Réponse au discours de réception de Maurice Rheims

Le 17 février 1977

Maurice DRUON

     Monsieur,

     Laissez-moi m’habituer à vous appeler de la sorte. Laissez-moi répéter ce « Monsieur » qui sonne de façon tout neuve entre nous. Car nous n’eûmes jamais, nous parlant, l’occasion de faire emploi de ce vocable. La première fois que je vous vis, dans les circonstances que vous avez tenu à évoquer aimablement tout à l’heure, je vous appelai : « Mon capitaine ». Puis, l’amitié, stimulée par la fraternité de combat, étant vite venue, nous usâmes bientôt de nos patronymes ; enfin, à trop souvent tourner la tête ensemble alors qu’on ne hélait que l’un de nous, nous n’employâmes plus que notre commun prénom. Il y a plus de trente ans, Monsieur, que cela dure. Et durant tout ce temps, je ne vous ai jamais pris en défaut d’amitié.

     Dans l’agencement involontaire qui, par la seule combinaison des circonstances et de nos usages, m’accorde le privilège, que j’aurais volontiers réclamé, de vous accueillir au nom de la Compagnie, vous voulez voir un signe, une de ces coïncidences qui ne sont qu’apparemment fortuites et auxquelles vous vous dites particulièrement attentif.

     Vous m’offrez là l’occasion de vous chercher tout de suite une cordiale querelle. Non sur l’importance ou la valeur des signes, mais sur le demi-masque qu’il vous plaît d’arborer. Êtes-vous vraiment aussi agnostique que vous croyez l’être ?

     Car celui dont l’esprit, en constant éveil, ne tient pas pour purement accidentel l’arrangement des choses, mais accorde à leur occurrence un sens caché, une raison obscure qu’il voudrait passionnément déchiffrer, celui-là ne reconnaît-il pas, implicitement, qu’une ordonnance, à la fois mystérieuse et suprême, gouverne nos destinées ?

     Sous vos lames de tarots poétiquement étalées, j’aperçois autre chose que la seule curiosité objective dont vous vous réclamez.

     La loi du genre veut que je vous raconte à vous-même, que sous vos yeux j’immobilise votre existence, que je me substitue à votre miroir quotidien, et que je dresse de vous, avec votre consentement, un portrait auquel vous aurez désormais l’obligation de ressembler. C’est là, Monsieur, l’une des formalités de l’immortalité.

     Vos origines géographiques sont en Lorraine, depuis le milieu du XVIIIe siècle au moins. Une partie de votre famille paternelle résidait à Phalsbourg, près de cette porte de France où commence « le Tour de France de deux enfants ». Certains des ancêtres que vous vous êtes découvert avoir en commun avec votre prédécesseur Robert Aron serviront de modèles aux personnages d’Erckmann-Chatrian. La petite cité fortifiée de Phalsbourg, quatre mille habitants, possède cette particularité d’avoir produit cent-huit généraux de l’armée française, auxquels il convient d’ajouter, par descendance, le cent-neuvième, votre père le Général Rheims.

     Vous êtes né peu avant la première guerre mondiale à Versailles, par le hasard des garnisons ; hasard ou signe, car ce n’est pas rien de voir le jour près du château des mille splendeurs.

     Le premier souvenir que vous conservez de votre père, c’est celui d’un homme de belle tournure, en long manteau bleu, aux yeux bleus, et le visage barré d’une belle moustache blonde. Il arrivait du front ; votre main enfantine se saisit de la croix de guerre et de la Légion d’Honneur accrochées sur sa poitrine.

     Une heure plus tard, il reparut à vos yeux, dans les vêtements civils du permissionnaire, et coiffé d’un simple canotier. Vous fondîtes en larmes car il vous semblait rapetissé. Ainsi avez-vous montré très tôt un certain goût pour l’uniforme.

     Devant vos yeux d’enfant et d’adolescent, l’image paternelle était rigueur, l’image maternelle était douceur, l’image fraternelle était douleur. Vous avez appris l’Histoire de singulière façon, en trottant au côté de votre père qui vous imposait de longues promenades à travers Paris, voire même d’Auteuil à Versailles, au temps qu’il y commandait le 5e Régiment du Génie campé sur le plateau de Satory. Vous devez à cet entraînement votre pas rapide et cette tournure de sous-lieutenant que vous gardez sous notre habit. Joignant à l’exercice physique la formation de l’intellect, votre père, au coin de l’avenue d’Eylau ou de Friedland, vous demandait ce que ces noms évoquaient pour vous et vous enseignait ce qu’il fallait savoir de ces batailles. Les plaques des rues vous ont servi de manuel. Ainsi, vous vous êtes instruit des victoires de l’Empire en tournant autour de la place de l’Étoile ; les maréchaux vous sont devenus familiers en arpentant les boulevards extérieurs, et c’est du côté de la République que vous fut révélée l’importance de Voltaire et de Beaumarchais. Vous êtes la preuve vivante de l’utilité qu’il y a de donner aux voies publiques le nom des grands hommes.

     Votre mère, charmante et qui fût trop vite enlevée à votre tendresse, vous entraînait, elle, chez les petits antiquaires de Saint-Cloud, de Sèvres, de Roquencourt, ou dans les ventes de cette région Versaillaise, car elle collectionnait le bibelot, et avec un grand éclectisme. Vous avez su de bonne heure ce que pèsent les faïences rustiques, les cuivres étamés et les fers à repasser martelés sous Louis XIII.

     Dans cette combinaison de l’Histoire et de la curiosité, il n’est pas difficile de voir se préfigurer votre carrière.

     Nous parlerons peu de vos études. De votre propre aveu, elles furent assez chaotiques. Vous ne paraissez avoir marqué de persévérance que dans l’indiscipline, et il semble que vos futurs mérites n’aient pas été assez aperçus des divers établissements que vous avez fréquentés pour qu’on souhaitât vous y garder plus d’un trimestre. Vous êtes un ancien élève très répandu.

     Votre famille eût voulu, naturellement, faire de vous un polytechnicien. Vous échouâtes sept fois au baccalauréat, et le souvenir de cette épreuve est venu longtemps torturer vos rêves. Ne rougissez pas, Monsieur, de votre record. Il y a ici comme une tradition qui veut qu’à chaque génération, un membre de notre Compagnie n’ait pu obtenir son bachot. On peut voir là une sorte de pudeur de notre part, un souci de ne pas désespérer les cancres et de leur permettre toutes les ambitions. Eh bien voilà, c’est vous cet académicien non bachelier qui nous met la conscience à l’aise envers les infortunés de l’instruction publique. Mais ne croyez pas, de grâce, que c’est la raison principale pour laquelle nous vous avons choisi.

     D’autant que vous eûtes la coquetterie, pendant votre service militaire, de passer le concours d’aspirant du Génie qui réclamait des connaissances, au moins en mathématiques, supérieures à celles d’un bachelier. Puis vous vous êtes inscrit à l’École des Hautes Études, dont le diplôme équivalait, en même temps que vous suiviez les cours de l’École du Louvre. Tout cela fît au faux paresseux que vous étiez, au dilettante que vous vous apprêtiez à être, un bagage de savoir composé de manière peu orthodoxe, mais très fourni.

     Au sortir de l’École du Louvre, alliez-vous prendre la filière de la conservation des Musées, comme certains de vos maîtres vous y encourageaient ? Elle eut pu tout également vous conduire ici. L’Académie appelle assez volontiers à elle – vous en avez un exemple à votre côté – des hommes qui ont appartenu à cette célèbre administration peuplée de gens de grande culture et de grand goût. Mais peut-être l’ascèse financière qu’impose l’État à ceux qui se vouent à son service convenait-elle mal à votre tempérament prodigue. Vous faites un bond de côté, et vous passez l’examen de commissaire-priseur.

     Carrière aux entrées assez jalousement fermées que celle que vous choisissez-là, à laquelle votre venue parmi nous peut paraître donner un lustre nouveau, mais dont on sait trop peu qu’elle a d’anciennes et même d’antiques lettres de noblesse. On la trouve installée déjà sous l’empire romain. J’ai rencontré pour ma part, dans mes excursions à travers le moyen âge, certains de ces officiers royaux, qu’on appelait d’un nom tout proche du terme moderne, mais qui exprime mieux encore leur fonction : des « commis à priser », des hommes mis dans la charge de dire la valeur des choses. Je puis vous en citer quatre : Jean de Lille, Pierre de Besançon, Jean Pascon et Simon de Cloquettes qui eurent à estimer et disperser aux enchères les biens meubles de Clémence de Hongrie, la veuve de Louis Hutin, cette reine qui accumula, pour distraire sa peine de vivre, autant de joyaux et d’argenterie qu’elle avait accumulé de malheurs. Elle laissait d’énormes dettes. Aussi, pendant quatre jours, en l’hôtel du Temple, voué décidément à loger les fortunes et les infortunes de la France, vos quatre collègues du XIVe siècle adjugèrent bijoux, meubles, linge, vaisselle, et jusqu’aux ustensiles de cuisine.

     « Un bon chapeau d’or » – c’est-à-dire une couronne – « auquel il y a quatre gros rubis balais, quatre grosses émeraudes, seize petits balais, seize petites émeraudes et huit rubis d’Alexandrie, prisé six cents livres » fut vendu au roi Philippe VI.

     Robert d’Artois emporta douze hanaps en vermeil émaillés aux armes de France et de Hongrie, et une grande salière en vermeil portée par quatre babouins, le tout pour quatre cent quinze livres.

     Avouez qu’elle vous eût fait rêver, Monsieur, cette vente-là, et que vous êtes en train de vous demander où a bien pu passer, chez quel Rothschild, la grande salière montée sur quatre babouins !

     La compagnie parisienne des Commissaires-priseurs fût réorganisée par les lettres patentes qu’elle reçut de Henri Il. Dans les temps récents, ces charges étaient l’apanage d’un milieu restreint. De même que dans les grandes familles, sous la monarchie, la terre allait à l’aîné, au second, l’épée, au troisième, la mitre, de même dans la haute basoche parisienne, depuis le milieu du siècle dernier, l’aîné héritait l’étude notariale, le cadet prenait une part d’agent de change et l’on achetait au puîné une charge de commissaire-priseur.

     Vous étiez un nouveau venu ; vous aviez de justesse réuni les fonds nécessaires à cet achat. Et ce n’est pas tout de suite, même si l’on est doué, qu’on adjuge un Mantegna, un Philippe de Champaigne ou une armoire de Crescent.

     Vous fûtes d’abord, comme vous l’avez dit gentiment, un vendeur d’épaves. Vous avez dispersé ces humbles trésors, souvent laids, accumulés patiemment par des gens à petits moyens et à longs efforts ; vous avez effrité, à coups de marteau d’ivoire ce qui reste des hommes quand ils ne sont plus, qui avait tant d’importance pour eux et qui n’en a plus ensuite pour personne ; vous avez éparpillé au vent de la brocante tant de gages d’amour, tant de dons d’amitié, tant de petites possessions longuement convoitées et durement obtenues, et qui n’étaient plus rien, disparu celui qui leur donnait une âme. Que de nappes familiales, que de portraits d’enfants, que de crucifix s’en vont ainsi chaque jour par les salles des ventes, et qui n’ont plus d’objet, ces objets, parce que la prière s’est tue, parce que l’enfant est mort et la famille éteinte. Comme vous êtes un homme sensible et bon, vous en avez gardé un pincement au cœur.

     Mais comme aussi vous étiez marqué par la Providence pour qu’il ne vous arrivât jamais des choses ordinaires, vous eûtes, pour votre première vacation, à vendre la pelisse de Stavisky. En 1935. C’était la fin d’un monde que vous adjugiez.

     Fin d’un monde aussi, la vente du mobilier de l’Hôtel Majestic que vous aviez obtenue par un coup d’audace et où, pendant un trimestre, vous avez adjugé le mobilier, quasiment identique, des centaines de chambres de ce palace de naguère, en obtenant chaque semaine des enchères plus hautes que les précédentes. Alors que la rareté semble faire la loi du marché, vous aviez misé sur la similitude et la répétition pour stimuler l’envie d’acquérir.

     Fin d’un monde encore, le « planétarium » de l’Exposition de 37 dont vous avez éteint les étoiles et immobilisé les planètes en abattant votre marteau, par mégarde, sur le commutateur.

     Ainsi, Monsieur, par ce geste maladroit et symbolique, vous avez mis fin à l’avant-guerre.

     Je vous imagine assez bien tel que vous partîtes, au début des hostilités, habillé, botté, harnaché faubourg Saint-Honoré, et la tête pleine d’illusions héroïques. Vous fîtes la drôle de guerre dans un wagon-salon que suivait un train de matériel du génie. Lorsque vînt la débâcle, vous vous employâtes avec conscience, et dans des conditions souvent fort périlleuses, à faire sauter quelques-uns des plus beaux ouvrages d’art qui enjambaient nos fleuves. Les ponts s’écroulèrent au fond des eaux. Les divisions ennemies passèrent ailleurs et quand même. Et vous connûtes, comme toute notre génération, le choc confondant et l’inacceptable saveur de la défaite, suivie des infamies inadmissibles, et pourtant, hélas, admises par certains, de l’occupation.

     Vous étiez, vous êtes un Alsacien-lorrain. C’était la qualité particulière que vous vous reconnaissiez le plus volontiers, vous et les vôtres, vous et votre père, le général blessé à Verdun et gazé à Douaumont, dans l’ensemble de la patrie française. Certes, vous étiez né dix ans après l’affaire Dreyfus, et les déchaînements dont elle avait été l’occasion ne pouvaient pas avoir été oubliés de votre famille. Vous étiez proche de la génération de Silbermann. Mais l’Ami Fritz avait nourri votre enfance. Certes, votre père était pratiquant dans la foi de ses aïeux, dont il avait instruit ses enfants. Mais vous-même n’étiez ni croyant ni pratiquant. Et puis vous aviez eu un grand oncle médecin de l’impératrice, et un autre, déjà, membre de l’Institut.

     Le fait juif, pour vous, ne vous apparaissait, selon votre propre expression, que comme l’appartenance à un groupe folklorique auquel on vous aurait inscrit à la naissance.

     Vous fûtes blessé dans votre conscience par les lois raciales qui frappèrent d’abord vos coreligionnaires enracinés dans la terre de Lorraine et d’Alsace, certains depuis l’époque romaine. Et puis vous fûtes directement atteint dans votre personne. Pour vous être montré un peu trop crâne, pour avoir un peu trop témoigné d’un juste mépris devant un psychopathe revêtu d’un uniforme de lieutenant de S.S., vous eûtes droit aux égards particuliers de celui-ci qui vous conduisit lui-même, dans sa voiture, au camp de Drancy.

     Le premier soir, un gendarme, vous voyant si élégamment vêtu, l’air si tranquillement détaché, vous prit pour un avocat ou un administrateur en visite, et voulut vous reconduire à la porte. Et là, réaction singulière, était-ce par distraction, ou par un réflexe d’honnêteté irréfléchie, ou par sens de la solidarité, ou par curiosité de la captivité, – vous en êtes bien capable –, au lieu de saisir l’occasion de vous échapper, vous avez répondu à votre obligeant gardien qu’il se méprenait et que vous étiez un prisonnier.

     Réponse qui faillit vous coûter cher, qui faillit vous coûter tout. Car à quelque temps de là, en représailles d’un des premiers coups durs portés à l’occupant par la Résistance, vous fûtes mis sur une liste de vingt otages qui devaient être fusillés le lendemain. Vous aviez trente et un ans, et douze heures devant vous pour terminer votre vie. La mesure, avant le matin fut rapportée, ou plus exactement, et pour une raison inconnue, différée ; mais pendant toute une nuit vous avez été promis au peloton d’exécution. Et qu’avez-vous fait cette nuit-là ? Vous avez dormi. Belle sérénité.

     Oui, vous avez dormi. Mais depuis... depuis, m’avez-vous avoué, ce moment terrible, auquel vous aviez opposé une telle équanimité, revient parfois hanter vos nuits, refuge constant, semble-t-il, de vos chagrins, de vos échecs, ou de vos chocs. L’ordinateur secret de vos souvenirs se déclenche, hors du contrôle de votre volonté. Et vous rêvez, vous rêvez que l’on vient vous chercher à l’aube et que l’on vous conduit vers la mort, vous Alsacien-lorrain, parce que d’autres Français ont trop aimé la liberté.

     Ah ! Monsieur, comme je voudrais que ce jour-ci effaçât cette nuit-là, qu’il le remplaçât sur l’enregistreur subconscient, et qu’en place de rêver que le pale lieutenant nazi vient vous chercher pour vous mener devant la mitrailleuse, vous rêviez que vos parrains viennent vous prendre par la main afin de vous conduire dans notre salle des séances, et que l’Académie française se lève pour vous accueillir, vous, l’otage miraculé !

     Nous n’en avons que plus apprécié, sachant cela, la modération, modelée d’ailleurs sur celle de votre prédécesseur, avec laquelle vous avez traité de la partie la plus abondante et la plus célèbre de son œuvre qui étudie précisément l’histoire de cette triste période où les lois de l’occupant furent relayées, hélas, par un État captif. Vous avez eu raison. Car vous verrez ici, dans la diversité qui nous compose, que la religion, l’origine ethnique, géographique ou sociale, la gloire ou l’obscurité des ancêtres, les différences de la fortune, l’appartenance politique ou la tendance philosophique n’affectent en rien nos rapports et ne sont prises en compte que dans la mesure où tous peuvent se trouver enrichis de ce qui fait la particularité de chacun. Vous verrez que la confraternité, ici, n’est pas un vain mot, que des amitiés s’y nouent, solides, entre d’apparents contraires, que les divergences, et même les drames civiques qui purent séparer certains, s’effacent devant les raisons de l’estime, que les préjugés ne nous marquent guère, que c’est la seule valeur personnelle, la seule qualité de l’être qui importe à nos yeux, que nous sommes absolument une société d’égaux, et que c’est par cela, autant que par nos travaux ou nos titres, que nous pouvons nous dire une bonne image de la France.

     Après l’épisode que je viens de rappeler, vous profitez du sursis que le destin vous donne – on comprend que vous croyiez aux signes – pour vous échapper de Drancy en simulant une maladie contagieuse.

     « Une âme qui a été blessée, a écrit notre cher André Maurois, ne trouve plus de sécurité que dans le triomphe. »

     Il vous fallait que la patrie triomphât et que vous y eussiez votre part.

     Commence pour vous ce que vous avez appelé la guerre buissonnière... Agent secret, passant de France en Suisse – une Suisse dont la neutralité encerclée, menacée, fut plus que bienveillante et où vous trouvâtes des appuis aussi courageux que précieux – repassant de Suisse en France, convoyant, quel signe encore ou quel symbole ! l’oncle Hansi, le vieux dessinateur des petites alsaciennes en grandes coiffes noires tenant tête aux casques à pointe, vos correspondants dans la Résistance s’appellent le R. P. Riquet, Bénouville, Chaban-Delmas. Tout à la fin de 1943, il vous est remis de conduire hors de France des pilotes hollandais abattus par la Flak au-dessus de notre territoire. Et vous verrez certains de ces grands gaillards héroïques, bâtis comme des moulins mais peu habitués aux montagnes, s’effondrer dans la neige, le pouls à 140, après cinq jours de marche sur les sentiers des Pyrénées.

     Ah ! Danton a dit une grosse bourde, le jour qu’il proclama qu’on n’emportait pas la terre de la patrie à la semelle de ses souliers. On n’emporte que cela, collé au cœur.

     Et à ceux qui, aujourd’hui sourient ou ricanent quand on parle de la patrie, comme si ce concept n’avait plus de sens, ou bien à ceux qui la verraient volontiers fondue, dissoute dans quelque ensemble utopique hâtivement édifié et promis à subir d’inévitables dominations, à ceux-là je ne souhaite pas d’entendre, dans une aube gelée, devant un long paysage de vallées et de gaves, la voie d’un passeur leur dire, avec cette étrange compassion des contrebandiers par honneur pour ceux qui doivent se faire pareil à eux : « C’est le dernier point dont vous pouvez voir la France. Quand nous serons descendus de cette crête, vous ne la verrez plus. » Dix pas à faire et c’était comme une nuit qui tombait dans le soleil levant. Que de plus heureux que nous nous pardonnent de ne plus pouvoir regarder la France autrement qu’avec les yeux que nous eûmes pour elle ce matin-là. Non, ni vous ni moi ne souhaitons à personne cet apprentissage.

     Il allait de soi que vous ne pouviez combattre que sous la croix de Lorraine. Le commando parachutiste que vous avez formé avec Louis Vallon et Henri d’Astier de la Vigerie, et où l’instruction se faisait sous tir à balles réelles, n’était pas composé de gens de tout repos. Leur distraction la plus innocente était de faire éclater des pots fumigènes sous les tables du mess, de préférence à l’occasion d’une inspection par les officiers giraudistes.

     Vous fûtes appelé, pour vous expliquer sur cet incident, devant le général de Gaulle qui ce matin-là corrigeait de sa main le décret instituant la médaille de la Résistance. Après qu’il vous eût lavé la tête, pour la forme, avec cette tendresse bourrue qu’il pouvait avoir pour ceux qu’il aimait bien, vous eûtes la belle audace de lui dire, montrant un brouillon tout raturé qu’il venait de froisser : « Oh ! mon Général, permettez-moi d’emporter cela, en souvenir. » Vous faisant signe du bout des doigts de prendre le papier, il vous regarda un instant et vous répondit simplement : « Fétichiste ! » Il vous avait bien jugé.

     Alger. Vous y avez connu Edgar Faure, installé sur une chaise boiteuse dans sa fonction improvisée de secrétaire général adjoint du gouvernement provisoire. Mais qu’est-ce donc alors qui n’était pas provisoire ou improvisé ? Vous auriez pu aussi, en Alger, rencontrer votre prédécesseur.

     Vous êtes revenu vers la vie civile en empruntant le chemin de quelques champs de bataille. Sur l’un d’eux vous fûtes voisin d’André Chamson. À l’orée de la forêt des Vosges, votre bataillon perdit en un seul jour le cinquième de ses effectifs, et ce fut là que vous vîtes mourir à vos côtés l’un de vos plus jeunes compagnons qui s’appelait Joachim du Bellay, le dernier descendant du poète.

     Et quand enfin vous avez retrouvé votre père, vous n’aviez plus besoin de tendre la main vers sa Légion d’Honneur ; vous aviez la vôtre sur votre poitrine.

     Ne m’en veuillez pas, Monsieur, d’avoir un peu insisté, contre votre gré, sur ces souvenirs. Car vous êtes plus que discret, blagueur par pudeur, quand on aborde ce registre. De vous dont on sait tant de choses, on ignore généralement celles-là. Il fallait bien que cela fut dit un jour, et que ce jour fut celui-ci.

     Vous eûtes aussitôt ensuite à vous occuper de la collection Goering, qui était importante et à bon compte constituée, c’est-à-dire que vous fîtes partie de la commission chargée de récupérer, dès avant la fin des hostilités, les œuvres d’art enlevées de France.

     Après quoi, vous reprenez votre pupitre de commissaire-priseur. Commence alors cette prodigieuse carrière qui non seulement vous porte au sommet de votre profession, mais va faire évoluer cette profession elle-même et en modifier l’image au regard du grand public.

     Vous organisez vos ventes selon une méthode inusitée de groupement des objets. Vous éditez des catalogues en couleurs qui deviennent eux-mêmes objets de collection. Vous attirer l’attention de la grande presse sur l’Hôtel Drouot. Vous inventez de faire essaimer celui-ci, pour les œuvres d’exception et les amateurs qui peuvent se les disputer, au Palais Galliéra. Vos ventes alors sont des musées d’un soir, et l’on vient du monde entier à ces fêtes nocturnes où la richesse se bat pour la possession des preuves du génie.

     En cette période d’après-guerre, d’après misère, d’après douleur, l’argent était moins traqué et donc moins honteux qu’aujourd’hui. Et puis, les grands chiffres fascinent les foules. De la sorte, des œuvres d’art, vieilles de trois ou de trente siècles, deviennent soudain vedettes, disputant l’attention des quotidiens à la dernière star d’Amérique. Et les acquéreurs aussi deviennent vedettes. Les armateurs grecs mesurent la réputation que peut leur valoir, d’un jour sur l’autre, une adjudication fabuleuse emporté par eux. Vous faites ainsi monter les cotes sur le marché des milliardaires. Vous êtes le premier « priseur » du monde qui ait abattu son marteau sur une enchère de plus de cent millions. C’était pour quatre pommes, mais elles étaient de Gauguin.

     Et vous contribuez à faire que Paris demeure ou redevienne la première place du monde en matière d’art, moins peut-être par ce qui s’y crée que par ce qui s’y brasse.

     Vous êtes un peu sorcier. Vous eûtes un phénomène de voyance à sept ans ; l’inquiétude réprobatrice de votre famille vous détourna de récidiver ; mais vous avez employé d’autre manière ce don rare. Vous voyez. Vous voyez, entre tout ce qu’on produit la main et le rêve des hommes depuis l’aube de l’espèce, ce qui présente une beauté, une signification, un signe encore inaperçus ; et vous voyez aussi ce qui va se rencontrer avec le goût du temps. Entre les cimes artistiques classiques ou coutumières qui vont du buste hellénique du Ve siècle à l’Arlequin de Picasso, vous obligez le public à remarquer aussi le bronze du Louristan ou le géométrique chypriote, comme vous l’invitez à mieux regarder les peintres orientalistes du début du XIXe siècle, ou l’école symboliste, avec Gustave Moreau, ou comme, surtout, vous lui révélez les objets 1900, pas assez éloignés de lui encore pour qu’il ait pu convenablement les contempler. Et vous lui donnez l’envie de les posséder. La vente aux enchères des œuvres d’art ressemble à l’amour en ceci que la connaissance vient après le désir.

     Vous êtes un expert, l’expert. Vous ôtez curieusement vos lunettes pour mieux voir, pour frôler du plus près et comme caresser de l’œil l’objet qu’on vous présente, décelant en un instant le repeint sur le Van Dyck, l’âge de l’écriture coufique sur le plat persan, ou, jour de miracle les initiales B.C. sur la nef émaillée, seul bijou orfévré par Benvenuto Cellini. Votre réputation a franchi les frontières. Vous êtes appelé en consultation, comme un médecin célèbre, pour ausculter les plus grandes collections. Vous vendez, salle par salle, tout ce qui, du canal à l’altana, décore un palais vénitien ; vous dispersez les trésors qui emplissent un palais de Rome. En un quart de siècle vous aurez abaissé trois cent cinquante mille fois votre marteau, et l’addition des chiffres que vous aurez prononcée entre dans la catégorie des nombres astronomiques.

     En même temps vous vous serez constitué la collection personnelle la plus particulière et la plus aisément transportable, une galerie de portraits entièrement inscrite dans votre mémoire, une comédie humaine composée de toutes les variantes possibles du Cousin Pons. Maniaques de l’antiquaille, joueurs pour qui la salle des ventes est une Bourse ou un casino, mythomanes qui dans la moindre croûte où broute une vache voient un Berghem, excentriques de tout poil à qui leur fortune permet toutes les exigences, magnats pour qui le Titien ou le Renoir accroché dans leur salon n’est que le miroir de leur propre puissance, jaloux qui interdisent à quiconque l’approche de leurs chefs d’œuvre, faux clochards qui laissent à leur mort un mobilier royal sous des housses tissées par les araignées, châtelains rêveurs préférant vivre dans la gêne devant le Raphaël incertain qui leur vient de leur bisaïeul plutôt que de risquer la déception d’une expertise, aveugles qui palpent la peinture, neveux avides rampant sous les fauteuils pour y chercher une estampille tandis que dans la chambre voisine agonise leur grand-tante, ah ! vous en avez connu des gens étranges, et qui sont venus vous avouer, comme à un confesseur inévitable, leurs avidités, leurs chimères, leurs obsessions et parfois même leurs crimes !

     Vous auriez pu continuer ainsi de longues années si quelque chose ne s’était produit, un signe encore de la destinée, et que vous sûtes reconnaître.

     Pierre Lazareff, dénicheur de talents insolites, vous demanda pour l’un des journaux qu’il dirigeait un article sur votre métier. Vous l’écrivez ; et comme vous venez de le terminer, vous le montrez, par hasard, à Hans Halban, cet atomiste au cerveau encyclopédique qui enseigna à la Sorbonne et à Oxford. Hans Halban vous dit : « Gardez ce papier, ne le publiez pas. C’est le plan d’un livre. » Ce sera en effet le plan de votre premier ouvrage, La vie étrange des objets.

     Comme il arrive souvent aux natifs du Capricorne, vous commencez au milieu de la vie une seconde carrière. À l’âge où la plupart des hommes cessent de vraiment entreprendre et songent plutôt à consolider, vous vous lancez dans une aventure neuve.

     À quarante-cinq ans bien sonnés, vous montrez tous les caractères de l’adolescent doué qui manifeste devant le papier une impatience émerveillée.

     J’ai eu l’avantage de vous observer à cette époque. Vous écriviez partout. Vous écriviez en train, vous écriviez en avion, vous écriviez sur vos genoux dans le fond des voitures, vous écriviez sur la plage du Lido, au milieu du caquet polyglotte de la mondanité baigneuse. Les naïades internationales, en passant, arrosaient vos pages des gouttelettes de l’Adriatique.

     Je vous avoue avoir craint alors que vous ne fussiez atteint de graphomanie chronique. Mais non ; ce n’était que passager. Un trop plein de connaissances, d’impressions, d’expériences trop longtemps contenues. La bonde avait sauté. Vous trouveriez bientôt le rythme plus mesuré de la maturité.

     Un premier ouvrage, même s’il n’est pas le plus habile ou le plus achevé, est presque toujours révélateur du tempérament de son auteur. Tous les thèmes qu’il développera dans la suite sont là, et presque à son insu, esquissés ou décelables.

La vie étrange des objets se situe au croisement de la psychologie et de l’érudition, à la patte-d’oie de la sociologie, de l’esthétique et de l’Histoire.

     Vos travaux ultérieurs emprunteront, de façon ou d’autre, ces chemins-là, et vous ne cesserez de répondre aux questions innombrables que posent, intellectuels ou affectifs, les rapports qu’entretient l’homme avec les choses inanimées façonnées par lui.

     Qu’est-ce donc qui fait la différence, et à partir de quel moment, entre l’objet d’usage et l’objet de collection ? Comment s’exerce l’effet de la rareté sur la valeur des œuvres d’art ? Comment et pourquoi cette valeur varie d’une époque à l’autre ? Quelle est la part du goût, de la vanité et de la passion véritable dans le marché des œuvres ? Pourquoi le faux, la copie, même parfaits, perdent-ils intérêt aux yeux de l’amateur ? En quoi et de quelle manière l’objet est-il révélateur de la civilisation qui l’a produit ?

     Vous interroger sur l’objet et ses curieux parcours c’est, en vérité, vous interroger sur celui qui le commande, celui qui le crée, celui qui le vend, celui qui le désire, celui qui l’accumule. Dans cette optique, Côme de Médicis est aussi déterminant, dans l’histoire des arts, que Masaccio et Piero della Francesca, et Mazarin aussi important que Nicolas Poussin ou le Bernin.

     De même, les grands collectionneurs modernes, d’ici ou d’outre-Atlantique, gens d’immenses ressources financières mais sans prise directe sur la décision politique, et donc pour qui l’œuvre d’art est placement en même temps qu’objet de délectation personnelle, ne sont pas sans relation avec l’évolution des arts depuis l’impressionnisme.

     Mais tout ne se ramène-t-il pas, au fond des choses, à méditer sur le besoin qui porte l’homme à créer des choses inutiles pour les contempler, pour s’y contempler, et surtout pour se prolonger au-delà de sa durée biologique ?

     L’amateur qui acquiert le tétradrachme à l’effigie d’Alexandre ou l’aes bifrons, la lourde monnaie d’airain de la République romaine, cherche à se relier au passé du monde. Les couleuvriniers d’Amsterdam qui commandent la Ronde de nuit pensent à se survivre dans le futur de leur cité ; et c’est bien ce qui cause la grande colère de ceux dont le visage a été placé dans l’ombre par le maître de la lumière. Charles-Quint, lorsqu’il fait exécuter son portrait par le Titien, tend à l’avenir sa main déjà gantée de mort. Tout paysage est un instant du monde arraché par l’artiste à la fuite du temps. Et toute Madone est une espérance que tout ne finit pas avec ce que nous fûmes.

     « Non nasce in me pensier che non vi sia dentro scolpita la morte », confie Michel-Ange à Vasari. Sans conscience de la mort, il n’y a pas d’art. L’art, quoi qu’on veuille, est toujours une quête d’éternité, donc une quête de Dieu.

     C’est pourquoi le terme d’art sacré m’a toujours paru faux, en ce qu’il établit une catégorie qui n’existe pas. C’est l’art tout entier qui est sacré. Il est l’un des chemins d’accès, et peut être le plus praticable, à l’intuitive perception de l’ordonnance suprême des choses.

     Aussi m’inquiète-t-il de voir de nos jours nos églises repousser l’œuvre d’art – la querelle n’est pas neuve ; elle existait déjà entre l’abbé Suger et saint Bernard –, de même qu’il m’inquiète, à la fin d’une civilisation qui fut la première, en tout cas depuis la Renaissance, à installer l’artiste en égal du prêtre, de voir tant d’artistes se défroquer de ce qui est leur particulier sacerdoce.

     Je ne m’éloignais pas de vous, Monsieur, je répondais seulement aux questions que les sujets de vos travaux me posent. Le beau, souvent, est apaisant. Mais le « pourquoi est-ce beau ? » est toujours angoissant. J’incline à croire que la maîtrise qu’on vous reconnaît tient d’abord à ceci que vous avez regardé l’œuvre d’art avec plus d’angoisse qu’il n’est habituel.

     Après ce premier essai, vous glissez vers la littérature d’imagination, mais sans jamais quitter les territoires qui vous sont chers.

     La Main est un roman touffu, bizarre, où un objet, deux objets plus précisément, et chargés de maléfices, courent à travers les siècles et à travers votre érudition. La première partie de ce roman, fondée sur le procès que Cicéron mena contre le proconsul Verrès, est une sorte de Quo vadis ? des collectionneurs. Dans la seconde, qui se déroule au XVIIe siècle, vous ressuscitez quelques-uns de vos héros de prédilection, Nicolas-Claude Peiresc, l’empereur Rodolphe, l’astronome-astrologue Tycho Brahé. La troisième, où vous rejoignez l’époque contemporaine, vous permet une satire pleine de verve des milliardaires entasseurs de merveilles et de la faune qui les escorte, les sert ou les gruge. Nous ne retrouverons jamais l’entrée de la grotte sicilienne où Verrès enferma sa collection fabuleuse, parce que cette caverne, en vérité, c’est votre mémoire.

     Vous publiez ensuite deux recueils de nouvelles : Un Carpaccio en Dordogne et Le Cheval d’argent, où l’œuvre d’art, ici encore et le plus souvent, est l’occasion de l’intrigue. Cocasses, tragiques ou fantastiques, ces pièces courtes sont pour la plupart de parfaits objets de vitrine littéraire. Vous y prouvez que si vous savez voir, vous savez aussi entendre ; les dialogues, ou les monologues, de vos personnages, du chauffeur de taxi aux invités d’un cocktail mondain, captent à la perfection le ton et les tics de langage de notre époque. À propos de nouvelles réussies, on invoque immanquablement Mérimée et Maupassant. Je situerai plutôt les vôtres dans la descendance tantôt d’Edgar Poë et tantôt de Somerset Maugham, ce qui est tout à fait remarquable chez un homme qui affirme n’avoir jamais pu saisir un mot de la langue anglaise.

     L’ange du bizarre n’a pas fini de vous guider la main. Vous donnez Le Luthier de Mantoue où de nouveau vous revenez au pouvoir magique qu’ont les objets d’abolir le temps. Grâce à un clavicorde en réparation, et aussi à l’état de démence-voyance de votre protagoniste, nous allons et venons d’une boutique de lutherie du quartier de l’Europe, ces jours-ci, au palais d’Isabelle d’Este, que Léonard de Vinci vient de fuir. Ce qui nous vaut d’exquises, d’amoureuses descriptions de Paris et de ses rues tranquilles, dans l’air léger du matin, les dimanches d’été, à côté d’hallucinantes et fastueuses évocations du XVIe italien et de la cour de Mantoue. Mais cette fois, vous jouez avec l’érudition et même avec la parodie d’érudition ; vous mêlez à la référence vraie la référence inventée ; il y a du canular dans votre affaire. Il semble que vous ayez eu besoin de désacraliser ce qui vous occupe sans cesse, de même que l’écrivain se plaît parfois à lancer le calembour, comme pour désacraliser le mot.

     Vous voyez que je n’avais pas tort. Y aurait-il nécessité, par instants, de désacraliser, s’il n’y avait pas fonction sacrée ? Pourquoi donnait-on, à Athènes, une comédie-farce après, la représentation de trois tragédies ?

     J’osais espérer qu’aujourd’hui, tout au moins, le grand apparat de cette cérémonie vous retiendrait de vous abandonner à votre jeu favori. Mais non ; vous n’avez pu y résister, et vers la fin de votre remerciement, il vous a fallu nous glisser une expertise de fantaisie sur l’ancien mobilier de notre Compagnie. Et vous l’avez fait avec une telle assurance que pour un peu nous vous aurions cru. Tout de même, Monsieur, tout de même ! Nous savons, aussi bien que vous, que ces fauteuils furent donnés par Louis XIV, la dernière année de son règne, dans l’occasion où un cardinal fut élu par l’Académie. Comme la dignité de ce prince de l’Église exigeait qu’il disposât d’un fauteuil, le roi, voulant rappeler que tous les académiciens étaient égaux, fit envoyer quarante fauteuils semblables.

     Voilà sans doute, avec le privilège de pouvoir s’adresser au souverain sans passer par l’intermédiaire d’un ministre, l’origine du traitement que l’usage nous réserve et sur lequel, parfois, l’État s’interroge et semble flotter.

     Ce qui est vrai, c’est que ces sièges ont disparu. Sauf un seul qui se trouve au château de Pau où il servait, il y a peu d’années encore, aux veilles du gardien de nuit. Nous espérons toujours son retour.

     Songiez-vous déjà, il y une dizaine d’années, à occuper l’une des chaises assez raides qui ont remplacé, pour nos séances ordinaires, les fauteuils du roi ? Si cela est, alors, vous avez commis une grave imprudence. Vous avez composé un dictionnaire. Nous n’aimons pas beaucoup cela. En outre, vous l’avez consacré aux mots qui ne se trouvent précisément pas dans le nôtre, usant de malice jusqu’à récolter les néologismes apparus sous la plume de nombre d’entre nous et qui sont comme les rejets « sauvages » poussés hors des cordons ou des espaliers bien taillés de notre vocabulaire. Enfin, vous avez fait ce dictionnaire en un an... Cela prouve que vous preniez les mots pour des objets ; nous les prenons pour des idées. Sur ce point, Monsieur, il faudra vous amender.

     Vous êtes revenu rapidement à de plus sages travaux. Je souhaite que vos études sur Rembrandt, Goya, Delacroix, Gauguin, Toulouse-Lautrec, Cézanne, soient rassemblés en un volume ; elles en valent la peine.

     Comme valaient la peine que vous y avez prise votre ouvrage sur la sculpture du XIXe siècle, et ce beau livre intitulé La Vie d’artiste qui est une sociologie du peintre à travers l’Histoire.

     Dans L’Objet 1900 et L’Art 1900 vous avez réhabilité un moment de la création artistique qu’on avait pris l’habitude au temps de notre jeunesse, de tourner en dérision. La statuaire exubérante, le nu féminin employé à tout propos, pied de lampe ou appui de balcon, l’entrée de métro inspirée par les lianes des jardins d’hiver, les vases de Gallé, le style Jules Verne, le style nouille, le style Liberty’s, le modern’style, tout cela qui allait finir à la casse, vous l’avez sauvé, d’extrême justesse. Vous y avez opéré le tri nécessaire entre ce qui avait qualité et ce qui n’en avait pas. Vous avez, le premier, senti la nostalgie qui allait nous venir de cette époque d’hyper-ornementation devant l’excès contraire, l’absence totale d’ornement qui caractérise les architectures et les mobiliers d’aujourd’hui.

     Je m’arrêterai encore sur celui de vos ouvrages qui témoigne peut-être avec le plus d’évidence de l’étendue de votre savoir et de la justesse de votre goût. Il s’agit de votre grand volume consacré aux Musées de France, ces musées dont vous dites qu’à condition d’en visiter un par jour, il faudrait près de trois ans pour en faire le tour. De Valenciennes à Pau, de Bordeaux à Colmar, de Dijon à Montpellier, de Rennes à Nancy, Nice, Aix, Avignon, Ajaccio, choisissant l’essentiel, l’irremplaçable, vous nous rappelez ce que nous avons vu, vous nous désignez ce que nous n’avons pas aperçu, ou ce que nous ignorons encore ; vous nous invitez à aller voir ou revoir. Quel voyage à travers le génie !

     Je vais vous apprendre qu’il fut parlé de ce livre, la chose n’est pas fréquente, un jour en conseil des Ministres. Le Président Georges Pompidou y fit référence, avec éloge, alors que se trouvait à l’ordre du jour précisément une augmentation de l’effort de l’État en faveur de nos musées de province. Et je crus percevoir qu’il y avait là, de la part de cet homme de haute culture, pour qui l’art était vraiment l’expression d’une nation, et qui se montrait le protecteur attentif de notre Compagnie, comme une indication discrète, un souhait vous concernant. Nous savons d’expérience que les testaments des princes sont ordinairement cassés. Ce vœu-là, au moins, aura été exaucé.

     Plus récemment, vous avez écrit Haute Curiosité, un livre dans le goût du temps, un de ces ouvrages, mi-mémoires et mi-réflexion sur une carrière, dont la vogue prouve l’intérêt passionné d’un public au destin laminé pour les vies un peu exceptionnelles. Haute Curiosité est un chef-d’œuvre du genre. L’écriture en est brillante ; l’anecdote y abonde ; l’humour n’en est jamais absent. Vous n’y marquez pas de complaisance à vous-même ; vous glissez même avec pudeur sur ce que vous avez fait de meilleur. Vous ne vous avouez qu’à demi, justifiant cette remarque de Henri de Régnier : « Tout homme à s’expliquer se diminue. On se doit à soi-même son propre secret. »

     Voilà donc les principaux mérites qui vous signalaient à notre attention. Nous savions également les services que vous rendiez à la Fondation de France, aux destinées de laquelle notre confrère Maurice Schumann présida un moment. Nous savions avec quelle compétence et quel tact vous employiez votre autorité d’expert à débrouiller, sur la demande des pouvoirs publics, la plus grande succession d’artiste qu’il y ait jamais eu : la succession Picasso.

     Nous savons aussi que vous avez une famille charmante, des enfants chez qui l’ardeur et le jeune talent ne font pas obstacle à la meilleure courtoisie, une maison largement ouverte aux notoriétés du monde entier, l’une des dernières maisons de Paris où se pratique encore un art français en voie de disparition : la conversation. Et de cela grâces doivent être rendues à votre épouse, enthousiaste, sensible et courageuse.

     J’ajouterai que vous fûtes un candidat exemplaire, ne dissimulant pas sous le masque d’un arrogant détachement votre désir de nous rejoindre, ne vous croyant pas déshonoré d’avoir à vous présenter deux fois aux suffrages de la Compagnie, sollicitant les conseils de vos amis, ce qui est habituel, mais surtout suivant ces conseils, ce qui est rarissime. Et montrant, de votre succès, la joie la plus franche.

     En terminant votre discours, où vous n’avez pas oublié l’hommage à Richelieu, vous avez dit que vous étiez une exception parmi nous. Là-dessus, tout en appréciant le souci de modestie dont cette pensée témoigne, j’ose vous reprendre. Nous sommes tous ici, à quelque titre, une exception. Vous en serez convaincu en nous connaissant mieux. C’est presque toujours pour ce qu’il y eut de non académique en chacun de nous, ou plutôt de non conforme à l’idée qu’on se fait de l’Académie, que nous devons d’y être, pour des risques pris, des refus prononcés, des sécurités repoussées, des chimères poursuivies, des parcours hors des voies battues. L’Académie est un peu comme l’ordre de Marie-Thérèse qui pouvait permettre de récompenser les actions d’éclat entreprises contre les ordres reçus, et qui avaient réussi. Peut-être ne durons-nous que parce que nous surprenons. Notre tradition est tissée de fils arrachés à la chevelure des comètes.

     Robert Aron non plus n’empruntait pas un chemin qu’on eût pu croire alors académique lorsqu’il sautait de la Revue des Deux Mondes à la N.R.F., et du Collège de France au surréalisme. C’était là pourtant la marque originelle, originale d’un écrivain fécond qui tout au long de son œuvre s’efforça de surmonter les contradictions qui étaient en sa personne, comme de concilier les antagonismes dont son époque lui offrait le dramatique spectacle.

     Volontairement vous vous êtes retenu d’insister sur la dualité religieuse, dualité transcendée, de votre prédécesseur, car il était impossible de rien ajouter au discours, – mais était-ce un discours vraiment, n’était-ce pas plutôt un chant prémonitoire s’adressant, à travers une personne, à sa présence infinie dans l’au-delà du monde – au discours admirable que notre confrère Jean Guitton avait composé pour accueillir Robert Aron.

     Par une circonstance en effet unique, ce texte, qui garde la pérennité de l’écrit, n’aura pu retenir sous cette coupole in medio nationum, comme le dit l’inscription tirée d’Ezéchiel et qui court à sa base. De même que n’y aura pas été prononcé l’éloge que votre prédécesseur devait faire de Georges Izard.

     Cher Georges Izard, présent dans tous les combats de ce demi-siècle, fondateur d’Esprit avec Emmanuel Mounier, socialiste généreux engagé dans les grands espoirs déçus de l’avant-guerre, résistant exemplaire, membre de la Constituante de 1946, courageux avocat qui fut le premier à mettre en accusation les horreurs de la répression stalinienne, Georges Izard, initiateur avec François Mauriac et Albert Camus du mouvement d’idées en faveur de l’indépendance des peuples maghrébins, parce qu’il y allait de l’honneur de la France et de la dignité de l’homme.

     C’était cela le « cursus honorum » de cet enfant du Languedoc, de cet aristocrate fils d’instituteur qui avait uni son destin à celui d’une fille de la plus vieille Bretagne. Lui aussi était, à sa manière, une exception, un marcheur hors des sentiers prudents. Conseiller des rois, défenseur des pauvres, il était le juriste avisé dont les plus grands intérêts recherchaient l’arbitrage, et qui préférait la conciliation efficace à la gloire personnelle d’une plaidoirie spectaculaire.

     Que d’hommes importants, en tous domaines et de toutes nations, passèrent dans son vaste bureau, tapissé de livres, du boulevard Saint-Germain ; que de drames se dénouèrent là ; que d’amitiés s’y nouèrent ; que d’idées y prirent densité ; que d’actions y furent entreprises !

     Il dominait sa profession par la richesse et la puissance d’un esprit universaliste. Philosophe de L’Homme est révolutionnaire, historien de la Convention, mystique, comme en témoigne sa vie de Sainte Catherine de Gênes dont je m’honore d’avoir été, avec Daniel-Rops, un peu responsable, Georges Izard plus encore qu’un juriste était un juste.

     Il fut trop peu de temps parmi nous ; trop peu de temps nous avons pu profiter de la gerbe de savoir et de qualités qu’il nous apportait ; trop peu de temps nous avons pu entendre dans nos rangs sa parole si chaudement timbrée, trop peu de temps nous avons vu ici son visage marqué d’intelligence, et qui faisait penser au masque de Pascal ou à celui de Léopardi.

     L’amertume de cette maison, c’est d’y voir disparaître les aînés les plus admirés, les alliés les plus constants, les amis les plus chers. Après dix ans, on en a le cœur crispé.

     Et cette douleur-là ne peut être dénouée que par la joie de voir entrer des amis également chers et également estimés.

     Adieu Georges ; bienvenue Maurice !... Dieu veuille, Monsieur, que vous soyez heureux parmi nous.