de s’accentuer jusqu’à l’écrasement : ce développement de la ville dont nous parlaient déjà un Rimbaud, un Verhaeren, et surtout un Baudelaire quand il évoquait en une formule saisissante, rappelée par Jallez à Jerphanion dans leur thurne de la rue d’Ulm, " la fréquentation des villes énormes, et le croisement de leurs innombrables rapports ". L’Âme des hommes, La Vie unanime, À la foule qui est ici, Odes et Prières, Manuel de Déification, L’Armée dans la ville sont des œuvres assez éloquentes. Elles traduisent toutes un double mouvement où se mêlent inextricablement, comme dans la rue d’Amsterdam, la mystique et la société. Chacun sait que Jules Romains était politiquement assez éloigné du marxisme. Il reste qu’il vit dans un âge marqué d’abord par Marx et par le socialisme : un âge de la foule, de la ville, du grand nombre et de la vie collective.

    Jules Romains, bien entendu, n’est pas le seul interprète, en notre temps, de ce grand élan de collectivisation que traduisent, sous des formes bien diverses, et pour prendre des exemples aussi éloignés que possible les uns des autres, le développement des syndicats ou de la sociologie, la construction des grands ensembles, la poésie de Verhaeren ou encore, dans un domaine esthétique particulier, le cinéma soviétique ou ce film de King Vidor qui porte, en 1927, ce titre à lui seul révélateur : La Foule. Nous savons, sans doute, que les rapports entre Jules Romains et un Durkheim ou un Lévy-Bruhl, maîtres de la sociologie française, relèvent plutôt, pour parler le langage des ethnologues, de la convergence que de la diffusion – c’est-à-dire qu’il s’agit plutôt de rencontre que d’influence. Mais le phénomène n’en est que plus frappant. Ce qui impose à cet âge ses dimensions sociales, c’est notre maître à tous, le maître de la mode et de la philosophie, le maître des mœurs et des idées : l’air du temps, la sensibilité d’une époque, la conjonction des forces poussées en avant par le passé – en un seul mot, l’histoire. C’est le sens de l’histoire contemporaine – ou peut-être au moins un de ses sens, car je soutiendrais volontiers qu’il faut prendre la formule sens de l’histoire dans son acception de signification souvent multiple plutôt que de direction imposée – c’est le sens de l’histoire contemporaine que tente de cerner, au carrefour de la mystique et de la société, au carrefour aussi de la science et de la poésie, l’unanimisme de Jules Romains.

    Social et quasi mystique, l’unanimisme – qui devait se développer, vers 1908, avec Georges Duhamel, Charles Vidrac, René Arcos, autour de l’Abbaye, sans qu’il puisse pourtant jamais y avoir confusion entre les deux mouvements – apparaît au sortir d’un âge parcellaire, élémentaire, ultra-individualiste, comme une certaine conception vivante de la totalité. En un sens, Balzac et Zola, Claudel et Proust – et Hugo avant eux – avaient déjà eu un peu plus qu’une intuition de la totalité. Mais elle prenait toujours appui sur des héros privilégiés, elle rayonnait à partir d’eux. Elle s’exprimait, chez Balzac, par la juxtaposition répétitive des aventures des Vautrin, des Rubempré, des Rastignac ou des Marsay ; chez Zola, par la filiation héréditaire au sein des Rougon-Mac-quart ; chez Proust, par l’organisation du monde autour d’un narrateur central auquel tout se rapporte d’un monde qui change et d’un temps qui s’écoule ; chez Claudel, par le catholicisme, où la personne humaine et l’universel sont, à travers l’incarnation du Christ, articulés l’un sur l’autre. Avec Jules Romains, nous plongeons directement dans le corps universel et dans l’âme collective.

    Cette communion mystique et ce lyrisme collectif, c’est d’abord, tout naturellement, dans l’effusion poétique qu’ils vont pouvoir s’exprimer. Jules Romains disait volontiers qu’il était avant tout un poète. Et une des clés de son œuvre, avant même l’exploration romanesque de l’univers social, c’est un réalisme poétique accordé au monde moderne et situé aux extrêmes antipodes d’un symbolisme vieillissant, dénoncé avec véhémence. Par un paradoxe admirable, les triomphes de Knock et des Copains, des Hommes de Bonne Volonté et de Donogoo, ont porté tort au poète. Si Jules Romains était mort en 1911 ou 1912, ses ouvrages poétiques et ses recherches sur l’art du vers auraient laissé dans notre mémoire un souvenir lumineux, que les succès du romancier ou de l’homme de théâtre ont – hélas ! ou grâce à Dieu – rejeté un peu dans l’ombre.

    Plus encore, peut-être, que le recueil de La Vie unanime, prenons par exemple, et parmi beaucoup d’autres, le texte capital de Cromedeyre-le-Vieil où nous voyons s’effacer devant la description poétique de la vie communautaire tout le récit traditionnel des aventures ou des sentiments de l’individu isolé. Le héros n’y est plus, sous une forme ou sous une autre, le moi cher à Racine, à Gide, à Valéry ou à Proust. C’est le groupe humain. La caractéristique de ce groupe humain est de constituer, au-delà de la conscience individuelle, un tout spécifique profondément solidaire et de révéler bien d’autres richesses et bien d’autres abîmes que cette conscience individuelle. La vérité fondamentale que nous suggère Jules Romains, c’est que le tout social est définitivement autre chose et plus que la simple addition des éléments qui le composent. Et au sein de ce tout s’établissent des rapports pleins de mystère et d’allégresse que l’unanimisme poétique et romanesque a pour tâche d’explorer à la lumière assez neuve de la multiplicité collective, car

Tout communique et se pénètre
Dans l’épaisseur de Cromedeyre.

    Ainsi, dans un temps dominé par la sociologie, par le marxisme, par la montée des masses, peut-être déjà par la découverte de ces structures dont la spécificité se situe toujours au-delà de la seule juxtaposition extérieure, est expulsé, au profit de tout ce qui le dépasse et le commande, le personnage élémentaire, espèce de Robinson fictif de l’univers littéraire. Dans Cromedeyre-le-Vieil, choisi presque au hasard parmi tant de textes significatifs, dans son sujet collectif, dans le thème des rapports entre les hommes et de la communication entre eux, figure déjà en puissance toute l’immense cathédrale des Hommes de Bonne Volonté.

    C’est dans les Hommes de Bonne Volonté, l’œuvre capitale de Jules Romains, celle que ne faisaient peut-être qu’annoncer et préparer des ouvrages qui, à eux tout seuls, étaient déjà des chefs-d’œuvre – Mort de quelqu’un ou Les Copains, Puissances de Paris ou Le Vin blanc de la Villette, – c’est dans Les Hommes de Bonne Volonté que se révèle dans toute son ampleur ce projet gigantesque d’exploration du monde social auquel Jules Romains devait attacher son nom. Ceux qui ont vécu cette époque se rappellent l’impatience passionnée avec laquelle était attendue, entre 1932 et 1946, la publication, d’une régularité inexorable, à peine entamée par les tourbillons de la guerre et par l’exil dans les Amériques, des deux volumes annuels qui paraissaient en principe à chaque rentrée d’octobre. Jules Romains s’est longuement expliqué, dans des pages d’un intérêt prodigieux pour qui s’attache à la technique littéraire, sur les dimensions de son œuvre, sa structure, ses harmonies intérieures et ses articulations. Chacun sait que, conçue et écrite en quelque quinze ou vingt ans, elle couvre, du 6 octobre 1908 au 7 octobre 1933, une durée de vingt-cinq ans. Quel quart de siècle ! Des origines lointaines de la Première Guerre mondiale au triomphe d’Hitler, il culmine, en 1916, dans l’héroïsme et dans l’horreur, avec l’épopée collective de Verdun à laquelle Jules Romains consacre deux de ces volumes les plus universellement connus : Prélude à Verdun et Verdun. Avec ces pages d’autant plus stupéfiantes que Jules Romains, réformé, n’avait été le témoin d’aucune des scènes qu’il décrit et dont il n’avait des échos que par des témoignages extérieurs et par des lettres d’amis – Georges Chennevière ou Albert Cazes, un ancien collègue du lycée de Laon –, Jules Romains prend place parmi ces écrivains de premier rang qui ont trouvé leurs inspirations dans les souffrances de la guerre et qui les font revivre dans le souvenir avec l’espèce de tendresse épouvantée que le passé donne aux cauchemars : Henri Barbusse, avec Le Feu, Georges Duhamel avec Vie des Martyrs et Civilisation, Roland Dorgelès, avec Les Croix de bois, Maurice Genevoix avec Ceux de 14 et La Mort de près, à qui font écho, dans des cultures étrangères et sur des registres bien différents, les récits de guerre ou de guerre civile d’un Erich Maria Remarque avec À l’Ouest rien de nouveau, d’un Ernst von Salomon avec Les Réprouvés, d’un Ernst Jünger, d’un T.E. Lawrence ou d’un Ernest Hemingway.

    Œuvre collective par excellence, la guerre est très loin d’être le centre de l’univers de Jules Romains. Elle est sans doute le pivot autour duquel s’organise une des plus formidables constructions romanesques de tous les temps. Mais elle est aussi, et surtout, l’image même des forces de recul et d’anéantissement contre lesquelles se liguent les hommes de bonne volonté. Jules Romains raconte lui-même dans des pages remarquables comment il avait longtemps hésité à choisir pour date finale de l’immense roman qui s’ouvrait au 6 octobre 1908 la date du 6 ou du 7 octobre 1933. Le 6 avait pour lui l’avantage d’une symétrie rigoureuse. Mais le 7 marquait symboliquement le lent progrès de l’histoire des hommes à travers leurs erreurs et leurs folies, à travers les guerres et les massacres. Le choix du 7 octobre 1933 comme pendant du 6 octobre 1903 traduit symboliquement tout ce qu’il peut y avoir d’optimisme raisonné et de confiance obstinée, en dépit des délires, dans la pensée de l’auteur de Cela dépend de vous, du Besoin de voir clair, de Retrouver la Foi et de Pour raison garder.

    Je lutte avec peine, Messieurs, contre l’envie d’évoquer ici les mille aspects si divers du monde de Jules Romains, les mille facettes de son talent protéiforme et de son génie universel. J’ai déjà prononcé les noms de Jallez et de Jerphanion. Dans cette enceinte où flottent, à travers les siècles, les ombres innombrables de créatures de rêve plus immortelles que nous tous puisqu’elles n’ont d’autre existence que dans le souvenir et l’admiration des générations successives, comment ne pas évoquer les figures de tant d’intellectuels ou d’ecclésiastiques, de criminels ou de jeunes femmes, d’hommes d’affaires ou d’artistes, de politiciens ou d’ouvriers, auxquels Jules Romains a attaché son nom ? Comme j’aimerais vous parler de l’abbé Jeanne ou de l’abbé Mionnet, d’Hèlène Sigeau ou de Françoise, des Saint-Papoul ou des Champcenais, des Laulerque ou des Clanricard, reflets, parfois sublimes, de l’image d’un père instituteur, des Wazemmes ou des Gureau, des Haverkamp ou des Germaine Bader, des prostituées ou des médecins, des Strigelius ou des Ortegal, où se devinent plus d’un trait de Valéry ou de Picasso, des Quinette ou des Sammecaud, sans parler du cheval Zéphyr ou de l’exquis chien Macaire ! Mais voilà que je me souviens de vous avoir promis de partir à la recherche des thèmes plutôt que des anecdotes, des structures plutôt que des silhouettes. Ces thèmes qui sous-tendent toute l’œuvre immense de Jules Romains, voulez-vous que nous en prenions encore trois, presque choisis au hasard parmi tant de richesses inépuisables ? Liés tous les trois, à des titres différents, à la fois à cette mystique rationaliste et à cette découverte de la société dont nous avons fait nos lignes de force, voici le secret, l’amitié, le canular.

    Le premier de ces thèmes — le secret, — je soutiendrais volontiers qu’il se confond en grande partie avec le romanesque même. Il est au cœur du mythe d’Œdipe, des amours de Tristan et d’Yseult, du cycle du Roi Arthur, des tourments de Phèdre, des Misérables de Hugo, de tout l’univers de Balzac, de toute l’œuvre d’un Barbey d’Aurevilly, d’un Henry Jammes, d’un Lawrence Durrell, d’un Malcom Lowry, d’un Alexandre Dumas naturellement, du roman policier dans sa totalité. Sous la forme sociale et sacrée de la conspiration, on le retrouvera tout au long des ouvrages de Jules Romains, depuis les épisodes de Quinette jusqu’à Une femme singulière, où l’auteur ne fait rien d’autre que de se livrer, à la manière de Gaboriau ou de Poe, à une enquête policière.

    Les thèmes du secret, et plus encore de la conspiration, sont intimement unis au thème central de la vie collective et de l’unanimisme, puisque, par définition, la conspiration unit des individus dans un dessein qui les dépasse et les transforme. Le secret est partout chez Balzac, mais tout un large secteur de La Comédie humaine tourne plus précisément autour des liens mystérieux noués entre des conjurés et dont l’Histoire des Treize offre un très bon exemple. À mi-chemin entre l’Histoire des Treize et l’épaisseur de Cromedeyre où, vous vous en souvenez,

Tout communique et se pénètre,

    Romains imagine entre trois cent soixante cinq appartements de Paris des passages secrets et des escaliers dérobés qui font surgir, au côté du thème du secret et de la conspiration, le thème assez voisin de la communauté urbaine. Tout au début de la carrière de Jules Romains, nous avions déjà rencontré la présence écrasante de la ville. La voici resurgir sous nos yeux avec toutes les séductions du mystère, du fantastique, presque du sacré.

    Le secret, la conspiration, la société, le mystère et la ville se révèlent ainsi, peu à peu, n’être que les différentes facettes d’une formidable réalité. Dans son Manuel de Déification, Jules Romains écrivait déjà : " Ton plus grand Dieu de maintenant, c’est peut-être ta plus grande ville. " Romains est par excellence, avec Balzac, le romancier de la ville, peut-être parce qu’ils sont, l’un et l’autre, deux romanciers du secret. À un autre niveau, Eugène Sue avait déjà été, de son côté, le romancier à la fois des mystères et de Paris. Rien d’étonnant, dès lors, que ce soit à propos de Paris que Romains ait écrit quelques-unes de ses pages les plus admirables. Brossés triomphalement dans l’esprit de l’unanimisme, trois grands tableaux de Paris, de la France, de l’Europe apparaissent successivement au début, au milieu, à la fin des Hommes de Bonne Volonté dont ils paraissent marquer le rythme et élargir les perspectives. Dès le premier volume, la Présentation de Paris à cinq heures du soir est un chef-d’œuvre que les écoliers de l’avenir, s’ils apprennent encore quelque chose de la beauté du passé, devront apprendre par cœur comme ils apprenaient jadis les pages de Hugo sur Notre-Dame ou celles de Balzac sur le Père-Lachaise. Robert Brasillach – qui, dans un esprit bien différent, et parfois opposé, devait parler si bien lui-même des couleurs du temps sur le Paris d’avant-guerre et de ces trajets d’autobus qui menaient vers les illuminations du théâtre et du cinéma – n’avait pas tort de s’enchanter du merveilleux voyage à travers Montmartre et Paris du petit Louis Bastide, armé de son cerceau. Rappelez-vous tous ces titres qui chantent dans votre mémoire : Puissances de Paris ou Le Vin blanc de la Villette, Amour couleur de Paris ou Eros de Paris, ou encore les pages rassemblées par les mains de la tendresse et de la piété autour du thème collectif : Paris des Hommes de Bonne Volonté. Le premier héros de Romains n’est ni Jallez, ni Jerphanion, ni Bénin, ni Broudier – le premier héros de Romains, c’est la Ville : la petite ville de Knock, tout entière alitée, les sous-préfectures des Copains allègrement ravagées par la mystification, la ville imaginaire de Donogoo, la grande ville moderne enfin, et surtout, le Paris du délicieux Louis Bastide et des Hommes de Bonne Volonté, tout fourmillant de secrets, de délices de mystères et de révélations.

    Piéton de Paris comme Fargue, paysan de Paris comme Aragon, Jules Romains se situe ainsi au tout premier rang de ceux à qui les grands ensembles urbains du monde moderne apportent, un peu paradoxalement, parmi l’écrasement et l’uniformité morose, une source nouvelle de poésie. Les moralistes, les urbanistes, les sociologues de notre temps ont dénoncé à l’envi la solitude de l’homme dans nos villes tentaculaires. Comment s’étonner de voir le thème unanimiste de l’aspiration à une solidarité reconquise chercher à jeter un pont entre le thème du secret – qui pousse ses racines jusqu’au crime – et le thème de l’amitié – qui mène à la tendresse et à la douceur de la vie ? Sur tout cet immense espace, l’unanimisme et la mystique de la société tendent à explorer de nouveaux chemins capables de rassembler les hommes éblouis mais ébranlés par les bouleversements du monde moderne. À travers le catholicisme ou la franc-maçonnerie, à travers le socialisme ou le radical-socialisme, à travers les sociétés secrètes du capitalisme ou du marxisme, c’est ce que Jules Romains appelle, d’un beau nom, la recherche d’une Église. L’amitié entre les hommes y joue un rôle essentiel.

    Parce que nous vivons dans un monde dominé déjà par l’existence collective, par la technique, par la quantité, et pourtant toujours à la recherche de la qualité et de la chaleur des valeurs humaines, l’amitié est une des clés de la littérature du deuxième tiers du XXe siècle. Ce serait un beau travail, pour ne rien dire d’un Faulkner, d’un Hemingway, d’un Steinbeck, d’étudier l’amitié chez des écrivains aussi différents que Marcel Pagnol, Joseph Kessel, Antoine de Saint-Exupéry, Paul Morand, Roger Nimier, Antoine Blondin, Kléber Haedens, tant d’autres encore – et, naturellement, Jules Romains. Le titre qui s’impose ici, c’est celui qui a le plus fait, peut-être, avec Knock, pour la popularité de Romains, c’est Les Copains, chef-d’œuvre immortel où convergent la littérature et la vie et qui chante, à la façon d’un Homère populaire, rigolard et savant, l’amitié des Sept devant Ambert et Issoire

    Ici encore, je ne détesterais pas faire retentir ces voûtes un peu trop solennelles de l’allocution en latin de cuisine mi-macaronique, mi-cicéronien qui accueille Bénin, transfiguré en conseiller du Tsar à la cour de Russie, sur les quais de la gare de Nevers :

« – Merdam ! Merdam ! » hurla Bénin exaspéré.
« – Salut ! Salut ! » cria le traducteur.
« – Utinam aves super caput tuum cacent !
« – Que les oiseaux du ciel répandent leur bénédiction sur votre tête ! »
Bénin se tut. Broudier fit un signe. Et la fanfare attaqua l’hymne russe qui se défendit bien.

    Ou encore de la scène impérissable où, pour mesurer la capacité d’un pichet de grès, Bénin propose successivement d’en verser le contenu dans un verre de lampe à gaz, modèle 8, de la marque des Trois Marteaux, puis dans son propre estomac, dont la capacité, avant toute sensation très distincte de réplétion, est de deux litres exactement. Ou du fameux dialogue autour de la façade en rond de la mairie d’Ambert :

« À peine eut-il marché quelques pas qu’il tomba sur deux hommes dont l’un disait:
« – L’emploi de ces vastes motifs circulaires trahit une influence byzantine.»
et dont l’autre répondait :
« – Je crois que nous serions arrivés plus vite en tournant par la droite. »

    Ou enfin du rut d’Ambert et de ses robustes grossièretés, ou de la destruction d’Issoire autour d’un des copains qui, tout nu sur son cheval de bronze, figure le Vercingétorix de la place Sainte-Ursule. Le temps nous manque, hélas ! et je ne peux qu’invoquer ici, mais avec beaucoup de dévotion, le dieu unique en sept noms, à jamais immortels : Omer, Lamendin, Broudier, Martin, Huchon, Lesueur et Bénin, qui, gorgé de Saint-Émilion, de Barsac, de Saint-Péray et de casse-pattes, finissait par rire si fort qu’il en bavait dans sa coupe.

    À travers ces farces énormes et ces conspirations ravageuses d’où naît le dieu nouveau de l’allégresse unanime, l’amitié, pour Jules Romains, n’est pas une chance accidentelle, un hasard, une anecdote sentimentale. C’est un noyau de collectivité élémentaire à mi-chemin entre la communauté sociale et la communion religieuse. Elle est la source d’un bonheur cosmique et presque mystique qu’illustrent les relations d’un Jallez et d’un Jerphanion, les ondes de sympathie qui s’élargissent autour du souvenir du disparu dans Mort de quelqu’un, et peut-être plus encore la célèbre promenade à bicyclette de Bénin et Broudier, aussi assurée de l’immortalité que la partie de cartes de Marius et où monte, dans la bouche de Bénin, le chant profond de l’amitié partagée : « Tu ne te souviens pas, dit Bénin, d’autres fois pareilles à celle-ci ? Je repense soudain au point culminant d’une balade énorme que nous fîmes l’autre année. Je nous revois tous les deux, traînant côte à côte, vers les deux heures de l’après-midi, et arrivant à un carrefour () Je me rappelle, mon vieux Broudier, que tu as dit : « Je suis heureux () Nous ne demandions plus rien, nous n’espérions plus rien. Et notre bonheur était dans un équilibre tel que rien ne pouvait le culbuter () N’y aurait-il eu que cela dans ma vie, que je ne la jugerais ni sans but, ni même périssable. Et n’y aurait-il que cela, à cette heure, dans le monde, que je ne jugerais le monde ni sans bonté, ni sans Dieu. »

    Ainsi, par le secret, par l’amitié surtout, l’individu est dépassé en direction de quelque chose qui le comprend et le dilate. Deux amis, dans une grande ville comme dans un désert, constituent déjà la mince, mais puissante amorce d’une collectivité et d’un groupe. « Car trois copains, écrit Romains, qui s’avancent sur une ligne n’ont besoin de personne, ni de la nature ni des dieux. » Et, dans cette même direction de l’amitié, mais encore un peu au-delà, comment ne pas éprouver qu’il est un autre sentiment pour transfigurer la nature et approcher le divin ? C’est l’amour, naturellement – toutes les formes de l’amour, depuis l’amour filial jusqu’à l’amour charnel. Il y a une scène bouleversante dans un des volumes des Hommes de Bonne Volonté : celle où Mme Bastide décide d’acheter des souliers jaunes à son fils Louis. Tout à coup, le petit Louis se met à calculer en silence le prix de ces souliers par rapport au salaire de son père et il n’exprime pas tout à fait son idée, mais sa mère la devine : « Elle fut saisie tout à coup, atteinte au cœur par la pensée qui tourmentait son enfant. Elle fit un grand effort pour empêcher ses propres larmes de venir. Penchée sur lui, caressant ses cheveux, son béret, elle lui dit, sur un ton d’effusion sourde : « Mon petit garçon ! mon pauvre petit garçon ! mon petit Louis chéri ! » À côté de ces scènes pleines d’émotion et de tendresse, l’amour le plus physique et souvent le plus brutal n’est pas absent non plus de l’œuvre de Jules Romains. Plusieurs se sont étonnés, et parfois indignés, de la place tenue par la présence physique et l’érotisme dans l’œuvre de Jules Romains, du Voyage des amants à Lucienne ou à Quant le navire, du Dieu des corps au Tapis magique. Percevez-vous, au contraire, la nécessité de la démarche ? L’érotisme et l’amour, au même titre que l’amitié, sont des éléments essentiels d’une vision unanimiste du monde parce qu’ils arrachent l’individu à sa solitude élémentaire pour l’entraîner, à travers le vice ou la tendresse, vers une multiplicité de points de vue qui s’harmonisent et s’unissent dans l’allégresse, dans l’extase, dans la passion.

    S’il fallait résumer d’un mot tout ce que nous venons de dire du secret, de la conspiration, de l’amitié, de l’amour, de la lutte contre l’éparpillement individuel, j’emprunterais à Jallez le mot allemand de zusammenerlebt, qui pourrait se traduire, j’imagine, par le vécu ensemble ou peut-être plutôt, aujourd’hui, par la convivialité, mais avec quelque chose à la fois de plus tourné vers le souvenir et de plus mélancolique, et pourtant aussi de plus allègre, presque de plus lyrique. À un détour des Hommes de Bonne Volonté, à côté des aventures à grande orchestration des Jallez et des Jerphanion, apparaissent deux amis un peu obscurs du nom de Tellière et Gentilcœur. Ils mènent, aux yeux de Jallez, une vie inimitable, toute faite de zusammenerlebt et de lyrisme dionysiaque – « non pas le grand dionysiaque à la Nietzsche le « Sei getrunken » de Zarathustra, non ; plutôt un dionysiaque léger, cursif, avec une participation constante de l’intelligence et de l’ironie. Rabelais, le Voltaire de Zadig et de Candide, le France de Jérôme Coignard sont passés par là. » Cette ironie lyrique de leur vie inimitable permet à Tellière et Gentilcœur de se rencontrer avec les déchaînements des copains pour nous introduire au dernier des trois thèmes que nous avions annoncés : la farce et le canular.

    Ce troisième thème de Jules Romains — et sans doute le plus célèbre — se situe au confluent des deux premiers : le canular entretient des liens très intimes à la fois avec le secret et avec l’amitié. Il nous a été impossible d’évoquer Les Copains sans parler déjà du même coup de leur sagesse facétieuse, car tout canular est d’abord amitié, comme toute amitié est d’abord un secret. Il n’y a pas de canular solitaire, il n’y a pas de canular sans conspiration. La blague, la mystification sont, par hypothèse, des œuvres collectives et mystérieuses dont l’École normale de la rue d’Ulm a pu donner l’idée à Romains mais qu’il a su marquer de son empreinte et porter à des dimensions grandioses qui atteignent parfois au mythe. Il suffit de citer ici, pêle-mêle, Knock, Volpone, Donogoo, M. Le Trouhadec saisi par la débauche, et encore Les Copains, pour sentir aussitôt, à la fois, la signification sociale du canular et tout ce qu’il suppose de complicité et de camaraderie. Sans vie collective, pas de canular, sans société, pas de canular, et pas de canular non plus sans ce goût du bonheur que chantaient les copains.

    Il faudrait, ici encore, pouvoir s’arrêter longuement sur le génie comique de Jules Romains. Ce génie s’enracine naturellement dans la tradition la plus classique et il ne serait pas très difficile de trouver les origines de Knock dans Le Malade imaginaire ou dans Monsieur de Pourceaugnac :

« M. de Pourceaugnac : Qu’est-ce donc que cette affaire ? Et que me voulez-vous ?
— Premier médecin : Vous guérir selon l’ordre qui nous a été donné.
— M. de Pourceaugnac : Me guérir ?
 
— Premier médecin : Oui.
 
— M. de Pourceaugnac : Parbleu ! Je ne suis pas malade.
 
— Premier médecin : Mauvais signe lorsqu’un malade ne sent pas son mal.
 
— M. de Pourceaugnac : Je vous dis que je me porte bien.
 
— Premier médecin : Nous savons mieux que vous comment vous vous portez et nous sommes médecins qui voyons clair dans votre constitution. »

    N’y a-t-il pas déjà là, tout entière, la source de la formule fameuse : « Les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent » ? Mais prenons-y garde : Malgré des intuitions géniales et qui font mouche – « Tomber malade, vieille notion qui ne tient plus devant les données de la science actuelle » –, Knock n’est qu’accidentellement une charge contre la médecine : c’est bien plutôt une réflexion poétique et farceuse sur le rôle de l’imposture et sur la condition de l’humanité. Après s’être adonné quelque temps au commerce des arachides – c’est-à-dire des cacahouètes – Knock hésite, il faut le noter, entre le sacerdoce, la politique, les finances et la médecine. Et lorsqu’il résume sa théorie médicale, il la caractérise d’un mot révélateur : « Théorie profondément moderne, réfléchissez-y, et toute proche parente de l’admirable idée de la nation armée, qui fait la force de nos États. » Ce n’est pas à une prospection médicale que s’attache d’abord Knock, c’est à une enquête sociale. Il s’agit moins de savoir qui est malade que de savoir qui peut croire et qui est capable de payer. Et la force de Knock est d’être mieux renseigné que le fisc : « Alors que je dénombre 1 502 revenus supérieurs à 12 000 francs, le contrôleur de l’impôt en compte 17. Le plus gros revenu de sa liste est de 20 000. Le plus gros de la mienne est de 120 000. Nous ne concordons jamais. Il faut réfléchir que lui travaille pour l’État. » Bien au-delà de la médecine, se révèlent les vraies dimensions de Knock aussi bien que de Volpone ou de Donogoo : des dimensions sociales où, à travers les ruses du secret, l’allégresse de l’amitié ou le comique de l’imposture, se déploient toutes les forces irrésistibles de la conspiration unanimiste. Il y a une petite phrase écrite, dès 1910, dans le Manuel de Déification qui éclaire d’une lumière aveuglante tous les développements futurs de Knock, de Donogoo, de M. Le Trouhadec, des Copains, et peut-être des Hommes de Bonne Volonté : « Si tu doutes de l’unanime, crée-le. » Né de la raison et de la foule, le dieu de Jules Romains se révèle alors, par un retournement prodigieux, n’être plus le père, mais le fils des hommes. Voilà, je crois, une des sources majeures des aventures des copains dans les sous-préfectures du Puy-de-Dôme, de l’état de siège médical de la petite ville de Knock où deux cent cinquante thermomètres entrent, si j’ose dire, en batterie à la même minute et de la fondation au milieu du désert, par des commerçants exténués métamorphosés en pionniers, de cette cité mythique de Donogoo Tonka qui n’avait jamais existé que dans l’imagination de M. Le Trouhadec en train de caresser avec imprudence un des rêves les plus fous de l’humanité souffrante : entrer à l’Institut.

    Il est aisé de comprendre que ce mélange très moderne de secret, de fête et de mystification ait permis au très grand public de s’initier sans trop de peine à la théorie assez abstraite de l’unanimisme et de se passionner pour elle. Voyez-vous comment se présente sous les masques les plus vifs et les plus comiques une doctrine à la fois rationnelle et mystique de la société, en vérité très austère ? Bénin et Broudier, les Saint-Papoul et le chien Macaire font passer quelque chose qui n’est pas si éloigné de Durkheim et de Lévy-Bruhl. Le sociologue, le poète, le savant, le philosophe se dissimulent, chez Jules Romains, derrière le farceur et sa sagesse facétieuse.

    Tout un secteur de la pensée de Jules Romains a d’ailleurs été victime de ce triomphe du canular. Chacun sait que Romains a consacré une partie de sa vie à des travaux scientifiques dont les recherches du Dr Viaur dans les Hommes de Bonne Volonté sont le reflet et l’écho. Or beaucoup de bons esprits ont rangé les expériences de Louis Farigoule sur la vision extra-rétinienne et le sens paroptique parmi les mystifications auxquelles Knock, Le Trouhadec, les copains et Jules Romains avaient attaché leurs noms. Il est presque superflu de souligner au contraire le sérieux des préoccupations scientifiques de Louis Farigoule. Mais de même que ses triomphes au théâtre et dans le roman ont un peu rejeté dans l’ombre la poésie de l’auteur du Petit traité de versification ou de La Vie unanime, de même le canular a marqué de son empreinte la totalité de l’œuvre de Jules Romains.

    On a pu parler de la pensée de Jules Romains comme d’une mystification transcendantale. La formule mériterait sans doute d’être discutée ; elle rend pourtant assez bien compte de toutes les forces innombrables de la vie collective qui se déchaînent à travers l’œuvre, mettant les villes en émoi comme dans Les Copains, précipitant dans leur lit des populations entières comme dans Knock, faisant surgir du néant ces cités imaginaires comme dans Donogoo. Mais n’oublions pas, en même temps, que le mot mystification, qui n’est pas sans liens avec mystère, est assez proche aussi de mystique. Nous sommes évidemment toujours très près de la complicité secrète au sein de l’unanime et je soutiendrais volontiers que nous ne sommes jamais beaucoup éloignés d’une certaine forme d’esprit religieux jusque dans la conception laïque de la société, jusque dans l’amour charnel du corps humain. Vous souvenez-vous, tout au début de notre itinéraire, de la rue d’Amsterdam en octobre 1903 ? L’Armée dans la Ville, Mort de quelqu’un, Le Vin blanc de la Villette, Les Copains, Donogoo Tonka, Knock, tout l’immense massif des Hommes de Bonne Volonté sortent, je crois, en droite ligne, de la communion unanime de la rue d’Amsterdam.

    J’ai pleinement conscience, Messieurs, de n’avoir réussi qu’à effleurer à peine l’univers de Jules Romains. Que de personnages, que de confidences, que d’ouvrages entiers dont je n’ai pas dit un seul mot ! Quoi ? Rien sur Europe, sur Le Dictateur, sur Musse, sur L’Homme blanc, sur Bertrand de Ganges ! Mais comment énumérer tant de figures et tant de thèmes qui font de ce monde imaginaire de Romains un des plus réels et des plus riches de notre littérature ? J’ai seulement cherché à montrer comment, à travers quelques-unes des lignes de pensée les plus fortes et les plus neuves de la vie moderne – la mystification, l’amitié, le secret, la grande ville, l’existence collective, la communion sociale, – Jules Romains a réussi, par un effort gigantesque, plein de puissance, d’émotion et de drôlerie, à faire entrer, pour la première fois, dans l’histoire de nos lettres toute la poésie du groupe humain.

    Il faut pourtant ajouter, pour être sincère et complet, que, vers la fin de sa vie, Jules Romains s’interrogeait sur cette montée des masses et cette révolution de l’unanime dont il avait été le prophète. Dès 1946, dans son discours de réception à l’Académie française où les circonstances, souvent cruelles, de l’histoire l’empêchaient de citer le nom de l’auteur, égaré dans la politique, de L’Enfance, de L’Amitié et de Pensées dans l’action, Romains dénonçait avec force les ravages de ce qu’il appelait la maladie des multitudes. L’apôtre de l’humanisme social et progressiste des Hommes de Bonne Volonté s’écriait, contre Hegel : « Il ne suffira pas qu’un jour l’avenir devienne réel pour qu’il ait raison », et, défenseur de la lucidité et de la liberté, de la résistance à l’oppression et du rejet du conformisme, il allait jusqu’à appeler de ses vœux une « divine insurrection de l’âme contre les idoles ». En 1964, dans Ai-je fait ce que j’ai voulu ?, il revenait sur ce problème évidemment capital : « Je dois ajouter, écrivait-il, pour être pleinement honnête, que l’expérience d’entre les deux guerres, en confirmant l’importance que j’attachais à la psychologie de l’unanime, m’a fait réfléchir sur l’imprudence qu’il y avait à diviniser l’unanime en soi. Nous avons assisté aux pires orages de la psyché collective, à ce que j’ai appelé depuis la maladie des multitudes. Un terrible unanimisme de fait a ravagé l’histoire contemporaine. Nietzsche, s’il était resté vivant, aurait eu le droit de s’indigner quand les dictateurs se déclaraient ses disciples – bien qu’un aspect de sa pensée fût utilisable pour leur propagande. De même, dans des proportions modestes, j’ai le droit de répudier l’unanimisme des régimes totalitaires, sans nier qu’il soit une perversion diabolique de l’unanimisme originel. » Ainsi se précise sous nos yeux cette image de Jules Romains que je n’ai pu qu’esquisser : à l’acceptation ardente de la foule, des masses, de la grande ville tentaculaire, de l’avenir qui se prépare, à la création, dans l’enthousiasme, de cet unanimisme qui est la revanche des temps modernes contre l’éparpillement individualiste né de la grande révolution bourgeoise de 1789, répondent et font contre-poids les exigences de la lutte contre les idoles au nom de la personne humaine et de la liberté. Et tous ces éléments parfois opposés, seuls un lien d’amour et de raison peut les rassembler et les unir : il s’appelle Bonne Volonté.

   Jules Romains parle quelque part, à propos de Hugo, de Balzac, de Wagner, « des dimensions imposantes de leur œuvre » et « de la diversité des biais qu’elle se donne pour atteindre le public ». Et il accorde beaucoup de chances aux génies d’une telle ampleur d’être reconnus de leur vivant. C’est bien là, Messieurs, depuis déjà longtemps et pour encore longtemps, le destin de l’auteur, désormais classique, des Hommes de Bonne Volonté. La diversité – et pourtant aussi l’unité – règne sur cette carrière et sur cette vie. C’est à propos du même homme qu’il est permis de parler de Molière, de Balzac, de Zola. C’est le même homme qui a écrit Knock et Prélude à Verdun, le Manuel de Déification et Les Copains. C’est le même homme qui a inventé l’unanime et qui s’est amusé des exploitations de la crédulité publique, qui a fait naître un dieu moderne et qui a ébranlé les fondements de la morale, de la société et du Puy-de-Dôme, qui a introduit les masses dans la littérature française et qui n’a jamais cessé de lutter pour les droits de l’individu, qui a tant aimé Paris et qui, mieux que personne, a célébré l’Europe. Ami de Verhaeren, d’Apollinaire, de Max Jacob, de Valéry, de tant d’autres, il a sans doute, au moins indirectement, inspiré à Martin du Gard la fin de son cycle des Thibault et il a, avant Gide et Les Caves du Vatican, inventé l’Acte pur, l’Arbitraire pur et – le mot y est – l’Acte gratuit. Il a dénoncé le sérieux et le sacré et il en a fait des objets de plaisirs et les pièces d’un jeu. Et puis il a chanté «deux ou trois choses divines» dont il s’était établi le garant et le gardien. Et entre toutes ces perspectives si riches et si variées, il n’y a pas contradiction : il y a continuité. Ce que j’aurais voulu montrer dans cet hommage, qui ne sera certes pas le dernier, c’est qu’un fil unique court à travers cette œuvre inépuisable, toute faite de goût du bonheur et d’amour pour les hommes. À travers l’épique ou le comique, le romanesque ou le lyrique, c’est cette unité dans la diversité qui fait, je crois, la grandeur de Jules Romains.

    « Si quelqu’un meurt de ceux que vous aimez, écrivait Jules Romains dans son Manuel de Déification, ne dites pas : « Je le retrouverai un jour ; il est impossible que tout finisse ainsi et que nous soyons séparés à jamais. » Mais travaillez à ce qu’il survive. Parfois vous vous sentirez pleinement au pouvoir des dieux, et traversé par leur torrent. Ramenez votre mort et abreuvez-le. » Où pourrais-je donc, Messieurs, me sentir plus pleinement au pouvoir des dieux évoqués par Jules Romains que dans cette illustre enceinte où vous entourent et vous inspirent tant d’exemples immortels de noblesse et de beauté ? J’y ai ramené la grande ombre que nous célébrons aujourd’hui et, de mes mains malhabiles, je l’ai abreuvée du seul nectar et de la seule ambroisie que les vivants peuvent offrir aux morts : la fidélité de l’amour et d’une admiration qui ne périt pas. Car il y a quelque chose de plus fort que la mort : c’est la présence des absents dans la mémoire des vivants et la transmission, à ceux qui ne sont pas encore, du nom, de la gloire, de la puissance et de l’allégresse de ceux qui ne sont plus, mais qui vivent à jamais dans l’esprit et dans le cœur de ceux qui se souviennent.