Réponse au discours de réception du comte de Tressan

Le 25 janvier 1781

Jacques DELILLE

  Réponse de M. l'abbé Delille
au discours de M. Tressan

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 25 janvier 1781

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

Monsieur,

Le tribut d’éloge que vous avez payé à la mémoire de M. l’abbé de Condillac me dispenserait de rien ajouter à ce que vous en avez dit, si mon devoir et mon inclination ne m’avertissaient également de jeter aussi quelques fleurs sur son tombeau. Vous ne regrettez qu’un homme de lettres, et je regrette un confrère.

M. l’abbé de Condillac orna d’un style noble, clair et précis, différents objets de la métaphysique, cette science à la fois si vaste et si bornée ; si vaste par son objet, si bornée par les limites prescrites à la raison. Placée entre les mystères augustes de la religion et les mystères impénétrables de la nature, entre ce qu’il est ordonné de croire et ce qu’il est impossible de connaître, elle peut creuser dans ce champ si étroit, mais elle ne peut l’élargir.

Abandonnés, par leur religion, à toute la liberté de leurs rêveries philosophiques, les anciens, si admirables d’ailleurs en morale et en politique, ne nous ont guère transmis dans leur métaphysique que des absurdités, qui, pour l’honneur de la raison, devraient être dans un profond oubli, mais qu’un respect curieux pour tout ce qu’a pensé l’antiquité, a condamné à rester immortelles.

Et cependant telle est là destinée des anciens, que dans presque tous les arts, presque toutes les sciences, les modernes se sont appuyés sur eux : ils n’ont pas achevé tous les édifices des arts, mais ils ont posé les fondements de tous ; et le système de Locke n’est, comme on le sait, qu’un développement très neuf d’un axiome très ancien, que rien n’existe dans la pensée qu’il n’ait passé par les sens. C’est ce même axiome que M. l’abbé de Condillac a développé d’une manière encore plus lumineuse, en reprenant, où Locke les avait laissées, des idées dont il semblait avoir méconnu la fécondité, comme on voit dans les mines un ouvrier habile revenir sur les traces des premiers travaux, et saisir une veine abandonnée.

Tel est l’objet du beau Traité des Connaissances humaines, qui plaça tout d’un coup M. l’abbé de Condillac au rang des philosophes les plus distingués. Je ne m’étendrai pas sur ses autres ouvrages, que vous avez si bien appréciés ; je ne me laisserai pas même séduire par cet ingénieux Traité des Sensations, dont il dut l’heureuse idée à une femme, et qui réunit à l’intérêt de la vérité de charme de la fiction. Mais je ne puis ne pas m’arrêter avec plaisir sur le moment où M. l’abbé de Condillac fut appelé sur un théâtre plus digne de ses vertus et de ses lumières, par le choix qu’on fit de lui pour être l’instituteur de l’infant de Parme. On a vu des philosophes célèbres refuser des propositions semblables avec des conditions plus honorables encore et plus flatteuses, et défendre contre la promesse de la plus haute fortune et des plus grands honneurs, leur repos honorable et leur douce médiocrité.

L’abbé de Condillac n’avait pas les mêmes raisons de refus. Il s’agissait d’un enfant du sang de France ; et le philosophe, en acceptant, fut encore citoyen. Eh ! qui convenait mieux à cette place, celui qui avait étudié si profondément l’esprit humain ? Mais il ne s’agissait plus de ces brillantes hypothèses, de cette statue animée par une ingénieuse fiction : il s’agissait de former un enfant royal ; il fallait épier, saisir au moment de leur naissance chacune de ses pensées d’où devait dépendre un jour le sort de l’État, les diriger, les épurer, et pour achever cette grande création, allumer dans cette âme un feu vraiment céleste, l’amour du bien public.

Lorsqu’on a dit d’un écrivain : Il fut grand orateur, grand poète, grand philosophe, 1e public entend dire encore avec plaisir : il fut simple et bon. Tel fut M. l’abbé de Condillac. Pour le regretter autant qu’il mérite de jeter, il ne suffit pas d’avoir lu ses ouvrages ; il faut avoir connu ses amis, ou l’avoir connu lui-même. Il fut pleuré… Qu’ajouterai-je à ce mot ?

Le public vous voit avec plaisir, Monsieur, prendre ici la place de cet illustre académicien. Votre nom et votre rang ajoutent un nouveau lustre à vos talents, et vos talents rendaient votre nom et votre rang inutiles.

Aux dons de la nature, vous avez ajouté ce goût exquis, perfectionné par le commerce des Sociétés les plus brillantes, dont vous-même avez été l’ornement. On sait combien les agréments de votre esprit ont embelli cette célèbre cour du feu roi de Pologne, composée des hommes et des femmes les plus distingués par la naissance, les grâces, le génie, et qu’Auguste, maître du monde eût enviée à Stanislas détrôné.

Depuis long-temps vous vivez dans une retraite philosophique, où les lettres font votre bonheur et votre gloire. Il semble qu’elles veulent vous payer aujourd’hui les heures que, dans vos plus belles années, vous avez dérobées pour elles aux plaisirs de la jeunesse et au tumulte des cours. Permettez-moi seulement de remarquer une chose très nouvelle, dans ce partage que vous leur avez fait de votre vie. Dans votre jeunesse, vous vous êtes occupé de choses sérieuses ; et de savants mémoires sur quelques objets de la physique vous ont mérité l’adoption de l’Académie des sciences. Dans un âge plus avancé, vous vous êtes livré aux brillantes féeries des romans, et aux enchantements de la poésie. Digne rival des Chaulieu, des La Fare, de ce Saint-Aulaire qui composa à quatre-vingts ans quelques vers qui l’ont immortalisé (car, dans le plus petit genre, la perfection immortalise), successeur de ces hommes aimables dans la célèbre société du Temple, vous avez hérité non-seulement de leurs grâces et de leur urbanité, mais encore de l’art heureux de tromper, comme eux, les ennuis de l’âge par le prestige dont vous entoure votre génie aimable et facile. Le talent le plus jeune vous envierait la fécondité de votre plume élégante, et ce que vous appelez votre vieillesse, car ce mot semble ne devoir jamais être fait pour vous, ressemble à ces beaux jours d’hiver si brillants, mais si rares, dont la plus belle saison serait jalouse.

Peut-être tous ceux qui ne cultivent les lettres que comme un moyen de bonheur, devraient-ils vous imiter ; peut-être faudrait-il que nos études, au lieu de suivre l’impression et le caractère de l’âge, luttassent contre son impulsion ; que comme vous, Monsieur, on opposât des méditations sérieuses et profondes à la bouillante effervescence et aux dangereuses erreurs de la jeunesse ; que, comme vous, on égayât des fleurs de la littérature la plus aimable ce déclin de l’âge où la raison chagrine ternit et décolore nos idées, et que par ce moyen on retint du moins le plus long-temps qu’il serait possible, les douces illusions qui s’envolent. Mais pour cela, Monsieur, il faudrait et ce fonds de raison qui vous a distingué de si bonne heure, et cette tournure d’imagination toujours jeune, toujours fraîche, qui, n’en déplaise à tous les romans possibles, est la véritable fée, la véritable enchanteresse. C’est par elle que vous avez rajeuni nos anciens contes de chevalerie ; ils ont acquis plus de goût et d’élégance, et n’ont presque rien perdu de leur antique naïveté.

On dit que nos anciens paladins, revenus de leurs expéditions valeureuses dans l’oisiveté de leurs châteaux, se faisaient conter les exploits des braves les plus célèbres. Vous avez mieux fait encore, Monsieur ; dans la paix de votre retraite, vous avez célébré vous-même les exploits de ces anciens héros de notre chevalerie, à laquelle vous appartenez par votre naissance. C’est par ce même attrait, sans doute, que vous avez traduit le charmant poème de l’Arioste, archives immortelles de ces nobles extravagances de la bravoure chevaleresque, qui, depuis corrigée par le ridicule, et réduite à son juste degré, est devenue le véritable caractère de la valeur française. Au reste, Monsieur, cet esprit de chevalerie que nous croyons si moderne, peut-être remonte-t-il plus haut qu’on ne pense. Il me semble que la Grèce eut aussi et ses paladins et ses troubadours. Hercule, Pyrithous, Thésée, allaient aussi cherchant les aventures, exterminant les monstres, offrant leurs bras et leurs vœux à la beauté ; et Homère allait chantant ses vers de ville en ville. Enfin, rien ne ressemble plus à l’héroïsme d’Homère que l’héroïsme du Tasse : car votre Arioste, Monsieur, a chanté sur un autre ton, ou, pour mieux dire, sur d’autres tons ; en effet, il les a tous.

Vous savez que, lorsque son poème parut, quelqu’un lui demanda où il avait pris toutes ces folies. Vous, Monsieur, qui l’avez reproduit dans notre langue, vous lui avez plus d’une fois demandé où il avait pris ce génie si souple et si facile, qui parcourt, sans disparates les tons les plus opposés ; qui, par un genre de plaisanterie nouveau, ne relève les objets que pour mieux les abaisser ; de l’expression sublime descend subitement, mais sans secousse, à l’expression familière, pour causer au lecteur, tout-à-coup désabusé, la plus agréable surprise ; se joue du sublime, du pathétique de son sujet ; commence mille illusions qu’il détruit aussitôt ; fait succéder le rire aux larmes, cache la gaieté sous le sérieux, et la raison sous la folie, espèce de tromperie ingénieuse et nouvelle, ajoutée aux mensonges riants de poésie.

Il semble que le peu d’importance qu’il paraît attacher à toutes ces imaginations, aurait du désarmer la critique ; cependant, à ce poète si peu sérieux, même quand il paraît l’être le plus, elle a très sérieusement reproché le désordre de son plan. Vous savez mieux, que personne, Monsieur, combien ce désordre est piquant ; combien il a fallu d’art pour rompre et relier tous ces fils ; pour faire démêler au lecteur cette trame comme il le dit lui-même, d’événements entrelacés les uns dans les autres ; pour l’arrêter au moment le plus intéressant, sans le rebuter, et, ce qui est le comble de l’adresse, entretenir toujours une curiosité toujours trompée.

Vous vous rappelez la fameuse querelle des anciens et des modernes. Connaissez-vous un auteur qui eût pu mettre un plus grand poids dans la balance ? Les modernes qu’on opposait aux anciens, devaient aux anciens mêmes une partie de leur force. L’Arioste seul, vraiment original, pouvait lutter contre eux avec ses propres armes et ces armes ; comme celles de ses héros, étaient enchantées.

Laissons à l’Italie cet éternel procès de la prééminence du Tasse et de l’Arioste, qui amuse la vanité nationale ; leurs genres sont trop différents pour être comparés. Admirons la beauté noble, régulière et majestueuse de la poésie du Tasse ; adorons les caprices charmants, le désordre aimable et l’irrégularité piquante de la muse de l’Arioste. Une seule chose les rapproche ; c’est le plaisir avec lequel on les lit même dans les traductions les plus faibles, où pourtant l’Arioste avait, quoique sous la même plume, perdu beaucoup plus que le Tasse. Car quel style parmi les modernes égale celui de l’Arioste ? Vous l’avez vengé, Monsieur, de l’infidélité de ses premiers traducteurs, et je vous dirais volontiers, en style de chevalerie : Vous avez redressé les torts de vos prédécesseurs.

Cependant je vous crois déjà trop de dévouement à la gloire de l’Académie, pour exiger que j’établisse votre supériorité aux dépens d’un homme estimable dont le nom est sur sa liste. L’ouvrage de M. de Mirabaud se lit avec intérêt ; et, pour tout dire en un mot, il a traduit un roman, vous avez traduit un poème.

Quelle obligation n’avons-nous donc pas, Monsieur, à votre vie retirée et paisible, puisqu’elle nous a valu des ouvrages aussi aimables ! Combien vous devez la chérir vous-même, puisqu’elle a tant contribué à votre gloire ! Cependant, Monsieur, je ne puis m’empêcher de faire contre elle quelques vœux, non en faveur d’un monde souvent frivole, qui ne vous offrirait aucun dédommagement des vrais plaisirs que vous auriez perdus, mais en faveur de l’Académie qui vous adopte ; vous voyez qu’on s’y occupe de tout ce que vous aimez. Quittez donc quelquefois votre asile pour elle, et vous croirez ne l’avoir pas quitté