Dire, ne pas dire

Bloc-notes de juin 2014

Le 19 juin 2014

Bloc-notes

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Écrire dans une langue, cela ne signifie pas seulement ni d’abord mobiliser un lexique déjà disponible, où les mots viendraient remplir de signifiants déjà disponibles des signifiés supposés déjà clairement et distinctement conçus par le locuteur écrivant. Car la langue impose parfois ses signifiants, qui signifient un autre signifié que celui qui était prévu ou recherché. La langue parle aussi d’elle-même et fait parler à côté, parfois aussi au-delà de l’intention signifiante d’origine. Cela se met à parler sans qu’on contrôle totalement, voire sans qu’on contrôle du tout la signification qui, alors, peut s’imposer et surgir d’elle-même. L’écrivain le constate parfois, le poète l’espère toujours. Mais le philosophe (ou le simple essayiste) en bénéficie aussi chaque fois qu’il renonce à forcer le lexique en lui imposant des néologismes ou des termes tirés (comme on tire un coup de feu) d’un lexique étranger. La philosophie, surtout en période de faiblesse (et c’est d’abord à ce symptôme qu’on les reconnaît), n’abuse que trop de ces artifices. Mais une langue, en l’occurrence le français, dispose de ressources inexploitées, pourvu qu’on sache la laisser parler et, pour y parvenir, qu’on l’écoute dire.

Notons ce que cela donne. Justement : ce que cela donne. Que dit, que veut nous dire cette formule ? Quand le peintre la prononce, il vient de reculer de quelques pas pour voir ce qu’il a peint ; ou plutôt non : pour laisser ce qu’il a peint intentionnellement, et donc qu’il avait déjà bien vu, se montrer de lui-même. C’est-à-dire se montrer autrement que ce que lui, le peintre avait pré-vu. Il donne une chance au visible vu d’apparaître autrement qu’il n’avait été vu. Le visible reprend l’initiative de son apparition et se montre autrement que prévu, pour la première fois en lui-même. Il donne plus qu’il n’avait reçu, et autre chose. Advenant ainsi – montrant ce que cela donne quand on laisse le visible se montrer à partir de lui-même –, il opère exactement ce que l’allemand dit lorsqu’il dit es gibt, formule que le français il y a et l’anglais there is spatialisent et donc objectivent sous la prise de notre regard, alors que l’allemand inverse l’initiative de l’apparition, qui passe de l’œil à la chose. Le visible se donne donc à son initiative. Il s’agit d’une donnée, le départ du problème en mathématique, d’un donné, qui nous départ le réel, d’une donne qui ouvre le jeu (la partie de cartes, le capital investi dans une entreprise). D’ailleurs on donne le départ, parce qu’au commencement se trouve toujours un don. Et un don véritable ne donne jamais donnant-donnant : car il s’agirait alors d’un échange, d’un commerce (équitable ou le plus souvent non équitable), qui en fait et en droit présuppose toujours un premier don, sans cause, sans raison, sans présupposé, sans condition. Le don vient du néant et l’abolit, parce que, commençant de rien et sans rien, le don procède par définition d’un excès – d’une redondance (quoique le terme provienne sans doute d’un re-tour d’onde, de vague et de source). Quoi qu’il en soit, le don naît d’excès et c’est pourquoi il se donne sans cesse, ne cesse de se redonner, ce qui, en bonne logique, implique qu’il pardonne soixante-dix-sept fois sept fois, autant dire sans fin. Le don ne donne pas seulement ce qu’il donne, mais, se redonnant sans fin en pardonnant, il se donne sans retour, et, par définition, il s’abandonne : il ne récupère jamais sa mise. Faut-il en conclure qu’il se perd et qu’éperdu, il ne s’y retrouve jamais ? Tout au contraire : comme le don se donne par définition sans préalable et sans condition de réciprocité, plus il s’abandonne et abandonne, plus il se donne et, ainsi, se manifeste et s’accomplit. Il joue à qui perd gagne et ainsi, toujours, gagne. Le don devient habitué à donner, ne peut se retenir de donner, ni s’en passer – le don donne et redonne sans trêve, au point de ne pouvoir s’en passer. Le don s’adonne. Et, nous ne pouvons le recevoir, qu’en devenant, nous aussi, adonnés à lui.

Ainsi parle la langue, quand on l’écoute.

 

Jean-Luc Marion
de l’Académie française