Discours de réception de Pierre Corneille

Le 22 janvier 1647

Pierre CORNEILLE

Discours prononcé par Mr. Pierre Corneille, Avocat général à la table de Marbre de Normandie, le 22 janvier 1647, lorsqu’il fut reçu à la place de Mr. Maynard.

 

Messieurs,

S’il est vray que ce soit un avantage, pour dépeindre les passions, que de les ressentir, & que l’esprit trouve avec plus de facilité des couleurs pour ce qui le touche, que pour les idées qu’il emprunte de son imagination, j’avoue qu’il faut que je condamne tous les applaudissemens qu’ont reçû jusques icy mes ouvrages ; & que c’est injustement qu’on m’attribue quelque adresse à décrire les mouvemens de l’ame, puisque dans la joye la plus sensible dont je sois capable, je ne trouve point de paroles qui vous en puissent faire concevoir la moindre partie. Ainsi je vois ma reputation prête à être détruite par la gloire même qui la devoit achever, puisqu’elle me jette dans la necessité de vous montrer mon foible ; & prenant possession des graces qu’il vous a plû me faire, je ne me dois regarder que comme un de ces indignes mignons de la fortune, que son caprice n’éleve au plus haut de sa rouë sans aucun merite, que pour mettre plus en vûë les tâches de la fange, dont elle les a tirez. Et certes, voyant cette honte inévitable dont l’honneur que je reçois, j’aurois de la peine à m’en consoler, si je ne considerois que vous rappellerez aisément en vôtre mémoire ce que vous sçavez mieux que moy, que la joye n’est qu’un épanouïssement du cœur, & si j’ose me servir d’un terme, dont la devotion s’est saisi, une certaine liquefaction interieure, qui s’épanchant dans l’homme tout entier, relâche toutes les puissances de son ame : de sorte qu’au lieu que les autres passions y excitent des orages & des tempêtes, dont les éclats sortent au dehors avec impetuosité & violence, celle-cy n’y produit qu’une langueur, qui tient quelque chose de l’extase, & qui se contentant de se mêler & de se rendre visible dans tous les traits exterieurs, laisse l’esprit dans l’impuissance de l’exprimer. C’est ce qu’ont bien reconnu nos grands Maîtres de Theatre, qui n’ont jamais amené leurs Heros jusques à la felicité qu’ils leur ont fait esperer, qu’il ne se soient arrêtez là tout aussitôt, sans faire des efforts inutiles à representer leur satisfaction, dont ils sçavoient bien qu’ils ne pouvoient venir à bout.

Vous êtes trop équitables, pour exiger de leur écolier une chose, dont leurs exemples n’ont pû l’instruire, & vous aurez même assez de bonté pour suppléer à ce défaut, & juger de la grandeur de ma joye par celle de l’honneur que vous m’avez fait, en me donnant une place dans votre illustre Compagnie. Et veritablement, Messieurs, quand je n’aurois pas une connoissance particulière du merite de ceux qui la composent ; quand je n’aurois pas tous les jours entre mes mains les admirables chefs-d’œuvres qui partent des vôtres ; quand je ne sçaurois enfin autre chose de vous, sinon que vous êtes le choix de ce grand Genie, qui n’a fait que des miracles, feu Monsieur le Cardinal de Richelieu, je serois l’homme du monde le plus dépourvû de sens commun, si je n’avois pas pour vous une estime & une veneration toute extraordinaire ; & si je ne voyois pas que de la même main, dont ce grand homme sappoit les fondemens de la Monarchie d’Espagne, il a daigné jetter ceux de vôtre établissement, & confier à vos soins la pureté d’une langue qu’il vouloit faire entendre, & dominer par toute l’Europe. Vous m’avez fait part de cette gloire, & j’en tire encore cet avantage, qu’il est impossible que de vos sçavantes Assemblées, où vous me faites l’honneur de me recevoir, je ne remporte les belles teintures & les parfaites connoissances, qui donnant une meilleure forme à ces heureux talens, dont la nature m’a favorisé, mettront en un plus haut degré ma reputation, & feront remarquer aux plus grossiers même dans la continuation de mes petits travaux, combien il s’y sera coulé du vôtre, & quels nouveaux ornemens le bonheur de vôtre communication y aura semez. Oseray-je vous dire toutefois, Messieurs, parmy cet excés d’honneur, & ces avantages infaillibles, que ce n’est pas de vous que j’attens ni les plus grands honneurs, ni les plus grands avantages ? Vous vous étonnerez sans doute d’une civilité si étrange : mais bien loin de vous en offenser, vous demeurerez d’accord avec moy de cette verité, quand je vous auray nommé Monseigneur le Chancelier, & que je vous auray dit que c’est de luy que j’espere & ces honneurs et ces avantages, dont je vous parle. Puisqu’il a bien voulu être le Protecteur d’un Corps si fameux, & qu’on peut dire en quelque sorte n’être que d’esprit ; en devenir un des membres, c’est devenir en même temps une de ses créatures ; et puisque par l’entrée que vous m’y donnez, je trouve & plus d’occasions plus souvent, j’ay quelque droit de me promettre, qu’étant illuminé de plus prés, je pourray répandre à l’avenir dans tous mes ouvrages avec plus d’éclat & de rigueur, des lumieres que j’auray reçûës de sa presence. Comme c’est un bien que je devray entierement à la faveur de vos suffrages, je vous conjure de croire que je ne manqueray jamais de reconnoissance envers ceux qui me l’ont procuré ; & qu’encore qu’il soit tres-vray que vous ne pouviez donner cette place à personne, qui se sentît plus incapable de la remplir, il n’est pas moins vray que vous ne la pouviez donner à personne, ni qui l’eût plus ardemment souhaitée, ni qui s’en tînt vôtre redevable en un plus haut point, ni qui eût enfin plus de passion de contribuer de tous ses soins & de toutes ses forces au service d’une Compagnie si celebre, à qui j’auray des obligations éternelles de m’avoir fait tant d’honneurs sans les meriter.