Réponse au discours de réception de Pierre Benoit

Le 24 novembre 1932

Henri de RÉGNIER

Réception de Pierre Benoit

 

Monsieur,

En adressant à l’Académie votre remerciement, vous vous êtes conformé à l’un des usages qui sont de tradition en notre Compagnie et qui veut que ses nouveaux élus, à nous exprimer leur gratitude de les avoir admis à nos travaux et à nos séances, y trouvent une occasion de rendre un hommage public, le jour de leur réception, à leur prédécesseur au fauteuil qu’ils occupent. Cet usage a valu et vaut à l’Académie de nobles harangues qui vont augmenter le trésor de celles qu’ont prononcées, au cours des siècles, nos plus illustres confrères. Un Pierre Corneille, un Jean Racine, un La Fontaine, un La Bruyère n’ont pas dédaigné de s’astreindre à ce devoir de bienvenue, pas plus qu’un Voltaire et un Montesquieu, un Lamartine et un Victor Hugo n’ont songé à s’en dispenser. À ce livre d’or oratoire de l’Académie, vous pourriez m’objecter qu’il manque des pages où se seraient inscrits de grands noms. Celui d’un Molière n’y figure pas à côté de celui d’un Saint-Simon et, plus près de nous, un Balzac, un Flaubert, un Baudelaire n’ont pas été mis à même de prendre la parole en un lieu qui eût été légitimement et glorieusement le leur. Certes, l’Académie est, le plus souvent, disons même toujours, heureuse dans ses choix, mais elle l’est parfois moins dans ses omissions. Elles ont cependant, la plupart du temps, l’excuse de circonstances qui les expliquent sans les justifier entièrement. Vous ne sauriez, Monsieur, contester la justesse de la première de ces deux assertions ; quant à la seconde, elle ne vous concerne point. L’Académie vous a accueilli avec une faveur et un empressement dont vous venez, en fort bons termes, de lui témoigner votre reconnaissance. Vous êtes devenu Académicien à un âge auquel beaucoup des candidats commencent seulement à envisager l’instant où, de la candidature éventuelle, ils passeront à la candidature active. Vous n’avez pas eu à vous livrer à ces calculs, et l’Académie vous a donné sans marchander, le nombre de voix qui nous a valu d’entendre la vôtre, de la place où vous êtes aujourd’hui.

Ici, Monsieur, vous avez retrouvé des maîtres, des amis et des confrères, heureux de vous y voir, mais je ne doute pas que vous ne regrettiez d’y être venu trop tard pour vous incliner devant deux des hautes et grandes figures qui y représentaient la tradition par laquelle l’Académie ne s’ouvre pas seulement à des écrivains, mais aussi à des savants, à des artistes, à des orateurs, à des hommes d’État, à des hommes de guerre. À cette tradition qui, pour ces derniers, remonte, je crois bien, au maréchal de Villars, le vainqueur de Denain, l’Académie avait obéi en appelant à elle le vainqueur de la Marne et celui qui, le 11 novembre 1918, avait accordé, aux plénipotentiaires de l’Allemagne vaincue, l’armistice qui mettait fin à une guerre de quatre années, celui qui, ayant pris en mains le faisceau des armées alliées, fut l’artisan suprême de la victoire et en eût assuré les lendemains si on avait mieux écouté les conseils de son sage et clairvoyant génie. Ce fut une belle époque, lorsque, dans notre modeste salle des séances du jeudi, non loin du président Raymond Poincaré qui, comme eux, avait bien mérité de la patrie, s’asseyaient côte à côte le maréchal Joffre et le maréchal Foch.

L’un et l’autre s’étaient levés d’où vous vous tenez aujourd’hui pour la traditionnelle « lecture de leur remerciement ». Nous y vîmes aussi M. le maréchal Lyautey, Lyautey dont la présence évoquait l’œuvre magnifique accomplie par lui sur la terre d’Afrique. Nous y écoutâmes M. le maréchal Pétain, le défenseur de Verdun, qui avait su rendre à nos armées fatiguées l’esprit de discipline et de sacrifice, prononcer l’éloge du maréchal Foch, du chef qui avait trouvé dans le général Weygand le collaborateur en qui il avait mis toute sa confiance et toute son amitié, Weygand le continuateur respectueux et filial de sa pensée que l’Académie a choisi pour qu’il eût à apporter son témoignage décisif sur ce qu’avait été, aux premières et angoissantes heures de la guerre, le rôle du maréchal Joffre qui opposa au choc brutal de l’invasion le bloc résistant de son sang-froid impavide et de son imperturbable volonté.

Ce furent de belles séances, Monsieur, et ceux qui y ont assisté n’oublieront jamais la profonde émotion qu’ils y ont ressentie. Oui, ce furent de belles séances, mais il en est une autre qui eût été bien belle aussi et qui nous a manqué. Nous n’avons pas entendu sous la coupole la voix éloquente de Georges Clemenceau. L’Académie avait élu par acclamation le grand citoyen qui avait accepté d’elle cette marque d’admiration qui n’était qu’une expression partielle de la reconnaissance nationale due à ce grand serviteur de la Patrie. L’Académie aurait déçu l’attente du pays si elle n’avait pas accueilli d’un élan unanime le magnifique et rude vieillard qui n’avait jamais désespéré du salut de la France et avait su mettre ses actes au niveau des circonstances ; mais, après celles qui avaient porté si haut Georges Clemenceau, il en survint d’autres qui le firent se retirer en une hautaine et farouche retraite. Le silence académique fit partie des silences que s’imposa orgueilleusement celui. qui, durant sa longue vie, s’était dressé en face de tant de clameurs et avait dominé tant de tumultes, celui en qui le grondement du canon avait suscité d’éclatantes vertus, qui savait que la victoire ne se gagne pas seulement par l’héroïsme des soldats et le génie des chefs, mais qu’il faut parfois y adjoindre la salve du peloton d’exécution, celui enfin qui, dans la tombe où il repose, a voulu, symbole de son indomptable énergie, être enterré, debout...

Il me semble, Monsieur, que ce ne sera pas manquer à la haute et glorieuse mémoire de Georges Clemenceau que de vous confier qu’au point de vue académique ce grand homme a donné un exemple déplorable en se dérobant au modeste cérémonial de nos réceptions, exemple qu’a suivi votre prédécesseur Georges de Porto-Riche qui, lui non plus n’a pas jugé bon de prendre séance parmi nous et de participer à nos travaux. Dans cette négligence l’Académie n’a voulu voir que l’effet d’une modestie excessive. Peut-être notre regretté confrère se jugea-t-il peu en mesure jugea-t-il prononcer l’éloge d’un devancier dont l’œuvre était sans rapport avec la sienne ? Ernest Lavisse, historien, s’est en effet peu occupé de cette « histoire du cœur » dans laquelle l’auteur d’Amoureuse eut l’ambition de laisser un nom. Heureusement, Monsieur, vous n’avez pas éprouvé le même scrupule et vous avez accepté de vous substituer à Georges Porto-Riche pour rendre hommage à son prédécesseur sans omettre de donner au vôtre la part de souvenir qui lui revenait. De cette double tâche vous vous êtes fort bien acquitté et vous avez, par là-même, facilité la mienne : aussi ne veux-je pas la différer plus longtemps.

Avant cependant d’en venir à vous et de vous aller prendre où vous êtes né pour vous conduire jusqu’ici, avant de vous suivre dans les nombreuses manifestations de votre activité et de me laisser mener par vous dans les contrées diverses où vous a entraîné votre curiosité de voyageur au profit, de vos imaginations de romancier, avant de vous accompagner en Irlande, en Syrie, en Palestine, en Espagne, en Indo-Chine, en Océanie, où sais-je encore, au Hoggar pour y être l’hôte de votre mystérieuse Antinéa, avant de revenir avec vous à Dax, y faire connaissance avec Mademoiselle de la Ferté, permettez-moi de m’attarder un instant en cette Thiérache où vous nous avez montré Ernest Lavisse en sa ville natale Le Nouvion. En Thiérache, si je suis chez lui, je suis aussi un peu chez moi et maints souvenirs de famille me rattachent à ce petit pays-de l’ancienne province de Picardie. Ces liens, je l’avoue, ne sont, pas récents, car je n’ai pas eu l’honneur d’être, comme notre éminent et regretté confrère, un Thiérachien de naissance. Le hasard a fait de moi un Normand, mais je reviens souvent en pensée à un humble bourg de cette Thiérache. Voisin du Porcien, il est situé près de Rozoy-sur-Serre, à petite distance de Montcornet et non loin de Marle. Il s’appelle Vigneux et ressemble à tous les villages de la contrée, sans pittoresque et sans caractère, qu’Ernest Lavisse a décrite dans ses Souvenirs. La seule curiosité de Vigneux est sa vieille et massive église fortifiée qui rappelle que nous sommes là en pays d’invasion souvent foulé par l’ennemi. Auprès de l’église, au bord d’un étang, on y voyait, avant que les Allemands les eussent incendiés en 1914, les restes d’un ancien château. Or, ce château et les terres « en nature de fief » qui en dépendaient étaient tenus, à la fin du seizième siècle, par un bon gentilhomme qui se trouvait ainsi le seigneur  du lieu. Capitaine d’une compagnie de cinquante hommes d’armes, il avait fort guerroyé, comme le dit un vieux texte, « pour le bien et service de l’État, ayant plusieurs fois hasardé sa vie aux occasions qui se sont présentées sous le maréchal duc de Bouillon ». En effet, an temps de la Ligue, un parti de ligueurs avait ruiné, brûlé et « pétardé » sa maison de Vigneux d’où il ne s’était échappé qu’à grand peine par le moyen d’une échelle que lui avaient fournie les habitants du bourg après le départ des assaillants. Ces occasions ne l’empêchèrent pas de vivre fort vieux et de faire souche de gens dont j’ai l’honneur de porter le nom. Je retrouve son arrière-petit-fils en ce même Vigneux. Des treize enfants qu’il eut de ses deux femmes, trois fils, comme leur trisaïeul, « portèrent les armes pour le bien et service de l’État », tous trois chevaliers de Saint Louis, l’aîné pendant cinquante ans au régiment de Touraine dont il devint le lieutenant-colonel et avec lequel, de 1711 à 1758, il prit part à dix-sept campagnes, en Flandre, en Allemagne, en Espagne, en Bohême, sur le Rhin. Trois fois blessé, il combattit à Dettingen, à Fontenoy, à Lawfeld, conduisit l’assaut des grenadiers de son régiment au siège de Berg-op-Zoom et, à la bataille de siège Berg-op-Zoom Creveld, fut fait, pour sa belle conduite, brigadier des armées du Roi. Son frère, capitaine à ce même Touraine, fut tué à l’ennemi, et son autre frère mourut en activité de service, brigadier des Chevaux-Légers de la Garde du Roi.

Tous ces bons Thiérachiens étaient nés à Vigneux-en-Thiérache et vous comprendrez, Monsieur, que je n’eusse pas voulu manquer de leur rendre visite en passant. Vous-même, fils d’officier, ne sauriez que le trouver naturel et l’ombre d’Ernest Lavisse a dû m’accompagner sans déplaisir chez ces braves gens de son pays.

Ne nous avez-vous pas montré, en effet, au collège de Laon, en ces années où l’on se consulte sur l’avenir qu’on s’entrevoit, le jeune Lavisse achetant de son argent le programme de l’École de Saint-Cyr et songeant à en préparer l’examen? Mais ce fut à son frère qu’il laissa l’honneur de porter l’uniforme et le général Lavisse le porta dignement. Les vocations militaires ne sont pas rares dans ces « marches » en contact direct avec des voisins qui ne demandent le plus souvent qu’à voisiner à leur façon. La Thiérache n’est-elle pas une de ces régions où, comme vous le dites, s’est marquée, mieux que nulle part, « la barbare concupiscence qu’a exercée de tout temps, cette terre sereine et heureuse qu’on appelle la France » ? Là, sur ce sol si souvent et si âprement disputé, « les vieilles gens et les vieilles pierres parlent un langage particulier ». Ce langage, Ernest Lavisse l’a entendu et écouté. Les guerres ont laissé dans les lieux et dans les mémoires de ce coin de terre des traces éloquentes et profondes. Ernest Lavisse a vécu a jeunesse dans la familiarité de ces témoignages d’un passé qui n’était que le signe d’un avenir toujours menaçant et il en garda une impression d’autant plus ineffaçable qu’il demeura toujours étroitement attaché à son terroir natal. Sa parole en avait conservé l’accent. Bien plus, n’avez-vous pas relevé dans la personne d’Ernest Lavisse quelque chose de rugueux et de rustique qui lui donnait un peu l’aspect d’un authentique paysan de chez nous, d’un paysan soucieux, ajoutez-vous, comme ils le sont tous ?

Ce fut ainsi qu’il vous apparut la première fois que vous l’aperçûtes, corps massif, tête carrée, sourcils broussailleux, entouré de hauts fonctionnaires, peu différent de ce qu’il devait être, car il n’était pas homme à plusieurs faces, avec ses compatriotes du Nouvion où, même parvenu au suprême degré de la hiérarchie universitaire et au faîte des plus éminentes dignités, il ne manquait guère de venir présider la distribution des prix. Il en profitait pour adresser  aux enfants des écoles de petites allocutions où il exprimait plus librement sa pensée que dans ses discours officiels. Ces distributions de prix au Nouvion tenaient un peu dans l’existence d’Ernest Lavisse la place de ces « dîners celtiques » où Ernest Renan se plaisait, avec une bonhomie philosophique, une malice tout ecclésiastique, et une poésie toute bretonne, à des propos pleins d’une apparente sagesse et d’une sérieuse fantaisie.

Si Ernest Renan se refaisait volontiers breton dans l’atmosphère des dîners celtiques, Ernest Lavisse se retrouvait aisément thiérachien dans ses visites au Nouvion. Il l’était resté de cœur et de tradition. Notre illustre confrère n’eut rien d’un déraciné. L’aventure ne le tentait pas. Ses fortes qualités d’intelligence, sa puissance de travail ne lui assuraient-elles pas une haute situation en toute carrière ? La sienne débuta cependant par une aventure. N’en était-ce pas une, en effet, et qui lui ouvrait un bel avenir, que d’être, jeune professeur, appelé à enseigner l’histoire à un adolescent princier promis à une souveraine destinée ? Ernest Lavisse dut avoir conscience du devoir qui lui incombait. Lorsque notre confrère se rendait aux Tuileries pour inculquer à ce jeune esprit de justes notions historiques, rien ne laissait prévoir les sombres lendemains qui devaient faire du Prince impérial un exilé qui mourrait tragiquement en terre d’Afrique sous l’uniforme anglais, comme était mort, sous l’uniforme autrichien, loin du sol de France, aussi en pleine jeunesse, son cousin le duc de Reichstadt. Mélancolique rapprochement qui- apparente doublement en leurs destinées brisées le Roi de Rome et l’héritier de Napoléon III.

Ernest Lavisse, disons-le, ressentit un vif chagrin de la mort de son impérial élève qu’il aimait, mais en remplissant auprès du prince la fonction qu’il avait acceptée, Ernest Lavisse, servant l’Empire, entendait bien servir avant tout la France. Les patries survivent aux régimes et c’est ce qui leur permet d’en subir de déplorables. La France connaît trop ces moments où elle a, comme on le constate ironiquement, « le gouvernement qu’elle mérite », mais il y a en elle on ne sait quoi de si éternellement durable qu’elle surmonte tout ce qui la semblerait devoir perdre. L’Empire tombé, la France était toujours là et Ernest Lavisse s’accommoda de la République. Je ne pense pas qu’il eut à s’en plaindre. Nous l’avons vu, comblé par elle d’honneurs et de dignités, directeur de l’École normale, membre du Conseil de l’Enseignement supérieur. Grand-Croix de la Légion d’honneur, jouissant d’une forte autorité à laquelle ne nuisit pas, je pense, son titre de membre de l’Académie française, consulté, écouté et même obéi des pouvoirs publics, qui lui permirent, à côté de son œuvre d’historien, d’accomplir son couvre pédagogique.

De son œuvre d’historien, il me semble, comme à vous, Monsieur, que ses études sur l’histoire de la Prusse en forment la partie la plus solide et la plus incontestée. Vous nous avez montré Ernest Lavisse, après les désastres de la guerre de 1870, partant pour l’Allemagne afin, comme vous l’avez dit, « d’aller étudier chez les vainqueurs les raisons de leur victoire ». Il en rapporta les beaux livres qui le placent à un beau rang parmi nos historiens et que je préfère à ses manuels scolaires, non seulement pour leur importance, mais aussi pour leur esprit.

 

Nous voici arrivés avec vous, Monsieur, à la vaste œuvre de refonte et d’organisation de l’enseignement accomplie par Ernest Lavisse. Avant de m’y arrêter un instant, laissez-moi me demander si Ernest Lavisse, au terme de sa longue et glorieuse carrière, a éprouvé ce légitime contentement de soi auquel ont droit les hommes qui ont le sentiment d’avoir tiré d’eux-mêmes tout ce qui était virtuellement en eux. Si peu que j’aie connu et approché notre illustre confrère, j’ai observé en lui une certaine morosité et il m’a donné parfois l’impression de quelqu’un à l’étroit dans sa destinée. Il y a des mécontentements de soi et d’autrui qui sont le signe de nobles ambitions irréalisées et de déceptions généreuses. Ernest Lavisse rêva-t-il d’être quelque chose qu’il ne fut pas ou quelqu’un d’autre que celui qu’il a été? Peut-être et cependant, Monsieur, quelle ne fut pas son exceptionnelle fortune!

Ernest Lavisse a gouverné sans régner. Il n’a jamais été ministre, mais il a été le conseiller intime de la République. Un pareil rôle entraîne de très grandes responsabilités. En ce qui concerne l’enseignement officiel, l’organisation et les tendances de l’Université, les siennes sont notoires, mais ce vieux Seigneur de la République, ce Burgrave de l’Université était de taille à les assumer. Qu’il ait douté de son œuvre. Non. La nature l’avait fait autoritaire et obstiné. C’est par là qu’il plut à la République, laquelle, même au temps de sa jeunesse, avait plus de passion que de doctrine et ne brillait pas par la continuité. Lavisse lui rendit le service d’être le garant intellectuel et moral de ses attitudes les moins défendables. Il mit de l’ordre dans ses impulsions et de la suite dans ses velléités. L’accord profond entre Lavisse et le régime fut une certaine conception de l’histoire, notamment de l’histoire de la Révolution, et une méconnaissance absolue du grand travail de révision entrepris depuis 1900 par les générations nouvelles.

Comme beaucoup d’hommes de son âge et en particulier d’hommes politiques, Ernest Lavisse a eu la foi démocratique. On ne s’explique pas autrement, non seulement ses discours du Nouvion, mais tant de pages étonnantes des manuels destinés aux enfants des écoles. S’il était trop intelligent pour ne pas discerner dans les affaires publiques des erreurs inquiétantes, il avait trop de confiance en lui pour ne pas se trouver de taille à en limiter les inconvénients. Ainsi beaucoup d’hommes de son temps ont cru comme lui que l’école serait patriote, parce qu’ils avaient eux-mêmes du patriotisme. L’orgueil a prolongé chez eux les illusions. Peut-être Lavisse aurait-il senti brutalement la leçon des événements s’il avait su ce qui est advenu en ces dernières années ? La mort l’a pris quand la victoire était encore dans tout son éclat et était encore accompagnée de tant d’espérances. Il se rappelait que, de son appartement de la rue Médicis, il avait, en 1870, vu les obus allemands tomber sur le Mont Valérien. De ces mêmes fenêtres qui dominaient les ombrages du Luxembourg, il avait entendu le canon qui annonçait l’armistice du 11 novembre 1918. Pour les hommes de son âge, il semblait que tout fût ainsi accompli, mais le temps ne s’arrête pas et l’histoire demande des comptes même aux historiens. Laissons-le aux prises avec elle.

On raconte, Monsieur, qu’aux derniers jours de sa vie, on apporta à Ernest Lavisse le millionième exemplaire d’un de ses petits manuels scolaires. C’est là un joli tirage que les poètes n’atteignent pas, pas plus d’ailleurs que les romanciers n’y parviennent, même les plus privilégiés, dont vous êtes, car je ne crois pas qu’aucun de vos ouvrages, quel que soit l’éclatant succès qu’ils ont connu, ait dépassé ce chiffre respectable. Vous n’en êtes pas moins un auteur fort lu et un heureux homme. Tout ce que je vais avoir à rappeler de votre brillante carrière d’écrivain en sera la preuve. Laissez-moi la parcourir à vos côtés.

Je ne vous apprendrai rien en vous disant que vous êtes né, et même que vous êtes né à Albi, d’une famille originaire des Landes. Vous avez fait vos études au lycée de Tunis et au lycée d’Alger. De 1882 à 1907 votre existence s’est déroulée en Tunisie et en Algérie dans les diverses garnisons d’Afrique qui furent assignées à votre père. Les fils d’officiers connaissent ces enfances nomades. Les uns y contractent des goûts sédentaires, les autres celui des voyages. Vous fûtes de ces derniers. Votre jeunesse africaine vous a laissé la curiosité des pays pittoresques et vous donna celle des contrées exotiques. Vous avez fort couru le monde. Vous ne craignez ni les longues absences ni les départs subits au point que l’on ne sait jamais trop exactement où vous êtes. Quand on a à vous écrire, il ne faut pas négliger d’inscrire sur l’enveloppe un « faire suivre » qui n’assure pas toujours d’une prompte réponse, car vous êtes plein de fantaisies vagabondes. Elles vous mènent aussi bien à Sydney qu’à Angkor, à Angkor qu’aux îles Fidji, de sorte que c’est miracle de vous voir sagement à cette place, ace, l’habit vert au dos, l’épée au côté, mais qui sait si, dans la cour de l’Institut, votre valise ne vous attend pas pour une de ces fugues dont vous êtes coutumier et dont l’une a pris figure et a fait, un jour, courir le bruit d’un enlèvement.

Puisque, par hasard, vous êtes aujourd’hui à Paris, j’ai hâte d’aller vous y chercher en l’année 1910. Votre droit à Alger, votre service militaire accompli au premier régiment de zouaves, votre licence es lettres passée à Montpellier, vous veniez à Paris préparer l’agrégation d’histoire. Vous la préparâtes gaiement avec de gais compagnons qui se sont fait, comme vous, un nom dans les Lettres. L’un s’appelle Francis Carco, l’autre Pierre Mac Orlan, le troisième Roland Dorgelès. La préparation à laquelle ils participèrent fut plus montmartroise que sorbonique et les soirées au « Lapin agile » y furent plus fréquentes que les studieuses veillées sous la lampe. « La Butte » vous fut plus familière que la Montagne Sainte-Geneviève ; aussi échouâtes-vous à l’agrégation. Au lieu de vous exciter au travail, cet échec vous incita au repos jusqu’au jour où un concours pour le poste de rédacteur au Ministère de l’Instruction publique fit de vous un fonctionnaire. J’aime à croire que vous en fûtes un assidu. C’est une présomption favorable dont doit bénéficier tout serviteur de l’État et je ne saurais vous en priver.

En rappelant tout à l’heure le souvenir de votre passage rue de Grenelle où vous aperçûtes pour la première fois Ernest Lavisse, vous nous avez confié qu’à votre arrivée à Paris en jeune licencié, candidat à l’agrégation, une de vos premières courses fut pour vous rendre au théâtre de l’Odéon. Quoique vous eussiez dès lors un goût passionné pour Racine, ce n’était pas pour y voir jouer Andromaque ou Phèdre, mais pour déposer chez le concierge le manuscrit d’une pièce dont vous fûtes invité, quelque temps plus tard, à venir reprendre possession. Votre manuscrit repose sans doute au fond d’un tiroir d’où il n’est jamais sorti, mais ce que vous ne nous avez pas dit, c’est qu’à cette époque, vous n’étiez pas seulement un auteur dramatique. Vous faisiez aussi des vers. Des vers ! Le Ministère de l’Instruction publique abritait en vous un poète, à quoi nos Ministères ne se refusent pas et qui est souvent ce qu’ils ont de plus utile et de plus inoffensif. J’en appelle à notre confrère Paul Valéry qui fit ses premières armes, si j’ose dire, à « la Guerre » d’où il allait visiter « à l’Intérieur » le chef de bureau Joris Karl Huysmans. Le poète, que dis-je, le prince des poètes, le doux et noble Léon Dierx, n’émargea-t-il pas, durant de longues années, à l’Instruction publique et les services de l’Hôtel de Ville n’ont-ils pas à s’enorgueillir d’avoir accueilli dans leurs bureaux Paul Verlaine et Albert Samain ? Le budget de l’Etat ne disposant pour les poètes que de fonds parcimonieux, les admet ainsi, à la faveur d’un déguisement bureaucratique, à prendre part à ses largesses. L’État ne les leur refuse pas sans les leur prodiguer, mais les poètes se contentent de peu, ayant le plus souvent à se passer de tout. Ce ne fut pas votre cas, et ce fut par un recueil de vers que vous débutâtes. En 1914 parut, de vous, un mince volume de poèmes, sous le titre de Diadumène.

Je viens de le relire. Chacune des courtes pièces qui le composent comporte quatre strophes de quatre alexandrins. Chacun évoque une figure de l’Antiquité, du Moyen Age oui de la Renaissance à laquelle s’attache un instant votre rêverie. Quelques-unes de ces brèves évocations sont particulièrement heureuses. Le vers est ferme, sonore, la rime a de la rareté et de l’imprévu. Les souvenirs classiques se mêlent à des influences romantiques. Le livre est dédié à Maurice Barrès, en qui coexistèrent également classicisme et romantisme. Cet hommage à un aîné illustre faisait de vous un jeune homme singulier. Quoi, vous vous reconnaissiez des maîtres ? Vous ne prétendiez pas être à vous seul toute la Poésie ?

De ces maîtres, il en est un que j’ose à peine nommer, car on ne prononce plus guère son nom qu’avec un sourire condescendant et, si on lui accorde néanmoins quelque génie, on tient son œuvre, en sa prodigalité magnifique, pour une sorte d’excroissance monstrueuse, gonflée d’une sève grossière. Sa muse a bu, paraît-il, à un fleuve d’impuretés, une ivresse absurde. Certes la Poésie doit s’imposer, à certains moments, certaines contraintes pour tempérer les dérèglements du lyrisme et les abus de la rhétorique, de l’éloquence et de la sentimentalité. Il est bon qu’elle fasse sur ses richesses certaines économies nécessaires, mais il ne faudrait pas, en la privant de son luxe superflu, la réduire à une tenue par trop ascétique. Même durant ses périodes d’épuration, respectons les états de plénitude et de surabondance qu’elle a atteints, et c’est un de ces états qu’elle a connu lorsque Victor Hugo la gorgeait des splendeurs de son verbe  souverain. Vous ne m’en voudrez pas de prononcer ce nom magique, car je sais que vous êtes resté fidèle à vos admirations juvéniles. Si elles vont toujours au grand Racine, elles n’ont pas quitté l’énorme Hugo. Non seulement vous l’avez lu, mais votre mémoire a retenu de ses vers par milliers. Vous êtes un hugolâtre, Monsieur. Moi aussi. Jungamus dextras.

Vous souvient-il d’un jour où vous étiez venu me voir et où nous confrontions nos hugolâtries ? Vous ai-je montré la relique que je conserve précieusement et que m’a donnée le petit-fils du poète, le charmant et regretté Georges Hugo? C’est une plume d’oie, encore tachée d’encre et qu’a tenue la main qui a écrit la Légende des Siècles. C’est la plume avec laquelle on n’écrit pas et que je ne touche qu’avec vénération. La grande ombre était présente à notre commune exaltation. Nous échangions des titres de poèmes qui nous rappelaient des heures enthousiastes. Ce fut alors que j’en nommai un. Il n’avait pas quitté votre mémoire et, quand vous le récitâtes, d’un trait, sans broncher, j’ai cru voir Pierre Benoit à vingt ans découvrant dans la seconde Légende des Siècles l’admirable dialogue qui s’appelle les Bannis :

Cynthée, Athénien proscrit, disait ceci :
Un jour, moi Cynthœus et Méphialte aussi,
Tous deux exilés, lui de Sparte, moi d’Athènes,
Nous suivions le sentier que voici dans les plaines,
Car on nous a bannis au désert de Thyros.
Un bruit pareil au bruit de mille chariots,
Un fracas comme en peut faire un million d’hommes
S’éleva tout à coup dans la plaine où nous sommes.
Alors pour écouter nous nous sommes assis,
Et ce grand bruit venait du côté d’Eleusis.
Alors Méphialtès s’écria : Crois et vois.
Nous avons tous les deux entendu cette voix.
Aux champs où, jeune encor, à l’arc je m’exerçais
Des enfants ont grandi qui chasseront Xerxès.
Xerxès souille la Grèce auguste. Il faut qu’il parte !
Et moi banni d’Athènes et lui banni de Sparte
Nous disions, lui : Que Sparte invincible à jamais
Soit comme un lever d’astre au dessus des sommets !
Et moi : qu’Athènes vive et soit du ciel chérie.
Et nous étions ainsi pensifs pour la patrie.

 

Ce grand vers du grand Poète qui avait connu les angoisses de l’« Année terrible», on ne peut le répéter sans émotion et il est aujourd’hui autant que jamais de circonstance. Il nous ramène à ce brûlant été de 1914 où nous fûmes tous, non plus seulement pensifs, mais anxieux pour la patrie. Cette cupidité du barbare pour notre sol ruait une fois de plus l’envahisseur contre la France assaillie. Vous nous avez montré tout à l’heure le lieutenant Benoît ramené par les hasards de la retraite sur la terre de Thiérache et traversant la forêt de ce Nouvion où était né Ernest Lavisse dont les Allemands venaient d’incendier la maison. À la tranchée et durant les longs mois que vous passâtes à l’hôpital, vous eûtes le loisir de vous prémunir à jamais contre la dangereuse duperie des illusions pacifistes. Pardonnons-les à notre cher Hugo. Il fut grand un rand serviteur de là France. Qu’on le soit par l’épée ou par la plume, c’est toujours de la gloire qu’on lui apporte ! L’Arc de Triomphe qu’endeuilla la mort d’un Foch, nous l’avions vu voilé de crêpe quand Victor Hugo y reçut, comme le vainqueur de la guerre, l’hommage de la reconnaissance nationale. N’y a-t-il pas entre les grandes ombres françaises une  immortelle égalité. Pour retrouver le poète de Diadumène, il faut, Monsieur, que j’attende vos Suppliantes. Vous les publiâtes en 1921 et à cette époque, vous étiez devenu un romancier célèbre, mais vous n’aviez pas renoncé à vos admirations hugoliennes et raciniennes. Je les retrouve présentes dans vos Suppliantes. Elles se partagent ce beau recueil et vous leur imposez une marque personnelle. Nous y écoutons parler Andromaque en vers pathétiques. Autour d’elle se groupent en un chœur mélodieux les nobles, tendres et cruelles héroïnes raciniennes d’Athalie à Agrippine. Bérénice, Esther, Hermione, Junie, Monime, Roxane s’y tiennent par la main. Phèdre à l’écart maudit les dieux qui ont fait couler dans ses veines un sang criminel. Dans ces beaux chants vous avez soumis votre romantisme à une discipline classique, tandis qu’ailleurs vous lui avez laissé reprendre le pas sur votre classicisme. À l’atmosphère de tragédie succède une atmosphère de drame. En de brèves évocations narratives apparaissent des figures romanesques. Une sorte de charme étrange se dégage de ces poèmes à la fois ardents et mélancoliques, précis en leur concision mystérieuse où la strophe se nuance d’images neuves et où le vers se pare de mots rares, vers d’artiste original qui eut des maîtres, mais ne se rattache à aucune coterie. Vous avez tiré votre talent de vous-même et non des théories de cénacles et des controverses de petites chapelles. Ce fut ailleurs que vous cherchâtes des conseils et des orientations.

J’ai lu quelque part que ce fut la lecture de Carmen qui vous conduisit à écrire Kœnigsmark. J’avoue qu’entre Mérimée et vous je ne vois guère de point de contact. Y en aurait-il un peut-être entre son romantisme ironique, surveillé et érudit et le vôtre qui n’est pas non plus sans réserve et ne se refuse pas un certain goût de la mystification et de la supercherie. C’est chez vous une sorte de contrepoids critique à vos fantaisies d’imagination ? Que Carmen y soit ou non pour quelque chose, l’essentiel est que vous avez écrit Kœnisgsmark. Conçu durant les années de guerre, il est naturel que vous en ayez cherché le sujet en Allemagne. Publié en 1917, après avoir paru dans les fascicules du Mercure de, France, il révélait un romancier pleinement et brillamment maître de son métier. Nous admirions déjà votre art de poser les personnages, de coordonner les situations, de ménager les effets, de graduer les péripéties. Vous saviez créer des attentes, les redoubler en les décevant et les satisfaire par des surprises qui nous en promettaient d’autres que vous ne nous refusiez pas. Votre Kœnigsmark connut un juste succès. Celui de votre Atlantide, publiée d’abord dans la Revue de Paris, que dirigeait alors notre confrère Marcel Prévost, fut plus éclatant encore et l’on peut dire universel. Vous y utilisiez certains souvenirs de votre jeunesse africaine. Survivante mystérieuse d’un monde disparu, votre Antinéa fit triomphalement le tour du nôtre. Vous l’avez en quelque manière imitée, et c’est dans les pays les plus divers qu’il faut aller en votre compagnie rendre visite aux héros et aux héroïnes de vos romans.

À peine quittions-nous les enchantements tragiques et merveilleux du Hoggar qu’il nous faut vous suivre en Espagne avec votre Pour Don Carlos. Vous y accusez les traits qui continueront à marquer vos personnages. Ah ! que vous avez donc bien en main et avec quel art vous les mettez en scène ! Avec vous ils sont exposés aux plus étonnantes aventures. Vos femmes ne sont pas des « suppliantes », mais plutôt des « suppliées » tant est forte la fascination qu’elles exercent sur ceux que le destin met sur leur route et soumet à leurs intrigues. Elles sont des êtres de domination et de fatalité. Une fois pourtant, dans l’Annabel Lee du Lac Salé, nous en voyons une se plier à une servitude désespérée. Qu’elle ressemble peu à cette Antiope qui veut rendre à son Irlande la liberté ! Nous avons quitté le triste Utah et ses Mormons pour la verte Erin des Sinn-feiners. Nous voici à peine à la Chaussée des Géants et déjà vous nous entraînez vers la République bolcheviste d’Ossiplourie. Le vaste monde ne vous suffit pas et il faut que vous y ajoutiez des pays imaginaires...

Si persuasif que vous fussiez, vous n’auriez pu cependant convaincre Mademoiselle de la Ferté de vous y suivre. C’est elle qui vous a ramené dans cette région des Landes d’où votre famille est originaire et où je ne saurais manquer de saluer le mémoire du poète de la Maison des Glycines, du charmant Émile Despax, qui fut votre ami. C’est, aux environs de Dax, où la lande se change en marais et où l’odeur résineuse des pins le cède à l’âcre exhalaison des eaux mortes, que vous avez rencontré la sombre et criminelle fille dont vous avez fait l’héroïne d’un livre qui est, jusqu’à présent, peut-être, votre chef-d’œuvre. Vous avez évoqué avec une rare puissance le drame de jalousie, de vengeance et de mort qui se déroule sournoisement, voluptueusement, impitoyablement dans la triste maison de la Crouts entre Galswinthe de Saint Sauve et Anne de la Ferté. Autour d’elles la vie agite ses petits intérêts, ses mesquines ambitions, mais rien ne les distrait de leur solitude passionnée où Anne de la Ferté accomplit jusqu’au bout son œuvre implacable et taciturne. Livre profond et beau et qui, s’il n’était pas ce que vous l’avez fait, aurait peut-être-dû ne pas être. Livre de feu et de cendre où une flamme brûle à couvert, où tout n’est exprimé que par allusion et sous-entendu, livre d’un art que vous n’avez pas dépassé, dans l’analyse des caractères et dans la peinture du décor. La lande marécageuse de la Cible me fait penser à cette lande normande de Lassay où erre l’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly. Le vieux Maître aurait reconnu une fille de sa famille romanesque dans votre Anne de la Ferté. Vous vous rattachiez par elle à ce haut romancier pour qui notre illustre confrère Paul Bourget a une si vive admiration.

C’eût été mal vous connaître que de penser que Mademoiselle de la Ferté vous retiendrait dans les horizons où elle vous est apparue. Vous n’avez rien d’un romancier régionaliste et n’êtes pas homme à vous fixer dans un genre. Vous l’avez prouvé en collaborant avec M. Paul Bourget, avec Madame Gérard d’Houville et avec M. Henri Duvernois à la gageure brillamment tenue qui a pour titre le Roman des Quatre. Elle ne vous a fait renoncer ni à être le peintre des vies aventureuses et des aventures de la vie, ni celui des sentiments profonds jusqu’au crime et des passions sédentaires. Vous ne vous êtes pas cependant interdit l’étude des existences provinciales, comme dans Alberte, dans le Déjeuner à Sousceyrac, et dans l’Ile Verte.

Si vous vous en étiez tenu à des thèmes landais ou quercinois, vous auriez, tout en les satisfaisant, déçu beaucoup de vos admirateurs, car vous avez pris avec eux une sorte d’engagement. On ne mène pas les gens en Atlantide pour les confiner ensuite dans un département français. On attendait encore de vous de ces merveilleux récits dont votre imagination féconde fait de vivantes réalités. Cette attente vous l’avez largement comblée, d’autant qu’elle favorisait votre goût des voyages. Pour être plus libre, vous aviez quitté le Ministère de l’Instruction publique. En 1923, vous partez, et pendant vingt-deux mois vous parcourez la Turquie et la Syrie. De ce voyage, naît votre Châtelaine du Liban. Nous y faisons connaissance avec une de vos femmes les plus fatales et vous en rapportez le Puits de Jacob, mais l’Orient ne vous suffit pas. Vous voici en Extrême-Orient et, d’Angkor, vous nous ramenez le Roi lépreux. Il ne vous restait plus guère qu’à faire le tour du monde et vous le fîtes. De Suez vous allez à Colombo, puis en Australie, à la Nouvelle-Calédonie, aux Nouvelles-Hébrides, à Tahiti, à Panama, aux Antilles et vous en revenez pour écrire Erromango et y ajoutez le Soleil de Minuit. Là aussi nous rencontrons une de vos femmes fatales, celle-là plus fatale encore, Elle s’appelle Amide. Comme toutes vos héroïnes son nom commence par la lettre A.

Votre Axelle se conforme à cette loi. Si j’ai réservé cet ouvrage, c’est qu’il nous ramène en Allemagne d’où vous étiez parti avec Kœnigsmark, en cette Allemagne où, je crois bien, vous n’êtes jamais allé. Vous la décrivez, m’assure-t-on, fort exactement, ce qui prouve que vous auriez pu vous dispenser de courir le monde, mais vous y auriez perdu de grands plaisirs. Il vous serait resté celui d’écrire des romans, car vous étiez né romancier, mais, en vous, le romancier était le jumeau d’un poète et on les retrouve tous les deux dans votre œuvre. Ils lui ont donné son caractère et son accent.

J’ai eu maintes fois l’occasion de les définir durant les déjà nombreuses années que j’exerce le métier de critique. Est-il besoin de vous reconnaître une fois de plus les beaux dons de romancier dont vous avez donné tant de preuves, votre art de la composition et du récit, votre sens de la vie, votre faculté d’imaginer les réalités et de rendre réelles des imaginations, l’abondance de vos inventions romanesques ? Chercherai-je en vous un moraliste, un philosophe, un réformateur ? À quoi bon ? Ne préférez-vous pas que je vous place tout simplement parmi les meilleurs romanciers français, un romancier qui sait amuser, intéresser, passionner, un romancier qui sait son métier, aime son art et qui démontre, une fois de plus, qu’il n’est pas mauvais d’avoir fait des vers pour devenir un bon prosateur en restant un poète ?

Cette préparation par la poésie à un art qui en est différent, mais qui n’en conserve pas moins avec elle des rapports secrets, vous en avez donné un exemple en introduisant dans votre œuvre de romancier des éléments poétiques qui ajoutent à sa valeur romanesque et narrative Lin surcroît qui la distingue et la marque d’un caractère tout particulier. Comme le poète de Diadumène et des Suppliantes, c’est aussi par un livret de vers que débuta dans les Lettres votre prédécesseur Georges de Porto-Riche, mais le gentil rimeur de Prima Verba se tourna vite vers le théâtre. Ce fut donc sur la scène que se manifesta son jeune romantisme avant que s’y fussent substituées ces influences raciniennes dont on reconnut plus tard la présence chez l’auteur d’Amoureuse et du Passé. Ce romantisme, Georges de Porto-Riche, l’annonçait par le fait même d’écrire des pièces en vers et aussi par ses façons d’être et de vivre, et il était encore visible chez notre confrère à l’époque où je le rencontrai pour la première fois chez José-Maria de Heredia. Je le revois tel qu’alors, ce Porto-Riche d’avant la Chance de Françoise, avec son fin et nerveux visage à la fois ironique et douloureux, inquiet et tendre, avec sa chevelure dont l’abondance indisciplinée défiait les ciseaux des Dalila de la troisième République, ce Porto-Riche qui ressemblait à un personnage d’une comédie d’Alfred de Musset, Octave ou Fantasio, à un galant cavalier et à un amant passionné des Contes d’Espagne et d’Italie.

N’était-ce pas, en effet, d’Italie que sa famille était originaire, mais, en se fixant à Bordeaux, elle avait fait un pas vers l’Espagne ? Aussi fut-ce à l’Espagne qu’il demanda sa première inspiration, si la seconde fut vénitienne. Vanina et un Drame sous Philippe II sont écrits en vers, et en vers romantiques. Romantique aussi le décor dont Georges de Porto-Riche aimait à s’entourer. Il aimait les cuirs de Cordoue et les velours de Gênes, les bois sculptés, les faïences moresques, les bronzes florentins, les nobles reliures et surtout les belles armes. N’est-ce pas lui qui, d’un héritage considérable que sa délicatesse ne lui permettait pas d’accepter, ne put résister à la tentation d’y prélever une épée ancienne qui, peut-être, comme celle qu’a chantée José-Maria de Heredia, dans un admirable sonnet des Trophées, portait

au creux de sa brillante gorge
Comme une noble dame un joyau, le poinçon
De Julian del Rey, le prince de la forge.

 

Ce décor de la Renaissance, Georges de Porto-Riche l’avait transporté dans son cabinet de Conservateur de la Bibliothèque Mazarine. Il y travaillait, parmi les objets qui lui étaient chers, sous une panoplie de dagues, de rapières où ne manquait que son épée d’Académicien et ce fut là que, sous l’indulgente et tendre vigilance de la compagne de sa vie, et entouré de fidèles et ferventes amitiés, il passa les dernières années de sa glorieuse et toujours jeune vieillesse, tenu pour un maître incontesté du théâtre, qui avait été un rénovateur de l’art dramatique.

Sur le théâtre de Georges de Porto-Riche, « si riche en vérités humaines », sur sa valeur de nouveauté, sur l’influence qu’il a exercée, vous avez dit brièvement ce qu’il fallait. Vous avez noté l’admirable et vivante sincérité de ce Théâtre d’Amour où les personnages sont amants avant tout et nous apparaissent en leur vérité la plus intime et la plus profonde, en une vérité qui nous laisse voir combien l’amour, réduit à lui-même, isolé de toute autre passion corrective, devient une sorte de tendre, de charmante, d’absurde, de tyrannique, d’impitoyable fureur, merveilleusement fertile en ressources de délices cruelles et de subtiles tortures. Ces amants férocement et délicatement acharnés à s’accaparer ou à se fuir, l’amour les affronte en une lutte où ils s’opposent leurs désirs, leurs ruses, leurs mensonges, leurs trahisons, qui, pour enjeu, à le bonheur et qui n’aboutit guère qu’à la souffrance. Cette « histoire du cœur », Georges de Porto-Riche nous la conte en toute sa folie et en toute sa misère, en sa flamme et en sa cendre, en dialogues palpitants de vie, écrits en une langue souple et forte, infiniment nuancée où les répliques douloureuses ou cinglantes ont des pincements de tenailles et des éclairs d’épées, et qui font de ce grand homme de théâtre un excellent écrivain français.

Il y aurait bien davantage à dire de l’œuvre de Georges de Porto-Riche, mais ce n’est point ici le lieu de faire de la critique dramatique et je ne voudrais pas en revenir à un métier que j’ai exercé jadis au Journal des Débats avec plus de bonne volonté peut-être que de goût. Il m’a donné cependant l’occasion de rendre compte d’une des pièces de Georges de Porto-Riche. Cette pièce était le Vieil homme et ce fut une belle soirée, plus émouvante encore par une certaine résistance du public. Georges de Porto-Riche n’était pas l’homme des succès faciles, ce qui le poussait à se considérer comme un méconnu. Il ne le fut pas, ce soir-là, où, après de nombreux rappels, les interprètes de la pièce entraînèrent sur la scène l’auteur d’Amoureuse et du Passé pour y entendre son nom acclamé, mais les confirmations qui lui montraient la haute place qu’il occupait n’empêchaient pas notre confrère d’être sensible aux tracas que comporte la représentation d’une pièce. Sa susceptibilité un peu ombrageuse lui faisait sentir le moindre manquement à son égard et il était trop spirituel pour se priver du plaisir d’y répondre par quelque riposte mordante et cruelle. Cette susceptibilité pointilleuse fut peut-être une des causes qui limitèrent sa production ? J’y verrais plutôt l’effet de ses scrupules à ne livrer rien au public qui n’eût atteint sa perfection, à quoi s’ajoutait une certaine paresse. Il y avait en lui du dilettante et du curieux qui aimait la vie et se laissait volontiers distraire par l’amusement d’une rencontre, l’attrait d’une conversation, l’occasion d’un service à rendre ou d’un conseil à donner, par le sourire d’un joli visage ou la confidence d’un cœur en peine. Ne comptons pas parmi ces prétextes celui de ses fonctions de Bibliothécaire de la Mazarine.

Ce fût là que j’allai le féliciter, lors de son élection à l’Académie française. Il était content de cette élection qu’il avait désirée et qui avait été plusieurs fois remise. Il était bien aise d’être des nôtres, quoiqu’il fît mine en plaisantant d’appréhender un peu le sérieux de notre Compagnie, en regard de ce qu’il appelait « sa vie dissolue ». Cette vie qu’il avait vécue en poète, en artiste, avec un rien de bohème et de fantaisie, en Parisien, pourrait-il la continuer ? Je le rassurai de mon mieux, et je le quittai disposé à remplir, le moment venu, le devoir académique que j’aurais à partager avec lui, puisque ce serait à moi qu’incomberait le plaisir de répondre, le jour de sa réception, à la « lecture de son remerciement ». Ce jour, trop longtemps différé, n’est pas venu. Georges de Porto-Riche l’a laissé passer un peu par négligence, un peu par caprice. Ne le lui reprochons pas trop. Nous avons de lui, mieux qu’un discours, son œuvre. L’Académie ne saurait se repentir d’avoir élu en Georges de Porto-Riche, un grand homme de théâtre pour y prendre la place du grand universitaire et du notable historien que fut Ernest Lavisse. Leur mémoire d’ailleurs n’a qu’à se louer du brillant romancier à qui a été dévolue leur double succession et qui leur a rendu l’éloquent hommage que nous venons, Monsieur, d’entendre.