Victor Hugo, dessinateur. Séance solennelle pour le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo

Le 28 février 2002

Pierre ROSENBERG

Victor Hugo, dessinateur

 

 

     « Il n’aurait dû faire que cela » s’exclamait, vers 1900, notre confrère Albert Besnard qui occupait alors le fauteuil de notre chancelier Pierre Messmer. « Cela », vous l’aurez deviné, ce sont les dessins de Victor Hugo.

     Victor Hugo n’aurait sans doute pas souhaité que ceux-ci soient projetés sous la Coupole, lui qui ne leur accordait guère d’importance, « simple délassement » selon ses propres mots, ou, pour être plus précis, qui ne voulait pas qu’on leur accordât une trop grande importance. « Je n’aurais jamais imaginé que mes dessins pussent attirer l’attention » écrira Victor Hugo en 1862, à l’occasion de la parution de l’album Chenay.

     Plus de 3 500 dessins, en leur grande majorité à la plume et au lavis d’encre brune sur papier blanc, parfois repris à l’encre de Chine, parfois rehaussés de fusain, d’aquarelle, de gouache, une intense activité étalée sur toute une carrière avec des moments forts et des années de silence : comment prétendre, en un quart d’heure, rendre justice à un œuvre immense et magnifique, un œuvre merveilleusement varié et indépendant de toute convention qui fait de Victor Hugo le plus grand peintre — j’utilise à dessein ce mot — de notre Académie.

     Je ne me livrerai pas à une présentation chronologique des dessins de Victor Hugo. J’opterai pour un parti thématique, de la caricature au réalisme pittoresque, du surréalisme au fantastique, de l’imaginaire au tachisme. Ce choix me permettra tout d’abord de vous présenter certains de nos confrères :

  • Népomucène Lemercier — c’est à son fauteuil — celui de notre Secrétaire perpétuel à qui je souhaite de siéger aussi longtemps que Victor Hugo, quarante-cinq ans — que le poète fut élu en 1841 — il s’agit d’un rébus avec indication de l’heure académique, trois heures, rébus non résolu — que je sache — par les plus opiniâtres hugoliens,     
  • un anonyme « Candidat classique malheureux ayant fait des tragédies », tout romantique qu’il fût Victor Hugo ne fut heureux qu’à sa quatrième tentative,
  • Jean-Gérard Lacuée de Cessac — son fauteuil est celui de Michel Serres — il vota contre Victor Hugo,  
  • Jean-Baptiste Samson de Pongerville, il vota pour — Jean Dutourd occupe son fauteuil. En 1849, il votera comme Hugo pour Balzac,
  • Anne Bignan « recevant le prix de poésie de l’Académie »,
  • et enfin Pierre-Paul Royer-Collard qui également vota pour le poète — c'est le fauteuil de Michel Déon.

     Je n’ignore pas, Messieurs, que les votes à l’Académie sont secrets

     Victor Hugo se serait-il contenté de ces quelques caricatures, il n’aurait pas laissé un grand nom. Il n’en est pas ainsi de ses cartes de visite, ses cartes de vœux de Nouvel An. Je vous en présente une localisée à Guernesey et datée du premier janvier 1856. La technique en est splendide ; vous noterez en haut à gauche les empreintes de dentelle. On a quelque peu moqué le goût de Hugo pour les grossissements de son nom auquel il enlace parfois les initiales de Juliette Drouet, affirmation bien connue du moi hugolien. Ici, la vue plongeante de Marine Terrace sous la bourrasque, dominée par un immense ciel éclairé des derniers rayons de lumière, prend son sens grâce aux deux noms en lettres capitales qui surplombent la maison du poète. Un mot tout de suite, l’espace. Dans ses dessins, Hugo en fera usage à sa guise, selon son imagination, sa fantaisie, son inspiration, son goût du vertige, son génie. Hugo ira plus loin, transformant les barres des initiales de son nom en autant de tentacules de pieuvres.

     Dans cet œuvre fascinant et unique, quelques thèmes reviennent en force, celui des burgs du Rhin en particulier, occasion pour Hugo de marquer son goût du pittoresque. Permettez-moi de lire la page superbe que Théophile Gautier consacra en 1862 à l’artiste. Elle illustre à propos mes images :

     « Victor Hugo, s’il n’était pas poëte, serait un peintre de premier ordre ; il excelle à mêler, dans les fantaisies sombres et farouches, les effets de clair-obscur de Goya à la terreur architecturale de Piranèse ; il sait, au milieu d’ombres menaçantes, ébaucher d’un rayon de lune ou d’un éclat de foudre, les tours d’un burg démantelé et sur un rayon livide de soleil couchant, découper en noir la silhouette d’une ville lointaine avec sa série d’aiguilles, de clochers et de beffrois. Bien des décorateurs lui envieraient cette qualité étrange de créer des donjons, des vieilles rues, des châteaux, des églises en ruine ; d’un style insolite, d’une architecture inconnue, pleine d’amour et de mystère, dont l’aspect vous oppresse comme un cauchemar. »

     À cauchemar, Claudel et Léon Daudet, nous le verrons bientôt, préféreront le mot épouvante, une épouvante, il est vrai, toujours maîtrisée et contrôlée.

     En 1857, à Guernesey, Hugo dédie à la cantatrice Augustine Allix, sœur de son médecin, ce Souvenir d’un burg des Vosges noyé dans un lavis qui favorise et dramatise les puissants effets du contre-jour

     À chaque image de son voyage du Rhin, vient le souvenir d’un texte de Hugo. Ainsi, je cite ses Phares, « sorte de panache au bord de la terre. L’architecture d’une tour de phare était magnifique et extravagante. On y prodiguait les balcons, les balustres, les tourelles, les logettes, les gloriettes, les girouettes » Le goût du pittoresque, cependant, n’est que par exception gratuit. Il y a également, il y a toujours vertige, rêverie, cette « magnifique imagination » dont Baudelaire sut faire l’éloge. Il y a aussi fantaisie, expérimentation, bricolage, humour. Voyez ce découpage, cette Silhouette d’un château illuminé par un orage. Hugo, en découpant sa feuille, en tire une seconde version plus difficile à lire au premier coup d’œil, plus onirique, plus ludique

     Je ne résiste pas au plaisir de vous présenter trois autres silhouettes, un passe-temps très prisé au XIXe siècle, dont Hugo fut le maître. Il passe, avec une déconcertante facilité et une virtuosité stupéfiante, de ces réalistes Silhouettes de forts et de tourelles, à cette Vue de la chapelle Élisabeth, sur le rocher de l’Ermitage, à Saint-Hélier, puis à cette inquiétante Silhouette fantastique née à la frange du hasard.

     On sait la fortune de ce genre de dessins auprès des poètes du surréalisme, surpris de cet Hugo par ailleurs détesté, qui rejoignait ici leurs recherches sur l'involontaire et l’écriture automatique. André Breton, qui admirait l’œuvre graphique du poète qu’il connaissait grâce à Valentine Hugo, en vantait la « puissance de suggestion sans égale »

     La modernité de Hugo, je le dis en passant pour ceux encore qui pourraient la mettre en doute, ne se limite pas à ses dessins

     Avant d’aborder un nouveau thème de prédilection de Victor Hugo, j’aimerais rendre hommage à ceux qui depuis quelques années se sont donné pour tâche de réhabiliter l’œuvre graphique de l’artiste, en particulier Jean Massin, Jean-Jacques Lebel, Louis-Antoine Prat, Pierre Georgel surtout et Marie-Laure Prévost dont l’exposition Victor Hugo, l’homme océan sera inaugurée le 21 mars prochain à la Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand.

     Donc la mer. Nous sommes en 1861. Les dessins qui défileront dans un instant sur les écrans sont d’une date voisine. Lisons le Hugo de Choses vues :

     « Il n’est personne qui n’ait remarqué la similitude entre les rochers et les nuages. Toutes les visions y sont mêlées. Vous êtes en mer, vous approchez d’une côte. Tiens, regardez donc cette roche : on dirait un homme assis, un moine ; il lit dans un livre. Le navire marche. Non, ce n’est pas un homme, c’est une tour. On approche. C’est un énorme éléphant, puis une église, puis rien, une roche ; tout s’est évanoui. Ainsi des nuées. Il y a des fantômes dans le granit comme dans la fumée. Ce qu’il y a de plus immobile se transforme et nous trompe comme ce qu’il y a de plus flottant. »

     Ou encore, toujours de Choses vues, mais en 1873, ce texte sur la Maison visionnée :

     « Nous sommes allés revoir la Maison visionnée. Elle a toujours le même aspect. Elle est seule, déserte et lugubre, avec toutes ses portes et toutes ses fenêtres murées, excepté deux. Au moment où nous arrivions, un corbeau est venu se poser sur la cheminée, puis y est entré, en est ressorti, et s’est envolé au-dessus des bruyères en criant. Nous sommes descendus de voiture, nous avons fait le tour de la maison. On voyait au loin le phare des Hanois. Tout à coup, pendant que j’étais là, pensif, un nuage s’est abattu sur la mer, un grand nuage blanc qui a traîné sur l’eau et l’a cachée ; au bout de quelques instants, ce nuage avait pris la forme du brouillard où j’ai fait perdre la Durande ; c’était exactement la haute muraille blanche semblable à une falaise mouvante, ayant une frontière en ligne droite sous laquelle les navires disparaissent ; et j’avais sous les yeux une page des Travailleurs de la mer. »

     La mer et Victor Hugo : la poésie de l’océan. L’intervention de Bertrand Poirot-Delpech me dispense de m’étendre.

     On ne l'a peut-être pas suffisamment observé et sur ce point l'œuvre littéraire s'écarte de l'œuvre graphique, la présence humaine n'est pas primordiale sur les dessins de l'artiste. L'homme est noyé dans une nature qui le domine, l'oppresse, le ballotte et l'engloutit. Victor Hugo est avant tout un architecte du vertige et du déséquilibre, de ce « remue-ménage des structures spatiales » pour citer Pierre Georgel. Il joue de l'imprévu. Il passe, tantôt de l'abstrait au réel, tantôt du réel à l'abstrait. Il aime les escaliers chimériques, la mer qui dévore tout sur son passage, les formes géologiques et botaniques d'un monde d'avant la Création, un monde à la Max Ernst, les rafales de pluie qui balaient la feuille en diagonale, l'apparition d'un château illuminé par la foudre, les crépuscules lunaires, l'obscurité, les déploiements hallucinés, les brumes du Nord (Victor Hugo n'est pas un homme d'Italie), une nature exubérante composée d'un réseau d'entrelacs, une nature cosmique et bouleversée. Comment ne pas illustrer par ce dessin, ce vers connu de tous : « Un affreux soleil noir d'où rayonne la nuit » ?

     Il est quelques splendides exceptions : les terribles gibets qui nous rappellent la lutte sans répit du poète en faveur de l'abolition de la peine de mort et annoncent les noirs d'Odilon Redon, quelques mystérieux dessins érotiques enfin — on regrette qu'ils ne soient pas plus nombreux — qui font se souvenir des eaux-fortes de Rembrandt

     Pour Victor Hugo, dessinateur infatigable, la plume, l'outil de travail de l'écrivain, est de règle et non le crayon de sanguine, la craie ou le pinceau. Hugo est un homme d'encre, « l'encre, cette noirceur qui fait de la lumière ». Il n'est pas coloriste, ce qui le distingue d'un Blake ou de son rival romantique Eugène Delacroix qui ne l'aimait pas. Il ne s'interdit aucune audace, aucune curiosité, se livre aux recherches les plus extravagantes, les plus saugrenues, les plus cocasses, qui, parfois, l'ont fait qualifier d'artiste amateur, de marginal, d'autodidacte inspiré : empreintes de dentelles, empreintes de doigts, frottage, silhouettes, « fumage », « gribouillage », test de Rorschach avant la lettre, taches d'encre retravaillées, retouchées, pliures démultipliées du papier, tout lui est bon. De ces recherches, Léon Daudet, en 1896, nous fait le récit :

     « Il possédait une méthode de travail unique, invraisemblable, et où chacun peut trouver un enseignement. Il projetait sur une feuille de papier, du vin, de l'encre, du jus de pruneau, quelquefois du sang, quand il se piquait une veine. Ensuite, il considérait longtemps le contour de ces éclaboussures, et comme il n'est aucun chaos que le regard n'humanise, il découvrait des châteaux forts et des fontaines, des lions combattant, des hydres, des forêts fantastiques, toute une architecture de rêve puissamment ombrée et éclairée. » Léon Daudet conclut : « L'épouvante est son domaine. »

     Tôt, les dessins de Victor Hugo eurent leurs admirateurs : de tous bords et des plus surprenants. Il y eut ceux des tables tournantes et du spiritisme. Il y eut ceux qui, agacés par le Victor Hugo « artiste engagé », virent dans ses dessins un heureux contrepoids en faveur de la doctrine de l'art pour l'art, il y eut ceux qui firent usage de son œuvre graphique pour justifier la glose surréaliste ou l'abstraction lyrique, il y eut ceux qui se plurent à vouloir effacer la gloire de l'écrivain par celle du dessinateur, ceux qui, au contraire, s'attachèrent à établir les relations constantes, les ponts entre les dessins et les sources visuelles de l'écrit Il y eut ceux, bien sûr les plus nombreux, qui vantèrent — le mot revient toujours — le visionnaire. Il y a aujourd'hui un Michel Butor, un Arnulf Rainer et tant d'autres

     Je me limiterai à deux textes. Le premier, de Paul Claudel, date de 1928 :

     « Eh bien, cette vue directe sur l'âme de Victor Hugo, sans rhétorique, paraphrase ou traduction, ce qui nous la donne le mieux, le premier paysage qui nous attendrait si nous pouvions passer de l'autre côté de ces yeux sans espérance, ce sont les tragiques dessins que nous avons tous regardés, cette chimie maléfique du noir avec le blanc, ces sites submergés où une lumière livide et informe ne transvase que pour faire apparaître un bric-à-brac hétéroclite et confus d'objets désaffectés, un passé irrémédiable, des ruines échappant à l'opacité d'un monde maudit et que hantent les monstres et les goules. On peut dire sans exagération que le sentiment le plus habituel à Victor Hugo, celui où il a trouvé ses inspirations les plus pathétiques, celui auquel il n'a jamais recours en vain et qui lui fournit un répertoire inépuisable de formes et de mouvements, sa chambre intérieure de torture et de création, c'est l'épouvante, une espèce de contemplation panique. »

     Le second texte, antérieur à celui de Claudel, est dû à un des plus grands historiens d'art du XXe siècle, Henri Focillon. Le voici :

     « Ce « frisson nouveau », dont Hugo lui-même félicitait Baudelaire, en le louant d'avoir enrichi la sensibilité moderne, ses dessins l'ont fait passer à travers l'art du XIXe siècle, et s'il est vrai, selon la formule de Poë, que le beau n'est jamais exempt d'étrangeté, ces magnifiques improvisations comptent parmi les œuvres les plus rares et les plus belles qu'ait jamais enfantées l'imagination d'un voyant.

     Elles nous heurtent, elles nous déconcertent, elles nous arrachent à ce commode univers que nous ont bâti des générations de peintres. Elles sont pleines de passion et de désordre : telles quelles, elles nous subjuguent Il faut une grâce spéciale et un étrange génie pour refuser de s'acclimater à ce qu'il y a de tout fait dans les doctrines. Telle est la leçon que nous donnent parfois les dessins des enfants et les dessins des poètes

     Dans ce monde en ruines, qu'ébranle et que calcine le tonnerre, nous reconnaissons des paysages et des sentiments qui n'appartiennent pas à notre vie présente. Le Rhin, Paris, la mer, le visage des hommes, la grimace des monstres, les forêts, les vallées, les monts, toutes ces formes, tous ces rayonnements deviennent les symboles de nos nostalgies les plus poignantes ; nous subissons le vertige du Temps, plus terrible que le vertige de l'espace. Nous n'avons plus sous les yeux d'amusants caprices romantiques : nous sommes aux prises avec une suggestion solennelle, avec le pouvoir mystérieux qui permet au génie de modifier à son gré les aspects de notre vie intérieure et de transfigurer l'univers. »

     Oui, Messieurs, Victor Hugo est notre plus grand peintre.