Réponse au discours de réception de Pierre-Henri Simon

Le 9 novembre 1967

Jean GUITTON

RÉPONSE DE M. JEAN GUITTON

AU DISCOURS DE M. PIERRE-HENRI SIMON

prononcé dans la séance du 9 novembre 1967

 

 

Monsieur,

Au temps où, derrière les fils barbelés du camp du Lubeck vous contempliez une morne étendue, je me trouvais en Saxe dans la citadelle de Colditz, avec les otages de l’armée anglaise, qui m’invitèrent un jour pour répondre à trois questions jugées insolubles par ces observateurs de nos mœurs. Un neveu de la Reine, le Master of Elphinstone me pria de lui définir l’École normale. – Si je comprends bien, reprit-il, c’est une École qui est tout à fait supérieure et qui n’est pas du tout normale. Alors, Gilles Romilly, qui était un neveu de Churchill, me demanda de définir l’Académie française. – C’est, si je comprends bien, fit-il, une compagnie qui est tout à fait française mais qui n’est pas le moins du monde académique. Une troisième question était inévitable : par un effet de la pudeur anglaise elle ne fut pas posée. Je l’entendais en sourdine : Y a-t-il rapport entre cette étrange Académie et cette École étrange ? – Ce sont en France, aurais-je répondu, les images de deux régimes de l’esprit. L’une de ces sociétés se recrute par le biais du concours selon l’idée révolutionnaire d’égalité. Dans l’autre, on entre, selon l’ancienne tradition, par des raisons obscures de mérite, de cœur et de hasard. Et qui oserait décider entre ces deux modes du choix ? Le premier convient davantage aux origines de la vie et le second à son dernier versant. Et nous naissons vieillards et ratatinés. L’existence nous est donnée sans doute pour nous apprendre à mourir jeunes.

C’est bien, Monsieur, ce que vous êtes en train de faire. J’ai l’avantage de vous avoir rencontré, observé, démêlé à ces deux moments radieux de votre carrière : celui du jeune et fringant académicien que vous êtes aujourd’hui devenu, – celui du grand et vieil adolescent que vous étiez jadis. Mon premier plaisir et mon premier travail sera de comparer ces deux visages de vous-même, distants d’un demi-siècle.

Je ferme les yeux. Je vous revois dans votre vingtième année. Je vois, ou plutôt je sens votre façon si particulière d’occuper l’espace, d’avancer dans l’espace ! comme une proue, comme une étrave ou comme un soc de charrue, fendant le souffle à la Samothrace, me tendant 1a main avec un mouvement de retrait, un très léger recul du corps, à la manière des officiers de cavalerie. Vous étiez à l’arrière de l’avant : cela vous donnait bien de la séduction. Je me demande si ce geste ne signale pas le mouvement le plus secret de votre personne, lequel consiste à se lancer d’abord (peut-être un peu trop vite) puis à se retirer sur votre garde : et le style en vous demeure cet élan amorti, freiné, discipliné, limité, converti en forme pure. Alors j’imaginais votre avenir, selon une méthode assez paradoxale qui consiste à parcourir le temps à l’envers. Je me disais : Pierre-Henri Simon est un futur membre de l’Institut, qui vient s’établir rue d’Ulm. Cela, parce que vous possédiez en 1924 ces signes peu normaliens : dans cette maison qui secrète assez d’ironie, vous n’étiez pas ironique ; vous aimiez le beau langage ; vous aviez l’esprit conservateur, très national, et même une allure Louis XIII qu’ici même nous avons perdue.

Et cela encore pour une seconde raison, plus dissimulée et qui va me servir à vous mieux définir. Parce que votre faculté maîtresse, « ce talent principal qui règle les autres », était déjà à mes yeux le sens du rythme dans la parole, l’ardeur balancée, la joie des mesures et des nombres, en somme ce qu’il faut bien désigner du mot désuet d’éloquence. Avec raison, de nos jours, on préfère au mot humain d’éloquence le mot divin : la parole. Vous étiez l’homme de la parole mais de la parole périodique. Les phrases mal écrites, disait Bellessort après Flaubert, gênent le mouvement du cœur. Il conseillait de faire passer les phrases dans le gueuloir. Chez vous les phrases, nous venons de l’éprouver, libèrent. Albert Thibaudet, qui excellait à écouter chanter la prose, disait qu’il existe deux styles, celui de la période et celui de la coupe. C’était en somme retrouver dans le domaine de l’écriture le partage qui se manifeste jusque dans la matière entre le continu et le discontinu, entre l’onde et le point. Vous êtes du côté de l’onde. Entendez-moi : J’aperçois des soubresauts dans votre esprit, des sursauts dans vos humeurs, un peu de colère, mais le style, qui est votre ascèse, est un style de harangue, d’antithèse, où la coupe n’intervient guère, ni le cri, ni le frisson, ni la cadence rompue, ni l’arabesque, et pas davantage l’effet de masse ou de lacune ou d’énigme, qui a pris la place de l’ancienne rhétorique. Chez vous, j’entends en sourdine le son du buccinateur, le sabot du cheval, l’irritation, l’indignation, le désir de dompter, le calme conquis sur la fougue. À mon avis, c’est là votre beauté, c’est aussi la limite de cette beauté. Car dans vos romans vos personnages sont tentés par le discours, par la lettre composée et parfois ils y cèdent. Dans vos jugements, il y a la balance du pour et du contre, plutôt que les méandres, les nuances, les sinuosités. Dans la moindre de vos phrases, on entend la résonance. Il n’y a que dans vos paroles (et c’est ce qui leur donne tant de gentillesse) qu’on trouve le relâchement, la surprise, un certain sourire. Vous êtes l’éloquence expirant sur nos rives : le moindre de vos articles du Monde peut se lire à haute voix.

Serait-ce parce que, dès l’origine, vous visiez la politique, entendue au sens le plus noble ? Certains normaliens se dévouent à perpétuer l’espèce. D’autres hument l’avenir : ils se disent que cette magie du verbe qu’ils ont apprise très tôt et qui donne pouvoir sur les mots pourrait donner par surcroît le pouvoir tout court. Plusieurs se proposent assez jeunes pour devenir le conseil de quelque président. Vous ne visiez pas si haut. Je vous observais. Ignorant alors que la Saintonge, comme vous nous l’apprenez, « avait voté Badinguet », je m’étonnais de vous voir dans les rangs des « Jeunes Patriotes », et secrétaire non pas de Maurice Barrès comme les Tharaud, mais de Pierre Taittinger. Je savais que vous désertiez l’École pour des meetings, des nuits blanches, des défilés en cadence et qu’à la surprise de Lucien Herr vous usiez de la liberté pour vous placer à droite fort ostensiblement.

Je vous retrouvais auprès de Robert Garric lançant sous le regard de Lyautey, à Reuilly, ses « Équipes sociales », – Garric, ce compagnon de toujours qui vient de nous quitter, sans qu’on lui ait encore rendu pleine justice. Mais Garric se plaçait au-dessus des partis ; il était pauvre au sens plénier de ce mot difficile : j’entends qu’il avait très tôt renoncé à une carrière scandée, à des engagements temporels et même à faire durer ses propres œuvres, cela pour être parmi nous un chevalier errant du secours national, de l’espérance sociale. J’admirais comme il avait fait de l’enthousiasme une méthode à 1a fois de l’intelligence littéraire et de la promotion humaine. Vous avez été frôlé du bout de l’aile par ce nouvel Ozanam : il faut l’inscrire parmi vos sources.

Je vous apercevais aussi aux réunions du groupe tala, rue de Grenelle, sous la houlette du Père Portal, l’ami de Lord Halifax et du cardinal Mercier, le promoteur alors incompris de ce que nous nommons maintenant l’œcuménisme, et dont il envisageait déjà, non pas seulement les principes mais la diplomatie complexe et les méthodes : ainsi, les commissions mixtes, les rencontres des chefs sur les sommets, les gestes symboliques, et même (en quoi il était en avance sur ce moment même) les dispositions transitoires préalables à l’union plénière. Je vous voyais écoutant de vos fines oreilles : il me semblait que votre religion, un peu provinciale, un peu close s’ouvrait, s’étendait, s’affinait. Catholicisme, université, œcuménisme, vous le sentiez : ce sont des vocables de racine parente, des voies vers l’universel.

Je me souviens encore qu’un jour, dans un couloir de l’École, vous m’aviez abordé gentiment pour me demander une sorte de conseil. Il s’agissait de réunir pour un discours dans un bouquet les lis de la royauté, les œillets rouges de la république et les violettes impériales. Vous me disiez : « Dans quel ordre ? Et par quelle fleur me conseilles-tu de finir ? » Sans doute vous avais-je répondu de ne rien déranger à la chronologie, selon cette idée qu’on dirait de nos jours « dialectique », que le sacre, le vote, le pavois sont une suite constante dans l’histoire. Si je rappelle cela, c’est parce que votre vie se symbolise assez dans ce mythe des fleurs. Je vais montrer que vos couleurs se sont souvent opposées sans se fondre, comme dans un vitrail que la lumière transperce mais n’accorde pas, d’où la magie du vitrail. Et c’est aussi ce qui charme, ce qui parfois inquiète en vous.

Je ne devais plus vous voir pendant quarante années. Mais une même épreuve du milieu de nos vies nous avait rapprochés indivisiblement.

Nous appartenons à cette génération de 1940 qui a connu une pathétique aventure : au moment où elle allait pouvoir donner sa mesure et son fruit, elle ne fut pas, comme la génération de 1914, offerte en holocauste, mais précipitée dans des événements hors de proportion avec les attentes, les préparations, les probabilités : des désastres ou des triomphes sans précédent, l’histoire ne se recommençant pas mais semblant entrer dans une nouvelle phase, des drames de la conscience pour les grands comme pour les humbles, la juxtaposition des formes les plus anciennes et les plus inédites de la guerre, – et surtout, dans le temps même où tous étaient pris dans les engrenages, l’obligation pour ceux qui avaient la charge de penser, de justifier la mutation la plus soudaine, la plus radicale qu’ait connue l’espèce humaine, de repenser presque tout, de fonder une phase nouvelle de l’histoire. Il me semble que jamais une génération humaine, ce moment si furtif, ne vit tant d’écroulements certains, tant de renouvellements possibles.

Cette révolution, cette révélation, on les pouvait observer de bien des promontoires et dans les situations les plus contraires. Mais, il n’y avait pas sans doute de meilleur lieu pour tenter de les apercevoir, de les comprendre, qu’un désert soustrait à l’histoire : la captivité. Ceux qui, comme nous, ont langui pendant cinq années, en divers points de la vaste Allemagne, ont eu l’avantage morose de pouvoir penser le tout et se penser eux-mêmes au sein de ce tout dans le seul passage de la vie où cela peut être encore profitable, dans ce seuil, ce gond, du milieu de la vie, dans ce suspens que le monde moderne, privé des vrais sabbats, ne peut ou ne veut plus connaître, – temps nocturne, temps nuptial, temps de profondeur, temps de recul, temps où chaque heure vous approfondit par la séparation, par l’ennui, davantage par le supplice d’un espoir chaque saison reporté.

Enclin à chercher en tout événement le sens ultime, je me suis demandé parfois quelle signification avait pour l’Europe, pour l’Occident chrétien, ce purgatoire vide. Puis-je vous soumettre mon pressentiment ? Au mois de septembre de l’an passé, j’étais à Lourdes pour le pèlerinage des prisonniers et des déportés. Je vous ai cherché, je ne vous ai point trouvé. Monseigneur Rodhain avait décidé de figurer l’Allemagne entière par la prairie qui fait face à la grotte de l’autre côté du gave. Cette prairie se trouvait un grand corps transpercé, signé par les grands sigles de nos camps. C’était une Allemagne sans muraille intérieure et qui se trouvait mystiquement unie par la peine que tant de Français avaient endurée en elle. Il y avait parmi nous des Allemands qui avaient été prisonniers en France après 44. Ce jour-là, j’ai cru comprendre que les langueurs et les agonies de la France en Allemagne ne seraient pas vaines.

Dans cette compagnie qui réunit plusieurs héros de ces deux guerres, qui accueillit en elle les plus grands des vainqueurs, nous serons désormais deux qui pourrons nous entendre à voix basse, évoquant le souvenir sans gloire de ces cinq années d’attente pure, que nous avons partagées avec un million de pauvres soldats. Je pensais que ces captifs représentaient le million de morts qu’il y aurait eu dans une longue guerre. N’ayant pas eu à mourir, il leur était demandé de vivre, c’est-à-dire de préparer une seconde vie plus efficace. Dans un de vos romans appelé Les Hommes ne veulent pas mourir, vous nous montrez le drame, issu de la dernière guerre, des personnes et des communautés déplacées, – ce drame que les prisonniers, peuple nomade et sans racine, ont tous un peu connu. Vous décrivez l’épreuve paradoxale de tous les exilés, déplacés, rapatriés, laquelle n’est pas seulement l’arrachement du départ, mais aussi l’arrivée dans un site inconnu ou même le retour au gîte ancien. Car un atterrissage si désiré diffère de ce qui avait été vécu d’avance. L’exilé s’attend au malheur, et il est souvent consolé de le voir moindre. Mais le rapatrié s’attend au bonheur, et il est déconcerté de le voir moindre. Alors comme vous le faites voir, il est bon de reprendre force dans l’idée d’un univers à refaire et d’imiter Hermann, votre héros. Hermann, dites-vous, était toujours celui qui passe, parce qu’un devoir précis l’appelle, parce que, comme Énée, il a ses dieux lares à transporter et Rome à construire. Que de prisonniers avaient dans leur sac de retour le plan de Rome, et plusieurs Romes possibles, – vous le premier, voué dès l’enfance à bâtir des cités, vous qui alliez commencer à quarante ans une nouvelle existence, avec non plus un programme, un élan, mais des vivres, des manuscrits, des ébauches et des cicatrices.

J’imagine que vous aviez connu dans vos camps de ces moments d’extase propres au milieu de la vie, quand on perçoit qu’on peut jouer à nouveau et mieux. Dans ces heures de multitude et de solitude, dans cette première vieillesse de la jeunesse qu’on nomme la maturité, vous aviez fait face à votre mystère. S’il est exact qu’une destinée est un conflit surmonté, quel était-il chez vous ? – Assez commun, du moins selon les apparences. Un enfant né bourgeois, élevé dans une École libre et qui tout à la fois secoue et accepte ses chaînes. Vous nous racontez quelque part que votre petit-fils, âgé de trois ans, et qui sans doute m’écoute aujourd’hui au milieu des vôtres, ayant reçu l’ordre d’aller au pot et au lit répondit non et expliqua ce non par l’aveu : « J’en ai assez d’obéir. » Ce petit-fils ressemblait à son grand-père avec toutefois cette différence que vous avez fini par obéir beaucoup. Je vous imagine dans le désert des barbelés contemplant votre enfance rustique.

Bon enfant, sans problèmes ni vices, il est vraisemblable que vous auriez imité les vôtres au cœur d’une lente province, si vous n’aviez eu, comme plusieurs écrivains de ce temps, un grand-père. Je me souviens du mot de Cournot, pour expliquer la grandeur sauvage et savante du Moyen Âge. « Le Moyen Âge, disait Cournot, est un enfant élevé par un vieillard », enfant gaulois élevé par un vieux prêtre parlant latin. Vous évoquez vos trois maisons, vos trois jardins, et ces crépuscules de printemps sur les foins pointillés d’anémones, et ces après-midi de grandes vacances sous l’ombre des noisetiers, et ces matins d’octobre transpercés par des feuilles qui tombent et les oiseaux qui fuient. Ainsi dites-vous, très sobrement. Car Marcel Proust a passé par là et il a fait qu’il est presque impossible de parler après lui de son enfance. Proust, certes, mais aussi Eugène Fromentin, Pierre Loti, Jacques Chardonne, – ces trois écrivains de Saintonge que j’ai tant aimés, – moi, qui ne suis pas de ce pays, moi qui expire au Limousin des frères Tharaud, et qui ai parfois été (vous l’avouerai-je ?) un peu déçu de ne pas retrouver dans votre œuvre ce je ne sais quoi de dilué, de tendre, de mélancolique, cette « transparence aérienne » disait Fromentin qui me rend encore si présents les visages d’Olivier, de Madeleine et de Dominique.

Fermons cette parenthèse, sans oublier dans cette compagnie, petite assemblée des provinces françaises, que vous allez représenter chez nous la douce Charente. Je reprends l’examen de votre vie. Entre un grand-père et un petit-fils, il y a de la complicité. Les parents ne sont pas de bons maîtres ; quand on aime trop, on y mêle de l’inquiétude, de la hâte, on enseigne mal. Et par ailleurs il manque au professeur l’attachement à cette image obscure de soi-même, qu’on appelle la paternité. C’est un grand-père, au fond, qui serait le parfait initiateur, s’il avait savoir et loisir. Vous avez eu ce bonheur. Et quand votre grand-père vous apprend clandestinement avec Cicéron et Tacite la politique, lorsqu’il vous espère pour venger les hontes de sa vie (votre grand-père portait le ruban noir et vert de 1870), lorsqu’il vous mène à l’aurore chasser la caille et la bécasse, lorsque le soir il vous révèle sous la lampe au jeu des échecs le gambit de la reine, – alors, dès la seizième année, on a vécu une première vieillesse. Apprendre plus tard, comme le disait Platon, ce sera toujours un peu pour vous du moins se ressouvenir des entretiens avec votre grand-père. J’ajoute que ce grand-père nourri aux Lettres aimait à la fois la République et la cocarde : c’était un libre esprit qui faisait à genoux sa prière du soir. Mais toutes ces choses étaient en lui tranquillité. L’atome grand-paternel avec vous se désintègre : il connaît l’oscillation, la réaction en chaîne : il est près d’exploser. Vous appartenez à la génération nucléaire. Jamais vous n’avez été à l’aise dans la voie moyenne. Je note au passage que votre premier roman fut publié en 1930 dans la revue du catholicisme libéral, Le Correspondant, qui mourut l’année suivante. Il est juste, un peu triste ce mot de vous sur vous même : « Ma véritable jeunesse, je l’ai vécue entre ma quarantième et ma soixantième année. »

De toutes les médailles que vous avez frappées, la meilleure à mon goût est celle qui figure M. François Mauriac : car de toutes les formes de l’admiration et de l’amour, ces passions voisines, la plus pure est celle qui lie un fils d’esprit à celui qui fut d’abord son modèle désespérant. C’est la destinée de notre confrère qui vous a aidé à discerner la vôtre : non certes que vous l’ayez imitée, vous êtes bien différents, déchirés tous les deux délicieusement mais pas de la même déchirure (si nos joies se ressemblent, nos blessures ne se ressemblent guère). J’avais espéré que notre aîné vous aurait reçu ce soir ici et que nous aurions entendu la réponse frissonnante du père au fils. Et, en particulier que M. Mauriac nous aurait expliqué pourquoi vous aviez peut-être eu tort de vous croire romancier par essence. Moi qui ai suivi votre carrière romanesque, depuis les Valentins, jusqu’à l’Histoire d’un Bonheur, je me suis demandé pourquoi vous qui avez traité les mêmes thèmes qu’Albert Camus dans La Peste ou M. Malraux dans l’Espoir, vous n’avez pas connu les mêmes triomphes qu’eux. Ne serait-ce pas, me disais-je, la rançon de votre foi, et dans les marges de cette foi, le prix qu’une sorte, comment dirai-je ? de pudeur fait payer à votre talent. Chez vous on ne descend jamais dans les zones de la conscience qui ne peuvent être éclairées par une claire parole. Vos personnages ne sont pas tentés ; ils sont plutôt divisés. Ils ne sont pas dans les tourments, puisqu’ils argumentent. Vous avez été avare de confidences, même indirectes, sur vous-même, et trop conscient pour créer des êtres qui ne soient pas des parties de vous-même. Votre grand-père vous avait donné le goût du bonheur : ce mot ambigu de bonheur, où chacun met tout trop tôt, revient souvent dans vos écrits : il entre dans le titre de votre dernier roman. Pour être aimé, pour être heureux en 1967, peut-être faut-il avoir tout à l’inverse le goût, le vertige même, du malheur ? Vous parlez quelque part de ce climat âpre et sec où la réflexion sur les choix vous a fait très tôt demeurer. En réalité vos romans sont du théâtre en prose. Et je me suis demandé pourquoi votre art, qui est une technique de l’affrontement, ne vous a pas conduit au théâtre. Avez-vous pensé que vos pièces possibles, mettant en jeu de pures idées, n’auraient pas assez d’écho en cette mode-ci ? Académicien, allez-vous vous réveiller homme de théâtre ?

Je me souviens d’une confidence d’Henri Bordeaux que j’interrogeais un jour (vaine curiosité) sur la meilleure méthode pour écrire un roman. « Il faut, me répondit-il soudain, avoir la culture d’un homme. Mais il faut écrire comme une femme. » Il voulait dire : ne pas trop chercher les idées et encore moins les liaisons, les jointures ; ne pas juger mais sentir. Sainte-Beuve avant vous, avait connu les limites qu’impose à la faculté de créer le don, peut-être plus enviable, de juger les créations. Et pourtant, c’est avec un vrai plaisir d’esprit que je relisais l’autre jour Volupté, comme j’espère relire vos Raisins verts ou votre Elsinfor, – autant d’ouvrages où l’intelligence domine comme un soleil d’hiver, où l’on voit trop les architectures.

Et je me souviens encore d’une autre confidence, celle-ci échappée à Daniel-Rops, qui, lui aussi, et plus résolument que vous, a déserté le domaine romanesque. Il me disait : « Écrire un roman, c’est faire un pari. Quand on le commence, on ne sait pas de quelle manière cela finira : on sait encore moins l’accueil du public. Or, mon cher, la vie est courte. Elle exige des certitudes au départ. » La certitude de Daniel-Rops, ce fut l’histoire. Votre certitude, c’est la critique. Dans les deux cas, vous reveniez à vos agrégations.

Chez vous comme chez Rops, ce retour à la discipline de nos vingt ans fut aussi un engagement, un service de l’esprit, une consécration. À qui ? – C’est ce que je voudrais dire en esquissant ce nouveau chapitre de votre destin qui devrait s’intituler : De Pierre-Henri Simon considéré comme prophète.

Car vous êtes de cette race des prophètes. L’état naturel de votre conscience, c’est l’alerte. Votre visage lui-même, que nous contemplons, est à l’affût. J’ai dit que ce qui attire en vous, ce qui séduit, c’est ce conflit que l’on devine entre votre nature qui est celle du chevalier et votre mission, qui est une mission de protestation, ou plutôt de prophétisme. Mais qu’est-ce donc qu’un prophète au sens le plus profond ? C’est celui qui surgit lorsque le roi est infidèle, quand le lévite diminue la part du mystère, qu’il se repose sur le rite ou la seule loi. Le prophète, dirai-je encore, c’est celui qui déserte ce temps linéaire où nous nous écoulons pour habiter un temps pour ainsi dire vertical et qui nous relie d’emblée à l’éternité ; qui voit l’avenir comme s’il était déjà passé ; qui fait du présent une nouvelle origine et le lieu anticipé du jugement. Au temps de Bossuet et de Fénelon la fonction du prophète se confondait avec celle du prêtre : Pascal faisait scandale, lorsqu’il s’aventurait loin des sciences. Mais au siècle dernier un ordre des prophètes, ordre laïc, s’est constitué en France : je songe à la lignée qui de Joseph de Maistre va jusqu’à Léon Bloy, Péguy, Mounier, Bernanos et tant d’autres que je ne puis nommer parce qu’ils vivent parmi nous. Dans un troisième testament, on pourrait recueillir leurs oracles, comme jadis ceux d’Amos, de Jonas ou d’Habacuc. Alors le rouleau Simon ne serait pas loin du rouleau Rops, – lequel, ainsi que vous nous l’avez montré avec beaucoup de finesse dans la critique, était plus prophète qu’historien, puisque notre époque a fait de l’histoire une enquête sur une partie des temps, sur son détail, et non pas une vue confuse du mouvement total. Daniel-Rops se réfugiait dans l’histoire universelle. Il intervenait de moins en moins dans la mouvante actualité. Vous, au contraire, vous vous êtes lié à l’événement. Vous voulez agir sur l’histoire. Et c’est là qu’est, à mon sens, votre secrète angoisse.

La vocation de prophète est difficile. Dans l’Ancien Testament, on voit s’annoncer la séparation de deux missions distinctes : celle du lévite, du roi d’une part, – celle du prophète d’autre part. Entendez : celle du réel et de l’idéal, celle de l’institution et de l’inspiration. Et je vais être injuste envers vous, puisque je me propose de vous juger à partir d’un devoir qui n’est pas le vôtre.

En philosophant sur les Cathares, qui sont d’hier, d’aujourd’hui et de toujours, je me disais : « Comme il est donc difficile d’être pur ! » L’essence du prophétisme, c’est la révolte contre l’abus au nom de la pureté meurtrie, au nom de l’esprit défiguré par la lettre, au nom du principe déformé par l’usage. Mais comment fixer la frontière de l’usage et de l’abus ? D’autant que tous les usages, et même l’usage de la pureté, sécrètent un abus inévitable. Lorsqu’on dénonce un abus avec trop de violence, on risque d’atteindre la substance de ce qu’on attaque, de noyer le bébé avec l’eau du bain. Le difficile de l’œuvre prophétique est de démasquer les hypocrisies sans atteindre les essences.

Et puis, il faut considérer qu’on ne peut pas poursuivre à la fois tous les scandales, toutes les injustices. Il faut donc choisir ses cibles, fermer les yeux, et se résigner à ce gémissement que tout homme public entend dans sa conscience cachée : Vae mihi quia tacui ! Malheur à moi, parce que je me suis tu !

Vient le jour où nous sommes en quelque manière chargé du poids des autres. Le côté prophétique alors s’efface en nous devant le côté plus grave de la responsabilité. L’indignation doit faire place au support. Les prophètes deviennent des prêtres. Les apôtres deviennent des évêques. Les conspirateurs deviennent des chefs, obligés à tenir compte de la résistance des choses. Les moissonneurs se lassent et laissent pousser l’ivraie. Nous ne savons pas ce que vous deviendrez, lorsque vous serez roi. En acceptant de venir dans cette compagnie, vous allez trouver des chaînes : celles de quelques obligations et de quelques patiences, celles aussi d’un vague pouvoir.

Je dois à la vérité de dire que vous avez échappé à la tentation cathare par votre courage et votre désintéressement. Engagé, mais jamais inféodé, vous avez travaillé avec Paul Archambault aux Cahiers de la Nouvelle Journée, avec l’équipe dominicaine de Sept, avec Emmanuel Mounier dans la revue Esprit. Peut-être vous aurait-il mieux convenu de fonder des Cahiers où vous vous seriez exprimé seul, car vous êtes un combattant solitaire, sans disciple et sans maître.

Mais laissez-moi encore songer sur quelques-uns de vos livres prophétiques et les plus célèbres.

La première, la plus fracassante, de vos œuvres fut un brûlot intitulé Les Catholiques, la Politique et l’Argent qui devait faire sursauter le général de Castelnau : du moins fit-il connaître votre nom à un très vaste public. Vous étiez alors professeur à l’Institut catholique de Lille. Vous attaquiez la bourgeoisie catholique pour l’usage politique qu’elle faisait de l’argent. Votre encyclique débutait ainsi : « Cela commence par un agaçant bruit de sous. » Je viens de relire ce pamphlet : il était bien hardi. Vous risquiez de perdre votre chaire et davantage de compromettre le jeune cardinal Liénart, qui ne vous en voulut pas, de retarder ainsi les réformes que vous désiriez. En ce temps-là l’École libre ne recevait de l’État aucun subside. Elle devait acheter la liberté, comme si c’était un luxe. Or, comment obtenir la liberté pour l’école sinon avec l’argent, ce Mammon d’iniquité ? Vous me répondrez que votre arme, qui était l’indignation, hâta l’heure d’une répartition plus juste.

Au reste, dans ces sujets captieux et brûlants qui vous attirent, ce qui vous intéresse, ce n’est pas tant l’occasion, la matière, c’est la forme, l’étude d’un conflit entre les devoirs. Comme les dramaturges modernes, qui ne mettent plus en scène cette liberté divine qu’on nommait fatalité, ce sont les drames du libre arbitre que vous évoquez. Lorsque j’étais étudiant, je me suis trouvé à côté de Foch, qui nous donnait des conseils pour la conduite de nos vies. Et j’ai gardé la feuille où il avait jeté quelques mots de sa grande écriture calme : je vous la montrerai. Vous y lirez ces simples mots : Voir où est le devoir. Les guerres qui ont suivi celle que gagna Foch, furent remarquables par la difficulté de voir le devoir. Il est déjà difficile de choisir entre le bien et le mal à cause de nos passions et du poids des apparences. Plus difficile de choisir entre le bien et le mieux, entre le mal et le pire. Crucifiant le choix, s’il s’agit de deux certitudes.

C’est dans la vie des officiers que les conflits de devoirs se sont présentés avec le plus d’acuité. Alfred de Vigny l’avait pressenti. Mais que de progrès avons-nous fait depuis Vigny en grandeur et aussi en silence, en servitude ? Et comme les choix de l’homme de guerre, jusqu’ici limités dans leurs conséquences, ont retenti sur le sort des nations !

Mère, voici vos fils qui se sont tant battus.
Vous les voyez couchés parmi les nations.
Que Dieu ménage un peu ces êtres débattus,
Ces cœurs pleins de tristesse et d’hésitation.
Qu’ils ne soient pas jugés sur une basse intrigue...

Ces vers de Péguy, ils préfigurent certaines proses de Pierre-Henri Simon.

Vous avez osé aborder le problème de ces hésitations, de ces tristesses dans deux écrits, votre discours sur la Torture, votre Portrait d’un Officier, à propos des événements dont l’Algérie a été le théâtre et l’enjeu.

Et, ici, que dirai-je ?

Simplement ceci : que vous avez su élever ces débats de la conscience jusqu’à leur mystère, lorsque dépassant la question de la torture, soutenant avec Platon, Saint-Louis, Pascal et Kant qu’il existe des moyens honteux qu’aucune fin, aucun salut public ne peut justifier, exposant et dépassant aussi ces problèmes de fidélité que les Indochinois et les Musulmans se posent par rapport à la France à laquelle ils doivent d’être des hommes libres, – lorsque, dis-je, vous élevant d’un coup d’aile au-dessus de tout ce qui peut être échangé dans un dialogue, vous abordez à cette idée presque inexprimable, et qui est à mon sens le secret des décisions sublimes, à savoir qu’il existe des conflits insolubles qui n’ont d’autre issue que le sacrifice. Vous citez l’histoire de ce colonel qui, condamné à exécuter un ordre meurtrier, absurde et ne pouvant obtenir qu’il soit rapporté, sort le premier de la tranchée et tombe. De même, entre sa mission et la soumission, Jeanne d’Arc ne pouvait choisir que la mort.

Peut-être avez-vous, plus que moi, le sentiment qu’il y a des règles et des raisons qui permettent de définir clairement où est pour chacun de nous le devoir ?

Vous citez quelque part ce mot de M. Malraux : « Que faire s’il n’y a ni Dieu, ni Christ ? – De l’Héroïsme. » Sans en approuver les prémisses, je comprends le mécanisme de cette foi si moderne, qui jaillit du désespoir. En vérité (et je crois que cette remarque peut nous concilier) l’héroïsme, c’est ce qu’on ne choisit pas : c’est, pour un esprit noble, la face obligatoire de l’insoluble. Connaissez-vous cette devise que proposait R.L.G. Irving à son disciple Mallory, le vainqueur de l’Everest, dont on n’a jamais retrouvé le cadavre : SOLVITUR IN EXCELSIS ? La solution, elle est encore plus haut : elle est demain dans le suprême. Telle est à mes yeux l’essence véritable ce qu’on nomme de nos jours la dialectique.

En songeant sur vos petits écrits prophétiques, je me suis dit qu’ils se complétaient, qu’ils avaient, comme on dit encore, une structure, qu’ils étaient quatre témoignages convergents. Oui, vous avez posé quatre problèmes, insolubles dans une humanité travaillée par le ferment chrétien, insatisfaite donc : celui de l’argent et de son lien avec les œuvres de l’esprit ; en second lieu, celui de l’École et de son rapport avec la liberté dans la nation ; en troisième lieu celui de « la guerre possible », ce qui est le titre d’un de vos livres, paru prophétiquement avant 1939 ; enfin celui des tourments de conscience que connaît l’homme chargé de la force.

Peut-être vous faudra-t-il bientôt écrire un cinquième évangile ? Et, après le problème de l’homme de guerre, considérer la difficulté de l’homme de paix et singulièrement du prêtre. Alors vous développerez, sous forme de dialogue peut-être, cette pensée de vous que j’ai lue dans un de vos articles publiés en Suisse. (Comme Sainte-Beuve, ou Thibaudet, vous êtes en Suisse plus à votre aise). Et là-bas vous écriviez : « Si pour renouer le dialogue avec un monde qui se matérialise et s’athéise, l’Église renonçait à crier le paradoxe de sa foi et à montrer le scandale du Dieu crucifié, elle serait peut-être d’abord mieux entendue, mais moins persuasive, et sa voix serait fatalement étouffée par d’autres mieux accordées que la sienne à l’ambition des fils de la terre. Ce n’est pas en distribuant un christianisme décaféiné qu’elle réveillera les âmes. »

Voilà bien encore un insoluble : comment être hors du monde et dans le monde? S’unir à tout et se séparer de tout ? C’est la vie quotidienne, c’est le christianisme.

Quel dommage que ce monologue académique ne s’interrompe pas, que la parole ne vous soit pas rendue pour me réfuter ! Alors on entendrait en sourdine l’éternel dialogue des durs et des doux. Et le dur dirait au doux : Que ferais-tu sans mon intransigeance, et à quoi bon garder la vie sans les raisons de vivre ? Et le doux dirait au dur : Que ferais-tu sans ma patience qui incarne l’idéal dans la terre, qui n’éteint pas la mèche qui fume encore ?

Après avoir enseigné à Lille et à Gand vous voici maintenant en Suisse à l’Université de Fribourg. Passant l’an dernier à Fribourg, j’ai su comme vous y aviez été apprécié. Cette Université vraiment libre, sise aux confins de plusieurs cultures, capables de les comprendre toutes, demeure très attachée à la France. Quel calme, quel silence propice à l’étude, quelle mesure dans cette Université où le parti le plus avancé des étudiants est celui des « Jeunes Conservateurs » ! C’est là que vous avez médité vos plus pertinentes études, en particulier ce texte sur le je ne sais quoi que, je ne sais pourquoi, je préfère à beaucoup. Vous suiviez les traces de Sainte-Beuve, de Bergson, d’Edmond Jaloux, qui furent inspirés avant vous par la juxtaposition des neiges et des grands lacs immobiles et rassurés sur eux-mêmes, approfondis par la douce attention de ce peuple perspicace.

Et puis, un jour, vous vîntes au Monde. Ce fut, vous venez de le dire, comme une seconde naissance.

Le Monde a pris la suite du Temps. Pour un philosophe ces mots de monde et de temps ont bien de la substance. Que le temps soit d’abord et que le monde lui ait succédé, cela aussi est un signe : l’espace mondain, cet éventail si précaire, désormais nous passionne davantage que la lente, pulpeuse et féconde durée. Et pourtant comme il est vrai ce mot de Baudelaire : la profondeur de l’espace est une image de la profondeur du temps.

Il y eut un temps où le Temps était à mes yeux beaucoup plus qu’un journal, le sacrement quotidien. Car moi aussi j’avais un grand-père, qui ne se nourrissait que du Temps. À la campagne il recevait le Temps vers cinq heures du soir, à l’heure « où le jour s’incline » : c’est l’heure d’Emmaüs, l’heure où les disciples se penchaient vers la nouvelle. Mon grand-père ne déchirait jamais la bande du Temps, il l’ôtait comme on ôte une bague. Puis il dépliait comme une étoffe ce papier ferme, lunaire, un peu métallique, où je respirais l’odeur noire de l’encre. J’admirais ces articles anonymes qui avaient l’impassibilité de la justice, cette restriction dans l’éloge comme dans le blâme qui m’apprenez-la modération, cette information flegmatique donnant à l’événement de la veille la beauté du marbre et des momies, des choses à jamais révolues, des paupières closes. Le bonheur tel que je le concevais alors, était de m’ensevelir un jour dans le Temps, d’être lu sans paraître, de ne pas voir mon travail profané par une signature. Chez nous on n’aurait jamais osé plier un objet dans le Temps. On repliait les Temps comme on replie les draps après le sommeil. On entassait les Temps dans la lingerie en piles régulières. C’est là que je me cachais pour lire les chroniques de Paul Souday, les lettres d’un provincial, parfois les discours de réception prononcés sous cette coupole et que, dans la page immense, je pouvais contempler d’un seul regard. Il se semblait entendre trois voix, dont l’une était très lointaine. J’admirais ce rite d’hommage entre les esprits, pensant que c’était la forme la plus accomplie du dialogue, l’intemporelle union de deux vivants et d’un mort.

Vous voilà donc possesseur d’une tribune à l’ample résonance où vous prenez la suite de notre délicieux confrère, Émile Henriot, cet esprit si aéré, si informé, judicieux, attentif à tout. Peut-être avez-vous songé en acceptant ce poste, comme jadis sans doute il le fit, que trois cent mille intelligences penchées chaque semaine sur vos six colonnes, c’était la plus belle classe du monde, et un auditoire plus délectable que les trente mille lecteurs d’un roman heureux. (Mais vous les aurez les uns et les autres, le roman doit rester votre délassement.) Un feuilleton régulier, quelle acrobatie ! Il faut savoir chaque semaine s’ouvrir l’esprit et se cloîtrer le corps, écrire inspiré ou non à date fixe comme au temps des compositions françaises, résumer les auteurs, piquer quelques citations, rendre plusieurs oracles, égratigner (très peu), louer plus qu’on ne le voudrait, en se disant que ce n’est jamais assez aux yeux des auteurs parce qu’ils doutent d’eux-mêmes et que seul rassure le superlatif ; donner enfin à tant de lecteurs utilitaires l’impression qu’ils connaissent un livre, qu’ils en pourront parler pertinemment sans avoir ni la peine ni la joie de le lire. En captivité, j’avais pour compagnons Jacques Fauvet, Henri Fesquet, qui ne se savaient pas voués au Monde. Et souvent nous devisions de la difficulté d’écrire dans un journal, d’être actuel, c’est-à-dire selon moi éternel dans l’instant. Vous êtes un maître de ce grand jeu intemporel et frissonnant que vous définissiez l’autre jour dans vos lignes sur Gérard Bauër et les chroniques de Guermantes. Vous êtes loyal, vous êtes juste comme aux échecs de votre enfance vous donnez son droit et parfois même ses avantages à l’adversaire. Vous comprenez ce que vous n’approuvez pas. Et vos éphémères réunis en livres ne se fanent pas.

Permettez-moi d’introduire quelques requêtes. Celle d’oser parfois descendre en flammes une réputation usurpée. Ou, mieux encore peut-être, celle de canoniser, comme Lamartine le fit pour Mistral, un talent enfoui et inconnu. En ce temps où règnent les terreurs, dans la chambre de torture des Lettres on ne voit pas le chevalet qui ferait connaître un auteur par ses hurlements : on y voit le bâillon, organe du silence.

De ces deux actes héroïques qui donnent au critique le diadème, celui de condamnation demande plus de courage ; celui de divination exige plus d’esprit. Esprit et cœur, Monsieur, ce n’est pas ce qui vous manque. Et désormais notre investiture vous donne la liberté.

Un autre de mes désirs, c’est que parfois vous interrompiez cette revue lassante des vivants, ces fantômes, pour nous parler d’Homère, de Virgile, de Racine, Sainte-Beuve le faisait. Venez à la Sorbonne, un soir de thèse, assister à cet exercice médiéval et moderne d’une soutenance, – si du moins ce mot de thèse ne vous effraie pas, vous dont le refus de faire une thèse a été le remords et le ressort, la chance peut-être aussi de votre carrière. Et, pour vous reposer de tant de romans hâtifs, écoutez à l’amphithéâtre Louis Liard la déposition d’un chercheur inconnu, qui vient d’immoler quinze ans de sa jeune maturité, ce plus beau temps d’une vie humaine, pour faire revivre et reconnaître un auteur français. Écoutez pendant cinq heures d’horloge les questions difficiles, les réponses perspicaces. Faites-les connaître au monde. C’est le dernier lieu où se respire Athènes, un de ces lieux, désormais rares en Europe, où l’on cherche par le dialogue la perfection.

Ce métier de juge est dangereux : car le juge appelle sur lui le jugement. Vous avez pris vos précautions. Vous avez eu l’audace de vous juger vous-même. Et le livre où vous le faites, dans la collection si émouvante des Ce que je crois, est à mon gré votre meilleur ouvrage.

Oserais-je dire que je vous trouve injuste vis-à-vis de vous, lorsque vous condamnez certaines de vos attitudes passées, que vous tenez désormais pour des sottises parce qu’elles n’ont pas réussi, – vous qui cependant savez plus que tout autre, qu’échec et succès sont soumis à tant de hasards, et qu’une conduite demeure raisonnable ou généreuse, même si elle n’a pas abouti dans le visible. Pour porter des arrêts, le moment présent est un observatoire précaire. Hegel n’avait pas tort de croire que le jugement sur l’histoire ne peut intervenir qu’à la fin de l’histoire.

Et pourtant j’écoute sur vous-même ce verdict anticipé. Il est difficile de parler de soi, l’accusation ayant toujours été, et de nos jours plus encore, un autre genre de louange. Eh bien ! Vous y avez réussi : « Que suis-je ? dites-vous. Qu’ai-je voulu faire ? Ni gibelin, ni guelfe, j’ai tenté de porter au procès de l’homme une déposition vraie, de substituer aux jugements de succès et de force des jugements de justice et d’honneur. Ah ! certes, que de reproches ai-je entendus : celui de l’érudit qui me met le nez dans mes sources, celui du vieux critique qui me reproche d’oser écrire sans avoir de vice après Lautréamont et Sade. Du moins je n’ai rien trahi, je n’ai pas abîmé la langue, j’ai fait la part du vrai. »

Alors une voix plus amère, celle de l’Ecclésiaste, celle aussi que nous venons d’entendre à la fin de votre discours, lorsque vous vous interrogez sur la sainteté : « Vaniteux, pourquoi tant écrire ? On écrit pour mentir en paraissant se révéler. On fait du bruit avec dix mille mots à propos de petites choses qui pourraient tenir en deux lignes. Et pourquoi lis-tu, pourquoi patauges-tu dans l’actualité chaque semaine ? »

La réponse de Simon Pierre à Pierre Simon, la voici :

J’écris, je lis, parce que dans l’acte d’écrire et l’acte de lire, la vie en moi prend conscience d’elle-même par l’improbable accord des sons et du sens, – instant privilégié analogue à celui de l’amour ou de la prière.

Et puis, j’écris parce qu’à l’heure où nous sommes l’écrivain peut sauver.

Alors le Sphinx vous demande : « Qu’as-tu donc fait pour sauver l’homme à l’heure de la mutation, lorsque commença l’âge du néant, de la plénitude et du feu ? »

Vous répondez : J’ai tenté de maintenir.

Autour de nous que de compagnons viennent nous dire : Rien n’a plus cours. Tout est changé. Après Husserl, on ne peut plus philosopher comme avant. Après Jean XXIII, c’est un nouvel Évangile. Après l’atome et la dissuasion, la planète sera unifiée, il n’y aura plus de guerre chaude générale. Quand l’image régnera sur la terre, on ne lira plus de livres. Nous assistons, il est vrai, en somnambules à une nouvelle origine, à de nouvelles manières de vivre, de sentir, d’être hommes enfin... Dans ce moment d’incertitude, vous appartenez, Pierre-Henri Simon, à l’espèce de ceux qui pensent que tout changement, si grand qu’il soit, suppose une permanence, et qu’on devient pour être le même davantage : cela s’appelle mûrir, – chose si difficile, le plus facile étant de durcir, de périr, ou de pourrir. Dans un domaine symbolique, le travail de l’Académie sur le langage consiste à garantir la permanence d’une langue dans le changement de la parole. Et pour le dire en passant, l’œuvre de Daniel-Rops s’éclaire à cette idée d’une Tradition progressive, d’un germe toujours renouvelé et développé. Qu’a fait en somme notre confrère, lorsque après plusieurs essais en divers sens, il trouva tard sa voie et sa jeunesse, sinon de décrire cette permanence de l’Esprit sur un seul axe de durée, cette histoire du peuple de Dieu depuis la solitude d’Abraham dans la foi jusqu’à la multitude dans l’amour qui s’est manifestée dans l’Église du Concile, qui demeure traversée par l’espérance œcuménique de la plénitude, – avec, au temps de Jésus, la seule immuable mutation ? Telle est la vision que Rops a gardée en composant sa fresque. Malgré l’obstacle d’un corps qu’il domptait, sans cesser d’écrire et de faire écrire, de prévoir et de gouverner, ce travailleur calme a vaincu le temps ; il nous a quittés sur la pointe des pieds, ayant achevé son ouvrage.

Cher Daniel, ainsi, nous ne reverrons plus votre œil à demi-clos, votre face un peu égyptienne ; nous n’entendrons plus votre parole brève, efficace ! Et moi, je ne recevrai plus l’écriture violette, impérative, qui exigeait un acte immédiat. Deux jours après votre mort, je recevais de vous une lettre violette me demandant d’écrire sans délai un portrait du patriarche Athénagoras.

Comme Daniel-Rops, vous appartenez à l’espèce permanente. Laissez-moi citer ces vers valéryens qui sont de vous et qui vous définissent :

Qu’un autre boive sa joie
À la source de l’instant,
Qu’il y plonge, qu’il s’y noie :
Moi, je chercherai la voie
D’un bien solide et constant.

 

J’ai soif d’atteindre l’idée
Outre son ombre, et j’ai faim
De la ligne décidée
Par où la raison guidée
Va du principe à la fin.

Je voudrais dire encore que vous avez eu le courage d’exprimer avec lucidité ce que nous pensons tout bas. Sans brandir l’Apocalypse, vous reprenez les vues d’Einstein, de Churchill, de Jules Romains, de Jean Rostand, sur les dangers que nous courons. Je vous approuve de montrer comme elle peut paraître fragile cette thèse de plusieurs stratèges ou politiques de ce temps selon laquelle l’énormité du péril écartera pour toujours le péril et que la paix va s’établir par une menace réciproque sous des épées de feu entrecroisées. Cet équilibre est fondé sur le postulat suivant : il suppose que l’homme devienne enfin un animal raisonnable et que les chefs des nations échappent enfin, devant l’horreur des conséquences, au vertige du néant comme au vertige de l’être, je veux dire soit au désespoir, soit à la tentation d’obtenir en un moment l’empire universel à jamais. Dans ces pages de vous, qui ont la splendeur triste de l’irréfutable, qui sont odieuses comme le soleil et la mort, vous nous faites entendre qu’il ne suffira pas que se réveille la conscience de l’humanité, avant ou après une catastrophe. Non, cela ne suffira pas. Il faudra que le créateur des esprits et des mondes intervienne au moment où son œuvre serait près de défaillir. Autrement dit, en longue durée, je ne vois pas de salut dans le seul mouvement, dans la seule sagesse des hommes. Je ne vois de salut que dans un réveil, une sagesse ou plutôt une pitié suprême, je veux dire : dans un mouvement de Dieu.

Je vous ai peint comme éloquent, je parlais de votre air cavalier : ce n’était là que des approches et des signes pour traduire quelque chose de plus caché en vous et qu’il est bien difficile de dire. Vous appartenez à ce type d’hommes nouveaux que je vois avec espérance se lever dans la génération qui nous succédera, en tant qu’elle se dégage des anciens partis. Ces hommes neufs qui ont surgi de divers côtés, de diverses nations se reconnaissent à ce signe qu’ils veulent servir l’homme d’une manière plus noble. Je viens de prononcer un mot bien compromis et qu’il faudrait purifiera sa gangue, rapporter à sa source qui est le peuple. Et pourtant c’est bien ce mot de noblesse qui en moi se prononce, lorsque pour vous voir une dernière fois, je ferme les yeux. Vos désirs, vos élans, vos défauts, ce que vous appelez vos humeurs, vos « fougasses », c’est vers un état de noblesse qu’ils tendent, c’est dans une idée de noblesse qu’ils se justifient, je veux dire dans un je ne sais quoi de magnanime et de lucide.

J’écoute encore ces vers de vous :

Sur le flot noir qui la joue,
Surmontant ses désarrois,
Mon âme tourne sa proue
Vers le centre de la Roue
Et vers le cœur de la Croix.

Depuis quarante ans je vous ai enveloppé de ce sentiment de protection diffuse que le soldat garde toute une vie pour son conscrit, qui est presque de son âge. Il y dans toute aînesse un droit de tendresse silencieuse. Et voici que, la parenthèse étant fermée, nous nous retrouvons dans un état analogue à celui de la jeunesse. Quel exercice difficile que celui que je viens de faire ? Je disais Vous au Seigneur avant le Concile. Il m’a fallu apprendre à le tutoyer, – en public. Je vous tutoyais et j’ai dû me contraindre à te dire vous. « Seigneur je vous dis tu. Simon je te dis vous. » Cela, par une égale docilité à l’usage et au changement de l’usage.

Venez donc parmi nous. Vous serez une vigie. Nous vous imposerons des chaînes légères. Des discours, vous n’avez, disais-je, jamais cessé d’en faire. En revanche, nous vous donnerons ce qui manque parfois aux êtres trop sensibles et trop vifs : d’oser enfin devenir vous-même, tout simplement.

Et dans le latin qui supporte le tu, laissez-moi vous dire au nom de notre compagnie : Amice, tibi dico, veni.