Suspension de la vie et immortalité en biologie

Le 28 octobre 1961

Jean ROSTAND

Suspension de la vie et immortalité en biologie

PAR

M. JEAN ROSTAND
délégué de l’Académie française

le samedi 28 octobre 1961

 

Messieurs,

L’esprit humain a toujours été friand de merveilleux et tenté par l’impossible. Aussi, dans tout le cours de son histoire, le voit-on fidèle à certains mythes, à certaines fantaisies — ou « thèmes imaginatifs », comme dit le Professeur Schuhl —, qui non seulement donnent satisfaction à ses rêves secrets, mais encore le disposent à d’audacieux projets qui peut-être n’eussent point trouvé assez d’encouragement auprès de la seule raison.

Rajeunir, se rendre invisible, grandir ou rapetisser, se déplacer dans les airs, insuffler la vie à des statues, faire parler les bêtes : voilà quelques-uns de ces thèmes, parmi lesquels figure aussi le voyage dans l’avenir.

Pour concevoir pareil voyage, l’intellect n’est pas en peine, et c’est toujours au même procédé qu’il a recours.

Qu’une personne, soudain, tombe en un sommeil si profond que le mouvement vital s’arrête, ou presque, en elle : fixe désormais parmi l’écoulement des choses, lorsque, après un long temps, elle se réveillera, ce sera pour se retrouver telle qu’elle s’était endormie, dans un monde changé. Voyage immobile dans la durée, et, en somme, assez analogue à ce voyage dans l’espace auquel songeait Fontenelle lorsqu’il s’imaginait suspendu dans les airs, et la terre tournant au-dessous de lui.

La mythologie, le folklore, la tradition, la littérature romanesque abondent en durables torpeurs, en léthargies tenaces. Une antique légende veut qu’Epiménide de Gnosse, s’étant assoupi dans une caverne, ne soit revenu à lui que cinquante-sept ans plus tard. La Princesse de Perrault dormira tout un siècle, et d’un sommeil qui ne différait guère du naturel : elle avait gardé, nous dit-on, l’incarnat de ses joues, le corail de ses lèvres, et même tout doucement elle respirait. En revanche, c’est quasiment une cessation d’être que la catalepsie qui frappe le « dormeur », dans le conte de Wells : plus un battement de cœur, plus un frémissement, plus un souffle, durant les deux cent trois années qui précéderont le réveil. Quant au colonel Fougas, inventé par Edmond About, une habile dessiccation l’avait, pendant, quarante-six ans, privé de toute vie ; et de même il n’était plus ombre de vitalité chez le jeune Égyptien de la race des Scarabées à qui Edgar Poe rend la parole après soixante siècles de momification.

La science d’aujourd’hui nous offre-t-elle de quoi donner corps à ces fables ?

Peut-être. De toute manière, le thème de la suspension de la vie lui appartient, et de longue date, très précisément depuis un certain jour de septembre 1701 où Antoine de Leeuwenhoek plaça sous une de ses fameuses lentilles une goutte de boue rougeâtre qu’il venait de recueillir dans une gouttière. Une foule d’animalcules, encore inconnus de lui, s’offrent à sa vue ; et, l’on ne sait trop pourquoi, il s’avise de faire sécher, sur un papier blanc, un peu de cette boue si bien peuplée. Cinq mois plus tard, il la réhumecte, pour l’examiner derechef. À sa grande surprise, les animalcules sont encore là, n’ayant rien perdu de leur vitalité. Une poussière qui se ranime : la science tenait là un singulier phénomène, et qui n’aurait pas de sitôt fini de l’occuper.

C’est l’Abbé Spallanzani qui, vers 1770, soumettra à des recherches approfondies ces êtres de rang infime mais bien faits pour intriguer le naturaliste puisque leur résistance au dessèchement les met en dehors de la loi commune. Spallanzani en viendra à affirmer qu’ils peuvent traverser, sans périr, un état qui n’est pas seulement de mort apparente, mais de mort réelle. Dans leur réanimation il ne voit rien de moins qu’une véritable résurrection, annulant un véritable trépas. Observations et expériences sur quelques animaux surprenants que l’observateur peut à son gré faire passer de la mort à la vie : ce sera le titre, volontairement provocant, du mémoire où il livre ses étranges conclusions et où il marque le caractère prodigieux, inouï, paradoxal, d’un fait naturel qui déconcerte l’esprit humain en ruinant une de ses plus fermes certitudes.

En dépit de Malebranche, Spallanzani croit à l’âme des bêtes, si humbles qu’elles soient. Que devient donc, entre deux résurrections, l’âme de l’animalcule ? Le savant, sur ce point, consultera Voltaire, qui lui répondra, sans se compromettre, qu’il est en peine de toute âme, à commencer par la sienne, et que, s’agissant des animalcules, on se doit résigner à ne savoir pas plus comment la nature leur rend une âme qu’on ne saura comment elle la leur avait donnée...

Pour exciter les curiosités, il n’y avait pas seulement les animalcules des gouttières — autrement dit, les rotifères et les tardigrades —, mais aussi de très fines anguilles qui infestent le blé carié, et au sujet desquelles bataillaient deux religieux, qui, chacun, revendiquaient la gloire, un tant soit peu hérétique, d’avoir démontré leur résurrection.

Qualifiés de ressuscitants, tous ces êtres étaient également qualifiés d’immortels. C’est donc par eux que s’introduisit en biologie, pour y prendre droit de cité, le grand mot d’immortalité, jusqu’alors réservé à la théologie et à la métaphysique. Mais l’immortalité des animalcules n’avait rien de commun avec celle qu’on accorde présentement aux cellules, et qui n’est autre que l’aptitude à une prolifération sans limites. Faculté de braver la mort, de perdre la vie sans périr, telle était l’immortalité des ressuscitants. Immortalité discontinue et non point continue, passive et non point active : immortalité par l’inertie (que de mauvais esprits, surtout, n’aillent pas voir là une allusion à notre compagnie !).

Mais était-il bien certain que les animalcules en état de mort apparente eussent réellement cessé de vivre ? « Une vie très faible, très petite, est toujours une vie, — disait Spallanzani —, et, entre elle et la mort, immense est la distance, comme entre l’être et le néant. » Le point de litige était donc de décider si la suspension de la vie était totale, parfaite, si le fil était bien rompu, l’étincelle bien éteinte ; et l’on conçoit quelle était la difficulté de faire le rigoureux départ entre une vie exténuée, réduite au moindre, et une vie entièrement abolie, en un mot, de se prononcer entre le rien et le presque rien. La querelle devait durer un long temps, et d’autant plus passionnée, plus opiniâtre et confuse, qu’ainsi qu’il advient presque toujours en cette sorte de controverses, le préjugé doctrinal s’y allait ingérer : savoir si la vie est ou non suspensible devenait affaire de philosophie (aujourd’hui, c’est la politique qui s’en mêlerait !). L’un des plus véhéments adversaires de la reviviscence des animalcules fut le naturaliste Pouchet, dont le nom est lié aux polémiques anti-pastoriennes. Naïf et avantageux, fougueux et théâtral, il dénonçait en termes déclamatoires le ridicule et scandaleux roman des résurrections, triple hérésie physique, physiologique et métaphysique, derrière laquelle se dressait le funeste matérialisme. « Quel homme sensé — arguait-il — voudra croire qu’on dispose de la force vitale au point de la manier à volonté dans les laboratoires ? » Et comme il pensait avoir établi, par d’irréfutables expériences, qu’un Tardigrade correctement desséché ne recouvre pas la vie, il triomphait avec jovialité : « Au nombre de mes prénoms, on compte celui d’Archimède. Ce prénom effarouche peut-être les Tardigrades. »

Ce laborieux débat ne devait trouver son achèvement que de nos jours, et grâce à l’emploi des très grands froids. La physique, qui n’assigne point de limite à l’élévation des températures, en met une à leur abaissement. Ce point d’ultime froidure, elle le situe un peu en deçà du deux cent soixante-treizième degré au-dessous de zéro. Or, si, d’une température avoisinant ce « zéro absolu », on fait subir les atteintes aux fameux animalcules, on constate qu’ils n’y succombent point. Résultat de haute signification, eu égard aux particularités de l’état qui leur fut imposé. Dans leurs cellules, le protoplasme est figé, rigide, vitrifié ; toute trace d’état colloïdal s’est effacé, et les éléments mêmes de la matière ont quasiment suspendu leur agitation secrète. De telles conditions paraissent, à la rigueur, incompatibles avec la persistance de ce qu’on est convenu d’appeler la vie.

Qui plus est, l’interruption de la vie n’est pas seulement réalisable chez ces organismes inférieurs qu’on dit ressuscitants : on peut à la faveur de conditions définies, la provoquer chez tous les éléments cellulaires de tous les organismes vivants, y compris ceux de ce mortel supérieur que nous sommes.

Globules du sang, cellules de glandes ou de peau, cellules conjonctives, musculaires ou germinales peuvent être mis en état de vie suspendue, pour être ensuite ramenés à la vie active, telles, dans Rabelais, ces « paroles gelées » à qui le dégel restituait leur sonorité.

La cessation du phénomène vital pourrait-elle se prolonger indéfiniment sans dommage ? À cette question, une réponse positive fait nécessairement défaut ; mais tout porte à croire que si le blocage est vraiment total, rien ne doit limiter le délai de résurrection. Là où règne un froid suffisamment poussé, le cours du temps est comme arrêté : c’est un temps inactif, inopérant, anodin — un temps sans durée, eût dit Bergson — qui se déroule en ces chambres de glace où, bien plus sûrement que dans le fantastique boulet einsteinien, le vivant se trouve à l’abri des offenses de l’âge.

Immortalité par le froid...

 

Ainsi, cette flamme mystérieuse que personne, jamais, n’a su allumer, et qui ne fait, sous nos yeux, que se propager d’un vivant à l’autre, il apparaît que nous sommes en possession de l’éteindre et de la rallumer à discrétion. Grave pouvoir, certes, mais dont notre savoir ne retire aucun profit. Si l’expérience nous enseigne qu’on peut abolir l’exercice de la vie sans offenser irréversiblement la structure intime du vivant, sans gâter l’ordre subtil qui fait « le don de vivre », nous n’en sommes pas, pour cela, plus avancés dans la compréhension du phénomène vital. Arrêter la vie, puis la faire repartir, ne nous instruit pas plus sur elle qu’arrêter la conscience, par l’anesthésie générale, ne nous instruit sur la conscience.

Anatole France disait que la vie, c’est de l’inconnu qui s’enfuit (et il usait, d’ailleurs, d’un verbe beaucoup moins académique) : cette vie, depuis lors, nous avons appris à l’empêcher de fuir ; elle n’en reste pas moins une inconnue.

Nous étions donc, jusqu’ici, accoutumés à ne considérer que deux états possibles pour un être organisé : ou la vie, ou la mort. Et voilà que la science, maintenant, nous donne le moyen de créer un état particulier, original, qui n’est point la vie puisque toute manifestation vitale a cessé, et qui pourtant n’est pas la mort puisque, d’un instant à l’autre, la vie peut être rétablie.

Nouvelle façon d’existence, nouveau mode de l’être... C’est le physiologiste Preyer qui le premier fit observer qu’on devait, par rapport au terme « vivant », distinguer rigoureusement le terme contradictoire « non vivant » du terme contraire « mort ».

Nous savions déjà que la non-vérité n’est pas le mensonge, et nous savons aujourd’hui que la non-guerre n’est pas la paix...

Donc, la non-vie, l’absence de vie, n’est point la mort. Quand un être organisé ressuscite, il ne revient pas de la mort à la vie, comme le prétendait Spallanzani, mais il passe de l’état de « non-vie » à l’état de vie.

Compte tenu de l’état de « non-vie », il y aurait lieu, peut-être, de revoir certaines définitions de nos Dictionnaires. Si l’Encyclopédie avait droit d’affirmer que la vie est le contraire de la mort, en revanche, Littré — et l’Académie — sont mal fondés à caractériser la mort par la « cessation de la vie » dès lors que la science nous invite à penser que cesser de vivre n’équivaut pas à périr.

De cet état équivoque, ambigu qu’est celui de la vie suspendue, un naturaliste — qui se souvenait de Bossuet — a dit qu’il n’avait de nom dans aucune langue. Toujours il y a que, pour le désigner, on a épuisé les ressources du vocabulaire. Biostase, indifférence ou inertie vitale, vie au degré zéro, vie quiescente, dormante, latente, silencieuse, passive, statique, fixe, potentielle, etc. : la multiplicité des termes proposés dénonce l’embarras de notre esprit devant la nouveauté de la tierce notion qui, s’intercalant entre celles de vie et de mort, met en défaut la logique apparemment irrécusable de M. de la Palisse.

Paul Valéry, dans les merveilleux Cahiers qu’il nous a légués, notait : « La graine contient de grands secrets, car elle vit et ne vit pas. » Que dirait-il aujourd’hui devant l’assentiment donné par la science moderne au paradoxe de la non-vie ?

Selon certains biologistes, d’humeur philosophe, vie et non-vie se laisseraient assez bien traduire par « vie existentielle » et « vie essentielle » ; d’autres, plus grammairiens, estiment que le concept de « vie » est dorénavant séparable du concept de « vivant », puisque, d’après eux, un organisme en état de « non-vie » continue, encore qu’il ne vive point, à faire partie des vivants. Il y a là matière, comme on voit, à des finesses linguistiques.

Si, pour baptiser l’état de non-vie, les spécialistes demeurent indécis, ils s’accordent, en revanche, pour donner le nom d’anabiose au phénomène de résurrection. Anabiose, du grec anabiosis, de ana, qui signifie de nouveau, et bios, vie.

Mais, plus que le mot nous importe la chose ; et l’anabiose nous confère d’insolites pouvoirs que, déjà, commencent d’exploiter la biologie et la médecine.

Il est émouvant de ressusciter quoi que ce soit, ne fût-ce qu’un Rotifère ou une Anguillule ; mais que sera-ce s’il s’agit d’une cellule humaine, et surtout d’un germe humain quand nous songeons que ce germe, raccourci d’avenir, porte en soi toute la charge d’une hérédité ?

Seul, pour l’instant, le germe masculin, moins vulnérable à raison de sa gracilité, admet l’interruption de l’état vital et souffre que ses potentialités génétiques soient mises en vie potentielle. Résistant aux froidures suprêmes, il retient, après l’anabiose, les capacités qui lui sont propres, à savoir l’aptitude à s’unir au germe complémentaire, pour joindre ses chromosomes aux chromosomes d’autrui.

Même après une congélation prolongée, la semence reste la puissante « goutte d’eau » dont s’émerveillait Montaigne, si bien qu’on pourra faire le mariage de deux germes ayant mûri en des époques fort distantes. Enfanter n’est plus, désormais, l’apanage des vifs. Grâce à l’immortalité procréatrice impartie au sexe fort, entre deux lits consécutifs pourront s’écouler des siècles !

Faut-il rappeler que de hardis biologistes ont proposé d’utiliser, au perfectionnement de l’espèce, des germes détenteurs d’une hérédité supérieure. Ils ont fait judicieusement valoir que la précaution serait sage de mettre en réserve un tel levain génétique, pour en différer l’emploi. Ainsi, disposant du recul nécessaire aux verdicts impartiaux, pourrait-on classer plus sûrement les valeurs et élire, en toute objectivité, les chromosomes dignes de survivre.

Enfin, devant la terrible menace que la perspective d’un conflit atomique fait peser sur le patrimoine héréditaire humain, on a sérieusement songé à constituer, dès à présent, des banques germinales qui, placées à l’abri des funestes radiations, fourniraient, la paix revenue, à la régénération du troupeau meurtri et dégradé.

Remplacer des organes vieillis, affaiblis ou malades par des organes neufs, prélevés sur des sujets sains ayant accidentellement péri, répondrait à un vœu séculaire de la médecine. Pour l’instant, l’opération se montre généralement impraticable, eu égard aux réactions de défense que provoque en tout individu l’introduction d’un morceau d’autrui.

Biologiquement, le prochain est un ennemi, et traité comme tel ; mais, grâce à l’anabiose, on peut tourner la difficulté, en combinant la suspension de la vie avec l’auto-greffe, autrement dit, avec cette méthode privilégiée qui ne connaît guère que des réussites parce qu’elle emprunte le greffon à la personne même qui le recevra.

Sur un humain, au plein de sa jeunesse, on prélèvera quelques tissus — voire quelques organes, point nécessaires —, et on les mettra en état de vie suspendue, afin de les soustraire aux effets dégradateurs de la durée. Lorsque ceux-ci commenceront de se manifester chez le sujet qui a consenti à l’emprunt, on procèdera à la fructueuse restitution.

Une expérience de ce type a déjà, parait-il, été instituée en Angleterre. « Auto-greffe hétérochronique » : ainsi les spécialistes dénomment-ils cet ingénieux artifice qui permet qu’on fixe un peu de la fondante jeunesse, et, mélangeant le moi passé avec le moi présent, fait qu’il ne soit plus impossible d’être et d’avoir été.

Le merveilleux pouvoir d’arrêter la vie pour la faire repartir à l’heure choisie nous donne licence de manipuler la durée, de ruser avec elle, de lui jouer, pour ainsi dire, des tours.

Voilà que, s’émancipant d’une antique tutelle, on fait coexister hier avec aujourd’hui, on compose du simultané avec du successif ; on renverse l’ordre des événements : un prétérit se change en futur, une antériorité devient une postériorité. Et déjà les médecins tirent d’heureux partis de ces curieuses libertés qu’on prend avec le temporel.

Par exemple, avant de soumettre un malade à une irradiation sévère, capable d’offenser en lui un sensible tissu, on prélèvera une portion de celui-ci, qu’on met en vie suspendue, pour ne la réintégrer qu’au terme de la cure. Mieux encore, dans le cas de la leucémie — cette affection si grave de la moelle osseuse —, on utilisera le fait que des fluctuations se produisent dans l’état du malade, et, partant, dans la condition de sa moelle. On profitera donc d’une période de rémission pour lui soutirer une part de ce tissu, et la mettre en réserve, en attendant la prochaine rechute. Alors seulement, on lui rendra son bien, mais non sans avoir, au préalable, détruit, par l’irradiation, toute la moelle qu’il porte en lui. Ici, la hardiesse du thérapeute, et le crédit fait à l’anabiose, vont si loin que d’infliger au patient une lésion qui serait fatale, n’eût-on mis d’avance en lieu sûr de quoi la réparer.

Déjà maîtresse de suspendre la vie en des morceaux de l’être humain, la science ne pourrait-elle, un jour, aller jusqu’au bout de son rêve en mettant en conserve l’individu entier ?

Il n’est point déraisonnable d’y prétendre, et de graves biologistes tiennent que, de la partie au tout, l’intervalle doit être comblé.

Le voyage dans l’avenir cesserait alors d’être une fantaisie de conteur. Chacun pourrait, à sa convenance, découper l’étoffe de son existence, et vivre sa vie en acomptes, comme disait Edgar Poe. Suivant le goût du moment, on ferait alterner les périodes de conscience et d’oubli, et ainsi l’on renouvellerait le spectacle, un peu monotone, des mœurs, des modes et des arts ; les hommes de science réjouiraient leur curiosité en faisant accointance avec la vérité future ; les malades incurables gagneraient l’instant où une médecine mieux armée eût trouvé remède à leurs maux...

Et surtout, puisque telle est présentement l’ambition majeure des humains, la suspension de la vie pourrait favoriser leurs entreprises de navigation interastrale. Réduit à l’état d’objet inerte, le passager de l’espace se trouverait exempté des servitudes physiologiques et soustrait aux incommodités d’une incarcération prolongée. De surcroît, ce n’est évidemment qu’en état de vie suspendue que l’homme peut espérer de vaincre les distances qui ne sont point franchissables dans le temps d’une existence humaine.

Ainsi, la science, bientôt, va rattraper le mythe, et la réalité se dispose à imiter la fable. Chaque jour, ils s’usent un peu plus, les « lourds décors rapiécés du temps et de l’espace », pour parler comme Villiers de l’Isle Adam.

Impatient de toutes les évasions, l’homme d’aujourd’hui s’enfièvre à l’idée qu’il va bientôt s’arracher au terrestre berceau. Comme s’il confondait, au secret de son inconscient, les cieux astronomiques avec les autres cieux, on dirait que, de ses migrations interplanétaires, il attend quelque révélation décisive et comme une transfiguration de son destin. Et certes, on ne peut qu’applaudir aux prodigieux exploits qui déjà s’accomplissent ; mais le moraliste, lui, se refuse à en exagérer la portée spirituelle. Si follement loin qu’atteigne l’homme, en quelque lieu de l’univers où le mène sa course, et quand même il dépasserait largement ces parages tout prochains qu’il nomme pompeusement le cosmos, il resterait en proie aux mêmes doutes, aux mêmes incompréhensions, aux mêmes soucis. Ailleurs comme ici, il continuerait à se poser les sempiternelles questions, pour y faire, et sans pouvoir s’en contenter, les mêmes réponses. Enchaîné à sa condition, captif de son être, il ne peut que reculer les limites jusqu’où il transportera son malaise. Changer de planète est sans profit pour l’essentiel. Dans toute l’étendue de l’espace et de la durée, il n’y a pas de quoi mettre en repos l’exigeante cervelle de l’Homo sapiens.