Apocope, vous avez dit apocope ?

Le 5 novembre 2015

Frédéric VITOUX

bloc-notes de novembre 2015

 

Longtemps, je me suis enchanté des noms en apparence extravagants que portent la plupart des figures de style ou de rhétorique : l’anacoluthe et la catachrèse, l’antanaclase et l’épanalepse, la synecdoque et la paronomase, l’homéotéleute et l’anaphore, j’en passe et des meilleurs. Certains auraient mérité de faire partie de la collection des jurons propres au capitaine Haddock. Je pense particulièrement à deux d’entre eux, l’apocope et l’aphérèse, que nous employons à tout bout de champ, sans même le soupçonner, à la façon dont monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir.

Si j’écris cette simple phrase, par exemple : le prof de gym a sifflé l’heure de la récré, j’ai convoqué déjà trois apocopes. Et si j’ajoute : en bus, en car, en vélo ou en métro, les candidats au bac sont rentrés chez eux voir la télé ou se sont retrouvés au ciné, revoici cinq apocopes et deux aphérèses qui pointent le bout de leur nez.

L’apocope, on l’a compris, est le retranchement d’un son, ou bien d’une ou de plusieurs syllabes, à la fin d’un mot : prof pour professeur, gym pour gymnastique, télé pour télévision, bac pour baccalauréat, par exemple.

L’aphérèse, en revanche, consiste à retrancher une lettre, ou bien une ou plusieurs syllabes, au commencement d’un mot : bus pour autobus, car pour autocar, de même que l’on disait autrefois familièrement les Ricains pour les Américains…

Ce qui est curieux, c’est que l’aphérèse vient du grec aphairesis, qui signifie « action d’enlever », de même que l’apocope dérive du grec apokopê, qui signifie pareillement « action de retrancher », sans qu’il soit précisé, dans ces deux étymologies, le bout par lequel on retire ou retranche une partie du mot. Pourquoi l’apocope désigne-t-elle le retranchement de la fin d’un mot, et l’aphérèse le retranchement du début de celui-ci ? Leur étymologie, encore une fois, ne semble pas le préciser.

À propos du grec et des apocopes, permettez-moi, pour conclure, d’évoquer une anecdote qui serait peut-être une indiscrétion si nous ne restions pas ici, entre nous, dans un cadre strictement académique, n’est-ce pas ? Elle a trait à Jacqueline de Romilly, la grande helléniste restée si chère au cœur de beaucoup d’entre nous. C’était il y a dix ou douze ans environ. J’assistais à l’une de mes premières séances de travail du Dictionnaire, avec la timidité que l’on devine.

Le mot étudié était « récréation ».

Divers académiciens précisaient ou enrichissaient la définition ou le juste emploi du terme. Je crois que c’est Jean-François Revel qui suggéra alors que l’on pourrait peut-être, sous la rubrique « fam. » (pour familier), signaler tout de même, dans cet article, l’emploi courant du terme récré : la cour de récré, l’heure de la récré, etc. Sa proposition allait être adoptée quand Jacqueline de Romilly demanda la parole et, avec l’énergie ou la véhémence qui lui était coutumière, s’insurgea contre la suggestion de son confrère. Non, elle ne voulait pour rien au monde entendre parler de récré.

Si l’on commençait, nous dit-elle en substance, à faire entrer les apocopes dans notre Dictionnaire, on n’en finirait plus. La géo pour la géographie, un hebdo pour un hebdomadaire pendant qu’on y était ! Quiconque verrait le mot récré dans un texte comprendrait sans mal qu’il s’agissait de l’apocope de récréation, inutile de lui conférer en prime d’inutiles lettres de créance.

Une discussion passionnée s’ensuivit entre les tenants et les adversaires de récré. Certaines apocopes avaient acquis leurs lettres de noblesse, certes, ou leur parfaite autonomie. Le cinéma, le métro ou le vélo. Qui parle encore de cinématographe, de métropolitain (voire de chemin de fer métropolitain) ou de vélocipède ? Mais récré était-il d’un usage courant ou quasiment autonome ? Non.

Au bout d’une demi-heure, il fallut trancher par un vote. Jacqueline de Romilly l’emporta, qui avait rallié à sa cause une majorité des présents. La récré n’allait pas figurer dans la neuvième édition de notre Dictionnaire.

J’étais ébahi. Mes nouveaux confrères, un Prix Nobel de biologie-médecine, des professeurs au Collège de France, des anciens ministres, des romanciers, philosophes et autres historiens de renom, pouvaient ainsi consacrer plus d’une demi-heure de leur temps à se disputer, avec autant d’énergie que de courtoisie, à propos d’un simple mot et d’une figure de rhétorique ! Où diable me trouvais-je ?

La réponse s’imposait : dans un refuge de haute civilisation. Je sais gré à Jacqueline de Romilly et au mot « apocope » de me l’avoir révélé ce jour-là.

Frédéric Vitoux
de l’Académie française