Discours de réception d’Alain Decaux

Le 13 mars 1980

Alain DECAUX

Réception de Alain Decaux

 

M. Alain Decaux, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jean Guéhenno, y est venu prendre séance le jeudi 13 mars 1980, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Depuis plus de vingt années, quand il m’advient de prendre la parole devant des caméras, c’est après qu’un réalisateur ou une scripte — on ne dit plus script-girl et l’on a bien raison — eut rugi dans un microphone un seul mot, le plus significatif mais aussi le plus bref : top.

Les caméras sont là — et aussi les projecteurs, pardon messieurs. Nul top n’a retenti à mes oreilles, mais une invitation que tous mes prédécesseurs au neuvième fauteuil ont entendue à cette place dont votre indulgence m’a ouvert l’accès. Pourquoi faut-il, à cet instant précis, que mes pensées se portent tout aussitôt vers l’un des vôtres, et que celui-là, justement, je ne l’aie rencontré qu’une seule fois ? Je veux nommer Henry de Montherlant.

Un jour, à la Société des Auteurs, venu recevoir la plus haute des récompenses que celle-ci puisse accorder, Montherlant médita à haute voix sur le sort de l’œuvre dramatique et sur celui du livre. La pièce de théâtre, affirmait-il, n’existe plus dès lors qu’on ne la joue plus. Il n’est que de constater son décès — et celui-ci est définitif. Plus d’acteurs, plus de pièce. Le livre, lui, ne meurt jamais totalement. Toujours, en un siècle ou un autre, un jeune homme désœuvré, en vacances dans quelque maison de famille, tire d’un rayon poussiéreux un vieux volume dont, faute de mieux, il entreprend la lecture. Pour quelques heures, voilà un livre qui revit. Indiscutable privilège — proclamait Montherlant — avantage du livre sur l’œuvre dramatique.

Me voyez-vous venir, messieurs ? S’il en est ainsi d’une pièce de théâtre, qu’en est-il donc de l’émission de radio ou de télévision ? Songez qu’elle n’est diffusée qu’une seule fois, qu’elle n’a vécu que l’espace d’une soirée ! Comprenez mon émoi, mesurez ma gratitude lorsque je me réfère au critère dont Henry de Montherlant a fixé les lois effrayantes. Je dois bien me convaincre que ce que vous avez élu en ma personne, vous, immortels, c’est l’éphémère !

J’ouvre le dictionnaire. L’éphémère, c’est « ce qui ne dure qu’un jour ». Vous voyez bien que l’homme de radio et de télévision correspond admirablement à la définition. Je lis aussi qu’au figuré, éphémère signifie de courte durée. Rien de plus vrai, toujours. Mais l’éphémère est aussi un « insecte de l’ordre des archiptères » dont l’existence entière ne dépasse pas un ou deux jours. Convenez-en : nous n’en sommes heureusement pas là.

Grâce au ciel, dans le domaine de la technique, rien de ce qui était vrai hier ne le reste demain. Les progrès accomplis par le magnétophone, le magnétoscope et le vidéodisque permettent à chacun de se constituer des bibliothèques sonores et visuelles. Sans doute n’est-ce pas s’engager dans la voie de la science-fiction que d’imaginer, dans un siècle ou plusieurs, le jeune homme de Montherlant, redécouvrant, chez sa grand-mère, sous une forme préservée, telle émission oubliée, témoignage irréfutable d’une voix, d’un visage, d’une époque.

Alors peut-être l’ère ouverte par Édouard Branly aura-t-elle, en toute familiarité et éternité, rejoint celle qu’inaugura jadis Gutenberg.

La radio et la télévision apparaissent maintenant si étroitement liées à notre vie quotidienne que si l’on annonçait soudainement leur disparition, même provisoire, une panique en forme de révolte se lèverait parmi les auditeurs.

Qui nierait que la radio, dès l’origine, a conquis sa place dans l’histoire la plus frémissante de notre XXe siècle ? Sans la radio, sans, ses conversations au coin du feu, Roosevelt, assurément, n’aurait pas conduit son New Deal au succès. Sans l’envoûtement suscité par ses discours radiophoniques, Hitler n’aurait pas si complètement retenu l’adhésion du peuple allemand. Et comment, nous, Français, oublierions-nous que Charles de Gaulle, dont nul ne connaissait le visage, ne fut, pendant quatre années, qu’une voix ?

On a parlé souvent des défauts de l’omniprésence de la télévision. Mais pourquoi ne pas souligner ses mérites ? Les villes et les campagnes oubliant leur ségrégation. Les solitudes qui s’apaisent. Les plus éclatants spectacles qui pénètrent jusque chez les plus déshérités. L’information immédiate qui parvient chez tous les citoyens. Les enfants qui ouvrent très tôt les yeux sur le monde, et se trouvent, de ce fait, mieux préparés aux leçons de l’école. Sans la télévision, combien auraient connu le Misanthrope, le Mariage de Figaro ou les Illusions perdues ? Combien auraient pu admirer les tableaux de Rembrandt, comprendre l’affaire Dreyfus et, en même temps, visiter les fonds prodigieux des mers de notre globe ?

Certes, on n’a pas tiré de cet outil tout ce qu’il permettait d’espérer. Mais Shakespeare au berceau est déjà Shakespeare. Je suis prêt à parier, messieurs, que, dans ce domaine, ce que nous avons vu n’est rien à côté de ce qui nous attend.

Jean Guéhenno ne posséda jamais de poste de télévision. Mais il aimait écouter la radio. Dans les grandes occasions, quand on annonçait un spectacle télévisé de qualité, il se rendait chez son ami, le professeur Vaillant, qui habitait le même immeuble que lui, au même étage. Ainsi Jean Guéhenno donnait-il un exemple : il n’absorbait pas tout ce que proposait l’audio-visuel. Il choisissait.

Pour la première fois, messieurs, je viens de prononcer le nom de mon prédécesseur. Pardonnez-moi ce long exorde. Je n’ai pu me retenir de parler du métier que j’exerce. J’ai la faiblesse de croire que Jean Guéhenno, qui aimait tant le sien, m’eût approuvé. Je n’ai rencontré qu’une seule fois Jean Guéhenno. C’était chez Jacques Chastenet, historien que j’admire, ami que j’aimais. Je le revois, Jean Guéhenno. Il est là, appuyé sur sa canne, le regard vif, aigu, scrutateur, me fixant derrière ses lunettes, la bouche ombrée d’une moustache qui, si j’en crois les photographies, de volumineuse qu’elle était naguère, s’était amenuisée au fil des années. Je m’approche, je lui parle. Je lui dis que j’ai lu Changer la vie et que j’ai ressenti profondément tout ce que ce livre exprime. Il me regarde, avec plus d’intensité encore. J’ai l’impression qu’il veut juger de ma sincérité. Après quoi, il me répond par une phrase courtoise, mais brève. Je n’insiste pas. Je le salue. Je prends congé.

J’ai cherché à travers la France les traces de Jean Guéhenno. Et ce sont des images qui se recomposent dans ma mémoire. Son appartement de la rue Pierre-Nicole, son bureau cerné de tous ces livres qu’il aimait. Rien n’a changé. Sur sa table de travail, les mêmes objets. Pas de doute : il était là hier, il sera là toujours. D’autres images, celles de Port-Blanc, en Bretagne, celle de la petite maison de pêcheur où, chaque été, il se retrouvait. Je m’assieds, à sa place, dans son bureau du premier étage. Par la fenêtre ouverte, je regarde la mer comme il la regardait lui-même. À l’horizon, des îles en forme de rochers noirs ponctuent la limite du gris de l’eau et du ciel pâle. L’un des plus beaux paysages qui se puissent voir. Je ressens cette paix qu’il est venu, lui, chercher là — et qu’il a trouvée.

Port-Blanc, c’est l’arrivée. Le départ, je l’ai cherché à Fougères, la ville où il est né. M. Michel Cointat, son maire, m’y a accueilli. On ne peut pas comprendre Jean Guéhenno sans Fougères. Alors là, encore, ce sont des images qui surgissent.

Une charrette qui roule au mois de mai, sur de longs chemins où fleurissent les genêts. Une famille entassée, le père, la mère, deux garçons, trois filles. Ils s’appellent Guéhenno. Ils viennent du Morbihan. Si, de Pontivy à Fougères, ils ont entrepris l’interminable voyage, C’est simplement pour chercher du travail. Au bout de la route, voici le but, la ville des chaussures. De tout temps, on a fabriqué des sabots de bois à Fougères. Sous la Restauration, on en est venu aux chaussons. Les ouvriers qui les faisaient se sont appelés des chaussonniers. Sous le Second Empire, enfin, des fabriques se sont ouvertes qui se sont mises à confectionner des chaussures. Fougères a suivi le conseil de Guizot et s’est enrichie.

Le plus jeune de la famille Guéhenno, Jean-Marie, est logiquement devenu, lui aussi, chaussonnier. Et, quand il a été en âge, il a épousé une piqueuse, Angélique Girou, grande et belle. Un premier enfant est venu, qui est mort. Puis est apparu le petit Jean. Le nôtre. En vérité, pour l’état civil, il se prénommait Marcel-Jules-Marie. Mais à vingt ans, après la mort de son père, il a choisi de s’appeler Jean.

Un enfant de ce temps va toujours en nourrice. Le fils de Jean-Marie et d’Angélique passera plusieurs années dans le village de Peïné chez sa grand-tante. Il en a conservé un souvenir émerveillé. D’ailleurs, il y est retourné, jusqu’à sa quatorzième année, pour les grandes vacances.

Et puis, est venu le temps de l’école. Cette fois, ce sont d’autres images que je vois. Celles qu’a découvertes tout à coup, en regagnant Fougères, celui que nous appellerons Jean, déjà. Des demeures misérables, noires et lugubres. La rue du Rillé. La maison de pierres grises équarries où les Guéhenno habitent une pièce unique au troisième étage. La « cambuse », comme dit Jean-Marie. Pas un pouce de trop, bien sûr. Il faut y ranger deux lits, celui des parents et celui du petit, une table, des chaises, deux armoires, un buffet, le fourneau à gaz, un autre fourneau de fonte, à charbon. D’un bout de la pièce à l’autre, des fils sur lesquels on accroche la dernière lessive. Devant la fenêtre, c’est ce qu’on appelle « l’atelier » : le bahut de Jean-Marie, un grand baquet d’eau dans lequel trempent toujours des cambrures et des semelles ; et surtout la machine à coudre d’Angélique. Cette machine sur laquelle elle pique des chaussures. Dès 5 heures du matin, Angélique est à sa machine, elle pédale jusqu’à 11 heures du soir. Jusqu’à sa dernière heure, Jean Guéhenno a cru entendre « ce bruit de brouette roulée sur des pavés que fait le pédalier à chaque tour de roue. »

Des images, toujours. Le petit Jean qui rentre de l’école. Il sait ce qui l’attend. À peine arrivé, il doit noircir les empeignes et les tiges en veau verni, en chevreau, en mégis. Il doit préparer les quartiers et les baguettes. Il doit découper les doublures. À dix ans, de son propre aveu, il est un apprenti assez habile.

Un peu plus tard, un grand bruit dans l’escalier. C’est Jean-Marie Guéhenno qui rentre, réjoui, volubile, ayant déjà une histoire à raconter. Un cœur d’or, ce Jean-Marie, mais avec une malice qui quelquefois lui porte tort. Il est compagnon du Tour de France. Certains soirs — je suis sûr qu’avec moi vous imaginez la scène — plusieurs hommes se glissent dans la petite chambre. Ils sont reçus par Angélique, promue « mère des compagnons ». Ces soirs-là, Jean-Marie n’est plus Jean-Marie. Avec fierté, il est Pontivy-la-Justice. Les hommes qui l’entourent se nomment Villefranche-la-Liberté, Montpellier-la-Franchise, Paris-la-Probité, Louvigné-l’Espérance. Tous des noms de vertus. Et il est bien vrai que ces hommes-là, tout en jurant qu’il n’y a ni Dieu ni maître, professent la vertu.

Un révolutionnaire, Jean-Marie Guéhenno ? Pas du tout. Il a même cru au brave général Boulanger. Mais il est républicain, en un temps où la République est encore mise en cause par beaucoup d’adversaires. En un temps où le mot seul de République est synonyme de progrès. Jean-Marie a même, dans l’histoire du mouvement ouvrier à Fougères, joué un rôle dont, je ne sais pourquoi, son fils ne parla jamais. Il fut le premier ouvrier élu, dès juin 1889, au Conseil municipal de la ville. Et même, il fut réélu en 1891, 1892, 1896, 1900. Pourtant, un peu plus tard, un journal de Fougères dénonce Jean-Marie comme « meneur ». Mot redoutable.

Que s’est-il donc passé ?

La vie, pour les ouvriers, est devenue de plus en plus dure. La loi de la concurrence oblige les patrons à serrer les prix et, par voie de conséquence, les salaires. Lorsque survient la morte saison, on trouve naturel de renvoyer les ouvriers chez eux. Il n’est pas question d’indemnité de chômage. Personne ne songe à aider l’ouvrier malade, ni sa famille. Point de travail, une maladie : c’est à coup sûr la misère à la maison, souvent la faim — cette faim qui revient comme un leitmotiv dans tous les récits populaires du XIXe siècle.

Entamer le dialogue est difficile. Devant le patron, l’ouvrier seul est facilement terrorisé. Une solution : il faut que l’ouvrier, justement, ne soit pas seul. C’est ce qu’a compris Jean-Marie Guéhenno. Il est de ceux qui, à Fougères, ont fondé l’un des premiers syndicats.

Un meneur, Jean-Marie Guéhenno ? Tout simplement, il voit autour de lui de grandes injustices et il ne les accepte plus.

Angélique avait toujours eu peur de la vie. Peur pour elle-même, pour son mari, pour son fils. Peur de manquer de travail, peur de déplaire au patron, peur que les siens aient faim. Cette terreur atavique s’apaise peu à peu. Depuis trois ans, le petit Jean va au collège. Il travaille bien. Angélique a mis de côté quelques billets de banque et une grande pièce d’or de quarante francs. C’est à ce moment précis que Jean-Marie tombe malade. Pour le soigner, tout y passe, les billets et la pièce de quarante francs. Mais Jean-Marie ne guérit pas. On le transporte à l’hôpital.

Jean Guéhenno a quatorze ans. Pour remplacer le père défaillant, il faut que le fils travaille. Sera-t-il lui aussi chaussonnier ? Non. Les années de collège vont lui servir de sésame. On fait de lui un garçon de courses, d’abord, puis un employé de bureau. Ceci, bien sûr, dans une usine de chaussures. Il n’y en avait toujours pas d’autres à Fougères.

Vêtu de sa blouse noire, il sera tout aussitôt jalousé, comme ses pareils, par les ouvriers. Les chaussonniers méprisent ceux qui ne se salissent plus les mains. Jean Guéhenno va souffrir de se voir exclu de ce qu’il considère comme une fraternité. Et nous verrons que tel sera son sort ; de se sentir éternellement ailleurs, de ne jamais trouver son havre, d’en éprouver toujours de l’amertume et quelque chose qui ressemble à un remords.

Et puis est venu l’hiver de 1906-1907. Je ferme les yeux et je revois Fougères, son château, ses vieux quartiers, ses pignons dentelés, ses toits aigus, ses jardins. Et les eaux vives du Couesnon qui traverse la ville. Je vois tout à coup les cheminées des fabriques d’où ne sort plus aucune fumée. Je vois les ateliers désertés, les machines immobiles. La grève. L’une de ces grèves comme Zola nous les a si bien restituées. L’une de ces grèves d’hiver plus terribles que les autres. Parce qu’à la faim s’ajoute le froid. De cette grève, Jean Guéhenno dira : « C’était une affaire de pain, bien sûr, mais autant une affaire d’honneur, un dur combat ».

Elle se prolonge, la grève de Fougères. Si longtemps que la France s’occupe enfin de ces gens-là. Les communautés ouvrières d’autres villes offrent de prendre chez elles les enfants de Fougères. On en envoie à Paris, à Nantes, à Rennes. De partout, les pauvres envoient un peu d’argent à ces plus pauvres qu’eux qui sont à Fougères. Et puis, un jour, une grande nouvelle : Jaurès va venir. Quoi ! Jaurès à Fougères ? Ce n’est pas possible, c’est une fausse nouvelle ! Fougères est une trop petite ville pour le grand Jaurès ! Mais non, les journaux le confirment : Jaurès sera tel jour, à telle heure, à la gare. Et voilà que toute la ville se porte vers cette gare. Une masse immense d’hommes, de femmes, d’enfants. Qui dira ce que fut, pendant toutes ces années, la gloire de Jaurès auprès de tout un peuple ?

C’est une mer, c’est un océan qui bat la gare et ses alentours. Des hommes en casquette, des femmes en cheveux. Des enfants haussés sur les épaules : « Regarde bien, c’est M. Jaurès qui va venir ». Encerclé, serré de toutes parts, écrasé, l’adolescent Jean Guéhenno est au sein de cette foule. La porte vitrée qui s’entrouvre, là-bas. Un groupe d’officiels, vêtus de noir, et, au milieu d’eux, un homme simple, avec une large barbe et un regard rayonnant. Une acclamation qui monte vers le ciel. Un long cri de gratitude et d’espoir.

C’est sous le marché couvert que va parler Jaurès. Les journaux du temps le disent — et c’est vrai — : toute la ville était là. Parce que toute la ville travaillait pour la chaussure. Et que la chaussure était en grève. Je vous le dis sans fard et sans hésitation : j’aurais voulu être dans cette foule. J’aurais voulu entendre Jean Jaurès, la plus grande voix que la gauche française ait engendrée. J’aurais voulu, avec Jean Guéhenno, entendre ces deux mots qui tombèrent sur la foule silencieuse et qui la firent tout à coup trembler : « Citoyens, citoyennes ! »

L’accent du sud-ouest martelait les phrases. L’éloquence était à la fois classique et populaire. Jaurès était le familier des orateurs antiques et, en même temps, il côtoyait chaque jour les souffrances du peuple. Ce jour-là, il ne parla pas aux grévistes de Fougères de leurs épreuves. Ceux-ci ne les connaissaient que trop. Mais il leur dit qu’ils n’avaient pas le droit d’être vaincus, parce que leur combat n’était pas le leur seulement, mais celui de tous. À ces gens courbés dans la servitude, il parla de leur fierté. Il leur dit que tous, — oui, tous — portaient en eux un monde. Comme il a su se souvenir, Jean Guéhenno ! Écoutons-le : « Et puis sa voix se fit plus grave : il évoqua tous les malheurs que subissaient dans ce moment les hommes, les terres ensanglantées, la guerre qui, comme une nuée, montait sur l’horizon et roulait vers nous, un univers furieux que, seuls, pouvaient exorciser notre bon sens et notre volonté. Alors seulement, vers la fin de son discours, il nous nomma de ce nom plus chargé de tendresse : « camarades », et pour la première fois j’eus le pressentiment de notre vrai destin ».

Parce que, à l’Assemblée de 1789, ceux qui voulaient une constitution s’étaient assis à la gauche du président et ceux qui n’en voulaient guère à sa droite, les notions de droite et de gauche sont nées en France. Après quoi, envolées bien au-delà de cette assemblée française, elles se sont imposées non seulement à notre pays, mais — fait remarquable — au monde entier.

La gauche française, cependant, ne ressemble pas aux autres gauches. Elle a sa propre hérédité, ses ambitions bien à elle et ses propres réflexes. Il semble que l’individualisme français se soit confirmé jusque dans les rassemblements qu’elle provoque. Rousseau à l’origine, et puis Hugo, et puis Michelet, et aussi Proudhon, et aussi Blanqui, et enfin Jaurès : on découvre dans cette lignée cet appel venu des profondeurs, cet élan vers l’idéal et parfois vers l’impossible, cette sorte de lumière enfin qui n’appartient qu’à la France. Dans les années qui précédèrent 1914, il sembla qu’une lame de fond emportait tout. À chaque nouveau scrutin, la gauche progressait. La fureur même de ses adversaires montrait qu’ils avaient peur. La gauche radicale, qui déjà était au pouvoir, allait-elle faire place à une gauche socialiste ?

Et comment tant de gens — et d’autant plus s’ils étaient jeunes — n’auraient-ils pas été séduits ? Une société moins dure à l’homme, la fin des plus intolérables des inégalités, le travail mieux organisé, mieux réparti, mieux protégé. Les abus pourchassés. Le droit au travail, mais aussi le droit au repos. Le droit d’être malade, le droit d’être vieux. Et puis — et là, c’était le cri suprême — le droit à la paix. Jaurès en était sûr, et il le répétait sans cesse : au long des siècles, c’étaient toujours les humbles, les pauvres qui avaient payé le prix de la guerre. Puisque l’on ne pouvait pas faire la guerre sans eux, il leur appartenait de refuser la guerre. Seul le socialisme empêcherait la guerre. Le raisonnement de Jaurès était simple et, de là, d’autant plus convaincant. Quand tous les pays du monde seraient socialistes, on aurait mis fin à toute possibilité de guerre. Car il était évident — mathématiquement évident — que jamais un pays socialiste ne ferait la guerre à un autre pays socialiste. Alors, des millions de Français ont rêvé à ces républiques idéales que peignait Jaurès. Il leur était d’autant plus facile de rêver que jamais, dans le monde, on n’avait vu de telles républiques. Dans cette perspective, le rêve socialiste d’avant 1914 nous apparaît comme le plus pur de tous les rêves.

Jean Guéhenno fut l’un de ceux qui rêvèrent. Désormais, c’est la gauche qu’il allait rejoindre. La gauche, mais pas un parti de gauche. Voilà qui est important. Jamais Jean Guéhenno n’a adhéré à un parti. Il en fuyait les structures et les consignes. Il se refusait à obéir à des mots d’ordre. Un homme à la foi sans faille, mais un homme libre : voilà ce qu’il a voulu être. Voilà ce qu’il a été.

Mais, pour le moment, il portait toujours la blouse grise et le col empesé des employés de fabrique. Tout à coup, il se décida. Retournons dans la petite chambre où l’attendait chaque soir sa mère. Devant la fenêtre, la brouette tourne. Jean est assis à la table. Le voilà qui prend sa plume. Et là, sur le bois, il écrit : « Vive le bachot ! »

Préparer seul cet examen, quand, dans la semaine, on dispose de si peu de loisirs : le pari est risqué. Il le gagne. Il est bachelier. Du coup, on lui accorde une bourse. Il devient khâgneux au lycée de Rennes. On décide pour lui qu’il préparera Normale lettres.

Aux vacances, il retrouve sa mère et, fort triste, s’en va visiter son père à l’hôpital. Jean-Marie n’en finit pas de mourir. En juillet 1910, Jean échoue au concours de l’École normale et, pour ne pas perdre de temps, passe en octobre les examens d’une licence de philosophie. C’est entre l’écrit et l’oral que Jean-Marie Guéhenno, que Pontivy-la-Justice, est enfin délivré de son long calvaire. Dois-je vous dire que l’événement ne fait aucun bruit dans le monde, pas même à Fougères ? Mais, pour Jean, il s’agit d’une blessure profonde, dont il ne guérira jamais.

Enfin, Jean Guéhenno va entrer à Normale. Il a obtenu une bourse d’externat. Ils seront dans la même turne quatre inséparables : Durckheim, Desjardins, Vaillant et lui. Durckheim sera tué à la guerre, les trois autres blessés. C’était en ce temps-là le lot de cette génération dont on a dit si justement qu’elle fut sacrifiée. De l’École il conservera ce souvenir rare d’enrichissement et de plénitude que vous êtes plusieurs ici à avoir connu. Il passera toute une année à lire presque uniquement Platon.

Il lut aussi l’Avenir de la Science de Renan, s’enivra de cette lecture. Il l’a rapporté : dans cette exaltation de l’esprit, il trouva quelque chose qui ressemblait au bonheur dans sa perfection. Du coup, il se posa cette question qui le poursuivit jusqu’à sa dernière heure : « Pourquoi moi ? » Il était conscient de jouir d’un privilège sans limite. Or, par essence, il détestait les privilégiés. Ses pensées à tout instant rejoignaient le noir troupeau qui, chaque matin, à l’aube, regagnait l’usine ou la fabrique. Dans ces moments, l’angoisse lui étreignait le cœur — « Pourquoi moi ? »

Entré à l’École en 1911, la même année que Maurice Genevoix, il devait en sortir en 1914. Pour aller où, sinon à la guerre ? S’il est une certitude que je ressens avec force, c’est qu’a aucun moment de l’histoire humaine, tant d’hommes, de 1914 à 1918, ont eu à supporter ce qui n’est rien d’autre que l’insupportable.

Une image, encore. Un jour de mars 1915, un jour « triste et gris ». La tranchée. C’est-à-dire la boue. Il faut vivre dans la boue, tirer dans la boue, manger dans la boue, dormir à même cette boue. Les poux qui grouillent, les rats qui sont comme chez eux, et puis l’odeur. Et puis le bruit. La mitraillade, la fusillade, la canonnade. Dans la tranchée, l’officier Jean Guéhenno est là, avec ses hommes. Soudain, il chancelle : une balle est venue le frapper en plein front. Ses camarades, tandis qu’on l’emporte, croient que c’est un mort qui s’en va. Il survivra. Déclaré inapte, il est affecté à l’arrière et rééduquera notamment des soldats devenus aveugles. Auprès de ces hommes désespérés, il va avoir tout le temps de méditer sur l’absurdité de ces désastres.

Au bout de la course aux enfers, douze millions de morts. C’est plus que ne peut en supporter Jean Guéhenno. Comme tous ses camarades, il va jurer que l’on ne reverra plus jamais ça. Les rescapés de l’hécatombe sont prêts à tout oser pour que, jamais, au grand jamais, la folie des hommes ne les reprenne.

Bonne occasion de repenser à Jaurès.

Tout au long de sa vie, Jean Guéhenno pensera à Jaurès, il y pensera — a-t-il dit dans La Mort des Autres — « comme à aucun autre homme ». Alors, après la tuerie, l’impérieuse nécessité du socialisme ? Avec passion, Guéhenno, comme d’autres, regarde du côté de l’Orient. En octobre 1917, il y a vu s’allumer « un grand feu ». En 1934, dans son Journal d’un homme de 40 ans, il écrira : « Ce combat et cet exemple — il s’agit du combat et de l’exemple soviétiques — font à peu près tout notre espoir et toute notre joie ».

Ce sont là de graves paroles. Elles auraient dû logiquement déboucher sur un engagement politique, surtout après 1920 quand, au Congrès de Tours, se détachant du parti socialiste, naquit le parti communiste. Jean Guéhenno n’a pas voulu franchir le pas. Il s’en est expliqué dans la Foi difficile.

Il n’a pas voulu choisir, dit-il « entre ces deux fractions du peuple dont le Congrès de Tours venait de faire des ennemis ». Il y avait désormais des socialistes et des communistes. Mais, Jean Guéhenno déclarait avec force que « la scission de Tours lui paraissait une véritable trahison d’une cause qui ne pouvait pas cesser d’être commune » et qu’elle « compromettait tout l’avenir ».

Voilà des lignes qui disent tout. À cette époque, Guéhenno éprouve de la joie à voir la révolution marxiste triompher en Russie, « au reste contre toutes les prévisions et les enseignements de Marx », mais il dit que, si peut-être les temps sont proches, cela ne signifie nullement que les Français, eux, doivent changer de méthode.

Il s’est marié, en 1916, avec une camarade d’études, agrégée d’histoire et de géographie, qu’il a profondément aimée et qui, après la guerre, lui a donné une fille, Louise. Il a été nommé professeur au lycée de Douai, puis à celui de Lille. Il y a créé la première khâgne que l’on ait vue dans la capitale des Flandres.

Professeur, il s’est senti libre. Déjà, on le tient pour un pédagogue exceptionnel. En 1927, il est nommé à Paris. C’est ainsi qu’il professera, en khâgne, au lycée Lakanal, à Henri IV, à Louis-le-Grand.

Ici, je m’arrêterai. Je vous conduirai dans l’une de ces classes, traditionnellement sombres, de ces vieux lycées où Jean Guéhenno a enseigné. Je vous le montrerai venant s’asseoir à sa table, sur l’estrade, promenant son regard sur ces jeunes gens silencieux qui attendent tout de lui. Au lendemain de mon élection, j’ai reçu plusieurs lettres d’hommes qui furent ses anciens élèves. J’ai lu les témoignages que d’autres ont publiés. J’ai été frappé, non seulement par l’unanimité des souvenirs, mais par leur force. Jean Guéhenno a émerveillé plus de vingt classes qui apprenaient de lui l’intelligence, l’intuition, la clarté, la tolérance, la beauté — en un mot l’humanisme. Claude Santelli fut son élève. Avec Jean Deprun, il a eu la charge de présenter à Jean Guéhenno, en janvier 1942, les vœux de la khâgne. L’habitude était d’ironiser, de se moquer. lmpossible. L’enthousiasme de ces élèves était sans mélange.

Et moi qui osais parler d’éphémère ! Quand les derniers d’entre ses élèves auront disparu, que restera-t-il de tant de génie — mais oui, tous me l’ont dit : de génie — dispensé pour faire des hommes ? C’est bien ce qu’il disait, à la première prise de contact : « Je suis ici, messieurs, pour vous aider à devenir, non pas ce qu’on appelle aujourd’hui des jeunes hommes, mais des hommes ».

Quand il lisait un texte, quand il le commentait, tout devenait clair, évident. Ce professeur n’avait rien de professoral. Comme il expliquait Pascal, lui qui n’était pas pascalien ! Comme il apprenait à découvrir les beautés de Michelet et de Renan ! Comme il s’attardait à ses dieux : Rousseau, Voltaire, Diderot ! Comme il s’exclamait quand il se passionnait — et il se passionnait toujours ! Ainsi à l’attaque du VIIe livre de l’Énéide : « Énée aborde à l’embouchure du Tibre... mais c’est un Botticelli ! » Il s’interrompait : « Comme c’est écrit ! Sentez-vous comme c’est écrit ? » C’était là sa manière. Cette manière qui a fait de lui un maître « unique, irremplacé, inimitable ».

Pour la première fois, en 1927, on avait vu le nom de Jean Guéhenno à la devanture des libraires. Son livre s’intitulait : L’Évangile éternel et il était consacré à Michelet. Pouvait-il en être autrement ? De Michelet à Guéhenno, la filiation est évidente et j’aime que ce premier ouvrage soit dédié à la mémoire de son père. Après quoi, vint un petit livre dont Daniel Halévy trouva le titre : Caliban parle. Ce Caliban, à qui Guéhenno donne la parole, c’est l’homme du peuple, ou plutôt, comme on a dit plus tard, « l’homme-masse ». Cet homme-là, Guéhenno l’avait entendu se plaindre dans sa jeunesse. Souvent. Depuis des siècles, il grognait, il grondait. Pourquoi ne pas « mettre en ordre ses doléances et ses espoirs » ? Ce Caliban parle est un acte de foi. Mais la lucidité surgit à chaque page. Ce que l’on découvre aussi, dans ce livre, c’est un style dune remarquable fermeté et d’une indéniable beauté formelle. Le style Guéhenno est né.

Chez Daniel Halévy, Guéhenno s’est lié avec des hommes un peu plus jeunes que lui, mais qui pensent comme lui : Guilloux, Chamson, Grenier, Malraux, Drieu, Berl. Ces hommes, tous ces hommes sont furieux de voir que le monde a si mal tourné depuis la guerre, de voir que les politiques ont « rendu l’Europe impossible au moment même où il eût fallu la créer ». Souvent, la colère exerce une action créatrice. Guéhenno et ses nouveaux amis vont se retrouver dans la même revue, précisément baptisée Europe. C’est par Europe que Guéhenno va entrer dans ce qu’il appelle « la mêlée confuse ». Le fondateur de la revue va même adjurer Guéhenno d’en prendre la direction. Longuement, il hésite : toujours cette sensation — véridique — qu’il existe en lui trop de contradictions, qu’il n’est pas fait pour le combat ouvert. Mais, depuis quelque temps, il est en correspondance avec Romain Rolland qui a lu son Michelet et son Caliban. Guéhenno lui demande conseil. Romain Rolland n’hésite pas : il faut accepter. Et Romain Rolland adresse même, à ce professeur qu’il ne connaît pas encore, une véritable exhortation : « Cher Guéhenno, parlez ! N’hésitez jamais à dire le plus vrai de vous-même, le plus rée ! (...) Soyez Caliban, voyez avec ses yeux les hommes et les œuvres de notre temps ! — Nous avons besoin plus que jamais d’un nouveau Péguy, absolument libre, sain et droit, franc du collier. Vous êtes vous. Restez vous ».

On ne dira jamais assez le talent qui se déploya à la revue Europe. Giono, Dabit, Blanzat avaient rejoint Guéhenno, Chamson et Guilloux. La revue était pauvre, mais les lecteurs, s’ils n’étaient que quelques milliers, étaient ardents. C’étaient ces mêmes lecteurs — surtout des étudiants, des professeurs, beaucoup d’instituteurs — qui avaient idolâtré Jaurès. Tous ils estimaient que la pensée de Jaurès avait été trahie. Ils trouvaient dans Europe l’expression fervente de leur révolte. De loin, Romain Rolland donnait son impulsion — et quelle impulsion — à ce combat. Chaque semaine, il écrivait à Jean Guéhenno. Il faut lire leur correspondance publiée sous le titre : l’Indépendance de l’Esprit.

En France, depuis longtemps, les lampions de la victoire étaient éteints. De terribles soubresauts secouaient la République. Certains regardèrent alors vers l’Allemagne et l’Italie. Mais d’autres, justement horrifiés par ces dictatures militarisées, se tournaient vers l’est et croyaient trouver la sauvegarde de la liberté auprès d’une autre dictature. Qu’était-ce qu’une cervelle d’Européen, en ces années-là, sinon, comme l’a vu Jean Guéhenno, « un assez beau chaos » ?

Le 6 février 1934 fut un révélateur. On avait voulu s’en prendre à la République. Tous ceux qui, la veille encore, hésitaient, tergiversaient, doutaient, ceux-là, tout à coup, se retrouvèrent. Le 12 février, cent cinquante mille hommes et femmes se rassemblent place de la Nation. Parmi eux, il y a un professeur de khâgne, pas très grand, pas très fort, avec une mèche noire, des lunettes rondes et une moustache. Il s’appelle Jean Guéhenno.

C’est dans le petit bureau d’Europe que, dès février 1934, allait naître ce Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes qui allait devenir l’un des éléments les plus actifs de la campagne qui conduisit au Front Populaire. Nous sommes sûrs que ce n’est pas par hasard.

Quand le parti communiste crut devoir acheter Europe, on fit dire à Jean Guéhenno qu’il garderait naturellement la direction de la revue. Il refusa. Il avait voulu qu’Europe fût l’asile et l’organe de toutes les gauches, point d’une seule gauche. Puisque ce n’était plus possible, il démissionna.

Il fut désemparé. Il avait traversé, en 1933, une grande douleur. Après une longue, très longue maladie, sa femme était morte. Il vivait seul avec sa petite fille. Cet homme si prompt à se confier dans ses livres, n’a jamais fait allusion à sa tragédie intime. Mais nous savons quel père il fut, acharné à devenir, auprès de son enfant, à la fois la mère disparue et le père qui restait. Mais les dangers se précisaient. Guéhenno écoutait à la radio les discours retransmis de Berlin ou de Nuremberg. Il tendait l’oreille vers le récepteur, tâchait à comprendre les hurlements martelés et rauques de celui que la presse française appelait respectueusement : « M. Hitler. » Quand la foule galvanisée hurlait : Sieg Heil ! Sieg Heil !, Jean Guéhenno tremblait pour le monde. Je note au passage une réflexion savoureuse : « Nous devons à la radio l’étrange privilège d’avoir vécu longtemps dans une véritable intimité avec nos assassins ».

Les élections législatives approchaient. Deux hebdomadaires se partageaient la clientèle du grand publie cultivé. Ils étaient favorables à la droite. Mais comme ils rassemblaient des signatures prestigieuses, comme le talent s’y déployait à longueur de colonnes, même les gens de gauche les lisaient. C’est alors qu’André Chamson eut l’idée de battre ces périodiques sur leur propre terrain et de leur opposer un hebdomadaire qui rassemblerait tout autant de talent mais qui, lui. soutiendrait le programme du Front Populaire. Il fallait des capitaux. André Chamson les trouva. Il fallait un titre. Comme le nouveau journal devait paraître le vendredi, on l’appela Vendredi. Le temps n’était pas encore venu où, après la libération, une feuille imprimerait : « À partir de la semaine prochaine, Samedi-Soir paraîtra le jeudi matin ».

Quand André Chamson demanda à Jean Guéhenno de diriger avec lui Vendredi, celui-ci accepta sur-le-champ. C’est ainsi que Vendredi eut trois directeurs : André Chamson, qui était radical, Jean Guéhenno, proche des socialistes, et Andrée Viollis, communiste.

Je viens de lire toute la collection de Vendredi. Quelle étonnante impression j’ai retirée de cette exploration !

D’abord — oui — les éclatantes signatures annoncées étaient bien au rendez-vous. Au sommaire du n°1, daté du 8 novembre 1935, je trouve les noms d’André Gide, Jacques Maritain, Julien Benda, Jean Cassou, André Chamson, Jean Giono, Jean Guéhenno, Louis Martin-Chauffier, Paul Nizan, Jean Schlumberger, Andrée Viollis. André Chamson avait rédigé l’éditorial. Il annonçait que « Vendredi serait l’organe des hommes libres de ce pays et l’écho de la liberté du monde ».

Jean Guéhenno, lui, publiait à la page 10 un article intitulé : « Jeunesse de la France. » Il adjurait la jeunesse, qui voyait son horizon fermé, de rêver à la justice et de s’en tenir à ce rêve.

Je dois vous le confier : ayant vécu le Front Populaire, je suis passé à côté de lui sans le comprendre. J’ai une excuse, j’avais onze ans. Je revois, dans les rues de Lille, ces grands défilés, débonnaires et sûrs d’eux-mêmes, avec dans les rangs des rires et des lazzis. Ce qui domine, dans mes souvenirs, c’est la forêt des drapeaux rouges, le chant repris inlassablement de l’Internationale. Les accordéons, au coin des rues, qui ne jouaient rien d’autre. Les crieurs qui annonçaient l’Huma et le Popu. Le secrétaire de mon père, fervent lecteur de l’Action française, et qui, lorsqu’un cortège de grévistes passait sous nos fenêtres, jaillissaient sur le balcon pour crier Vive Maurras, cependant que ma mère, aussitôt, lui intimait l’ordre de rentrer sur-le-champ. Je revois Blum défilant aux côtés de Salengro, notre maire.

Des images et, pour l’enfant que j’étais, elles évoquent bien plus une gigantesque kermesse qu’une révolution. Depuis, j’ai beaucoup lu sur ce qu’on a appelé le « grand espoir de 36 ». Mon impression — pourquoi ne pas le dire ? — ne s’est pas modifiée. Pour des millions de Français, le Front Populaire, c’étaient quelques rêves réalisés. Les premiers congés payés : la grande ruée vers la mer de ceux que ne l’avaient jamais vue. La France des tandems et des auberges de la Jeunesse. Les quarante heures et les conventions collectives.

À quelques-uns de nos contemporains, cela pourra paraître dérisoire. Pour ceux de ce temps-là, c’était beaucoup. Pour certains, c’était tout.

Le 17 juillet parvint à Paris la nouvelle du soulèvement nationaliste dans le Rif et le sud de l’Espagne. Un nom surgissait à la première page des journaux : Franco. Est-ce ce jour-là que l’agonie du Front Populaire a commencé ? Je continue à tourner les pages de Vendredi. Je vois peu à peu monter l’inquiétude, bientôt l’angoissé.

Et puis, au mois d’octobre, des nouvelles parviennent de Moscou. Les grands procès ont commencé. Les plus illustres des vieux révolutionnaires s’accusent de tous les crimes. Ils se frappent la poitrine. Ils jurent qu’ils sont des espions au service du capitalisme. Qu’est-ce donc que cela veut dire ? La masse des Français n’est pas émue, parce que les Français, traditionnellement, ne s’intéressent pas à ce qui se passe au-delà de leurs frontières. Beaucoup, parmi les alliés du Front Populaire, se refusent à attarder leurs pensées à ce qu’ils ne veulent juger que comme un accident. Ils estiment que, sur le plan extérieur, il existe une priorité : le combat antifasciste. Désormais, la collusion est évidente entre Hitler, Mussolini et Franco. Pour y faire face, il faut rechercher l’alliance de l’Union Soviétique. Donc, de Staline. Cette priorité oblige à faire silence sur les procès de Moscou. C’est là de la tactique. C’est là de la stratégie. Mais Jean Guéhenno n’est homme ni de stratégie ni de tactique. Il prend sa plume, sa bonne plume. Et il écrit : « Pourquoi ne dirions-nous pas l’angoisse qui nous étreint quand nous lisons le compte rendu de cet affreux procès ? (...) Un tel procès avilit l’homme, les accusés et les juges. Il y a dans cette affaire trop de ruse et trop de mystère. () Tout sonne faux dans ce procès. Tout est inexplicable. Il n’est pas une parole des accusés qui soit psychologiquement vraie ».

Ceci n’est qu’un extrait. L’article est long. Son angoisse et sa réprobation, Jean Guéhenno fait plus que les exprimer, il les crie. Qui ne penserait aujourd’hui que, ce jour-là, Jean Guéhenno a sauvé l’honneur de la pensée de gauche ?

En février 1937, Guéhenno revient sur les procès de Moscou. Il sait que, pour de telles prises de position, il est violemment critiqué. Pour un peu, on l’accuserait de diviser la gauche. Il persiste. Son mérite est d’autant plus grand que, sous les attaques et les calomnies, au travers de ses divisions, le Front Populaire est en train de mourir.

On le sait à Vendredi. Quand, tournant toujours les pages, j’en sais arrivé là, j’ai senti le désarroi des directeurs, des collaborateurs, des lecteurs aussi. Chamson, Guéhenno, Viollis ne le cachent plus. Pourquoi le cacheraient-ils ? Ils écrivent, le 8 octobre 1937 : « Cette immense bonne volonté, cette puissance que la Nation avait mise à la disposition de ses représentants, qui pouvait et devait être irrésistible, on peut craindre aujourd’hui, d’avoir bientôt à dire qu’elle fut vainement dilapidée ». Elle l’est. Blum cède la place à Chautemps.

Hitler, lui, a jeté le masque. C’est l’Anschluss, Vienne sous la botte nazie. J’aime ce titre de Vendredi, à la une, le 18 mars 1938 : « Nous avons joué le bonheur, nous devons jouer le salut ». Ce titre, il résume tout de la position des hommes de la gauche, des pacifistes français de l’entredeux guerres. Jusqu’au bout, ils ont cru qu’à partir de leurs rêves on pouvait construire une société meilleure. Ils y ont mis un acharnement qui a pu paraître parfois de la cécité. Maintenant, ils ouvrent les yeux. Ils ne renoncent pas à leurs rêves — mais ils les remettent à plus tard. Les plus lucides d’entre eux, et ceux qui connaissent le mieux l’histoire, se disent sans doute que ce report du bonheur à demain est la loi amère, qu’ont subie à travers les siècles, tant de réformateurs, tant de révolutionnaires. Et ceux qui se disent cela ploient sous le fardeau de leur détresse.

Le 10 novembre 1938, Vendredi renonce à paraître. Il est déchirant, l’aveu de la défaite par les directeurs : « Vendredi s’est dévoué sans restriction, durant ces trois années, à une grande expérience commune. Née avec le Front Populaire, soutenue par sa vie, cette espérance ne peut lui survivre ».

D’ailleurs, la guerre était aux portes. Le pacte germano-soviétique acheva ce qu’avaient commencé les déchirures internes.

Il fallut l’invasion de l’Union Soviétique par Hitler, au mois de juin 1941, pour ressouder le front commun. Depuis le premier jour de la guerre, Jean Guéhenno avait fait face. Il faut lire le Journal des Années noires. On y retrouve l’homme qu’il a été toujours. Solidement attaché aux quelques lois essentielles qui ont orienté sa vie, il se refuse à croire à la vérité des dictatures aristocratiques. Il répudie la violence, l’écrasement des plus faibles par les plus forts, le triomphe de la brutalité imbécile. Chaque matin, il prend le chemin de sa khâgne et, à ces jeunes gens qui attendent tout de lui, il annonce l’espoir : « Fermez les fenêtres, messieurs, ici nous travaillons toutes fenêtres fermées ». Il parle d’Athènes, parce qu’Athènes c’était la démocratie. Il parle de Rousseau, parce que Rousseau était l’homme le plus libre de son temps. Tout en apparence lui démontre le contraire, et pourtant il persiste à jurer que l’homme est bon par essence. En haut lieu, on sait que rien ne viendra à bout de la foi de Jean Guéhenno. Alors, de ce merveilleux professeur de khâgne, on fait un professeur de quatrième. Désormais, il expliquera le Cid à des enfants de treize ans. Il voit les souffrances qui l’entourent, les hommes en prison. Ceux que l’on déporte et ceux que l’on fusille. Il trouve légère la peine qu’on lui inflige et la prend comme un acte de solidarité. Rentré chez lui, il travaille à son grand livre sur Rousseau. Consacrer son temps à Jean-Jacques quand en apparence Hitler triomphe, cela, c’est tout Jean Guéhenno. Il se rend aux réunions clandestines du groupe des Lettres françaises. Ils ne sont guère, autour de Jean Blanzat, de Jean Paulhan, d’Édith Thomas, qu’une dizaine. Quand viendra la Libération, lors de la première réunion après le départ des Allemands, Jean Guéhenno découvrira avec étonnement une véritable foule de nouveaux adhérents. Alors, il donnera sa démission.

Il sera chargé d’organiser une « direction de la Culture populaire et des Mouvements de jeunesse ». Moi qui appartenais à l’un de ces mouvements, je l’ai donc eu pour « patron » sans jamais, bien sûr, l’apercevoir. On fit de lui un inspecteur général de l’Éducation nationale. On peut le regretter pour tous les élèves qu’il a privés d’un enseignement unique. On doit s’en féliciter pour lui puisque c’est à la faveur de ses nouvelles fonctions, au cours d’un voyage à Lisbonne, qu’il a rencontré celle qui devait être la compagne tant aimée de ses dernières années et qui devait lui donner son fils, Jean-Marie. Jean-Marie Guéhenno comme le chaussonnier de Fougères. Quand, en 1962 il fut élu à l’Académie française, il voulut d’ailleurs que son épée évoquât la canne de compagnon et portât les lettres : J.M.G.-P.L.J. : Jean-Marie Guéhenno — Pontivy-la-Justice.

La maladie du monde s’aggravait. La gauche qui avait retrouvé son union au cours des combats ; qui, à la Libération, avait quelque temps vécu de nouveau les espoirs de 36 ; cette gauche-là avait vu sa cohésion voler en éclats. Nouvelle défaite dont, une fois de plus, la tyrannie stalinienne était responsable. Quand ou annonçait que Staline incarcérait par millions les opposants à son régime, qu’il les torturait, qu’il les mettait à mort, ceux qui prenaient à la lettre l’évangile marxiste se refusaient à le croire. Ces abominations ne pouvaient pas s’être produites, parce qu’elles étaient contraires à l’essence du marxisme et que la Russie soviétique était marxiste. Ils étaient sincères, ces militants et c’est là que naît l’une des grandes tragédies de notre temps. Une tragédie que nul ne ressentit plus profondément que Jean Guéhenno.

Il continuait à publier des livres où il disait tout de lui. Après son Jean-Jacques, ce fut la Foi difficile, ce fut Changer la vie, le livre de lui qui a été, à juste titre, le plus chaleureusement apprécié par le plus large des publics. Et puis : Ce que je crois, Caliban et Prospero, les Carnets du vieil écrivain, Dernières lumières, derniers plaisirs. Dans tous ces livres, on retrouvait la même musique intérieure, la même fermeté de pensée, les mêmes beautés de langage, mais aussi un désenchantement grandissant. Pour l’homme qui avait entendu Jaurès à Fougères ; pour l’homme qui — de toute son âme — avait cru que la solution des malheurs du monde passait par le socialisme ; pour l’homme qui avait cru, avec Jaurès, qu’il n’y aurait plus de guerre quand tous les pays du monde seraient socialistes ; pour celui qui, avec Michelet, avec Hugo, avait cru que l’éducation ferait les hommes meilleurs ; pour celui qui était sûr que les forces obscures du capitalisme une fois annihilées, les prisons s’ouvriraient et les derniers fusils tomberaient des mains des derniers soldats ; quelle affreuse désillusion, en vérité ! Deux colosses désormais se réclamaient du socialisme : la Russie et la Chine. À peine constitués, on les voyait face à face, se haïssant, se provoquant, s’armant l’un contre l’autre. Jean Guéhenno a pu voir l’un de ces grands États, à Budapest et à Prague, écraser la liberté sous les chenilles de ses chars. À quelques mois près, il aurait pu voir un autre de ces grands États, sous le signe du socialisme, entrer en guerre contre le Vietnam socialiste. Il aurait pu voir, sous la bannière toujours du socialisme, se perpétrer au Cambodge un génocide. Imaginons-nous le désespoir de Jaurès survivant aux balles de son assassin et assistant à la faillite de tout ce à quoi il avait cru ?

Jean Guéhenno aurait pu légitimement désespérer. Il ne s’est pas laissé aller à ce reniement. Il savait que, chez l’homme, on trouve toujours le pire, mais aussi le meilleur. L’abjection et le crime aisément côtoient l’héroïsme et la sainteté. C’est au meilleur de l’homme que voulait encore croire Jean Guéhenno. Choisissant cette forme optimiste de pensée, l’incroyant Guéhenno songeait-il ainsi qu’il rejoignait l’absolu de la foi chrétienne ?

Je relis une page rédigée en 1940, en décembre, au plus profond de l’asservissement. Il écrivait : « J’ai peiné trente ans. J’ai été dur et plein de colère. J’ai regardé mes contemporains comme des ennemis, chaque fois que je les ai trouvés enclins à se contenter d’un monde où je ne reconnaissais moi-même que misère et injustice. J’ai brandi, comme des épées, quelques petites idées que, naturellement, je croyais sorties du plus profond de moi, quand peut-être elles m’étaient seulement soufflées par les furies du temps (...) J’ai employé à me battre pour l’amour de l’humanité les années qui m’avaient été offertes pour gentiment et modestement aimer quelques créatures. J’ai mal vécu, mal aimé. Je n’en ai pas pris le temps. Trente fois, dès le mois de mars, les fleurs des amandiers m’ont averti. Je n’ai pas entendu leur avertissement. (...) Et maintenant le beau temps est passé, les créatures, celles que je devais aimer, presque toutes, sont mortes. Et je reste avec mon amour de l’humanité, sans emploi, sans objet, sauf, pour l’assouvir, à reprendre, dès que cela sera de nouveau possible, et jusqu’à la mort, mon combat ».

Près de quarante fois encore, après qu’il ait écrit ces lignes, les amandiers ont refleuri. Le cœur de Jean Guéhenno s’est ouvert. Il a trouvé près de lui des êtres à aimer. Son destin résume, en notre siècle si dur, tout le cycle parcouru par la gauche. Toute sa foi et tous ses doutes. Et la voie nouvelle où, si elle veut vivre — et il faut qu’elle vive —, elle doit s’engager.

Au mois de juillet 1978, se tint à Paris un colloque international. C’était le bicentenaire à la fois de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau. Les discours se succédèrent. Jean Guéhenno s’était rendu là sans songer à parler. Des propos furent tenus qui lui ont déplu. Il leva le bras, demanda la parole. Tous ceux qui ont entendu cet homme de quatre-vingt-huit ans s’enflammer, comme au temps de sa jeunesse, pour les idées éternelles dont il n’oubliait rien, ont gardé le souvenir, ce jour-là, une fois de plus, de cette saisissante éloquence qui avait ému tant d’auditeurs au long de tant d’années et qui rappelait, presque avec colère, que Voltaire, c’était d’abord la liberté et Jean-Jacques Rousseau d’abord la justice. Ce fut le dernier message que légua Jean Guéhenno. Dans l’instant qui suivit, il était frappé d’hémiplégie. Il mourut le 22 septembre 1978.

Quelques mois plus tôt, à Port-Blanc, il avait dit à Mme Jean Guéhenno, en montrant la mer : « Au fond, c’est là que je voudrais être ». Les siens ont obéi à ce vœu. Les cendres de Jean Guéhenno furent portées dans une urne à bord d’un bateau de pêche. Celui qui conduisait ce bateau était un pêcheur. Il aimait bien M. Guéhenno. Le bateau quitta le port. Jean Guéhenno aimait tant partir en mer. C’était son dernier voyage, voilà tout.

Il était 8 heures du matin. Une petite brume enveloppait tout, choses et gens. Quand on passa au large, on ne vit pas même les Sept îles. La terre, on l’avait très vite perdue de vue. On était derrière l’île Rouzic. Le patron arrêta son moteur. Absolu, le silence. Le patron et le matelot, alors, se découvrirent, ôtant l’un sa casquette, l’autre son petit bonnet de laine bleue. On jeta l’urne à la mer qui se referma sur les restes mortels de Jean Guéhenno.

Alors on vit paraître un grand oiseau blanc avec des ailes noires. C’était un fou-de-bassan, comme Jean Guéhenno savait si bien les reconnaître. L’oiseau vola quelques instants au-dessus du bateau. Puis il s’éloigna. La brume se déchira. De nouveau, le soleil apparut. Le patron avait remis son moteur en marche. Le bateau, dans la lumière, repartait vers la terre. Il repartait vers ce que Jean Guéhenno avait le mieux et avec le plus de confiance chanté : la vie.