Discours de réception de Jean-Denis Bredin

Le 17 mai 1990

Jean-Denis BREDIN

Réception de Jean-Denis BREDIN

 

M. Jean-Denis Bredin, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de Mme Marguerite Yourcenar, y est venu prendre séance le jeudi 17 mai 1990, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs, Madame,

     I. Ce roulement de tambour, rythmant une marche héroïque ou une exécution capitale, ces costumes de généraux très civils, ces épées lourdes de précieux symboles, pareilles à des musées, cette illustre Coupole qui mêla le talent au génie au point de les confondre, tant de mérites et de rites assemblés... comment le nouveau venu ne se demanderait-il pas quel rêve étrange il traverse, et quel est celui d’entre vous qui voudra bien le bousculer ?

     Celui-ci redoutait les uniformes et le voici empêtré dans l’habit qu’arrêta Bonaparte. Il s’est obstiné à fuir les cérémonies, et le voici acteur de la plus cérémonieuse d’entre elles. Il s’est dit que le plus beau de la vie d’un homme était ce qu’il avait manqué, et le voici reçu dans une Compagnie dont l’échec ne trace pas l’itinéraire.

     Mais j’imagine que chacun, à votre heure, vous levant ici pour discourir sur un mort, vous vous êtes demandé si vous endormiez votre jeunesse, ou si vous assumiez votre sagesse, et si tant d’honneurs ne pesaient pas trop lourd. Votre exemple me rassure. Il me dit que vous vous tenez à bonne distance de votre image, et que venir chez vous ce peut être une douce manière de céder à la chance sans céder à la vanité.

     Je prendrai donc, Messieurs, sans réticence, le plaisir de vous remercier. Pour tenter de le bien faire, j’ai consulté les précédents et observé que l’usage proposait au nouvel élu deux ruses pour envelopper son remerciement. La première lui suggère d’exposer sa parfaite indignité. Ainsi fit, en 1640, l’avocat Olivier Patru qui substitua aux quelques paroles de reconnaissance jusque-là prononcées un long discours, opposant le génie de ceux qui l’accueillaient à sa désolante médiocrité. « Où chercher, se demandait Patru, cette noblesse de génie qu’on ne tire que du ciel et qui luit si heureusement et dans tous vos ouvrages ?... Sans ce feu divin on ne peut vous suivre, on ne peut monter avec vous au faite de la montagne. » Le compliment parut si beau, en tout cas si agréable à entendre, que l’Académie l’érigea en tradition. Mais qui serait aujourd’hui capable d’égaler Patru ?

     Un second artifice, plus moderne, incite à laisser croire que l’on a été choisi non pour soi mais pour ce que l’on représente, et que l’on vient avec la mine modeste d’un intermédiaire. Cette manière risquait de m’attirer. Comment un avocat oublierait-il la bienveillance que votre tradition n’a cessé d’accorder aux représentants du barreau ? Il est vrai que certains de mes confrères ont emprunté, pour vous séduire, des chemins détournés. Ce n’est pas, semble-t-il, en sa qualité d’avocat que Pierre Corneille réussit, non sans mal, à recueillir vos suffrages, ni Jean de La Fontaine qui le fut si peu, ni Boileau qui ne plaida qu’une fois. À notre siècle, Raymond Poincaré, Louis Barthou, Edgar Faure crurent sage de monter l’escalier des fonctions publiques pour arriver jusqu’à vous. Mais vos choix ont régulièrement distingué des avocats qui n’abandonnèrent jamais leur robe. Eussé-je pu m’insinuer dans cette lignée flatteuse ? Prétendre incarner la défense... le pourrait-il celui qui plaida, toute sa vie, des causes où se heurtaient des intérêts privés, invoquant davantage les raisons du droit que les impatiences de la justice ? Je me permettrai pourtant de me croire avocat, parmi vous, un moment, le temps de penser à Georges Izard, votre confrère, le mien tout autrement.

     Je le vois, ouvrant la porte de son bureau du boulevard Saint-Germain, long, sec, il a l’allure d’un grand d’Espagne, il tient sa pipe à la main, il regarde son hôte fixement. Je le vois à la barre ; sitôt qu’il y parait, il en devient le point fixe, il amarre l’audience, autour de lui tous les gens de justice ont l’air agités et brouillons. Il plaide. J’entends sa voix qui roule comme un torrent, et comme un torrent elle emporte. Tel est son art, Georges Izard démontre et fascine à la fois. Je l’écoute me parler, philosophe ascétique, cardinal en robe noire, ces derniers jours de sa vie, les mots cachent à peine le désenchantement lucide des enfants trop doués, trop tôt comblés, son sourire un peu mélancolique dit ce parfait respect des autres, forme exquise de sa bonté, et aussi son courage qui masquait tant d’inquiétude. Il a été de ceux dont j’ai tenu l’honneur d’être avocat. Je n’aurais pu, Messieurs, Madame, prendre place parmi vous, sans regarder vers lui, parce qu’il a éclairé ma jeunesse, aussi parce que la mort brutale de l’un des vôtres a empêché, il y a seize ans déjà, que l’on parlât ici de lui.

     II. Mais je retourne à mon propos. Aucun des artifices évoqués ne peut vraiment vous satisfaire. Décrire son insuffisance, se dire indigne de siéger parmi vous, c’est postuler que vous avez eu très mauvais goût. Se transformer en symbole, c’est dénaturer votre Compagnie, la prendre pour une assemblée d’arts et de métiers. Peut-on vous bien remercier en protestant que l’on ne devrait pas être là, élu par erreur, ou choisi par procuration ?

     Messieurs, je vous ai présenté requête, vous avez bien voulu m’accueillir, l’honneur n’est pas reçu par résignation ni par politesse, il fut souhaité. Ce pourquoi j’aurai joie à vous dire ma gratitude. Je vous remercie pour l’enfant que je fus dont vous avez bien voulu accepter de distraire les jeudis. Je vous remercie pour cet amateur d’objets que vous avez convié à regarder de près une épée, à la toucher même, une épée imaginée pour de mystérieux emplois, faire reculer la sottise, ou découper les livres, ou simplement aider à se tenir. Je vous remercie, pour le roturier que je suis, de cette particule qui vient rehausser le nom de vos élus. Me voici donc « de l’Académie française », fier et heureux d’être votre parent. Je vous remercie enfin pour le vieil homme que je vois se profiler, auquel vous promettez une immortalité qui l’aidera à mieux prendre les temps qui viennent. Le meilleur, qui est d’être parmi vous, debout ce jour, assis peut-être beaucoup d’autres jours, le meilleur qui fut de vous rencontrer, qui sera de vous retrouver, il ne peut guère se dire à voix forte ni sur le ton d’un discours. Le chuchoter, ce n’est pas l’oublier. Et Marguerite Yourcenar pourrait bien me rappeler à l’ordre, me signifier d’un geste souverain de la main que je m’attarde trop longtemps à des futilités.

     III. La rencontre de votre Compagnie et de Marguerite Yourcenar ne fut pas, dit-on, une aventure ordinaire : rien que deux rendez-vous, le temps de deux après-midi. Vous l’avez invitée à vous rejoindre, vous lui avez tendu la main, elle a cédé, elle est venue, elle a mis sa longue robe et ce grand châle imaginé pour vous plaire, elle vous a parlé, elle vous a doucement dit qu’elle n’avait rien sollicité, qu’elle succombait à vos séductions, elle vous a finalement suggéré d’écouter les pierres aussi bien que vous l’écoutiez, et elle a disparu.

     « Je ne vous cacherai pas, Madame, que ce n’est pas parce que vous êtes une femme que vous êtes ici aujourd’hui : c’est parce que vous êtes un grand écrivain. » Ainsi disait votre confrère Jean d’Ormesson l’accueillant en votre nom, et l’éloge ne dut pas lui déplaire. Évoquant son « moi incertain et flottant », Marguerite Yourcenar se décrivait accompagnée sous votre Coupole de la troupe invisible des femmes qui eussent dû recevoir avant elle cet honneur, au point, disait-elle, qu’elle était tentée de s’effacer « pour laisser passer leurs ombres ». Pourquoi fut-elle la première à laquelle, selon ses propres mots, vous avançâtes un fauteuil ? Serait-ce parce que lui fut souvent prêté un talent masculin, dans un classement arbitraire des sensibilités ? Serait-ce que la force et le poids de sa culture gréco-latine lui conféraient chez vous une sorte de légitimité ?

     Ces raisons pourraient se mêler, et chacun de vos choix est, heureusement, un mystère. Sans doute aucune des ombres évoquées par Madame Yourcenar ne pouvait-elle convenir à vos prédécesseurs. L’une était Suisse, mariée à un Suédois. Une autre avait fait scandale par les turbulences de sa vie. Une autre avait dansé nue. Surtout le moment n’était pas venu de transformer, comme l’a dit ici Marguerite Yourcenar, « la souveraineté féminine » dans la société française. Que les femmes ne soient plus tantôt supérieures, tantôt inférieures, mais seulement égales ? Qu’elles désignent désormais les académiciens non par leur influence mais par leur vote ? Il ne suffisait pas qu’elles fussent écrivains, grands ou petits. Il fallait qu’elles devinssent électeurs, députés, ministres, ambassadeurs, gendarmes, pilotes de ligne. Il fallait une lente évolution, quelques révolutions, dont la vôtre, celle que votre dictionnaire pourrait attester. La femme est la « femelle de l’homme » dans la première édition, et encore tout au long du dix-huitième siècle. Devenue « la femelle, la compagne de l’homme », en 1835, elle ne fut promue par votre dictionnaire qu’au vingtième siècle, dans l’édition de 1935, à la dignité d’« être humain de sexe féminin ». Restaient encore la force des coutumes, les contraintes de l’uniforme, l’exigence de l’épée... Il ne fallait plus qu’un demi-siècle pour que vous offriez à Marguerite Yourcenar le fauteuil que son talent sollicitait. Et voici qu’elle ne s’y est pas assise. Infidèle, capricieuse, presque désinvolte, ainsi vous est apparue la première femme reçue par vous. Une ombre... rien qu’une ombre sous cette Coupole. Et cette ombre devrait revivre aujourd’hui, par la voix du seul peut-être qui ne l’ait jamais rencontrée.

     IV. Je suis parti à sa recherche. Je suis allé sur son île d’Amérique, à Mont-Désert. Là-bas tout parle d’elle, la mer immobile, les lacs gelés, le soleil illuminant la glace... Un lieu qui semble au bout du monde.

     Je l’ai suivie dans ses livres. « La réalité d’un écrivain, a-t-elle écrit, est à chercher dans ses livres. » L’œuvre devient vie. Et la vie devient œuvre. Nul, mieux que Madame Yourcenar, n’a témoigné de cette force terrible de l’écrivain. Chez elle, la culture, la pensée, la mémoire, sont les serviteurs de l’écriture. Il n’est jusqu’à la parole qui ne se soumette. Écoutons-la parler, écoutons ces phrases savamment construites qui ne supportent ni le désordre ni l’hésitation. Les mots dits sont encore des mots écrits.

     V. Cette petite fille qui vient de naître, par hasard, à Bruxelles, le 8 juin 1903, la vieille dame de Mont-Désert, assise à son bureau, la contemple. Elle observe le nouveau-né, les doigts de ses poings fermés, ses yeux qui réfléchissent les choses sans les reconnaître. Cette enfant, constate-t-elle, est une privilégiée, et elle le restera. Elle ne fera pas l’expérience du froid et de la faim. Elle ne subira pas la torture. Elle n’aura pas, si ce n’est quelques années, à gagner sa vie. Dans les temps les pires de l’histoire elle ne connaîtra aucune servitude. Mais cette enfant, pour le moment, dort sur les genoux de sa gouvernante, sous un tilleul... Feuilletons ensemble les pages de l’album, comme elle le fit elle-même quand elle voulut rendre la vie à son père, suivons-la du berceau à la tombe, tâchons de l’accompagner.

     VI. Prenons cette première photo. Marguerite Cleenewerck de Crayencour a six ans. Ses longs cheveux noirs tombent sur ses reins. Appuyée à une table de dentelle, elle regarde le photographe, d’un regard résolu, un peu triste. Elle est potelée, elle semble cajoleuse, on dirait que Renoir l’a peinte. Marguerite n’a pas de mère. Cette mère est morte des suites de l’accouchement. Fernande de Cartier – ainsi tombée « au champ d’honneur des femmes », constatera l’écrivain – n’a jamais compté pour sa fille. La mourante a eu le temps d’une dernière recommandation : « Si la petite a envie de se faire religieuse, qu’on ne l’en empêche pas. » Mais le père taira ce vœu, et l’envie ne viendra jamais à la petite.

     Marguerite vit avec son père, tantôt à Lille, tantôt au Mont-Noir, dans la propriété près de Bailleul, où les Crayencour règnent sur le château, sur les terres, sur les gens. La vraie souveraine, c’est Noémi, la grand-mère, bourgeoise très satisfaite, Noémi qui mourra d’un arrêt du cœur, quoique ce cœur, observera Marguerite, eût fort peu servi. Le grand-père et la grand-mère sont riches. Ils forment un couple respecté. Ils gèrent bien le patrimoine et leurs deux beaux enfants. Ils n’ont rien à se dire. Et ils prennent ainsi, écrira-t-elle, « dans un silence poli, ou avec des répliques qui le sont à peine, près de douze mille petits déjeuners ».

     Tout différent est Michel, leur fils cadet, ce père auquel Marguerite devra tant. Dès ses quinze ans il a fait fugue. Toujours vagabond il placera au-dessus de ses lits ces mots qui conduiront sa vie . « On n’est bien qu’ailleurs ». Michel aime les uniformes, les poètes, les femmes, le jeu surtout qui sera sa passion. Militaire il a déserté. À Londres, il s’est fait colleur d’étiquettes, professeur d’équitation, amant surtout de la belle Maud, il s’est cru bafoué, il est rentré en France, il a vécu la cérémonie de l’arrachement des galons. Ses galons il les a reconquis, à nouveau il a déserté pour rejoindre Maud, elle l’a accusé de ne pas être capable de se couper le bout du doigt pour elle, il s’est aussitôt amputé de deux phalanges, il l’aime mais tout n’a qu’un temps, et le temps est venu de penser au mariage. Michel Michel, comme il s’appelait à Londres, redevient en Belgique Michel de Crayencour, il épouse Berthe, dont lui naît un fils, il a plutôt deux femmes, Berthe et sa sœur Gabrielle, il mène la vie qui lui plaît, il se fait tatouer sur le bras ces six lettres qui ressemblent au numéro d’ordre d’un forçat et contredisent sa vie, A N A G K H, la Fatalité. La fatalité est qu’elles meurent, toutes deux, Berthe et Gabrielle, en octobre 1899, à quatre jours de distance. Michel enterre sa femme au caveau familial et c’est la fin de sa seconde vie. Il commence aussitôt la troisième, Fernande de Cartier est belge, de bonne famille, ce jeune veuf est riche et séduisant, ils se marient, cela ne fait pas même un an que Berthe a disparu, Michel et Fernande auront trois années pour se serrer l’un contre l’autre, trois années, dira Marguerite, d’une valse lente à travers l’Europe, dans les musées, les parcs royaux, les sentiers de montagne. Fernande fut enceinte, elle accoucha, elle mourut. Marguerite de Crayencour était née.

     VII. Mont-Noir, Mont-Désert, cette vie a commencé, elle se finira sur des « monts » qui n’en sont pas. Dans cette Flandre française, le Mont-Noir n’est qu’une colline, qui doit son nom aux sapins qui la couvrent. Veuf à nouveau Michel est seul. Avec ses deux enfants. Seul à vrai dire il l’a toujours été. Le temps est partagé entre les marches dans le parc, les promenades à cheval, les joies et les soucis de la première automobile, et surtout la lecture car tous les livres sont ici rassemblés. Un père ? Pas un père, dira Marguerite Yourcenar à Mathieu Galey. « Un monsieur plus âgé que moi », un ami, un étonnant précepteur aussi qui lui apprendra tout, n’importe comment. Au Mont-Noir elle apprend à caresser les chèvres et les moutons, à ne pas déranger le sommeil des lapins, elle apprend à traiter les gens tous de même manière, maîtres ou domestiques, châtelains ou paysans. Elle apprend à être seule aussi.

     Le Mont-Noir vendu à la mort de la grand-mère, Michel emmène la petite à Paris, avenue d’Antin. Elle a neuf ans, Le père continue d’enseigner joyeusement sa fille, il lui enseigne l’anglais, le grec, le latin. Le soir, quand Michel ne sort pas, ils lisent ensemble, Racine, Saint-Simon, Chateaubriand, Flaubert. Ensemble ils vont au théâtre, ou ils sont le théâtre, ils jouent livres en mains Shakespeare et Hugo. Mais elle apprend bien mieux encore. Elle apprend à voir vivre son père, un homme libre que rien ne retient, si ce n’est l’amour. Elle apprend à partir, « on s’en fout », disait-il dès que quelque chose allait mal, « on n’est pas d’ici, on s’en va demain ». Elle apprendra à aimer l’une des femmes qu’aimera son père, Jeanne, « belle et toute bonne », de qui elle tiendra, dira-t-elle, la passion de la vérité et le souci de se rendre meilleure. Elle apprendra à tout regarder, à tenter de tout comprendre. Quand Marguerite était gamine, Barbe, la jolie femme de chambre qui fréquentait les maisons de passe pour ajouter à son salaire, l’emmenait au bordel. On asseyait la petite dans un fauteuil. Un jour les messieurs la firent monter sur une table pour qu’elle récitât ses poèmes... Le père mit Barbe à la porte. Il ne désapprouvait pas pour autant la débauche.

     VIII. Tournons les pages. La voici à seize ans, les cheveux toujours très longs, ramassés sur l’épaule droite, grave, si séduisante par l’élégance des attitudes et la profondeur du regard. Les années de la grande guerre, Michel et Marguerite les ont vécues dans la banlieue de Londres, puis à Paris, puis au bord de la Méditerranée. Elle n’a cessé de lire, d’apprendre, de regarder, de partir. Une nuit de hasard, à Londres, partageant le lit d’une jeune femme, elle a « trouvé, dira-t-elle, d’emblée les mouvements nécessaires à deux femmes qui s’aiment ». Un autre soir un homme l’a initiée, la caressant de la bouche et des mains, l’assurant qu’elle était belle. En 1919, Mademoiselle de Crayencour a passé son baccalauréat à Nice sans avoir mis les pieds à l’école. Écoutons cette bachelière parler d’elle. Elle a, se regardant dans la glace, l’impression d’être quelqu’un d’important, impression qui ne lui passera guère. Elle a aussi, dira-t-elle, une « vague idée de la gloire ». Que faire, sinon tenter de devenir écrivain ? Son père, qui traverse des difficultés d’argent, trouve les trois mille francs qu’il faut pour publier, à compte d’auteur, un premier recueil de poèmes, Le jardin des Chimères, que Marguerite dira plus tard long et ennuyeux, puis un second, Les Dieux ne sont pas morts, plus mauvais encore, affirmera-t-elle. Il lui faudrait un pseudonyme. Avec son père elle s’amuse un soir à faire des anagrammes du nom de Crayencour, déplaçant les mots et les lettres sur une feuille de papier. L’y s’installe naturellement en tête. Marguerite Yourcenar entrait en littérature.

     IX. Le 12 janvier 1929, Michel de Crayencour meurt dans une clinique de Lausanne. Regardons cette jeune femme qui le pleure, qui l’oubliera, qui le retrouvera quand elle en fera le personnage essentiel du Labyrinthe du monde. Elle est élégamment vêtue. Déjà elle affectionne les châles. Les cheveux sont maintenant coupés court, le regard a gagné en mystère, un fin sourire est venu, énigmatique, elle est belle. Pendant dix ans elle a voyagé et elle a écrit, car l’écriture a maintenant conquis sa vie. Elle a parcouru l’Italie, rêvé sur les ruines, aperçu le fascisme naissant. Elle a regardé vers l’Inde, traduit des contes orientaux, publié des poèmes. Elle a entrepris un immense roman qui devait traverser les siècles, en quelques années elle a rédigé des centaines de pages qu’elle jettera pour la plupart.

     Tandis qu’elle soignait son père en Suisse, elle a écrit Alexis ou le Traité du vain combat, étrange récit où se reconnaît l’influence de Gide, longue lettre écrite à sa femme par un homme qui aime les hommes, et qui annonce son départ. « Je vous demande pardon le plus humblement possible, non pas de vous quitter, mais d’être resté si longtemps. » Ce petit livre – l’un des seuls que Marguerite Yourcenar ne récrira jamais – prépare les autres, et déjà il parle d’elle. Il affirme la liberté sensuelle, seulement habillée de la pudeur des mots. Il décrit ces familles où l’on ne se parle qu’à voix basse, où l’on peut être heureux pourvu que l’on ne cesse jamais d’être triste. Il dit l’importance des silences dans la vie. Il dit surtout qu’il faut savoir vivre ce que l’on est, faire ce que l’on veut, savoir partir et laisser partir. « Mon amie, écrit Alexis achevant sa lettre d’adieu à sa femme, je vous ai toujours crue capable de tout comprendre ce qui est bien plus rare que de tout pardonner. »

     X. Feuilletons l’album, et les dix années qui vont à la seconde guerre mondiale. Voici Marguerite Yourcenar désormais seule, sans cesse vagabonde, écrivant, écrivant toujours. En 1931, elle publie La Nouvelle Eurydice, un roman lourdement « littéraire », dira-t-elle, et elle le qualifiera de « véritable gâchis ». En 1934, dans Denier du rêve, récit d’un attentat manqué contre Mussolini, elle explore son talent à mêler l’histoire et les mythes, ici l’anarchisme italien et la légende grecque. Déjà cet ouvrage exprime quelques-uns des thèmes qui deviendront ses obsessions : son refus de toute servitude, son dédain du couple conjugal pris dans « le tissu des banales misères », et sa curiosité de la mort.

     XI. Commencé à Constantinople, achevé à Athènes en 1936, son livre Feux marque sans doute une rupture dans sa vie. Elle, d’ordinaire si discrète sur sa vie privée, l’écrira trente ans plus tard, ce fut « le produit d’une crise passionnelle », d’un grand amour pour un homme qui ne l’aima pas. L’ouvrage rassemble, à travers les mythes de la Grèce antique auxquels est étrangement jointe Marie Madeleine, différents symboles de l’amour total, de l’amour fou. Entre les poèmes en prose, vrais exercices de style, la jeune femme blessée laisse éclater sa révolte avec une brutalité qui la révèle. « Quand je te quitte, j’ai au fond de moi ma douleur, comme une espèce d’horrible enfant. » Et encore : « J’ai touché le fond. Je ne puis tomber plus bas que ton cœur. » S’est-elle alors retenue de la mort ? « Je ne me tuerai pas. On oublie si vite les morts. » A-t-elle perdu jusqu’au goût du bonheur, appris pour toujours la solitude comme sa Marie Madeleine l’avait apprise du Christ, du Christ qui l’avait « sauvée du bonheur » ? L’amour insensé, l’amour éloquent, l’amour bavard, l’amour à la française, comme elle dira, Marguerite Yourcenar ne cessera pas désormais de s’en méfier.

     XII. Peut-être les Nouvelles orientales, parues en 1938, disent-elles un certain apaisement. Les récits pris à la Grèce, aux Balkans, à l’Asie, continuent de mêler les mythes à la vie. Dès ses vingt ans, Marguerite Yourcenar a découvert la littérature orientale. Elle y cherchera, dira-t-elle, mieux que dans nos livres, une intelligence subtile des rapports entre les hommes et les femmes, un sens aigu du flottement des choses, du passage du temps. Le vieux peintre Wang-Fô « avait atteint l’âge où la nuit sert à dormir ». « Il aimait l’image des choses plus que les choses elles-mêmes. » À cinquante ans, Genghi, le plus grand séducteur qui eût étonné l’Asie, s’aperçut qu’il fallait commencer à mourir ; pourquoi se serait-il plaint d’un sort qu’il partageait avec les fleurs, avec les arbres ? Le désir avait appris à Kali, la déesse lasse, l’inanité du désir, le regret lui enseignait l’inutilité de regretter. Tous ensemble ils suggéraient, en souriant, et sans élever la voix, que l’homme et son œuvre étaient irremplaçables, qu’ils s’en allaient bien sûr, comme le vieux peintre Wang-Fô sur la mer de jade bleue que son pinceau venait de créer, qu’ainsi sont les choses, et qu’il ne convient pas d’en faire un drame.

     XIII. Écrit en quelques semaines, entre Capri et Sorrente, Le Coup de grâce éclaire l’autre face de Marguerite Yourcenar, sa part de violence. De nouveau, comme dans Denier du rêve, l’histoire lui fournit prétexte : ce sont cette fois-ci les guerres baltes, et la lutte antibolchevique. Éric von Lhomond semble un lointain parent d’Alexis. Comme Alexis, il aime les hommes. Comme Alexis, il est seul au fond de lui : « Son vice, explique-t-il, c’est bien moins l’amour des garçons que la solitude. Les femmes n’y peuvent vivre et toutes la saccagent. » Né de père prussien, Éric voit s’écrouler le monde de ses ancêtres, il se bat pour le défendre. Il aime l’amitié, qui est respect, acceptation des autres, le contraire de l’amour, il aime la fraternité tragique des guerriers, celle qu’il partage avec Conrad, son camarade. Il ne peut pas, il ne veut pas aimer Sophie, la sœur de Conrad, il la hait parce qu’il est aimé d’elle, et quand il la retrouvera, quand condamnée à mourir elle demandera qu’il lui porte de sa main le coup de grâce, il le fera sans fléchir. « J’ai compris... qu’elle n’avait voulu que se venger, et me léguer des remords. » Féroce roman ! La femme amoureuse est-elle sublimée ou maudite ? Cet aventurier, tendre et cynique, est-il un héros ou un monstre ? Ce jeune Prussien qui déteste les femmes, accuse les juifs, exalte la guerre, la mort et les vertus viriles, qu’en pense vraiment Marguerite Yourcenar ? Ce coup de grâce est un étrange regard sur ce qui vient.

     XIV. Ce qui vient c’est le bruit des bottes du nazisme, c’est la guerre qui surprendra Marguerite Yourcenar en Suisse, au hasard de ses voyages. Ce qui vient, pour elle, c’est une longue aventure, la seule continuité de sa vie, une aventure qui commence par le mot « pollué » d’amour, comme elle dira, qui se continuera dans le partage quotidien des misères et des joies, qui s’achèvera au même cimetière. Grace Frick, une Américaine de son âge, elle l’a connue en février 1937. Ensemble elles ont parcouru l’Europe, passé un hiver aux États-Unis où Marguerite Yourcenar a découvert les negro-spirituals qu’elle traduira, « un grand moment de l’émotion humaine », dira-t-elle. Marguerite a promis à Grace de la rejoindre en Amérique, et ce n’est pas la guerre qui la ferait renoncer. Elle s’embarque à Bordeaux en octobre 1939. Pour un hiver ? Pour une vie.

     Pendant dix ans, dira Marguerite Yourcenar, j’ai abandonné l’idée d’écrire. Elle devra pour la première fois travailler pour vivre, et elle sera professeur de français dans la banlieue de New York. Elle ne publiera pendant ces années que quelques traductions, elle écrira trois pièces de théâtre, et des poèmes, mais il est vrai qu’elle semblera s’éloigner de la littérature. Se repose-t-elle, comme le lui a conseillé Edmond Jaloux qui lui a promis que Le Coup de grâce durerait autant que la langue française ? Souffre-t-elle du malheur du monde ? Ou serait-elle presque heureuse ? Elle a peu parlé de Grace Frick, qu’elle appellera jusqu’à la fin : « la personne avec qui je partage ma maison ». En 1942, elles ont passé leur premier été à l’île de Mont-Désert, dans l’État du Maine. Cet « univers en miniature » leur parut si beau qu’elles décidèrent de s’y fixer. Marguerite Yourcenar a alors quarante ans. Elle sait ce qu’elle aime. Elle aime le silence et le cri des oiseaux dans la nuit, elle aime la sirène d’un bateau qui déchire le brouillard, elle aime ces maisons de bois, ces maisons-là qui meurent, dira-t-elle, comme nous mourons, elle aime, au printemps, les promenades à cheval, elle aime les bouleaux qui se balancent, devant sa fenêtre, comme les mâts des navires, elle aime les gens d’ici, qui semblent ne connaître ni classe ni race, elle aime ce pays de nulle part et de partout, elle pourrait le quitter bien sûr, mais elle s’y fixera, elle y mourra.

     XV. Marguerite Yourcenar croit au hasard. C’est le hasard qui va donner vie aux Mémoires d’Hadrien. En janvier 1949, elle reçoit de Lausanne deux ou trois malles qui contiennent de vieux vêtements, de vieux papiers. Elle commence à tout brûler, et s’arrête sur un fragment d’Hadrien, début d’une version vieille de dix ans, la troisième qu’elle eût rédigée. Mais à ce moment de sa vie cette nouvelle rencontre est décisive. Et pendant trois années, lisant une foule de livres, s’enfermant dans les bibliothèques, renonçant à tout autre travail, elle écrit les Mémoires d’Hadrien. Publié en novembre 1951, le livre connaît un grand succès. La voici en quelques mois transformée en écrivain célèbre.

     Pourquoi Hadrien ? Elle s’en est expliquée. Cet empereur, qui intervient à un moment exceptionnel de l’histoire de Rome, est intelligent en tout. Il sert les arts, il améliore la condition de l’esclave, et porté par Marguerite Yourcenar il anticipe de plusieurs siècles : il rêve d’une juste répartition des biens, il protège les arbres menacés, il fait réduire le nombre des attelages qui encombrent les rues de Rome. Ainsi l’empereur romain sort-il de son temps pour incarner le souverain très éclairé que Madame Yourcenar voudrait au monde. Mais en même temps il est proche d’elle, et des personnages auxquels elle a donné vie. Pour Hadrien, comme pour Marguerite, tout ce qui est humain vient d’Athènes. « C’est en grec que j’aurai pensé et vécu », dit-il. Par sa dureté, par sa lucidité, Hadrien rappelle Éric, c’est un Éric qui a fait carrière. « Tout bonheur est une innocence », avait dit Alexis. Hadrien répond, en écho « tout bonheur est un chef-d’œuvre ». Aucun des deux n’y croit, pas plus que Marguerite. L’empereur romain ne s’intéresse ni à sa femme ni à ses maîtresses, il redoute, dit-il, « le cercle étroit des femmes, leur dur sens pratique, et leur ciel gris dès que l’amour n’y joue plus ». Mais qu’il rencontre le regard d’un jeune Grec, assis au bord d’une vasque et qui semble rêver, et le monde soudain bascule : « Ce beau lévrier, avide de caresses et d’ordres, se coucha sur ma vie. » Et quand Antinoüs prend sa barque pour s’en aller de la vie d’Hadrien, l’empereur retrouve les mots vengeurs d’Éric. « Un être insulté me jetait à la face cette preuve de dévouement ; un enfant inquiet de tout perdre avait trouvé ce moyen de m’attacher à jamais à lui. »

     Et Marguerite Yourcenar a d’autres raisons encore d’aimer cet Hadrien. Il partage cette sagesse qu’elle voudrait se donner. À soixante ans, il commence à « apercevoir le profil de sa mort ». Regardant derrière lui il juge qu’il a utilisé de son mieux ses vertus, qu’il a tiré parti de ses vices. Il est heureux d’avoir aimé la beauté, la volupté, et même les vérités toute simples de la débauche. Il n’a pas d’enfant mais qu’importe ! Ce n’est pas par le sang que s’établit la vraie continuité humaine. Il sait qu’il va bientôt mourir, que sa « petite âme tendre et flottante » va devoir renoncer aux jeux d’autrefois, il tâchera « d’entrer dans la mort les yeux ouverts ». Ce message il est désormais celui qu’Hadrien et Marguerite transmettront ensemble.

     XVI. Revenons à notre album. À Mont-Désert Madame Yourcenar est assise à son petit bureau, devant sa machine à écrire. Elle a passé ses cinquante ans. Son visage ridé, son corps épaissi, enveloppé dans une grande robe de chambre, expriment une souveraineté qui tient à distance. Cet écrivain a vendu son livre à des centaines de milliers de lecteurs, ce livre qu’elle avait cru écrire, dira-t-elle, pour dix personnes. Elle a reçu des prix, et l’une de vos couronnes. Comme Madame Yourcenar est très courtoise, elle répond à toutes les lettres qu’elle reçoit. Et elle ne cesse de travailler. Elle corrige plusieurs de ses romans, elle compose des pièces de théâtre, elle publie des essais, elle donne des conférences, elle est partout, inlassablement présente.

     Ce qui la ramène à Mont-Désert et parfois l’y retient, c’est la maladie de la personne qui partage sa maison, sa « Petite Plaisance », car la maladie s’est installée là-bas... Dans le petit bureau où elles travaillent toutes les deux, face à face, l’un des fauteuils verts sera de plus en plus souvent vide. Mais voici que Zénon est rentré dans la vie de Madame Yourcenar. Il ne la quittera plus.

     XVII. L’Œuvre au noir fut un long enfantement. La lointaine origine en fut une lecture, dans la bibliothèque paternelle. Zénon, dans le grand projet de sa jeunesse, n’eût été qu’un épisode d’immenses Archives du Nord. Mais, en 1962, la vie de Zénon commence à devenir une œuvre autonome dont Marguerite Yourcenar poursuit la rédaction à travers tous ses voyages. Bientôt elle s’y consacre totalement. L’Œuvre au noir fut publié à Paris, en mai 1968, et le moment ne lui déplut pas.

     « Je tiens Zénon par la main, dira-t-elle, et quoi qu’il arrive je suis sûre qu’à ma mort il sera près de moi. » De sa naissance illégitime à Bruges jusqu’à la mort qu’il choisit de se donner dans une prison de sa ville natale, Zénon, médecin, alchimiste, philosophe, est la savante invention d’un homme nouveau, enfant de la Réforme et de la Renaissance, seulement conduit par l’intelligence et la raison, un homme libre dont Marguerite Yourcenar a voulu nous léguer le modèle. Devenir homme, voilà tout l’effort de Zénon. Zénon a aimé les jeunes femmes et les jeunes gens, et c’est maintenant sans eux qu’il se sent vraiment libre. Zénon ne cesse de penser, mais l’acte de penser l’intéresse maintenant plus que les douteux produits de la pensée elle-même. Zénon n’a plus besoin de sa mémoire pour connaître le monde, car le souvenir, écrit-elle, n’est plus pour lui « qu’un regard posé de temps en temps sur des êtres devenus intérieurs, et qui ne dépendent plus de la mémoire pour continuer d’exister ». Et quand vient son procès, pour lui l’égal d’une partie de cartes, Zénon le joue les yeux ouverts, comme l’eût fait Hadrien, sans mentir car il a perdu toute aptitude au mensonge, sans illusions car il entend déjà « l’immense rumeur de la vie en fuite ». Reste à vivre la mort qu’il a choisie... rien qu’un étrange quart d’heure. « Il était libre. »

     Pour ce livre, le plus important de son œuvre, dira-t-elle, Marguerite Yourcenar fut comblée d’éloges, couverte d’honneurs. Elle est partout, en Europe, aux États-Unis, partout célébrée. Mais voici qu’à partir de 1971 elle semble apaiser son humeur vagabonde, et pendant huit années elle passera la plus grande part de son temps dans son île. C’est qu’elle a repris le projet de son adolescence, ce Labyrinthe du monde, mémoires d’un genre nouveau où l’auteur explore la somme des vies dont il est le résultat, car « ce bout de chair rose pleurant dans un berceau bleu », venu un certain lundi de l’année 1903, il n’est que l’aboutissement d’une longue histoire, celle de ses aïeux, celle des terres où ils ont vécu, des civilisations qui les ont formés. L’histoire, a-t-elle écrit, devient comparable à une immense circulation sanguine. Elle va vers Marguerite de Crayencour, l’héritière des siècles, des lieux, des gens. Mais elle remonte aussi de cet écrivain qui lui restitue la vie, et lui donne un sens. Marguerite Yourcenar n’achèvera pas le troisième livre, Quoi ? L’éternité, celui qui commençait à parler d’elle. Mais ce n’était pas l’essentiel. « Les incidents de cette vie, a-t-elle dit, m’intéressent en tant que voie d’accès... » Tous ces gens avaient été son chemin. Elle était devenue le leur.

     XVIII. Si Madame Yourcenar ne quitte plus son île, ces années-là, sauf pour de rares voyages, c’est aussi qu’elle y soutient dans un long combat contre la mort celle qui fut sa compagne de quarante années. Grace Frick meurt à Petite Plaisance, le 18 novembre 1979. Que reste-t-il à Marguerite sinon à vieillir, aussi bien qu’il se peut, et bien sûr à écrire ?

     Tournons les dernières pages, regardons les dernières photos. Ses cheveux chassés derrière les oreilles ont blanchi, le visage plissé a réduit la place des yeux et accru celle du nez devenu provocant. Le corps enflé est enfoui dans les châles, dans les voiles, c’est une vieille dame. Mais quel regard 1 Quelle majesté des gestes ! Et toujours la même voix précieuse, la même langue élégante, presque savante, qui semble venue du dix-huitième siècle. À lire lentement les trois livres qui nous promènent dans Le Labyrinthe du monde, nous observons qu’avec le temps l’écriture de Marguerite Yourcenar s’est dépouillée, durcie. Est-ce l’âge qui la pousse à l’économie des mots ? Serait-ce qu’elle prend un brutal plaisir à décrire cette société que dominaient un dieu borné, la famille, l’argent, l’ordre et les bonnes manières ? Sa langue se fait plus concise, plus violente même, tandis que le temps la presse. L’écriture de Madame Yourcenar vieillit bien, comme elle-même.

     XIX. Vous l’avez reçue, Messieurs, le 22 janvier 1981, et elle s’en est allée, elle est partie pour le sud du Maroc, elle a fait en quelques semaines plus de voyages que la plupart en une vie. Et partout elle écrit. Elle écrit sous les arbres, elle écrit dans les bateaux, elle écrit dans les aéroports, les feuilles posées sur les genoux, elle achève Un homme obscur, portrait d’un homme inculte qui se méfie des livres et pense sans l’intermédiaire des mots, le contraire de Marguerite Yourcenar, mais ce Nathanaël la rejoint pour vivre comme elle sans bagages, et pour lever sur le monde le même regard clair. Elle écrit Une belle matinée, rêve d’un enfant qui fait le pitre, et qui, déguisé en acteur, vit d’avance toutes les vies.

     Et comme elle partage, à certains moments, le pessimisme de Mishima qui ne voulait plus d’un monde d’où l’argent avait chassé l’esprit, elle rédige Mishima ou la vision du vide, elle contemple, comme fascinée, le théâtre du suicide rituel, elle regarde le jeune et beau Morita qui s’essaie à décapiter Mishima, elle suit des yeux les deux têtes qui roulent sur le tapis. « Deux épaves roulées par la Rivière de l’Action... » Conduire sa vie, décider de sa mort, voilà au moins les privilèges de l’homme libre.

     Marguerite Yourcenar n’arrête plus de voyager, de parler d’elle, de laisser parler d’elle, d’empêcher que l’on parle d’elle. Que veut-elle désormais, cette « star » de l’intelligence et de la sagesse, dont les livres sont lus partout dans le monde et les mots religieusement écoutés ? Elle veut sauver la vie, lutter contre le surpeuplement de la planète, elle veut que l’homme retrouve l’idée de sa continuité, elle veut se battre contre la sottise et l’idée folle que chacun peut, après soi, laisser la place au chaos, elle voudrait que l’intelligence et la compassion parcourent le monde, et la sagesse aussi. Elle voudrait mourir lentement, que la mort s’insère peu à peu en elle, elle voudrait avoir le temps de revoir les jacinthes du Mont-Noir, les dunes des Flandres, les longues coulées de glaciers sur les rochers de Mont-Désert, et Olympe à midi, et le cap Sounion au couchant. Et encore avoir le temps d’entendre la messe de Résurrection dans un village, au bord de la mer Égée...

     XX. Et le temps lui manqua. Elle est morte, le 17 décembre 1987, à 21 h 30, à l’hôpital de Bar Harbour. Elle put voir encore de la fenêtre de sa chambre la neige qui tombait et recouvrait Mont-Désert. Hadrien et Zénon lui tinrent-ils la main ? À l’église proche, un mois plus tard, un office fut célébré dont elle avait réglé chaque moment. Le pasteur lut des textes catholiques et des textes bouddhiques, dont un poème religieux : « Ne me demandez plus rien. Mais prêtez l’oreille aux voix des pins et des cèdres quand le vent se tait. » La lecture d’une phrase de Michel de Crayencour acheva le service. C’était le 16 janvier. Le soleil faisait briller la neige.

     Elle fut mise en terre, au petit cimetière de Somesville, tout près de là, entre les pins, près de la mer. Ses cendres avaient été placées dans un châle blanc, puis dans un panier indien recouvert d’un autre châle et enveloppé de l’étole blanche qu’elle portait ici, ce jour où vous l’avez reçue. L’hiver il faut écarter la neige pour découvrir, presque sous un chêne, deux petites dalles noires. L’une est celle de Grace Frick. Sur l’autre on lit « Marguerite Yourcenar 1903-1987 », et cette inscription, prise dans L’Œuvre au noir : « Plaise à Celui qui est peut-être de dilater le cour de l’homme à la mesure de toute la vie. » On ne peut aller plus loin.

     XXI. À la suivre ainsi de sa naissance à sa mort, comme une continuité, je crains de l’avoir simplifiée. Il faudrait, pour parler d’elle, avouer ses violents désirs, ses colères, ne pas chercher à tout prix, dans ses attitudes, dans ses livres, les leçons d’une sagesse sans remous. Il faudrait dire ses appétits, ses désespoirs, ses folies même, enveloppés dans le drapé des mots.

     Qui fut-elle ? Le rêve a envahi son œuvre, elle a été hantée par les mythes, mais elle a cultivé la sèche réalité des choses et des gens, elle ordonnait sa cuisine en bonne ménagère comme elle voyageait parmi les étoiles. Elle ne cessait de se promener dans l’histoire et dans l’éternité, mais le miracle d’une fleur dans son jardin, d’un oiseau qui se posait près d’elle l’émerveillait, elle était éprise du plus infime destin. Elle exalte chaque vie, elle lui voue un infini respect, mais elle voit partout des gens insensés ou médiocres, réduits à la dimension de ce « sous-produit » de la vie qu’est pour elle le bonheur. Au fond elle aime les hommes, comme elle aime les plantes et les animaux, parce qu’elle est fascinée par la vie, par l’unique, et parce qu’elle déteste tout ce qui détruit.

     Les aime-t-elle vraiment ? Elle affectionne l’humanité tout entière, mais elle ne s’intéresse à aucune communauté. Et comme elle n’a ni famille, ni patrie, ni frontière, comme elle est de partout, elle dédaigne vite ceux qui sont de quelque part, les enracinés du sol, ou des mœurs, les ligotés de la tête et du cœur. Elle ne voit nulle différence entre les races, entre les classes, elle voudrait tous les hommes libres, mais elle se détourne des luttes qui tentent d’y conduire, le combat politique lui paraît subalterne, elle aime les marginaux, les irréguliers, non les révolutionnaires, elle entretient au fond la nostalgie d’une société rurale, sans bourgeois arrogants, sans signes de distance, où les aristocrates et le bon peuple vivraient ensemble familiers et heureux. Elle voudrait que les femmes eussent la liberté des hommes, qu’aucun préjugé jamais ne les retint, mais le féminisme lui semble un combat réducteur, presque raciste, et les mots les plus sévères fustigent tout au long de son œuvre la femme qui consent à la condition féminine, au mariage, à l’enfant, à la maison, au ciel épais de l’amour de l’homme. Elle s’est construit avec le temps une sorte de sagesse bouddhique qu’elle voudrait enseigner, et ce qui se lit aussi dans ses livres, presque jusqu’à la mort, c’est une avidité que ni l’âge ni les épreuves n’ont pu tarir, la fascination de la volupté, parfois même de la débauche. Elle a tôt cessé d’être catholique, elle ne veut pas connaître le péché, ni l’imbrication de l’amour et du mariage, ni la proscription du plaisir, elle s’est tournée vers l’Orient, elle se reconnaît toutes les religions, mais elle ne croit pas que l’Être éternel soit mort, elle a souhaité que le prieur des Cordeliers fût près d’elle au moment du grand passage, et la voici qui dort à Mont-Désert sous l’invocation de Celui qui est peut-être...

     Regardons-la, avec tendresse et vérité, dans les dernières années, quand elle vit sa vieillesse les yeux si grands ouverts. Elle croit à la solitude, et ne peut pas rester seule. Elle est indifférente à l’opinion, mais elle ne cesse de s’expliquer sur ses livres, d’y ajouter des notes pour aider à les comprendre et pour les justifier. Elle méprise les honneurs et elle les accueille avec satisfaction, contente à la fois d’en profiter et d’en sourire. Elle redoute toute vanité, elle mesure l’insignifiance de la vie sociale, mais la vieille dame qui parcourt le monde assume très bien son importance, elle semble accompagnée d’une cour, elle dit « Nous » en parlant d’elle, on l’appelle Madame, c’est une reine !

     Ces balancements ne sont pas des faiblesses. Ils sont les mouvements contraires du cœur et de l’esprit, du corps aussi, qui font la vie. Et le meilleur de Marguerite Yourcenar est peut-être cette passion d’exister qui secoue son œuvre. Même la mort, elle en fait encore un merveilleux incident de la vie. Pour Hadrien, le moment du plus grand regard. Pour Zénon, une porte qui s’ouvre. Pour Nathanaël, l’homme obscur, couché sur l’herbe, un doux lit d’où il pourra regarder les dunes, écouter les vagues. Pour Mishima, le seul trajet qui le mène hors d’un temps qu’il méprise. « La mort, écrit-elle, suprême forme de la vie... »

     XXII. Grand écrivain ? Que disent ces mots, et quel temps permettrait d’en juger ? Mais écrivain... à coup sûr ! Elle a écrit comme elle faisait son pain, car elle faisait son pain. « Il y a un moment, disait-elle, où on sent qu’il ne faut plus pétrir. Un moment d’émerveillement. » Elle a écrit pour être émerveillée, pour inventer et retrouver les vrais compagnons de sa vie, pour entendre battre son cœur. Elle aimait écrire, elle aimait son œuvre, et elle aimait que son œuvre fût aimé. Mais elle ne se faisait guère d’illusions sur « le monde des mots couchés dans les livres », sur le sort de ce nom, « Marguerite Yourcenar », dans les annuaires de la postérité. Elle savait comme Hadrien que « la mémoire des hommes est un cimetière abandonné », que les siècles ne rendent pas plus justice aux écrivains qu’à quiconque, qu’ils dressent des statues à des usurpateurs, et qu’ils enfouissent des génies que les hasards ont recouverts. L’histoire de la littérature n’est pas différente de l’histoire des hommes. On peut lire, sur les tombes, des noms justement célébrés. On peut aussi y visiter la fosse commune de nos erreurs.

     XXIII. Commençant ici son discours sur Roger Caillois, Marguerite Yourcenar assurait que parmi les privilèges qui lui échurent – et elle n’en a pas manqué – elle n’en connaissait pas « de plus haut que celui d’avoir à faire l’éloge d’un grand esprit ». M’accordant de lui succéder, vous n’avez pas fait, Messieurs, que m’attribuer un tel privilège, vous m’avez donné le bonheur de vivre quelques mois avec elle, de le croire au moins, de déjeuner avec elle dans sa cuisine de Mont-Désert, parmi les bocaux alignés, les coquillages épars, et tous les animaux du monde assemblés en miniature sur un plateau, de grimper derrière elle l’étroit escalier aux marches devenues trop hautes les dernières années, pour la conduire à sa chambre, sa chambre d’où elle voyait les arbres, d’où elle devinait la mer, d’où elle allait au bout du monde et plus loin.

     Et j’ai appris à comprendre pourquoi vous l’aviez reçue parmi vous, et pourquoi, même partie, même absente, elle fut, elle reste des vôtres. Dans son œuvre, dans sa vie, elle a infatigablement défendu ce qui donne à l’aventure humaine, comme elle disait, son plus grand espace, sa plus haute dignité. Elle a voulu que chaque vie fût une conquête de la liberté, libre le corps, libres les mœurs, libre l’intelligence, libres les curiosités, les passions et les indifférences. Elle a lucidement observé l’éphémère, le tragique de chaque destin, elle a mesuré nos infirmités, elle a tenté de faire le tour de nos prisons, de la sienne en tout cas, elle a vu l’homme détruire l’homme par sa férocité et aussi par son progrès, et pourtant elle a merveilleusement dit, répété, jusqu’au dernier jour, qu’il nous fallait toujours regarder, toujours repartir, tout faire et dire pour laisser le monde plus beau et plus intelligent, et encore qu’il ne faut jamais rien clore, ni sa pensée ni sa porte, et que notre aventure est de nous rendre chaque jour plus libres de chacun et plus respectueux de chacun. Elle a plus fait que le dire. Elle a porté témoignage. Et il me semble que ce témoignage, il est celui que vous tentez de porter vous-mêmes, à travers vos différences et vos contradictions.

     « Soyez pour vous-même une lampe. » Soyez-le pour vous, et s’il se peut pour ceux que vous rencontrerez. Elle a tant aimé la liberté et la lumière, toute liberté, toute lumière, même reçues de la souffrance ! Souvenez-vous de ce cri de sa jeunesse : « Solitude... Je ne crois pas comme ils croient. Je ne vis pas comme ils vivent. Je n’aime pas comme ils aiment.. Je mourrai comme ils meurent. » Et ce fut son destin.