Discours de réception de Henri Bergson

Le 24 janvier 1918

Henri BERGSON

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Henri Bergson, avant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Émile Ollivier, y est venu prendre séance le jeudi 24 janvier 1918, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Laissez-moi d’abord vous dire en toute simplicité ce que j’éprouve : une reconnaissance très vive pour l’Académie qui m’accueille, le sentiment très net que je ne méritais pas cet honneur. Beaucoup d’autres, je le sais, ont parlé dans les mêmes termes en venant s’asseoir à la même place ; et parfois on leur a reproché, comme une inconséquence, de s’être offerts à votre choix quand ils se jugeaient si peu dignes de votre suffrage. C’est qu’une prétention peut ne pas s’apparaître comme excessive, tant que l’indiscrétion de la demande est tempérée par l’indécision du résultat. Mais dès qu’elle a bénéficié de votre indulgence, elle se questionne sur sa légitimité, et le doute qui portait sur l’effet reflue vers la cause. Aussi serais-je confus de ma témérité, aujourd’hui, si vous me laissiez le loisir de penser à elle. Mais vous appelez l’attention du nouvel élu sur un plus haut objet : vous lui demandez d’étudier son prédécesseur, d’apprécier une œuvre, une vie, et d’apporter sa pierre, si mal taillée soit-elle, au monument que vous élevez depuis trois siècles à la gloire des lettres françaises. Vous ne sauriez d’ailleurs le soumettre, pour ses débuts, à une plus redoutable épreuve. Approfondir une œuvre n’est déjà pas aisé ; mais quand on songe au peu que l’on sait des personnages qu’on a le plus fréquentés, à l’ignorance où l’on demeure souvent de celui avec lequel on a inséparablement vécu, je veux dire de soi-même, on est pris de peur à l’idée d’avoir à poser sur le sable mouvant du témoignage humain la reconstruction d’un caractère, et à faire l’histoire d’un homme. Que sera-ce, s’il s’agit d’un homme politique, et qui ne voulut être d’aucun parti, et que tous les partis eurent intérêt à dénigrer ? Déjà l’histoire de M. Émile Ollivier serait difficile à retracer si sa carrière eût pris fin avant les événements de 1870 : contre cet homme, qui n’a jamais su haïr ni mentir, on eût recueilli de tous côtés des témoignages sophistiqués et des paroles de haine. Mais il fut ministre en 1870 ; et quand vint la catastrophe que la folle politique de 1866 avait préparée, que l’aveugle imprudence des partis contribua ensuite à rendre inévitable, amis et adversaires de l’Empire s’accordèrent à lui en faire porter la responsabilité. Même sans cette conjuration tacite, le souvenir de la guerre fût resté attaché à celui du Ministère qui la déclara : comment notre jugement sur Émile Ollivier ne serait-il pas obscurci par toutes les tristesses associées à l’évocation de son nom, un nom qui n’a pu être prononcé pendant quarante-quatre ans sans que surgit aussitôt l’image de la patrie en deuil ? Fatalité, tel est le mot qui résonnait à notre oreille pendant que nous considérions l’homme et que nous récapitulions son histoire. Fatalité, la réalisation éphémère, l’écroulement soudain d’un des plus beaux rêves politiques qu’on eût faits depuis la Révolution. Fatalité, le concours de circonstances qui porta à la tribune, pour y pousser le cri de guerre, le seul peut-être de nos hommes d’État qui eût toujours voulu la paix. Fatalité, le ricochet mortel d’un mot inoffensif, du mot léger qui écrase, du mot qui, semblable à la particule solide tombant dans une solution sursaturée, avait instantanément cristallisé contre lui tout ce que dix-huit d’années d’Empire soulevèrent de ressentiments, de haines et de colères. Ah ! jamais le sort ne fut plus perfide, jamais les événements ne se moquèrent plus cruellement d’une volonté humaine ! Émile Ollivier s’en rendait mélancoliquement compte. Il disait que son ministère n’avait pu forcer le destin. Et il en résumait l’histoire dans cette magnifique image : « Les ministres du 2 janvier rappellent les musiciens de Roméo et Juliette, qui avaient été conviés au festin de noces, et qui arrivèrent pour chanter les complaintes de la sépulture. »

C’étaient pourtant des fées bienfaisantes qui s’étaient donné rendez-vous autour de son berceau. L’une avait dit : « Tu seras musicien ou poète. En attendant que tu viennes t’asseoir où se sera assis Lamartine, je veux répandre autour de ta personne un parfum lamartinien. » Une autre : « À nulle forme du beau tu ne seras insensible ; et comme tu auras étudié, analysé, approfondi ce que la France et l’Italie ont fait de meilleur dans les lettres et dans les arts, tu seras le spécimen rare, peut-être unique, d’une culture deux fois latine. » Une autre : « Parce que ton âme sympathisera naturellement avec les autres âmes, tu pénétreras sans effort dans les replis secrets du cœur humain. Sois moraliste, sois romancier, sois le peintre des hommes de ton temps. » Une autre : « Évoque plutôt les hommes d’autrefois. Au passé mort tu es fait pour réinsuffler la vie. » Une autre : « Non, le passé ni le présent ne sauraient te satisfaire, parce que tu seras de ceux dont il est dit qu’« ils ont faim et soif de « justice », que « pour la justice ils vivent et combattent ». Je te vois réformateur des lois et des constitutions, manieur de foules, entraîneur d’hommes... » Et comme elles allaient se quereller, celle qui n’avait pas encore parlé dit à l’enfant : « Tu auras tous les dons qu’on t’offre, et d’autres encore ; mais vois, je mets chacun dans tous et de tous je ne fais qu’un : l’éloquence. Une éloquence si simple et si pure, qu’on se demandera d’elle, comme devant l’architecture d’un temple grec, de quoi elle peut bien être faite. Une éloquence pourtant si riche et si pleine, que l’analyse y découvrira, une à une, les qualités et connaissances qui font le juriste, le moraliste, l’historien, le poète et même le musicien, comme le prisme fait apercevoir les couleurs de l’arc-en-ciel dans un rayon de lumière blanche. Toutes les formes possibles de l’éloquence surgiront au cours de ce siècle qui sera, de tous les siècles de l’histoire, celui où l’on aura le plus parlé : la tienne aura le privilège d’enchanter les délicats en entraînant la foule, de dédaigner les moyens matériels pour aller droit aux âmes, et d’imprimer à la consécution des phrases et des mots un tel caractère de nécessité, une si évidente marque de prédestination, que la puissance et l’éclat de ta parole sembleront n’être que la force et la splendeur de la vérité. À d’autres le titre d’homme éloquent : tu seras l’éloquence même. »

J’ai vu, Messieurs, quelques-uns de ceux qui avaient entendu M. Émile Ollivier. Quarante ans avaient passé sur ce qu’ils éprouvèrent, et ils n’étaient point encore revenus de leur émerveillement. Après de vains efforts pour exprimer ce qu’ils déclaraient d’abord inexprimable, ils finissaient, les uns et les autres, par mettre l’accent sur deux points : l’incomparable richesse de ce génie oratoire, et sa spiritualité très haute. Mais ne faisaient-ils, par là, que caractériser la parole de votre confrère ? Ils donnaient aussi bien, ce me semble, les traits essentiels de son œuvre et de sa personne.

Je ne connais pas d’œuvre, en effet, qui témoigne d’une érudition plus vaste ni de qualités plus variées. Captivante, entraînante, elle l’est du commencement à la fin, depuis ces dix-sept volumes d’Empire libéral où les souvenirs personnels, s’organisant avec l’histoire, l’animent d’une vie intense et lui donnent l’intérêt du drame le plus poignant, jusqu’au gracieux roman de Marie-Magdeleine et aux jolies études sur Michel-Ange, en passant par un gros traité de droit ecclésiastique, par un ouvrage capital sur le Concile du Vatican, par le fameux mémoire sur Le 19 janvier, par tant d’importants travaux sur des questions de philosophie politique, sociale et morale. On peut ouvrir ces volumes au hasard, partout on sentira l’écrivain de race. Mais si l’on veut choisir, on ira chercher les portraits encadrés çà et là, surtout dans l’Empire libéral. Quel don d’évocation ! Que de pénétration fine ! Tantôt, d’un trait jeté en passant, l’auteur marque ingénieusement une qualité ou un défaut, par exemple la sagacité de Morny : « Il écoutait ce qu’on pensait plutôt que ce qu’on disait », ou la lucidité de Vuitry : « Il entrait dans une question comme un rayon de lumière dans un paysage. » Tantôt il s’amuse à crayonner une esquisse légèrement caricaturale, comme celle d’un orateur illustre qui fut votre confrère : « Personne n’a fait répandre plus de larmes et n’a eu le cœur moins larmoyant : non pas qu’il l’eût de pierre ; il l’avait de bois, du bois mélodieux d’une planche d’harmonie. » Mais le plus souvent il fait évoluer devant nous son personnage, le renvoie quand nous croyons l’avoir assez vu, le ramène pour nous montrer que nous ne le connaissons pas encore, explique l’un par l’autre son passé et son présent, éclaire du même coup sa physionomie et son histoire, et de détail en détail, de l’accessoire à l’essentiel, poussant l’analyse jusqu’au degré de profondeur où elle devient synthèse, développe une à une les puissances d’un art qui, spontané et réfléchi, rappelle tantôt Sainte-Beuve et tantôt Saint-Simon.

Mais de son œuvre, comme de sa personne, ces brillantes qualités n’étaient que l’enveloppe matérielle : c’est la passion du bien qui en était l’âme. En toute circonstance, qu’on lui parlât du passé ou du présent, de ce qu’on faisait ou de ce qu’on pourrait faire, la même question revenait sur les lèvres de M. Émile Ollivier : « Où est le droit ? où est le devoir ? qu’exige, qu’eût exigé la justice ? » Tel vous avez connu votre confrère au déclin de l’âge, incapable de s’attarder longtemps au relatif, le rapportant aussitôt à l’absolu, et consentant tout au plus, pendant les premiers instants, à laisser la conversation rouler sur des sujets terre à terre, comme l’aéroplane à donner quelques tours de roue en vue de s’envoler. Mais tel il était dès sa première jeunesse. J’ai eu entre les mains les feuillets jaunis du journal qu’il commença à tenir en 1846, à l’âge de vingt ans. On lit à l’une des premières pages, à la date du 11 juillet : « S’imposer une mission élevée, un rôle glorieux. Dieu veuille que le mien soit de défendre tous les droits méconnus ! » Et un peu plus loin : « Faisons, autour de nous, taire le bruit extérieur. Il faut que la délibération de notre conduite se passe au plus profond de notre conscience, en présence de Dieu seul. » Et quelques jours après : « À chaque action nouvelle, se représenter le tribunal de Dieu, et se demander si ce juge miséricordieux et terrible la justifierait. » Le journal continue ainsi, tellement indifférent aux choses de la vie journalière qu’on s’étonne d’y trouver des indications de dates : elles n’ont été mises là, semble-t-il, que pour rappeler l’existence du temps à une âme ivre d’éternité. D’un bout à l’autre, l’accent est religieux. Religion naturelle, qui venait à Émile Ollivier du plus profond de lui-même. Malgré le respect et l’admiration qu’il eut toujours pour le catholicisme, il s’en tint, pour sa part, à ce spiritualisme inné. Mais à son spiritualisme il trouvait l’aliment le plus approprié dans Pascal, dans Bossuet, et surtout dans l’Imitation : aux heures où les églises sont solitaires, a dit un témoin de sa vie, il venait s’y asseoir et y méditer.

Sur les hauteurs où il aimait ainsi à se tenir, Émile Ollivier fut toujours un isolé, malgré sa sociabilité très grande. Il ne releva jamais que de lui-même. Une seule fois dans sa vie il fit partie d’un groupe : c’est lorsqu’il fut un des Cinq de l’opposition. Mais dans ce parti, qui ne comptait que cinq membres, il y en avait au moins trois avec lesquels il ne s’entendait pas. Il était tout jeune, il avait vingt-quatre ans, quand, à la suite d’une tournée de conférences politiques qui déplurent au préfet du Var, il fut poursuivi sous l’inculpation de « tenue illégale de clubs ». L’accusation eut un moment d’embarras : Ollivier n’avait parlé qu’une fois en chaque endroit ; or, sans périodicité, pas de club. Mais bien vite elle passa outre : « Vous êtes, dit-elle à Ollivier, un club ambulant. » Elle ne croyait pas si bien dire. Même devant un grand auditoire, c’est à sa propre conscience, avant tout, qu’Émile Ollivier s’adressait. Il était à lui-même son public, son parti, son école, son église.

Que, dans ces conditions, il ait eu prise sur les hommes, cela s’explique par son incomparable éloquence et par l’irrésistible attrait d’une idéalité supérieure. Mais, pour retenir durablement ceux qu’on attire, des fils aussi délicats ne suffisent pas ; il faut des liens plus épais. Jamais Ollivier ne voulut rendre les services, grands et petits, par lesquels on s’attache une clientèle. Comme il dédaigna cette méthode de se faire aimer, il ne voulut pas davantage se faire craindre. Son bon cœur l’empêcha de sévir, lorsqu’il fut au pouvoir, contre les subordonnés qui contrariaient son effort. Son désintéressement était tel que ses pires ennemis durent y rendre hommage, et que ses meilleurs amis s’en désolèrent. « Quand on est ainsi, s’écria un jour son grand admirateur Émile de Girardin, on ne s’occupe pas de politique, on se fait moine. » Telle était bien, à certaines heures, l’opinion d’Ollivier lui-même. Il a défini quelque part la politique « une absence de principes ». Il disait, il écrivait à droite et à gauche : « Je n’étais pas fait pour ce métier ; j’ai trop de bonne foi et d’ingénuité. » À aucun prix il n’eût utilisé, même pour les fins pratiques les plus hautes, les parties basses de la nature humaine, la cupidité, l’égoïsme, l’envie. Il était l’artiste qui voudrait tout droit sculpter son idéal dans le marbre, sans passer par l’intermédiaire de la terre glaise où l’on se salit les mains. Mais le marbre est dur à qui dédaigne la glaise. Sourdement, presque à leur insu, les meilleurs d’entre nous en veulent à celui qui pratique le détachement dans un domaine qui est, après tout, celui de l’attachement à la vie. Là est peut-être le secret de la fatalité qui a pesé sur des existences dignes d’admiration. Ce que nous appelons de ce nom n’est souvent que la revanche des forces naturelles sur la volonté humaine, quand l’esprit a trop contraint la matière ou prétendu se passer d’elle. Orphée entraînait les fleuves, les arbres et les rochers au son de sa lyre ; mais les Ménades le mirent en pièces.

Dans les premiers jours de mars 1848, une chaise de poste pavoisée aux couleurs nationales amenait à Marseille celui que le gouvernement provisoire venait de nommer commissaire général des Bouches-du-Rhône et du Var, véritable dictateur investi de pouvoirs à peu près illimités sur deux départements. La surprise dut être grande quand on vit descendre de la voiture un tout jeune homme, — on eût dit un enfant. Il avait vingt-deux ans à peine. C’était Émile Ollivier.

Il avait voyagé avec son père, l’éloquent, l’impétueux, le généreux et génial révolutionnaire Démosthène Ollivier. À chaque relais de la voiture, Démosthène, debout sur le marchepied, haranguait les populations. Pour l’ère nouvelle qui venait de s’ouvrir, il annonçait l’égalité définitive, la liberté complète, la fraternité universelle. Émile le laissait faire ; mais arrivé à Aix, qui était la première ville de son ressort, il lui dit tout doucement : « À moi maintenant, cher père. » Et devant le père surpris, malgré lui charmé, il définit la république telle qu’il l’entendait, une république sage, qui avancerait prudemment par le commun effort des partis réconciliés. Telle est la politique qu’il apportait à Marseille.

Ce fut d’abord un enchantement. Le jeune commissaire s’adressait aux légitimistes comme aux républicains ; il les conjurait d’oublier les vieilles querelles ; à tous il communiquait son ardeur. Le poète Méry a parlé de cette éloquence de feu, et des scènes qui se déroulèrent alors à Toulon comme à Marseille. « Cent mille voix entonnaient l’hosanna de la République et saluaient l’enfant qui apportait un si grand message. »

Hélas ! trois mois après, il était abandonné des uns et des autres. Les journées de Juin étaient survenues ; il avait fallu réprimer l’insurrection. Émile Ollivier, qui avait voulu, jusque dans la bataille, être juste, fut pris entre les révolutionnaires qui le taxaient de férocité et les conservateurs qui raillaient sa douceur évangélique. Il fut envoyé en disgrâce à Chaumont. L’année suivante, il rentrait dans la vie privée.

Telle fut sa première apparition sur la scène politique. La petite pièce dont il venait d’être l’acteur principal devait être comme le canevas de la grande, celle qui n’aurait plus pour théâtre Marseille, mais la France ; celle qui ne durerait plus seulement quelques mois, mais remplirait les treize dernières années du second Empire. Cette fois encore il grouperait ensemble, par un charme magnétique, des hommes que tout séparait les uns des autres, — comme le barreau aimanté obtient, sans contact, que les brins éparpillés de limaille se disposent en courbes harmonieuses. Cette fois encore retomberait bientôt sur sa tête, tous se retournant contre lui, le poids des inimitiés réciproques momentanément suspendues. Mais l’occasion serait un désastre sans précédent, l’écroulement d’un monde.

L’histoire intérieure de la France, pendant ces treize ans, est celle d’un acheminement de l’Empire à la forme qu’avait rêvée pour lui Émile Ollivier. Que faut-il penser de cette histoire ? L’Empire libéral a si peu duré, il a été si tragiquement interrompu, qu’on se demande aujourd’hui s’il était viable. Souvent nous avons entendu dire que l’expression même était contradictoire, que les deux mots jurent de se trouver accouplés, et que l’Empire ne pouvait devenir libéral parce qu’un gouvernement ne saurait aller contre son principe. — Mais l’Empire avait-il un principe ? Il s’était fait parce que la France, un jour qu’elle était inquiète et lasse, avait senti le besoin d’un gouvernement fort, et qu’un Napoléon s’était trouvé là. À ce Napoléon elle se donna d’ailleurs sans réserve ; et si, dès le début, l’Empire eut contre lui une minorité qui était une élite, il faut bien reconnaître que cette minorité était infime et qu’aucun gouvernement, depuis celui des anciens rois, n’avait été plus complètement accepté, plus franchement populaire. Justement parce qu’il était si fort et que sa force n’avait pas de direction définie, on-pouvait projeter de s’installer en lui, d’éliminer de sa substance les impuretés qui avaient souillé ses origines, et de réaliser alors, en toute sécurité, l’œuvre sans cesse rêvée depuis les jours de la Révolution.

Car si l’histoire intérieure de la France, à travers le xixe siècle, ne nous présente au premier coup d’œil qu’une série de bouleversements, un examen approfondi nous révèle la persistance d’une seule et même aspiration, suite naturelle du plus grand effort qui ait jamais été tenté pour ajuster le gouvernement des hommes au niveau de la raison. En proclamant l’égalité des droits et l’indépendance de la personne, la Révolution avait érigé en idéal le régime démocratique ; mais elle ne l’avait pas réalisé, car ce n’est pas en un jour, ni même en un siècle, qu’on pouvait substituer ou tout au moins superposer au sentiment et à la tradition, qui avaient toujours été les ciments intérieurs des sociétés humaines, le principe d’unification purement rationnel sans lequel il n’y a pas de démocratie vraie et qui est la communauté d’obéissance, librement consentie, à une supériorité d’intelligence et de vertu. Comment se recruterait, comment se constituerait en classe dirigeante et en conseil de gouvernement cette aristocratie nouvelle, toujours à renouveler, du talent, de la compétence, et surtout du caractère ? Tout le problème de l’organisation de la démocratie est là ; nous ne l’avons pas résolu. Il ne se résoudra, il ne pouvait se résoudre que par une série de tâtonnements et d’essais, comme il convient à un problème radicalement nouveau, pour la solution duquel il n’existe aucun précédent, aucune analogie sur quoi se régler. Mais tandis que travaillerait ainsi à se resserrer ou même à se refaire, sous une forme imprévisible et neuve, la cohésion relâchée et parfois rompue entre les éléments de la nation, il fallait que la société fût défendue contre l’ennemi du dehors et aussi — les Républiques de 1792 et de 1848 ne l’avaient que trop prouvé —contre le désordre intérieur. C’est cette fonction protectrice, et cette fonction seulement, que la France, par un sûr instinct, assigna à son gouvernement pendant tout le cours du xixe siècle. Elle lui demandait d’affirmer son autorité et pourtant de ne la pas croire définitive, d’être fort et néanmoins, autant que possible, de laisser faire : il serait l’enveloppe solide à l’intérieur de laquelle s’élaboreraient les modifications profondes et d’où sortirait pour prendre son essor, quand lui auraient poussé des ailes, la société métamorphosée. Longtemps la France espéra que la famille de ses rois, à laquelle elle restait pieusement attachée, consentirait à comprendre ainsi son rôle. Après que Louis XVI s’y fut refusé en 1789, Charles X en 1830, Louis-Philippe en 1848, elle se remit entre les mains de l’homme qui semblait unir à l’inflexible volonté de maintenir l’ordre la haine invétérée de toutes les routines, et qui commençait par déclarer provisoire, perfectible, la constitution avec laquelle il gouvernerait. Peut-être d’ailleurs n’aurait-elle pas eu à s’en repentir, si l’Empereur avait su conserver dans ses rapports avec l’étranger le sérieux, le sens des réalités et le souci du bien public, qu’il apporta incontestablement à l’administration du pays. Mais, par une étrange aberration, ce souverain si attentif aux moindres questions d’ordre intérieur ne vit souvent dans la politique extérieure qu’un jeu, où la fantaisie se donne libre carrière, et où l’intérêt de la nation compte tout juste autant que celui d’une sentimentalité vague ou de je ne sais quel besoin de symétrie.

Qu’Émile Ollivier soit venu à l’Empire, cela n’a rien d’étonnant. Il condamnait le coup d’État, mais il avait le respect du suffrage universel, et le peuple avait absous Louis-Napoléon. Il était républicain, mais il avait horreur de la révolution, et il estimait que si l’Empire donnait l’essentiel de ce que les républicains avaient demandé à la République, un républicain pouvait, pour épargner de nouvelles convulsions à la France, accepter l’Empire. À vrai dire, le régime auquel allaient ses préférences était à mi-chemin entre l’Empire et la République. Le chef de l’État eût été élu directement par le peuple et investi de pouvoirs considérables. Les ministres auraient été responsables individuellement, mais non pas collectivement, devant la Chambre. Point de questions de cabinet. Point de partis définitivement constitués. Un effort constant pour faire l’éducation politique du pays. De loin en loin, un appel à la nation, pour qu’elle eût à se prononcer sur la solution d’un problème. À mesure, en effet, qu’il avançait en âge, Ollivier se confirmait dans la pensée que, seule, l’institution du « referendum » amènerait le peuple à étudier, à réfléchir, à tenir compte des choses autant que des personnes. Mais dès 1857 il écrivait à ses électeurs : « Le temps des phrases est passé, celui de la science commence. » En cela il allait, je crois, un peu vite : pendant quelque temps encore, les démocraties devaient poser en principe qu’on sait une chose quand on est capable d’en parler. Il n’en est pas moins vrai que l’homme qui professait de telles idées ne se souciait pas beaucoup de l’étiquette du régime. Sa sympathie pouvait aller à peu près indifféremment à la République ou à l’Empire, pourvu qu’il trouvât dans l’un et dans l’autre beaucoup d’autorité virtuelle en haut, beaucoup de liberté réelle en bas. Il eût revendiqué cette liberté, et il eût appelé de ses vœux cette autorité, sous quelque régime qu’il eût vécu. Si ç’avait été la République, il l’aurait voulue autoritaire. Puisque c’était l’Empire, il le voulait libéral.

Mais, en voulant que l’Empire fût libéral, il devait nécessairement avoir contre lui à peu près tous les hommes en vue, et ceux qui servaient le régime et ceux qui constituaient l’opposition.

Ceux qui détenaient les fonctions électives ou administratives depuis le coup d’État ne pouvaient voir dans l’Empire qu’un régime de compression, destiné à rester indéfiniment, avec eux, ce qu’il avait été au premier jour. Seuls, ou peu s’en faut, devaient comprendre Ollivier les deux hommes qui avaient conçu et voulu l’Empire : le duc de Morny et l’Empereur lui-même. Morny fut tout de suite conquis. Quant à Napoléon III, il serait peut-être allé tout droit à Ollivier s’il n’avait écouté que son cœur. Mais il fut retenu pendant bien des années par ses familiers, par ses ministres, et aussi par un certain respect pour ce qu’il y avait d’absolu dans sa propre autorité, respect d’ailleurs combattu par la secrète inclination qui le portait, conspirateur devenu empereur, à conspirer contre lui-même.

Si, en dehors de ces deux hommes, le personnel à peu près entier du second Empire devait se lever contre Émile Ollivier, que ne ferait pas l’opposition ?

Cette opposition, Ollivier avait contribué plus que personne à la créer. Il fut, dans la Chambre de 1857, le membre actif du groupe des Cinq, qui était destiné à se renforcer en 1863 et davantage encore en 1869. Mais, dès l’origine, il y eut entre lui et ses collègues du groupe un gros malentendu. Ceux-ci souhaitaient, par attachement à la République, que l’Empire restât assez inflexiblement autoritaire pour devenir insupportable à la France ; celui-là espérait, par crainte des révolutions, que l’Empire s’adoucirait assez pour permettre à tous les Français, même républicains, de seconder son effort. Quand, le 24 novembre 186o, l’Empereur se décida spontanément à étendre les prérogatives du Corps législatif et qu’Ollivier, ne pouvant retenir l’élan joyeux de son cœur, félicita le souverain du haut de la tribune, ses quatre collègues se regardèrent entre eux, surpris ; mais comme l’Empire paraissait alors inébranlable et qu’il n’y avait pas grand inconvénient à le louer de ce qu’il faisait de bon, ils se dirent simplement : « Ollivier est un honnête homme ». Quand, en février 1864, l’Empereur s’étant montré favorable à la liberté du travail, Ollivier accepta d’être rapporteur de la loi sur les coalitions, ses collègues s’étonnèrent encore ; mais comme, maintenant, il y avait un véritable parti républicain, capable de lutter, ils blâmèrent ; et ce fut la rupture. Quand enfin, en novembre 1868, Ollivier refusa de s’associer à la souscription Baudin et à l’agitation révolutionnaire, ils le traitèrent de renégat, de transfuge : désormais ce serait l’ennemi. À mesure, en effet, qu’ils avaient donné à leur opposition une forme plus franchement républicaine, ils avaient vu grandir l’écart entre eux et Ollivier ; et comme ils se sentaient rester, au fond, ce qu’ils étaient, ils en concluaient qu’Ollivier avait changé. La vérité est qu’Ollivier se bornait à conserver l’attitude que tous avaient prise, par nécessité, au début : tous avaient prêté serment et tous, pendant la première législature, avaient maintenu leur opposition dans les limites constitutionnelles. Seulement, à mesure que la constitution se faisait plus libérale, l’adhésion d’Ollivier à la constitution devenait plus libre, tandis que les autres usaient de la liberté croissante pour adhérer de moins en moins à la constitution. Dès le lendemain de sa première élection, en 1857, avant de prêter serment à l’Empire, Ollivier avait écrit à son père, le vieux révolutionnaire : « Si l’Empire reste dans son despotisme, je l’attaquerai sans merci... Mais s’il se transforme, je suis obligé de l’aider. Voilà où conduit fatalement le serment ; et comme je ne m’arrête jamais à mi-chemin, voilà jusqu’où j’irai, le cas échéant, si j’entre au Corps législatif. Crois-tu que nos traditions me l’interdisent, je m’arrêterai. » Et le père avait répondu : « Tu es plus libre que moi ; tu commences et je finis. Suis donc ton inspiration. »

Impassible, indifférent aux attaques de droite et de gauche, Émile Ollivier poursuivit pendant treize ans sa patriotique campagne. Par delà les partis, sa pensée allait à la France. Le jour où l’émeute commença à gronder dans la rue, force fut bien de se tourner vers celui qui seul pouvait transformer l’Empire, sauver le pays d’une révolution. Ollivier, de son côté, dut accepter le ministère dont il n’avait pas voulu jusque-là, qu’il avait nettement refusé en 1867. Le 2 Janvier 1870 il inaugurait l’Empire libéral.

Sept mois plus tard devait venir la catastrophe. Mais pendant ces sept mois la France s’achemina de jour en jour, presque d’heure en heure, vers ce parfait équilibre entre la liberté et l’autorité auquel elle aspirait depuis si longtemps. Le grand honnête homme qui était au pouvoir pratiquait les maximes et appliquait les principes qu’il avait professés dans l’opposition. À l’étonnement de la gauche, qui ne lui en sut d’ailleurs aucun gré, à la colère de la droite, qui ne le lui pardonna jamais, il se dessaisissait de l’arme redoutable qu’il avait contre ses adversaires, la candidature officielle. Il assurait l’indépendance du vote. Il voulait que tous les Français, sans distinction de parti, pussent s’associer à son effort ; et des concours, qui s’étaient jusqu’alors refusés, s’offraient généreusement. C’était, de tous côtés, un zèle pour le bien public et un besoin de réformes comme on n’en avait pas vu depuis 1789. « Nous assistons, disait Prévost-Paradol, à la refonte de toutes les institutions françaises dans le sens de la liberté. » Si, dans le monde politique, les rancunes s’accumulaient contre le ministre de l’Empire libéral, c’était, dans le pays, une détente qui semblait préluder à un apaisement définitif. L’opposition, qui avait réuni 3 200 000 voix aux élections de 1869, n’en comptait plus que 1 500 000 au plébiscite de 1870 : pendant les deux premiers mois du ministère Ollivier, l’Empire avait gagné près de deux millions de suffrages. L’historien éminent du second Empire, qui siège parmi vous, a tout résumé en quelques mots : « On eût dit, non un règne déjà vieux qui s’achève, mais un règne nouveau qui s’inaugure. On sentait passer sur le pays ces larges brises d’espérance qui soufflent à l’heure des avènements. »

Mais voici que « dans le ciel serein éclate un coup de tonnerre ». Le 3 juillet 1870, le bruit de la candidature Hohenzollern se répand dans Paris. C’est la guerre. Trois semaines après, le ministère tombe. Un mois plus tard, il ne restait plus rien du second Empire.

Cette guerre de 1870 est loin de se dessiner à nos yeux, aujourd’hui, comme un événement complet. Suite naturelle de la guerre de 1866, elle se continue en celle de 1914. Toute l’histoire de l’Europe, depuis l’apparition de Bismarck, est le déroulement d’une seule grande phrase, à laquelle nos soldats vont mettre le point final. Nous en apercevons enfin la pleine signification.

Vue de haut, elle se présente comme la suprême révolte du principe de la force contre celui du droit. Avant de quitter définitivement la terre, il fallait peut-être que les vieilles idées de compression et de domination fussent poussées à leurs conséquences extrêmes par des esprits férocement systématiques et qu’elles fussent portées aussi par le progrès de la science à leur efficacité la plus haute, de manière à donner une telle vision d’horreur que le monde en fût épouvanté, se dressât contre les puissances du mal, les écrasât ou les paralysât, et poursuivit alors en sécurité la réalisation de son rêve de liberté et de justice. Au cours de cette lutte formidable, les peuples vraiment civilisés, oubliant des rivalités séculaires, feraient l’apprentissage de la fraternité et forgeraient ensemble l’armature d’une humanité nouvelle. Ils se donneraient enfin (après quels tâtonnements, au prix de quels sacrifices, hélas !) un corps capable de refléter leur âme, un dispositif matériel adapté à leur idéal moral. La liberté est la grande source d’énergie, à condition toutefois que les volontés individuelles se règlent méthodiquement sur une fin commune. La liberté est créatrice, et les nations libres sont celles qui inventent ; un peuple qui ne se soutient que par l’obéissance passive doit le meilleur de sa force aux inventions qui lui viennent des sociétés libres ; sur ces civilisations il vit en parasite ; son fol orgueil vient de ce qu’il n’aperçoit pas cette vérité si simple. Mais encore faut-il que les peuples inventeurs sachent exploiter leurs inventions par une organisation appropriée et les mettre au service de leur idéal ; sinon, ils verront ces inventions, utilisées par d’autres, se retourner contre eux, et le progrès matériel devenir l’instrument d’une régression morale. De ce point de vue, la série d’événements qui se déroule depuis cinquante ans apparaît comme étroitement liée à la double rénovation, matérielle et morale, qui a marqué la fin du xviiie siècle, la première inaugurant l’ère des inventions mécaniques et de la grande industrie, la seconde tendant à substituer, entre nations comme entre personnes, le régime du droit à celui de la force. Il était dans le domaine du possible que le principe de la force s’insurgeât contre cette rénovation morale et portât à leur maximum d’efficacité, pour triompher du principe adverse, les ressources fournies par la rénovation matérielle. Pour briser cet assaut, les nouvelles idées morales seraient obligées, tout à la fois, de mieux prendre conscience d’elles-mêmes et de découvrir, sous la pression de la nécessité, le genre d’organisation et d’outillage qui leur conférât matériellement la puissance la plus haute. Ainsi les dernières convulsions de la force pour s’ériger en droit auraient amené le droit à se consolider en force.

Mais un retour offensif de la barbarie ne se serait pas produit, il n’aurait pas été, en tout cas, d’une telle atrocité, si le principe de la force n’eût trouvé à s’incarner dans la Prusse, et l’esprit prussien en Bismarck. À la suite de la Prusse, depuis longtemps disciplinée par ses rois en vue de l’asservissement de ses voisins, Bismarck résolut d’entraîner l’Allemagne entière, convertie en un immense organisme de guerre. Pour cela, il fallait d’abord se débarrasser de l’Autriche, mais de telle manière qu’on pût la reprendre plus tard, domestiquée : c’est à quoi Bismarck réussit en battant les Autrichiens à Sadowa et en les ménageant après la victoire. Il fallait ensuite que l’unification du reste de l’Allemagne se fit par la haine, que les États confédérés fussent liés les uns aux autres par la complicité du crime, qu’ils devinssent ensemble propriétaires de populations arrachées à leur patrie et possédées de vive force, que par cette violence initiale, constitutive de son essence, le nouvel empire fût contraint de s’armer de plus en plus formidablement, que sa puissance industrielle et sa puissance militaire, constamment intensifiées l’une par l’autre, devinssent une menace d’écrasement pour le monde civilisé tout entier. Bref, il fallait, après avoir battu l’Autriche, attaquer la France, lui prendre l’Alsace, peut-être aussi la Lorraine, et sur le plus impudent défi au droit bâtir l’impérialisme allemand. Tel était le plan de Bismarck, conception diabolique d’un homme qui fut le génie du mal, et qui, façonnant l’âme allemande à son image, la voua au culte de la matière et de la force. L’exécution de ce plan était déjà avancée au commencement de 1870. Certes, rien n’est fatal en histoire, en ce sens que tout aurait pu être empêché si l’on s’y était pris à temps. La guerre de 1870 n’aurait pas eu lieu, ou elle aurait tourné autrement, si Napoléon III avait pris parti pour l’Autriche en 1866 ; ou si, au lendemain de 1866, nous nous étions donné l’organisation militaire que le maréchal Niel et l’Empereur réclamaient, que le Corps législatif refusa ; ou si nous avions su mettre dans notre jeu les États de l’Allemagne du Sud ; ou si, pendant un certain nombre d’années, nous avions travaillé à nouer des alliances au lieu d’indisposer contre nous l’Europe. Mais prenez la situation telle qu’elle était en janvier 1870, quand Ollivier arriva au pouvoir : quelle force humaine eût pu détourner le cours des événements ? Nous savons à présent que Bismarck était résolu dès 1866 à nous faire la guerre, qu’il l’eût faite en 1867 s’il eût écouté Moltke, qu’il préféra attendre deux ou trois ans, afin de compléter ses effectifs. Dans le courant de 1869, Moltke annonçait à un notable badois que nos départements du Rhin allaient être réunis au pays de Bade. Dès la fin de 1868, le ministre Schleinitz disait à la comtesse de Pourtalès : « Avant dix-huit mois, votre Alsace appartiendra à la Prusse. » La guerre devait donc éclater en 1870. C’est la candidature Hohenzollern qui fournit l’étincelle.

Il est hors de doute que la candidature de Léopold de Hohenzollern au trône d’Espagne fut suscitée par Bismarck en vue d’amener un conflit entre l’Allemagne et la France. De ce conflit Bismarck désirait que la France eût l’air d’avoir été la provocatrice : il entraînerait ainsi plus facilement l’Allemagne du Sud, et il sauverait aussi certaines apparences auxquelles tenait le souverain. Quel fut, dans toute cette affaire, le rôle du roi de Prusse ? Les historiens, à commencer par Ollivier lui-même, ont été indulgents à son égard. Serait-il donc vrai que le vainqueur ait toujours raison devant l’histoire ? Longtemps on s’est demandé chez nous si l’affaire Hohenzollern avait été une machination de Bismarck : nous avons attendu, pour y croire définitivement, que des Allemands vinssent nous le dire. Longtemps on a soutenu chez nous que nous avions été trop prompts, que le ministère Ollivier aurait pu ne pas relever le gant : il a fallu que Bismarck se vantât de nous avoir, par la falsification de la dépêche d’Ems, contraints à lui déclarer la guerre. Pour ce qui est du roi Guillaume, on prétend, aujourd’hui encore, qu’il eût préféré la paix. Rien ne me paraît moins certain. Il faut juger un homme sur ce qu’il fait, et non pas sur ce qu’il dit. Or, Guillaume avait autorisé Bismarck à lancer la candidature Hohenzollern ; il ne pouvait pas ignorer que ce fût une provocation à la France : voilà pour le début. Il n’a jamais su mauvais gré à Bismarck d’avoir falsifié sa dépêche d’Ems par là, déclenché la guerre : voilà pour la fin. Que, dans l’intervalle, il ait eu des paroles de paix et même, pendant qu’il les prononçait, des velléités pacifiques, c’est possible, mais cela ne fait rien à l’affaire. Son état d’âme devait être celui du mari complaisant qui ne demande qu’à laisser le ménage tirer bénéfice d’une certaine situation, mais qui serait pris d’un scrupule presque sincère s’il ne pouvait plus être censé ne rien savoir.

Le plan de Bismarck était, semble-t-il, fort simple. Le maréchal Prim, avec lequel il s’était mis secrètement d’accord, devait, dès la réunion des Cortès, poser devant elles la candidature du prince Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen au trône vacant d’Espagne. La France ne pourrait pas laisser faire. Comprenant que c’était une machination de la Prusse, elle s’adresserait à Berlin. Mais elle n’y trouverait ni le roi ni son ministre, car Guillaume serait à Ems et Bismarck à Varzin. L’opinion publique, à Paris, aurait ainsi tout le temps de se surexciter. Quand les passions seraient suffisamment échauffées, Bismarck se montrerait, crierait à la provocation, ameuterait les Espagnols, et serait bien maladroit s’il n’arrivait pas à faire sortir de là une guerre, où l’Espagne serait peut-être aux côtés de l’Allemagne.

Par bonheur pour nous, une indiscrétion ébruita l’affaire avant qu’elle fût venue devant les Cortès. Dès le 2 juillet, la nouvelle de la candidature Hohenzollern se répand à Madrid. Dans la journée du 3, la bombe éclate à Paris. Amis et ennemis de l’Empire se trouvent aussitôt d’accord : on ne tolérera pas cette nouvelle provocation de la Prusse. Jules Favre, Jules Simon, Gambetta, ne sont pas les moins violents. Mais Émile Ollivier est l’homme de la paix : il est à peu près seul à la prêcher depuis 1866. Sa décision est immédiatement prise : on évitera la guerre en tuant la candidature Hohenzollern dans l’œuf. À Berlin, notre ambassadeur Benedetti ne trouve personne à qui parler ? Eh bien ! au risque de froisser le protocole, il ira chercher le roi à Ems, pendant sa cure. En attendant, pour donner à l’opinion publique la satisfaction qu’elle réclame, et aussi pour que le peuple espagnol sache à quoi s’en tenir, on déclarera à la tribune du Corps législatif que la France ne peut pas laisser un Hohenzollern monter sur le trône d’Espagne. D’autre part, l’Empereur envoie directement l’agent roumain Strat au chef de la Maison de Hohenzollern- Sigmaringen, au prince Antoine, père de Léopold et aussi du prince Charles de Roumanie. Strat rappelle à Antoine ce que sa famille doit à Napoléon III ; il lui donne à entendre que l’Empereur pourra, le cas échéant, ne plus entraver les complots que les Roumains de Paris trament contre son fils Charles. La mère est là, elle croit la vie du fils menacée, elle prend peur. Le père se laisse fléchir. Il obtient de Léopold que celui-ci retire ou laisse retirer sa candidature. Dès le lendemain matin, 12 juillet, une dépêche annonçant officiellement la renonciation est lancée à l’ambassade d’Espagne à Paris et portée à Émile Ollivier. L’affaire paraît terminée. Ollivier déborde de joie. Guizot s’écrie : « C’est la plus belle victoire diplomatique que j’aie vue de ma vie ! »

Mais voici que de la cachette où il se tenait à l’affût, fauve épiant tous les mouvements de sa proie, Bismarck est sorti avec un cri de rage. Déjà il avait télégraphié à Guillaume de ne pas recevoir Benedetti à Ems ; Guillaume avait passé outre, quitte à ne donner à notre ambassadeur que des assurances vagues. Cela n’importait guère. Mais maintenant, tout est à recommencer. Il charge d’abord Eulenbourg d’aller menacer le roi de sa démission et de lui dire que la guerre est nécessaire. Puis il cherche comment il provoquera une nouvelle querelle. Toute la nuit du 12 au 13, et le 13 jusqu’au soir, il s’agite et il agite des projets, impétueusement traître, et habitué, par une méthode dont il a le secret, à puiser pour sa perfidie des ressources croissantes dans sa colère. Enfin, dans la soirée du 13, alors qu’il vient de retenir à dîner Roon et Moltke, une dépêche arrive, et, peu après, l’inspiration jaillit. La dépêche venait d’Ems. Elle relatait un nouvel entretien du roi avec Benedetti.

Que s’était-il passé ? Le télégramme du prince Antoine avait pleinement satisfait Émile Ollivier ; mais nombreux étaient ceux qui lui auraient lancé le mot de Gambetta à Robert Mitchell : « Votre satisfaction est scélérate. » Presque tous les députés de droite, et beaucoup de ceux de gauche, jugeaient le moment venu de montrer à la Prusse qu’on ne supporterait plus son arrogance. Tel était aussi le sentiment dominant à Saint-Cloud, dans l’entourage de l’Empereur. Rien ne serait fait, disait-on, tant que le roi Guillaume ne se serait pas associé à la renonciation de son parent. Déjà, dans l’après-midi du 12, le ministre des Affaires étrangères Gramont demandait à l’ambassadeur de Prusse Werther, rentré à Paris, que le roi déclarât approuver cette renonciation ; Ollivier, survenu à la fin de l’entretien, appuya M. de Gramont. Mais là n’est pas ce qui ranima la querelle : l’entretien ne fit l’objet d’aucune communication à Benedetti ; M. de Werther en envoya à Ems un résumé maladroit, qui irrita Guillaume, mais qui lui arriva seulement dans l’après-midi du 13, alors que le mal était déjà fait. C’est dans la matinée qu’avait eu lieu entre Guillaume et Benedetti, sur des instructions parties de Saint-Cloud à l’insu d’Ollivier, l’entrevue qui donna lieu à la dépêche d’Ems.

Quelles étaient ces instructions ? Le 12 au soir, à Saint-Cloud où s’était rendu M. de Gramont, l’Empereur avait tenu conseil. On ne sait pas au juste quelles étaient les personnes présentes ; ce qui est certain, c’est qu’Ollivier n’en était pas et qu’aucun ministre, en dehors de Gramont, n’assistait à la réunion. Là, on décide de télégraphier à Benedetti qu’« il paraît nécessaire que le roi de Prusse s’associe au désistement et nous donne l’assurance qu’il n’autorisera pas de nouveau la candidature ». La dépêche part à sept heures. De cette démarche capitale, par laquelle on va demander au roi non seulement d’approuver la renonciation de son parent, mais encore de s’engager pour l’avenir, Ollivier n’est même pas informé. Rentrant de soirée, entre onze heures et minuit, il monte chez M. de Gramont : là, il apprend le conseil tenu à Saint-Claud, la dépêche lancée, la demande de garantie. Stupeur. Mais vite il se ressaisit. On réparera le mal. Tout de suite il fait envoyer à Benedetti une dépêche atténuant la première (elle arriva malheureusement trop tard). Maintenant, il va prendre ses dispositions pour que, même si l’on se heurte à un refus du roi de Prusse, on évite la rupture.

Et en effet, le lendemain matin, au conseil des ministres, sur la demande pressante d’Ollivier, on décide, par huit voix contre quatre, que si le roi ne veut pas s’engager pour l’avenir et se borne à approuver la renonciation, on ne poussera pas plus loin l’affaire. Par le fait, ce n’est pas du refus opposé par Guillaume à la demande de garantie, comme on le dit quelquefois, que la guerre de 1870 est sortie, mais de l’insulte à la France que Bismarck, en falsifiant le message royal, substitua au simple refus du roi.

Ce refus s’était produit dans la matinée du 13. À Benedetti, qui l’avait abordé dans une allée du parc d’Ems, Guillaume avait répondu, en termes d’ailleurs courtois, qu’il ne pouvait pas s’engager. Et comme l’ambassadeur insistait, comme ensuite, dans le courant de la journée, il voulait revenir à la charge, Guillaume lui déclarait d’abord, puis lui faisait dire par un aide de camp, qu’il n’avait rien à ajouter. De sa réponse, et de son refus de reprendre une conversation où il n’aurait pu que se répéter, il informa d’ailleurs Bismarck, le laissant libre de rendre public, s’il le jugeait à propos, le rejet de la demande de garantie.

Telle est la dépêche que Bismarck recevait d’Ems le 13 juillet, au moment de se mettre à table avec Roon et Moltke. Depuis la veille, il cherchait comment ranimer la querelle. Le message du roi paraît d’abord ne rien fournir ; on mange tristement. Mais Bismarck a réfléchi. Brusquement il se tourne vers Moltke, lui demande une dernière fois si le moment est bien venu de faire la guerre ; et alors, quittant la table, il rédige un télégramme qui sera envoyé à toutes les ambassades, communiqué à tous les gouvernements, publié, le soir même, dans un numéro gratuitement distribué de la Gazette de l’Allemagne du Nord. Cette dépêche est libellée de manière à faire croire que le roi de Prusse n’a même pas voulu causer avec notre ambassadeur. Elle ne rapporte pas, comme celle du roi, une conversation qui a eu lieu et que Guillaume n’a pas cru devoir reprendre parce qu’il jugeait le sujet épuisé ; elle rend simplement public, elle semble même annoncer officiellement à l’Europe un affront que le roi de Prusse aurait fait à la France. « À la bonne heure, s’écrie Moltke. J’avais cru entendre battre la chamade ; maintenant, c’est une fanfare. » Et les trois compères, jusque-là moroses, achèvent leur dîner joyeusement.

« C’est la guerre », disait le roi Guillaume en lisant le télégramme de son chancelier. Comment, en effet, aurions-nous évité la guerre ? On s’est demandé si le ministère Ollivier, en se décidant tout de suite, n’avait pas été trop prompt, si Bismarck n’eût pas été bien vite convaincu d’imposture, obligé de donner sa démission. Mais dès le 14 juillet le roi de Prusse eut connaissance de la dépêche lancée aux ambassades, et il ne fit rien pour en atténuer l’effet. Nous aurions donc eu à rester sur l’affront. Qu’eût dit la France ? L’humiliation ne nous aurait d’ailleurs pas donné la paix, car Bismarck était décidé à avoir la guerre ; à, défaut d’autre moyen, il serait allé jusqu’à exiger de nous des excuses pour le langage que nous tenions à Paris ; il le déclarait en propres termes à Lord Loftus, le 13 juillet. D’autre part, si la puissance militaire de la Prusse n’était pas sans inquiéter chez nous les gens bien informés, personne n’envisageait sérieusement la possibilité d’une défaite, tant on était loin de soupçonner l’incompétence de notre haut commandement. L’opposition d’un certain nombre à la déclaration de guerre tint surtout à ce qu’ils ne voulaient pas qu’on rompit sur une question de forme. Ils pensaient qu’en attendant une meilleure occasion nous aurions des alliés ; ils ne savaient pas que la Russie nous était hostile, que l’Autriche et l’Italie, mal disposées à notre égard, étaient décidées à rester neutres ou à ne nous appuyer que si nous étions victorieux. Quoi qu’il en soit, si l’on jugeait la rupture inévitable, il fallait écouter les hommes de guerre, qui déclaraient que le moindre retard apporté à notre décision compromettrait gravement nos chances de succès nous faisant perdre en quelque chose de notre avance sur la Prusse. C’est avec cette conviction qu’Émile Ollivier monta à la tribune, le 15 juillet, pour affirmer la nécessité de la guerre. Il se jeta en avant comme d’habitude, couvrant généreusement l’Empereur, revendiquant pour lui et pour son ministère toute la responsabilité. Après avoir dit, au début de son discours : « Nous nous décidons à cette guerre, l’âme désolée », il s’écria, pour conclure : « De ce jour commence, pour mes collègues et pour moi, une grande responsabilité ; nous l’acceptons d’un cœur léger. » Comme la gauche interrompait bruyamment : « Oui, d’un cœur léger ; et n’équivoquez pas sur cette parole, et ne croyez pas que je, veuille dire avec joie ; je vous ai dit moi-même mon chagrin. Je veux dire d’un cœur que le remords n’alourdit pas, d’un cœur confiant. » (Hélas ! on devait bien vite oublier l’« âme désolée », tandis qu’on retiendrait, détourné de son sens, le « cœur léger » !). C’est ainsi que la guerre fut déclarée.

En résumé, Ollivier avait d’abord, à force de droiture, déjoué l’intrigue de Bismarck ; puis il avait subi une situation créée par l’Empereur ou par son entourage, et d’où Bismarck était cette fois décidé, en brusquant les choses, à faire tout de suite sortir la guerre. Son rôle dans cette affaire se décompose ainsi en deux parties, nettement séparées par la nuit du 12 au 13 juillet : dans la première, je ne vois pas comment il eût pu faire mieux ; dans la seconde, je me demande s’il eût pu faire autrement ; et en tout cas, quoi qu’il eût fait, le résultat final eût été le même. Entre les deux, dans la nuit du 12 au 13, un peu après onze heures, j’aperçois simplement un intervalle de quelques minutes pendant lequel il a eu le choix entre deux lignes de conduite. À cet instant précis s’est décidé — non pas certes le sort de la France, il ne dépendait malheureusement plus de nous — mais celui d’Émile Ollivier.

Premier ministre en fait (quoiqu’il n’ait jamais eu ce titre), il apprend de M. de Gramont que l’Empereur a accompli un acte d’où peut sortir la guerre. Il n’a pas été consulté. Il n’a même pas été averti. Que ne dégage-t-il sa responsabilité ? Que ne donne-t-il sa démission ? S’il l’eût donnée, il eût été, au lendemain de la guerre, l’homme populaire entre tous. Avec son talent incomparable, son dévouement sans bornes à la chose publique, il eût exercé une influence bienfaisante sur la politique intérieure de notre pays.

Mais pouvait-il, devait-il donner sa démission ? Désavouer l’acte de l’Empereur, c’était, au cas où la guerre éclaterait, avoir déclaré solennellement, devant l’Europe et devant l’histoire, que l’Empire était l’agresseur et que la France était dans son tort. C’était aussi laisser la place libre à un ministère de droite, qui attendait dan la coulisse, et qui eût été un ministère de guerre. En restant, pouvait essayer de réparer le mal. Par le fait, Ollivier le répare dans la mesure du possible, puisqu’il obtenait du Conseil des ministres, quelques heures après, la décision ferme de ne pas maintenir la demande d’un engagement pour l’avenir si l’on se heurtait à un refus du roi de Prusse, et puisque ce n’est pas ce refus, en lui-même, qui a provoqué la guerre. En demeurant à son poste, Ollivier fit son devoir.

Il était renversé trois semaines après, à la nouvelle de nos premières défaites. Tous, qu’ils fussent de droite ou de gauche, se trouvèrent d’accord pour laisser croire qu’il succombait à ses fautes, et non pas au poids de leurs rancunes. Comment la France, dans son immense douleur, aurait-elle recherché, pesé, dosé les responsabilités ? Comment aurait-elle, dès alors, mesuré la profondeur de perversité de la politique prussienne, deviné qu’on était irrévocablement décidé, là-bas, à nous faire la guerre ? Comment même se serait-elle rappelé qu’Ollivier avait été aux affaires pendant sept mois seulement, qu’il n’avait pas choisi le Ministre de la guerre, que ce ministre, auquel il était obligé de s’en rapporter, déclarait notre armée absolument prête, que d’ailleurs la principale cause de nos défaites fut l’incapacité de la plupart des grands chefs et qu’Ollivier n’avait été pour rien dans leur désignation ? Son nom devint symbolique du régime, évocateur des désastres par lesquels l’Empire avait pris fin. Il fut chargé des malédictions de tout un peuple.

Il ne se plaignit jamais. Il voulut rester à l’écart, « afin d’épargner à ceux qui l’avaient connu, disait-il, l’ennui d’avoir à le renier ». Il n’en conserva pas moins, il n’en vit pas moins venir à lui de chaudes et dévouées amitiés. Il en avait surtout ici, Messieurs, dans cette Compagnie qui se tient, depuis trois siècles qu’elle existe, en dehors de toutes nos querelles, au-dessus de toutes les préventions et de toutes les haines. Plusieurs de ceux qui siègent ou qui siégèrent parmi vous eurent occasion d’élever la voix en sa faveur. Je ne citerai que l’homme à l’esprit pénétrant, à la conscience droite et au jugement sûr, que fut Francis Charmes. Résumant l’opinion qu’il avait plus d’une fois exprimée, il écrivait au lendemain de la mort d’Ollivier : « On l’a rendu responsable d’une guerre que rien ne pouvait empêcher parce qu’on la voulait ailleurs et qu’on nous y a délibérément provoqués. M. Ollivier a fait ce qu’il a pu pour l’éviter ; il n’y a pas réussi. S’il y eût réussi un jour, le danger se serait présenté sous une autre forme le lendemain. Le sort des armes s’étant prononcé contre nous, on a cherché un homme sur qui rejeter le poids de l’événement ; il n’a pas été difficile de le trouver, il s’était offert lui-même... Mais M. Ollivier a vécu assez longtemps pour faire appel. »

Lentement, mais sûrement, se dessinait en effet dans l’esprit d’Émile Ollivier la pensée de retracer les origines de la guerre de 1870. De l’entourage de Bismarck, et aussi de la cour de Roumanie, partaient des révélations de plus en plus complètes sur la grande machination ; finalement, ce fut Bismarck lui-même qui raconta comment il avait falsifié la dépêche d’Ems, comment il nous avait imposé cette guerre. Ollivier se décida. Mais, théoricien habitué à remonter des effets aux causes, il ne se fut pas plutôt mis au travail qu’il voulut rattacher la guerre de 1870 à celle de 1866, puis la guerre de 1866 à celle de 1864 ; de degré en degré ce fut toute la politique étrangère, toute la politique intérieure du second Empire qu’il résolut d’exposer. Son premier projet s’encadrait ainsi dans une conception énormément plus vaste. Il ferait l’histoire complète de l’Empire. De cette histoire il publia douze volumes avant d’arriver aux événements de 1870 et à ce que certains ont appelé son « plaidoyer ». Étrange plaidoyer ! Un vieillard de soixante-six ans, qui ne songe qu’à plaider sa cause, n’attend pas pour cela le treizième volume d’une œuvre dont chaque volume doit lui coûter au moins un an de travail. Si c’est un plaidoyer, avouons que jamais plaideur ne fut moins pressé de voir son affaire au rôle, ni plus menacé d’avoir à faire défaut le jour de l’audience.

Ainsi fut entreprise la grande construction qui devait absorber les vingt dernières années d’Émile Ollivier, L’Empire libéral. Près du cap de la Moutte, aux environs de Saint-Tropez, s’élève la demeure d’où il était parti aux beaux jours de l’Empire, où il était revenu après la tempête. À l’entrée est une pièce exiguë, pavée de dalles, à la fenêtre grillée, à la muraille grise, — véritable cellule de moine. Pour tout ameublement, deux chaises et, se faisant vis-à-vis, deux pupitres d’écolier. C’est là que du matin au soir, pendant vingt ans, ils travaillèrent en face l’un de l’autre : lui, l’architecte de l’immense édifice ; elle, la femme incomparablement dévouée qui voulut toujours, malgré son rare talent, rester l’humble ouvrière. Quel roman avaient-ils vécu jadis, alors qu’Ollivier, plus que quadragénaire, s’était pris d’un grand amour pour la charmante enfant blonde, âgée de dix-huit ans à peine ? Choyée, fêtée, la petite-nièce du bailli de Suffren avait dédaigné tout autre hommage pour aller où la poussait une admiration fervente. Quand, au lendemain du mariage, Ollivier devint ministre, elle enchanta par sa grâce, frappa par son intelligence, étonna par sa simplicité une société brillante et frivole. « Sainte-Mousseline », « Petit voile bleu », disait-on sur son passage. Mais quand vint la catastrophe, le voile bleu se souleva, et une femme apparut, qu’on ne connaissait pas encore. Car du plus profond de sa désolation elle tirait la force de consoler ; et du plus pur métal de bonté et d’amour elle avait forgé miraculeusement, pour celui qu’elle admirait encore davantage dans son infortune, une cuirasse invisible contre laquelle venaient s’aplatir les flèches empoisonnées. Vingt ans de suite, dans la cellule étroite et nue, ils travaillèrent et peinèrent ensemble : non pas pour lui, non pas pour elle, mais pour la vérité, pour l’histoire. Déjà les matériaux étaient réunis, Ollivier avait achevé le premier volume, quand, devant le formidable effort qui restait à faire, le corps recula, épouvanté : une maladie grave se déclara. Ollivier dompta le mal, et coup sur coup, en dix ans, publia -dix volumes. — Mais les yeux, usés, n’en pouvaient plus ; peu à peu la cellule s’obscurcissait ; bientôt ce fut la nuit. Dans les ténèbres il poursuivit sa tâche, grâce à la compagne qui recueillait pour lui les textes, les lui lisait et relisait, écrivait sous sa dictée : quand venait l’histoire d’une guerre, on étalait devant lui la carte, on guidait ses doigts de position en position, et alors, comme s’il eût assisté au drame, ou plutôt comme s’il y prenait part, le vieillard au corps à demi glacé, à l’âme de feu, faisait passer dans son récit le souffle enflammé des batailles. — Mais l’heure avait sonné, sonné depuis longtemps, et voici qu’après avoir d’année en année prorogé l’échéance, la mort frappait à la porte des coups de plus en plus impatients. Sous l’étreinte de la mort il travailla encore ; il acheva l’avant-dernier volume ; il écrivit les diverses parties du dernier : alors, souriant à l’œuvre accomplie, il s’abandonna, selon ses propres paroles, à celle qui venait le chercher pour le conduire où il était bon qu’il allât.

C’était le 20 août 1913, à Saint-Gervais. Dans son esprit plus que jamais lucide, quelle vision surgit au dernier instant ? Détaché du présent depuis bien des années, il avait paru, de loin en loin, lire distinctement dans l’avenir. Trente ans avant la bataille de la Marne, il écrivait : « C’est la Prusse qui a provoqué Napoléon III : qui vous dit qu’elle ne provoquera pas la République ? Il y a un petit village, dans les plaines de Champagne, qui donnera son nom à la victoire par laquelle Sedan sera effacé. » Trois mois avant sa mort, il insistait pour qu’on fabriquât des canons. Que vit-il à l’heure suprême ? La guerre qui devait éclater douze mois plus tard, la guerre qui, à ce moment même, se décidait entre Berlin et Vienne dans des conversations scélérates, le drame dont 1870 n’avait été que le prologue, la victoire jour et nuit rêvée pour la patrie qu’il aimait passionnément, découvrit-il quelque chose de tout cela dans un éclair révélateur ? Je ne sais ; mais après avoir commencé, sans avoir pu aller jusqu’au bout, la phrase où il déclarait mourir dans les convictions de toute sa vie, après avoir essayé en vain de prononcer les noms de ses enfants, tout à coup, se soulevant et brisant l’obstacle, il cria : « Les soldats ! Les soldats ! » Puis il retomba, sans connaissance. Une demi-heure après, il avait cessé de vivre.

De la demeure de la Moutte part une allée de palmiers qui se dirige vers la mer en traversant les vignes et les bois. Les palmiers s’abaissent et viennent se perdre parmi les pins qui bientôt font place aux cyprès, signes avant-coureurs d’un tombeau. Brusquement l’horizon se découvre ; on est sur un rocher très bas, dans la baie largement ouverte qui s’étend du cap de Saint-Tropez à la pointe de Camarat. Devant soi, la mer ; à droite et à gauche, les forêts qui descendent jusqu’au rivage et dessinent d’une épaisse ligne verte le bord de la nappe bleue : si loin que porte le regard, nulle habitation n’apparaît. Unique, inattendu, le rocher avance, comme pour recevoir quelqu’un. On a jeté sur lui quatre blocs de granit, et sur l’un d’eux on a gravé, avec le nom d’Ollivier, l’inscription qu’il avait choisie : Magna quies in magna spe, « un grand repos dans une grande espérance ». Là, presque au ras des flots, Ollivier dort, isolé dans la mort comme il le fut dans la vie. C’est là que, venu tout droit de Paris en pieux pèlerinage, j’arrivai très las un soir de cet hiver, alors que les lames déferlaient au souffle d’une forte brise et que, dans cet état d’assoupissement où la pensée se distingue à peine des choses, je n’aurais pu dire si la voix qui semblait parler à la tombe était celle du vent, de la vague, ou du rêve. Trois fois elle caressa la pierre, et trois fois elle cueillit en passant les mots que je venais d’y lire :

« Un grand repos dans une grande espérance ! Quand Dante, le poète qui te fut cher, décrivit le supplice des damnés, il les montra plongés dans le sang et la boue, écrasés sous le plomb, broyés dans la triple bouche de Lucifer. Il n’avait pas pensé au tourment d’un fils que poursuivrait l’image de sa mère, d’une mère adorée qui croirait avoir reçu de lui un coup mortel. Ce tourment fut le tien. Tu l’enduras pendant quarante-trois ans. Dors en paix, tu as mérité le grand repos.

«  Dans ton grand repos suis ta grande espérance. Je sais ce que tu espéras, et comment, après vingt-cinq années de silence, tu ne te décidas à parler que pour dire à la jeunesse : « Non, la France ne décline pas ; elle sommeille afin de reprendre des forces... Et, en attendant qu’elle se relève et reprenne son pas de déesse, les peuples, étonnés de ne plus la voir, marchant à leur tête, se demandent entre eux pourquoi dans le monde il y a tant de nuit. » Tu ne te trompais pas. La nuit s’est dissipée. Où l’ennemi avait cru apercevoir chez nous les dernières lueurs d’un crépuscule, c’étaient les feux bientôt resplendissants d’une aurore. Dans ton grand repos s’accomplit ta grande espérance.

«  Mais écoute : un murmure d’admiration court le long de la terre. Mais regarde : pour saluer un peuple, les peuples nobles se lèvent. Victime aux deux plaies saignantes, la France servit jadis à démasquer les puissances d’oppression et de haine. Redressée dans un sublime effort, elle a brisé l’élan du démon et sauvé le monde. Elle sera toujours le droit. Elle est devenue aussi la force. Par le souffle divin qui l’anime, elle est vie et résurrection. Sors de ton repos, pour voir ce qui passe ton espérance ! »