Discours de réception de Bernard-Joseph Saurin

Le 13 avril 1761

Bernard-Joseph SAURIN

M. Saurin, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. l’abbé du Resnel, y est venu prendre séance le lundi 13 avril 1761, et a prononcé le discours qui suit :

 

Du paradoxe qui attribue aux lettres
la corruption des mœurs

 

 

Richelieu, en faisant lever sur les lettres un jour brillant et nouveau, dont le crépuscule avoit lui un instant sous François 1er, auroit-il pu penser qu’on regrettât jamais cette nuit d’ignorance et de barbarie, si long-temps répandue sur nous ? Auroit-il pu penser que les Muses auxquelles il élevoit un temple, et dont, après sa mort, un illustre Magistrat fut le consolateur et l’appui, que ces Muses, dis-je, seroient un jour traitées de corruptrices des mœurs ; qu’on s’armeroit contre elles de leurs propres dons ; qu’on employeroit à les décrier, une éloquence digne d’une meilleure cause ; et que ce paradoxe étrange, avidement reçu par l’ignorance et par l’envie, deviendroit en quelque sorte un problème.

Ce ne sont point les lettres, c’est le luxe qui est le corrupteur des mœurs, et qui précipite la chute des empires. Les Muses, il est vrai, sont contemporaines du luxe ; elles ont une origine commune avec lui, la grandeur et la tranquillité des états ; mais loin que les lettres contribuent à la corruption, elles s’opposent à cette corruption autant qu’il est en elles, jusqu’à ce que les mœurs corrompues par le luxe, corrompent les lettres elles-mêmes, dont alors la décadence est prochaine.

Quel est en effet le temps où les lettres fleurissent ? c’est le temps où ceux qui les cultivent, se proposent la gloire pour le noble prix de leurs travaux. Or, le dispensateur de la gloire, c’est le public, et on ne l’obtient de lui, qu’en prenant en main la cause de la vertu, qu’en faisant valoir les droits de l’humanité, qu’en vengeant le mérite humble et pauvre du riche qui l’insulte, ou du puissant qui l’opprime. Le public, quoiqu’il participe plus ou moins à la corruption, a intérêt qu’on s’élève contr’elle, parce qu’il en est la victime, et qu’en faisant le bien privé de quelques-uns, la corruption fait le mal général de tous ! L’homme de lettres qui veut plaire au public doit donc se faire l’organe des mœurs et de la vertu : Et en effet, qu’on se transporte aux lieux où le public assemblé fait entendre sa voix, qu’y a-t-il de plus applaudi que les traits qui font honneur à l’humanité ? Quelle horreur pour Narcisse ! quelle tendre admiration pour Burrhus ! et, s’il m’est permis de citer mes foibles productions, l’indulgence du public pour Spartacus, ne l’ai-je pas due aux traits nobles et vertueux dont j’ai tâché de peindre mon héros.

Il est vrai que lorsque la corruption est plus exaltée, que l’amour des richesses est devenu l’esprit dominant d’une nation, qu’elles sont seules considérées ; que l’estime publique est un bien stérile, et l’amour de la gloire un ridicule, j’avoue, dis-je, que cet amour s’éteint dans toutes les conditions, et fait place au désir des richesses. Il n’arrive que trop souvent alors que les Muses se prostituent à la flatterie ; que des gens à talens perdent à faire leur cour le temps qu’ils devroient employer à les cultiver, qu’ils deviennent gens du monde, corrompus, et bientôt avilis.

Les hommes qui portent envie au mérite personnel, (et ce sont tous ceux qu’il humilie, parce qu’ils n’en ont qu’un d’emprunt) tous ces hommes, dis-je, triomphent de cet avilissement de quelques gens de lettres ; ils en prennent droit contre tous. On recueille alors avec soin tout ce qui peut noircir les Muses ; on leur fait un crime de ce que ceux qu’elles favorisent sont hommes. On ne veut rien pardonner au génie qui a l’imprudence et la candeur de l’enfance. Il arrive dans la république des lettres ce qui est arrivé dans la république d’Athènes ; elle encourageoit de vils orateurs à décrier les grands hommes qui l’avoient servie, elle décernoit l’ostracisme contre ceux à qui elle devoit des statues.

L’époque de la corruption des lettres est donc celle de leur décadence ; moins considérées, bientôt elles dégénèrent ; le luxe règne seul, le bon goût périt, et sur les débris des beaux-arts rampent une infinité de petits arts fantasques et ridicules, nés de la richesse et du mauvais goût.

Je n’examinerai point si nous sommes encore loin de ce terme, ou si nous en approchons. Je ne veux point faire le procès à mon siècle ; il me suffit de montrer que celui qu’on fait aux lettres est injuste, et qu’elles n’ont aucune part aux maux que le luxe amène, et qui sont une suite nécessaire de la puissance et de la durée des États : elles ont au contraire quelquefois contrebalancé tous ces maux. L’empire Romain a-t-il jamais été plus heureux que sous les Empereurs philosophes ? aussi, si l’on en excepte quelques conquérans barbares, on ne trouvera point dans l’histoire de grands Rois, de grands Capitaines, de grands Ministres, qui n’aient aimé les lettres et qui ne les aient protégées. Ceux qui font de grandes choses veulent de grands hommes pour les célébrer.