Réponse au discours de réception de Pierre-Simon Ballanche

Le 28 avril 1842

Prosper BRUGIÈRE, baron de BARANTE

Réponse de M. Barante
au discours de M. Ballanche

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 28 avril 1842

PARIS PALAIS DU LOUVRE

Monsieur,

Ainsi que vous l’avez remarqué, cette solennité littéraire, cette séance où vous venez publiquement prendre place parmi nous, est peu conforme à vos habitudes, et vous devez en éprouver quelque étonnement. Vos ouvrages sont connus et admirés du public ; mais vous avez vécu loin de ses applaudissements ; vous avez fui la foule et le bruit. Vous ne vous êtes point mêlé aux passions des hommes, ni au mouvement des affaires. C’est du sein d’une retraite contemplative que vous avez observé, je devrais dire, que vous avez deviné les choses humaines ; car votre esprit a surtout un don de divination. Vous pénétrez dans le passé, et vous jugez le présent par une imagination philosophique plutôt que par de laborieuses recherches ou par l’étude pratique de la société actuelle.

Tel n’était pas votre prédécesseur. Si parfois l’Académie a recherché dans ses choix quelque analogie entre le littérateur qu’elle a perdu et celui qu’elle appelle à le remplacer, assurément il n’en a pas été ainsi cette fois.

L’auteur dramatique n’observe point la nature humaine dans son essence et ses généralités ; il lui faut des individus ; il doit les créer, les douer de la vie, les produire sur une scène réelle. Sans doute Molière avait un génie philosophique, et ses amis le nommaient, à juste titre, le contemplateur ; mais les types immortels qu’il a placés sur le théâtre, et à qui il a donné une âme prise dans la connaissance profonde de l’homme, sont des êtres de chair et d’os, non pas les symboles inanimés d’une vertu ou d’un vice.

Le théâtre s’est abaissé loin au-dessous des sommets de la haute observation. Avec la sagacité qui vous est propre et que vous avez appliquée à un sujet si nouveau pour vous, vous avez caractérisé les phases diverses de notre art dramatique. Depuis l’époque déjà éloignée où votre prédécesseur recevait les premiers applaudissements, notre état social et la disposition des esprits ont de plus en plus exercé leur influence. Ce n’est plus un plaisir littéraire qu’on va chercher au théâtre ; livré à des préoccupations vives et intéressées, le public se compose de gens affairés ou ennuyés, qui viennent prendre un passe-temps, et non une jouissance de l’esprit. Le développement des caractères ou des passions leur paraîtrait une lenteur et fatiguerait leur attention. La vraisemblance, loin d’être un besoin de leur raison, leur déplaît, et les distrait moins de la vie commune que les fantaisies de l’imagination, les mouvements de l’intrigue, l’intérêt de la curiosité ; ils aiment mieux la parodie des mœurs que leur peinture ; les traits brillants de la plaisanterie épigrammatique les divertissent plus que la révélation naïve des caractères. Ils ont préféré les convulsions de la passion physique aux agitations de l’âme, et le cynisme du criminel aux combats intimes qui se passent au fond du cœur.

C’est ainsi que nous avons vu s’éclipser la tragédie, cette belle tragédie française dont l’unité s’élargit toujours au gré du génie ; étroite seulement pour ceux qui cherchent des effets dans la forme, non dans la pensée. Aujourd’hui, lorsque le théâtre nous donne quelque émotion, il est impossible de dire, avec Voltaire,

Le plaisir d’admirer,
Autant que la pitié, me forçait à pleurer.

La haute comédie a disparu de même ; nous avons renoncé à la peinture noble et poétique des vices de la nature humaine, à cette vérité qui, tout empreinte qu’elle doit être de la couleur des temps et des lieux, porte un caractère profond et général. La société ne nous présente plus ces différences tranchées entre les classes diverses. Elle est devenue si mobile et si dispersée, qu’il faut se contenter de peindre la superficie, pour ne point se donner la tâche trop sérieuse d’apprécier le fond.

Lorsque commença M. Duval, la littérature dramatique n’en était point là, et ce n’est pas ainsi qu’il la comprenait. Le Tyran domestique et la Fille d’honneur sont des protestations tentées contre cette décadence de l’art. Il s’en est fort affligé dans ses derniers jours. S’il attribuait une importance exagérée à ce qu’on a nommé la querelle du romantique et du classique ; s’il s’est irrité de la corruption du goût dans les auteurs, c’est qu’il vivait dans une sphère toute littéraire ; autrement il aurait vu que la société, que les spectateurs étaient changés ; il aurait plaint des hommes de tant d’esprit, doués d’une si riche imagination, si habiles aux combinaisons dramatiques, d’être assujettis à ce besoin de plaire au public, de surexciter son goût blasé, de sympathiser avec lui ; ce qui est pourtant la première condition du génie théâtral. Viennent de plus nobles exigences, ce n’est pas le talent qui manquera.

M. Duval lui-même avait éminemment ce genre de mérite, qui va au succès. Il s’entendait très-bien à ces drames, où une situation habilement préparée et amenée s’empare de l’intérêt du spectateur, pour lui donner amusement ou émotion. Il a fait une foule de petites pièces et d’opéras-comiques qui ont régné longtemps sur le théâtre, qu’on a traduits dans toutes les langues de l’Europe, et qui, partout, ont également réussi. C’est là ce qui prouve un vrai talent, et l’intelligence qui sait s’emparer de l’attention des spectateurs rassemblés. Honorons à jamais le génie dont les œuvres élèvent notre âme ou remplissent notre pensée ; accordons applaudissements et reconnaissance aux hommes d’esprit qui ont amusé et intéressé toute une génération.

Nous voilà bien loin de vous, Monsieur. Absorbé, comme vous l’avez toujours été dans les plus hautes méditations, peut-être éprouvez-vous un étonnement de plus en nous voyant occupés de ce qui doit vous sembler frivole. L’Académie, en vous appelant dans son sein, s’est cependant reconnu des droits sur vous ; elle a pensé que vous apparteniez aux lettres plus encore qu’à la philosophie. Vos pensées ne se produisent jamais, je dirai plus, elles ne vous apparaissent que sous une forme poétique. Les fables, les traditions, la partie mystérieuse de l’histoire, tels sont les objets de vos études. Avant de vous préoccuper uniquement de l’histoire morale de l’humanité, qui est devenue, pour ainsi dire, l’affaire de votre vie, votre premier ouvrage, cette Antigone, où vous avez parlé le beau langage de Télémaque et des Martyrs, où l’harmonie des paroles est inspirée par l’élévation des pensées, avait déjà signalé votre penchant à interpréter ou à créer des symboles, à représenter des idées morales par des images poétiques. Ce combat d’Œdipe avec le Sphinx, que vous avez raconté d’une manière si fantastique, n’était-il pas déjà une indication de la tâche que vous alliez vous donner ? N’est-ce pas l’énigme du destin de la race humaine que vous travaillez à deviner ? Ces mythologies antiques, à qui l’on a fait signifier tant de sens différents ; ces fables, qui ont été prises pour symboles de tant de diverses idées, vous y avez vu les éléments de la société des hommes, les phases successives de son progrès, ou plutôt vous en avez fait les emblèmes de vos pensées.

Sous cette forme, vous avez composé une histoire théorique de l’humanité ; mais, avec un soin religieux, vous vous êtes gardé de l’assujettir à une nécessité fatale ; vous avez respecté le libre arbitre de l’homme ; vous avez même, ainsi qu’il est juste, laissé une responsabilité aux nations ; vous avez reconnu que si elles n’ont point une volonté, comme l’individu, elles peuvent mériter ou démériter selon leur caractère moral. Vous n’avez point enchaîné les événements dans une inévitable série. Vous avez tracé la route, sans prétendre que la main de fer du destin gouverne tous les pas que l’homme fait dans cette voie. Vous comparez la philosophie de l’histoire à la prescience divine, qui, dans sa toute certitude, laisse un libre jeu à la volonté de l’homme.

Le titre d’un ouvrage que vous avez annoncé, mais pas encore publié, aurait pu donner quelques inquiétudes aux amis de la liberté humaine et de la moralité historique. Formule générale de l’histoire de tous les peuples appliquée a l’histoire du peuple romain : ainsi sera intitulé votre livre ; pourtant les fragments que vous avez bien voulu me faire lire m’ont appris que, selon votre méthode, c’était un récit allégorique de l’affranchissement des classes inférieures, conséquence indispensable de la civilisation croissante.

Plus que personne, Monsieur, vous avez remarqué que chaque époque refait l’histoire du passé, en la regardant du point de vue qui lui est propre. Elle y cherche et elle y découvre ce qui lui est analogue. C’est en ce sens que vous avez raconté une histoire romaine, qui n’est point dans Tite-Live, et que, pour manifester votre idée, vous avez pris la forme d’une fiction historique. N’est-ce point là ce que vous appelez ingénieusement se faire le prophète du passé ?

C’est à cet ordre d’idées que vous vous êtes laissé charmer : vous vous êtes créé un monde, où vous vivez avec les principes et les origines des choses humaines, revêtues de formes mystiques, flottant entre les convictions de la raison et les prestiges de l’imagination. Vous empruntant une expression heureuse, je dirai que c’est la poésie de la pensée.

Quelquefois, en contemplant les objets de la nature, en laissant nos yeux se fixer sur une pittoresque perspective, nous nous sentons dériver à une douce rêverie ; les contours s’effacent ; les plans se confondent ; il semble que ce ne soit plus un paysage réel, mais une sorte de vision fantastique. Vous, Monsieur, ce qui vous fait rêver, ce qui berce votre imagination, ce qui amène des apparitions devant vos regards, c’est la méditation sur la destinée sociale ; c’est l’aspect moral de la terre et du ciel.

Mais, dans votre poétique philosophie, se trouve un plan arrêté, un système complet, une histoire abstraite de la civilisation. La forme que vous lui donnez n’est point un jeu de l’esprit, un artifice de composition. Vous parlez une langue qui est naturellement la vôtre, la langue du poëte et de l’artiste. Vos travaux n’en sont pas moins sincères et sérieux. Vos convictions n’en sont pas moins entières ; me permettrez-vous de dire naïves ?

Vous nous avez refusé, Monsieur, le plaisir que nous attendions. L’Académie espérait que vous prendriez pour sujet l’exposition de vos nobles doctrines. Vous n’avez pas accepté cette tâche. Il me faut donc essayer de vous suppléer : j’aurai besoin de votre indulgence et de celle du public.

L’homme, sorti des mains de Dieu, est, dès le moment de sa création un être essentiellement social. Vous ne comprenez point l’intelligence sans la parole, ni l’homme sans la société. L’hypothèse de l’homme isolé et brut vous semble inadmissible. Vous ne croyez point possible qu’en cette condition, la raison, loi de l’intelligence, et la conscience, loi de la morale, aient pu subsister et se développer.

Dans la lutte qui s’établit, dès les premiers jours de l’homme sur la terre, entre les instincts physiques de son corps et les instincts moraux de son âme, vous reconnaissez le signe d’une déchéance, la nécessité d’une réhabilitation. Il a gardé en lui un type idéal de sa vraie et primitive nature ; il s’efforce à la reconquérir ; mais ses propres forces n’y suffisent point.

Dans les anciens âges du monde, la société est constituée de sorte qu’un petit nombre d’hommes dépositaires, par révélation ou par instinct, de la pensée religieuse, encore aveugle et confuse dans la multitude exercent une souveraine autorité. De là une inégalité immense qui s’établit, d’abord en fait, puis en tradition et en principe si bien qu’après avoir obéi au pouvoir religieux, les hommes sont soumis au droit de la force. C’est le régime des tribus et des castes.

Cependant l’homme a pris possession du sol ; il se l’est approprié par le travail. Il livre, pour sa propre conservation, des combats continuels contre les forces de la nature ; il les craint, même il les adore.

Le travail et le développement de l’intelligence diminuent l’inégalité parmi les hommes. Alors commence cette guerre intestine, et toujours subsistante dans les sociétés entre les classes supérieures et les classes assujetties. L’orgueil, le bien-être, le sentiment de la possession d’une part ; de l’autre part l’envie, la souffrance et le sentiment de la justice.

Toute émancipation, pour être raisonnable et juste, suppose que l’affranchi a conquis les lumières suffisantes et les habitudes morales qui le rendent capable d’entrer dans la société libre. Il faut, pour franchir chaque degré de la hiérarchie sociale, initiation ou épreuve.

Lorsque l’initiateur ne procède point avec prudence et mesure ; lorsque, par des vues intéressées et personnelles, il appelle, prématurément, les inférieurs à une condition supérieure, il en est la première victime. C’est la fable d’Orphée ou de Prométhée.

Lorsque, par obstination aveugle du patricien, le plébéien conquiert par la force une plus grande part de puissance sociale que ne le mérite sa capacité morale et intellectuelle, l’épreuve continue après l’événement ; la société reste agitée et convulsive, jusqu’à ce que les vainqueurs et les vaincus aient appris les devoirs de leur position nouvelle.

En un mot, le droit ne commence que lorsqu’il y a capacité de le bien exercer.

À de certaines époques, soit que les émancipations aient été déraisonnablement refusées ou retardées, soit que les progrès aient été rapides, la société semble non plus s’amender et se perfectionner, mais elle est dissoute, pour se renouveler et s’établir sur des bases qui ne reposent plus uniquement dans le passé.

La plus grande de ces palingénésies, car Dieu y mit la main, c’est la prédication de l’Évangile.

De ce jour l’esclave, le faible le pauvre, l’étranger, devinrent les égaux et les frères du maître, du puissant, du riche, du citoyen. Il y eut une seconde création morale de l’humanité. La conscience humaine reçut, comme incontestables axiomes, des lois et des devoirs, que depuis tant de siècles elle n’avait pas su trouver en elle-même.

Ce n’est pas à dire pour cela que l’application de ces lois ait pu être soudaine et facile. L’Évangile n’a point fondé une société, n’a point donné un code ; il s’est adressé à l’homme, à l’homme laissé dans tout son libre arbitre. La lumière que chacun apporte en naissant est devenue plus éclatante et plus divine, mais elle est, elle sera toujours plus ou moins obscurcie par l’ignorance, plus ou moins voilée par les passions et les intérêts. La fraternité et la charité ne peuvent devenir la loi de l’État : elles cesseraient d’être des vertus. Notre tâche est de les faire prévaloir sur nos mauvais penchants.

Une différence complète distingua toutefois le monde chrétien du monde qui l’avait précédé. Dans l’antiquité païenne, le maître pouvait, sans trouble intérieur, posséder son esclave ; le prince était de race divine, le patricien se sentait d’autre origine que le plébéien. Il y avait tranquillité de conscience dans la conservation de cet état de la société ; il y avait révolte plutôt que réclamation dans la plainte ou dans le soulèvement.

Il n’en fut plus ainsi dans la religion chrétienne. Sans doute, il y eut, il y a encore des esclaves. Sans doute le pouvoir fut souvent rude et tyrannique, l’inégalité onéreuse ou choquante ; mais dans l’oppresseur, tout comme dans l’opprimé, une voix intérieure protesta toujours que ce pouvait être le fait, non pas le droit, qu’il y avait fraternité devant Dieu et que la justice était pour tous.

Et ce ne fut pas seulement le sentiment intime et comprimé des inférieurs qui conserva en dépôt cette vérité : la religion à toute époque ne cessa point de la proclamer. Il y eut toujours des papes, des évêques des moines, des prédicateurs, pour faire retentir l’égalité chrétienne aux oreilles des puissants.

Malgré cet ennoblissement, disons mieux, cette sanctification de la conscience humaine, la marche des sociétés reste soumise aux mêmes règles. Les émancipations successives doivent être précédées d’un développement suffisant de l’intelligence d’un perfectionnement du sentiment moral. La raison ne cesse point d’exiger que les droits soient proportionnés au mérite de qui les obtient. La liberté est une conquête funeste à qui n’est point digne de la recevoir.

Cette règle de la destinée sociale ne reçoit pas toujours une application uniforme. Les opinions, les mœurs, les lois suivent quelquefois, du même pas, la route de la civilisation. Elles se développent et s’améliorent dans la même proportion ; l’équilibre n’est point troublé ; la société voit croître, sans convulsions, le bien-être et la dignité morale de ses classes diverses.

D’autres fois, les gouvernements ne s’aperçoivent pas que les opinions commencent à demander ce que les lois leur refusent ; ils s’assoupissent dans la jouissance du pouvoir. Comme vous le dites : « Ils aiment à se réveiller le lendemain avec les idées et les habitudes de la veille ; ils aiment à s’endormir paisibles, dans la pensée que le lendemain n’amènera aucune mutation. »

Et alors arrive l’époque où les changements doivent être si graves et si profonds, que nul ne saurait risquer une détermination si hardie : il faut qu’elle soit livrée aux hasards des révolutions.

Mais les révolutions peuvent être, comme les conquérants, excessives dans leur ambition, emportées trop loin dans leurs invasions. Les opinions, nées sans que la pratique et l’expérience aient pu les modérer, excitées par l’ardeur de la lutte, peuvent aller au delà des mœurs, et tenter l’établissement de formes et de lois qui ne sont point en harmonie avec le véritable état de la société, avec ses habitudes, avec ses souvenirs. Alors agitation et souffrance, jusqu’à ce que l’équilibre s’établisse entre les opinions, les mœurs et les lois. Pour parler votre langage, « la loi des développements successifs veut que l’homme se rachète d’un degré franchi sans l’épreuve préparatoire. »

J’ai cherché, Monsieur, à résumer votre morale sociale, en éprouvant le regret de la dépouiller de son auréole de poésie et d’éloquence. Ce qui a pendant tant d’années occupé entièrement l’intelligence d’un homme tel que vous, je me suis condamné à en faire un mince abrégé, à en donner une incomplète idée.

Toutefois, il n’est personne, sans doute, qui ne se soit aperçu que sous le voile d’une théorie générale que sous l’apparence de symboles empruntés aux plus antiques fables, c’est la pensée du présent qui s’est emparée de vos méditations. On la retrouve à chaque parole de vos doctrines. L’histoire, avec quelque impartialité qu’elle soit écrite, la philosophie tout abstrait ou grave que soit son enseignement, s’animent toujours d’une inspiration actuelle. L’allusion y règne sans cesse ; autrement, elles ne seraient point vivantes.

Vous n’avez point à vous défendre de cette préoccupation. L’observation du présent interprète le passé et l’empêche d’être une lettre morte ; d’ailleurs ce n’est point un sentiment de blâme et d’amertume qui vous inspire ; vous aimez, avec cette tendresse qui respire dans vos écrits, et votre pays et votre temps. Votre âme, si elle déplore les malheurs et les crimes, s’ouvre facilement aux plus belles espérances. Vous rêvez un avenir doré pour la France et l’humanité. Vous voyez venir des époques de bonheur, méritées par la raison et la morale.

Deux de vos ouvrages, et les plus remarquables peut-être, sont un examen de l’état actuel de la société politique en France, sans emblèmes et sans théorie. L’Essai sur les institutions sociales ; le Vieillard et le jeune homme, ont paru il y a plus de vingt ans. Il est curieux de les relire aujourd’hui, et d’y reconnaître cette impartiale sagacité d’un solitaire. « Jamais écrivain, disiez-vous, ne fut placé dans une situation plus heureuse. Je ne tiens mes opinions, ni des hommes ni des choses, ni d’un sentiment personnel et intéressé, qui me fasse aimer ou craindre les circonstances actuelles, chérir ou redouter les souvenirs anciens. »

Comme tant de gens de bien, je pourrais dire, comme la France dans sa bonne foi, vous aviez eu confiance en la Restauration. Elle vous semblait favorable à cette initiation graduelle, qui promet le perfectionnement paisible de la société. En outre, la foi dans l’avenir et le respect du passé ne forment en vous qu’un même sentiment, une même conviction. Tout ainsi que, dans l’intelligence humaine, la mémoire est le seul témoin qui atteste que l’homme du lendemain est le même être que l’homme de la veille ; tout ainsi c’est le souvenir du passé qui constitue la nationalité. Un peuple qui voudrait abolir son passé et répudier son histoire, ne pourrait voir devant lui qu’un avenir sombre et confus ; il perdrait la trace de sa route.

Mais vos espérances n’étaient point aveugles, vos affections n’étaient point complaisantes. Vos pages sont pleines de conseils sévères, de prédictions sinistres. Vous avez eu ce don de prophétie que votre imagination a si souvent mis en scène dans vos écrits des temps antiques.

« Les dynasties sont tenues de représenter les nations qu’elles ont à gouverner. »

« La participation du peuple au pouvoir ne suffit pas encore dans l’état actuel des idées et des opinions ; il faut que le pouvoir sorte du peuple même. »

Voilà ce que vous écriviez en 1827. Et lorsqu’en 1830 ce que vous aviez annoncé allait manifestement s’accomplir, vous adjuriez ce gouvernement, dont vous aviez tant espéré, de ne point rompre le pacte qu’il avait juré ; vous lui disiez que « la légitimité était réciproque. »

Maintenant, Monsieur, votre esprit semble ne plus rien apercevoir de distinct dans l’avenir. Malgré votre perspicacité, malgré votre penchant à l’espérance, vous ne démêlez rien dans les jours où vivront nos enfants. « C’est une démolition qui s’achève, dites-vous, le présent n’est pas encore gros de l’avenir. »

Et tout à l’heure, vous le spectateur assidu d’un monde idéal, vous, le philosophe de la solitude, c’est de l’industrie, de la vapeur et des chemins de fer que vous venez de nous entretenir. Le moment présent n’offre que cela à votre attention. Moins que personne, vous êtes disposé à accepter le règne des intérêts matériels : ce n’est pas vous qui êtes porté, à croire que l’homme vit seulement de pain. Vous savez que les idées morales et intellectuelles mènent la société plus qu’elle-même ne le croit, et qu’il ne dépend point d’elle d’abdiquer la noblesse de la destinée humaine, pour descendre à l’existence de la monarchie des abeilles ou de la république des fourmis.

Peut-être entre-t-il dans les décrets de la Providence, comme cela fut remarqué il y a plus d’un siècle en Angleterre, d’éteindre et d’abolir les passions politiques et les rancunes des révolutions par une certaine ardeur du lucre, par une préoccupation générale des choses du commerce et de l’industrie. Lorsque la chaleur des factions n’est plus qu’un souvenir attiédi, une habitude plus qu’une conviction, un reste d’exaltation sans dévouement, elles se transforment facilement en un mouvement universel des intérêts privés. Puis, quand cette tâche est accomplie, quand, grâce à la sagesse du souverain, à la constance de son gouvernement, la société a fini ses jours d’épreuve, quand elle a pris son assiette, alors l’esprit recouvre ses droits ; il recommence ses efforts et sa marche vers le beau et le vrai ; il suit la vocation qui lui est imposée et reprend son empire sur l’attention publique.

N’en apercevez-vous pas déjà, Messieurs, quelques signes précurseurs ? L’empressement industriel suffit-il donc à toutes les âmes ? Est-il dans ses attributions de combler le vide des cœurs désabusés et incertains, de distraire l’ennui d’un scepticisme qui a le dégoût de lui-même, de donner aliment à l’activité morale ? Lorsque le mal est si profondément ressenti, c’est peut-être que le remède approche ; c’est que les sentiments religieux et moraux, c’est que les travaux intellectuels vont se remettre en honneur, c’est que le goût des lettres va revenir embellir les loisirs d’une société apaisée.

Si je ne craignais de me livrer, malgré moi, à une vanité académique, je remarquerais, parmi de plus grands et de plus heureux symptômes, l’intérêt que le public montre à nos travaux et à nos choix, la curiosité qui l’appelle à nos séances : il se pressait l’autre jour pour entendre le noble et grave entretien de deux hommes distingués que l’expérience du passé et l’étude du présent ont amenés plutôt à une différence de point de vue qu’à un dissentiment d’opinions. Aujourd’hui, Monsieur, il remplit cette enceinte, attiré par le désir de voir et d’applaudir un écrivain modeste, dont une âme élevée et pure, un esprit à la fois animé et pénétrant, ont inspiré tous les écrits. Il vient approuver notre élection et y joindre son suffrage, que vous aviez déjà acquis depuis longtemps.