Réponse au discours de réception de Maurice de Broglie

Le 31 janvier 1935

Louis BARTHOU

RÉPONSE

M. LOUIS BARTHOU[1]
Directeur de l'Académie française

AU DISCOURS

DE

M. LE DUC DE BROGLIE

 

MONSIEUR,

C’est le hasard seul qui m’a valu l’honneur périlleux de vous recevoir. Je crains qu’il n’ait pas bien fait les choses. Quoique l’Académie se plaise aux contrastes, celui qui nous oppose aujourd’hui l’un à l’autre ressemble trop à une gageure. Vous êtes un homme de science, qui ne s’est pas laissé gagner, ou perdre, par la politique. Je suis un homme politique, qui s’est parfois aventuré dans l’étude de l’histoire, mais auquel les sciences sont trop étrangères. Au lycée de Pau, la physique surtout m’effrayait. Je ne rougis pas, même devant vous, de cet aveu. Le confrère éminent dont vous-avez apprécié l’œuvre avec tant de pénétration et de justesse avait, lui aussi, une singulière inaptitude aux mathématiques. Qui donc, à l’époque où nous sommes, peut se flatter de tout savoir ? L’encyclopédie des connaissances auxquelles est arrivé le génie humain découragerait Diderot lui-même.

C’est déjà beaucoup de pouvoir cultiver son jardin. Il y en a eu deux dans votre vie laborieuse. Vous avez émigré de la marine dans la science ; mais, à chacune de ces étapes, vous avez développé un don d’observation qui me paraît être la loi naturelle et fondamentale dont dérivent toutes les qualités de votre esprit. Il explique le discours que nous venons d’applaudir.

Quoiqu’il y ait eu de grands historiens dans votre famille, je ne rattache pas aux lois toujours incertaines de l’hérédité l’analyse si pénétrante que vous avez faite du talent de M. de La Gorce. Je veux avoir l’impartialité de vous laisser en propre le bien qui vous appartient. Tous les problèmes, quelles que soient leur origine et leur complexité, se rattachent à une méthode commune dont Descartes a établi des lois, qui ne se prescrivent pas, et que Claude Bernard a rajeunies. Vous leur avez obéi avec une fidélité scrupuleuse. L’œuvre de M. de La Gorce, si différente de toutes vos occupations, vous imposait le devoir d’en rechercher les sources, d’en contrôler l’exactitude et d’en mesurer la durée. C’était une sorte d’investigation d’un caractère nouveau qui s’offrait à votre curiosité : vous y avez appliqué vos procédés habituels, en leur ajoutant ce sens humain qui seul donne la vie aux abstractions. Votre portrait est ressemblant. Nous y avons retrouvé l’essence des livres que nous admirions, et la vraie figure de l’homme que nous respections. Je n’aurais rien de plus à en dire si la tradition académique ne me faisait un devoir de prolonger, au risque de l’affaiblir, votre éloquent éloge.

Il ne m’en coûte pas, Monsieur, de m’y associer. Je n’ai eu que de rares occasions de fréquenter M. de La Gorce ; mais j’ai senti chaque fois tout ce qu’il y avait de noble dans son caractère et de généreux dans son cœur. Comme M. Thureau-Dangin, qu’il avait remplacé au milieu de nous, « il était peu enclin aux expansions verbales ». Quoiqu’il ne fût Breton que par le hasard de la naissance et que le Languedoc fût sa patrie d’origine, il ne se livrait pas tout de suite. Quand je lui fis ma visite académique, je trouvai en lui « plus de courtoisie que d’animation». Ce sont des entretiens toujours difficiles, où chacun des interlocuteurs joue un rôle différent, puisque l’un juge les mérites et l’autre les compliments,... les promesses. Pour évoquer ma première rencontre avec M. de La Gorce, je ne saurais mieux faire que de lui emprunter cette formule, si joliment nuancée, où il a donné l’impression de sa première visite à M. Thureau-Dangin : « J’ai le souvenir de phrases bienveillantes, mais brèves, un peu tombantes, qui n’appelaient que des réponses courtes, un peu tombantes aussi. » Le hasard de la conversation me servit, ou peut-être aussi la malice instinctive d’un candidat qui veut plaire. En écrivant un livre sur Lamartine orateur, j’avais apprécié l’impartialité avec laquelle l’auteur de l’Histoire de la Seconde République française avait jugé l’illustre poète devenu, ou ayant voulu devenir un homme d’État. Du coup, le ton de l’entretien changea. M. de La Gorce se prêta avec une souriante bonne grâce à une discussion où j’eus tout loisir d’apprécier son clair bon sens, sa robuste finesse, sa loyauté renseignée et cette bonne foi qui a inspiré toute son œuvre. Mon élection à l’Académie nous rapprocha. À le mieux connaître, mon estime s’accrut. Je compris la délicatesse du geste désintéressé qui l’avait transformé de magistrat en historien. Quoi qu’il fît ou qu’il dît, il n’obéissait qu’à une conviction profonde. Toute son œuvre atteste une sincérité que ses adversaires eux-mêmes ont reconnue. Il a pu commettre des erreurs ; il n’a jamais eu de complaisances.

Peut-être y avait-il quelque témérité à entreprendre, vingt ans après la chute de Napoléon III, l’Histoire du Second Empire. Tant de témoins vivaient encore qui avaient été les collaborateurs de la gloire ou les artisans de la débâcle ! Que dire sans eux ? Que dire contre eux ? M. de La Gorce hésita ; mais, quand il eut pris son parti, il se mit au travail avec un courage obstiné que rien ne devait plus ni rebuter ni ralentir. Ce grand livre honnête demeure. Les documents officiels qui ont été publiés depuis n’en ont pas démenti le mouvement général et les données essentielles. Certes, il est susceptible de retouches et je n’oublie pas qu’ici même M. Henri de Régnier y ajouta, dans une admirable synthèse, un complément que l’histoire littéraire exigeait. J’estime seulement qu’on ne pourra plus se passer de ce livre pour écrire l’histoire définitive, s’il y a quelque chose de définitif en histoire, d’un règne de dix-huit ans que trop de passions ont dénaturé et défiguré.

Après cet effort, couronné d’un succès mérité, notre confrère aborda, avec l’Histoire religieuse de la Révolution française, un sujet non moins délicat que ses illustres aînés, un Sorel, un Taine, un Vandal, n’avaient pas traité, et qui n’avait pas encore passé du domaine de la polémique dans celui de l’histoire. Le talent n’avait pas faibli, ni le style, vigoureux et sobre, ni la méthode, ni l’ordonnance, ni cet art, puissant et ramassé, qui groupe les événements dans de larges fresques où passe la vie. Je ne peux pourtant me défendre d’une réserve. La volonté d’être impartial reste la même chez M. de La Gorce, et je lui rends sincèrement cet hommage ; mais sa foi chrétienne est si agissante et si forte qu’il ne résiste pas à son appel. D’autre part, le magistrat se retrouve et il dresse un réquisitoire. Certes, je déteste, comme M. de La Gorce, les crimes commis contre la liberté, au nom d’une fausse et injurieuse liberté ; mais il me semble parfois que ses commentaires et ses conclusions ne tiennent pas assez compte des difficultés où se débattait un monde nouveau. Sans prétendre, avec une parole célèbre et impie, que « la Révolution est un bloc », il y a, dans la série de ses bouleversements, un lien qui ne les justifie pas tous, mais qui les rattache les uns aux autres et les explique. Cela dit, il y a des discussions qui conviendraient mal au lieu où nous sommes. Ne craignez donc pas, Monsieur, que je m’engage plus avant ni même que j’invoque, sans sortir de votre maison, les Considérations éloquentes de Mme de Staël, ou la courageuse profession de foi de votre grand-père, qui, en 1869, affirmait, comme une hérédité de trois générations, le dévouement de sa famille aux « glorieux souvenirs de 1789 ». Je préfère saluer avec vous, dans l’œuvre de M. de La Gorce, l’effort continu d’une conscience dont l’impeccable probité reste une exemplaire leçon.

Cette probité, intellectuelle et morale, est aussi, Monsieur, le trait essentiel de votre belle carrière. Partout où vous avez passé, elle vous a valu une sympathie et une estime unanimes. Il ne vous a pas suffi de porter un grand nom : vous avez voulu, pour vous en rendre digne, renouveler son éclat. Votre vie a été singulièrement laborieuse et féconde.

D’abord, et pendant onze ans, vous avez appartenu à la marine. Après avoir fait vos études au collège Stanislas, vous êtes reçu premier à l’École navale. Qui avait fixé ce choix initial ? Vous m’avez dit, au cours de ces confidences où s’élaborent les réceptions académiques, que vous aviez été intéressé dès votre enfance par la philosophie naturelle et par les questions qui touchent à la constitution de la matière. Etait-ce le chemin de l’École navale ? Je m’en rends mal compte. Je sais seulement que votre composition française fut excellente. Vous deviez exprimer une opinion sur les vers où Horace, — l’Horace de notre grand Corneille, — exalte, avec une frénésie joyeuse et un peu sauvage, la gloire de servir son pays contre qui que ce soit et en étouffant tous autres sentiments. J’ai pu lire votre dissertation, dont j’ai goûté la sobriété, la fermeté, l’indépendance. Vous ne désavouez pas Horace, chez lequel vous discernez l’amour que la Rome antique inspirait à ses fils ; mais vous opposez, et vous n’êtes pas loin de préférer à sa « férocité révoltante » la tristesse héroïque de Curiace. Vous êtes moins Romain qu’humain. Vous sentez bien que les héros de Corneille sont en dehors de la commune mesure, et vous concluez que le grand auteur dramatique a voulu, par le contraste de ces deux caractères, « rendre vivant devant nous le tableau de ce combat héroïque où plus de tristesse et de larmes attendent le vainqueur que le vaincu ». Pour un candidat de dix-huit ans, ce n’est vraiment pas mal.

Quoique la marine ne fût pas, — vous l’avez dit et prouvé, — votre véritable vocation, vous pûtes garder à la sortie de l’École navale, en 1895, le rang que vous aviez conquis à l’entrée. Vous étiez ainsi, sur le Borda, le major de votre promotion. C’était un rôle d’autant plus difficile que le commandant supérieur paraissait manquer, en cette année-là, de la psychologie nécessaire pour discipliner de jeunes ardeurs. Il régnait à bord un véritable énervement. La seconde année connut même une bataille violente qui dressa à poings levés et tombants une moitié de la promotion, sortie des établissements libres, contre l’autre, celle des lycées. « Tiens, disait-il en ricanant une quartier-maître, voilà les républicains qui se cognent avec les royalistes ! » La sévérité peu judicieuse des chefs exalta les esprits au lieu de les calmer. Votre jeune influence, faite de droiture et de tact, arrangea cette déplorable affaire. Tous vos camarades vous aimaient et beaucoup déjà vous admiraient. « Réservé et silencieux, timide et doux, un peu distant et un tantinet distrait, mais sérieux et serviable », tel vous apparaissez encore à l’un de ces camarades auquel vous avez laissé l’impression « d’un grand lévrier de race pure au milieu de mâtins déchaînés ». En quelques jours, vous aviez réussi à calmer les colères, à panser les plaies, à rétablir l’ordre, à refaire l’union. Il faut beaucoup d’autorité pour jouer un tel rôle, et vous n’aviez que vingt et un ans !

À cette époque, la marine à voile tenait encore une grande place dans la composition de la flotte française. Ainsi, l’escadre du Nord comptait plusieurs unités munies de voilure. J’imagine leur aspect archaïque. Mais comme leur poésie évocatrice invitait au rêve des navigations lointaines !

 

Vois sur ces canaux

 

Dormir ces vaisseaux

Dont l’humeur est vagabonde ;

C’est pour assouvir

Ton moindre désir

Qu’ils viennent du bout du monde.

 

J’ignore si vous êtes sensible au rythme baudelairien. Et, d’après la suite de votre vie, je ne crois pas que vous ayez l’humeur vagabonde, surtout au degré d’obsession où elle se manifestait chez votre illustre camarade et prédécesseur, Pierre Loti. Cependant, alors que vous serviez dans l’escadre de la Méditerranée, un de vos chefs écrivait sur vous : « Je ne doute pas qu’en appliquant sa vive intelligence aux choses de la mer, M. de Broglie ne devienne un officier accompli. »

Mais, cinq ans plus tôt déjà, un autre de vos chefs, plus perspicace, avait prophétiquement discerné votre véritable avenir, car il vous notait comme un « esprit très ouvert à l’étude des sciences exactes » et il voyait en vous « l’étoffe d’un futur savant ».

C’est de ce côté, en effet, que vous portaient votre goût et votre destinée. La Faculté d’Aix vous conféra le diplôme de licencié ès sciences. Mais ce détournement de vocation ne plut pas à votre famille, quoique votre père, Victor de Broglie, eût jadis cumulé le titre de bachelier ès sciences avec les licences des lettres et du droit. Je l’ai connu, pendant quatre législatures, à la Chambre des députés, où il représenta, de 1893 à 1906, le département de la Mayenne, auquel le rattachait son mariage. Secrétaire d’ambassade, il avait, par scrupule de conscience, donné sa démission après la retraite du maréchal de Mac-Mahon. Discret, réservé, quoiqu’il eût une grande distinction d’esprit, il s’occupait des questions agricoles. Il semblait soucieux de ne pas diminuer par une action politique trop directe le nom célèbre qu’il portait. Et puis il était du côté des vaincus, son père, dont il fut le chef de cabinet, ayant perdu la partie du Seize-Mai.

Comme chef de famille, votre aïeul Albert, duc de Broglie, exerçait une grande autorité. Il en usa pour essayer de vous ramener dans le droit chemin ; il vous écrivait : « Tu pourras toujours revenir aux études scientifiques à la fin de ta carrière ; la Science est une vieille dame qu’on peut courtiser plus tard, et qui ne craint pas les hommages des gens mûrs. Les Académies ne font pas le bonheur : Discite moniti. »

Aucune voix n’aurait pu vous influencer davantage. Mais votre vocation ou, comme disait Renan, « le décret mystérieux qui fait les vocations humaines » l’emporta. Connaissez-vous les premiers vers de ce Pauvre diable, où l’ironie cruelle de Voltaire s’exerce aux dépens de Fréron, de Lefranc de Pompignan et de Gresset ? Peut-être, car le plus illustre de vos aïeux militaires y est nommé avec une juste faveur :

 

Qui vous retient ? Allez : déjà l’hiver

A disparu ; déjà gronde dans l’air

L’airain bruyant, ce rival du tonnerre ;

Du duc de Broglie osez suivre les pas ;

Sage en projets, et vif dans les combats,

Il a transmis sa valeur aux soldats ;

Il va venger les malheurs de la France…

 

Tel est le conseil donné au pauvre diable, incertain de son destin, qui ne sait à quel état se vouer. Chacun doit consulter ses goûts.

 

Il faut s’instruire et se sonder soi-même,

S’interroger, ne rien croire que soi,

Que son instinct ; bien savoir ce qu’on aime ;

Et sans chercher des conseils superflus,

Prendre l’état qui vous plaira le plus.

 

Je vous accorde qu’il y a de meilleurs vers dans la langue française et dans Voltaire lui-même, rimeur médiocre ; mais ils disent bien ce qu’ils veulent dire, et comme ils précèdent l’éloge du maréchal de Broglie, je ne crois pas vous faire injure en vous les appliquant. Seulement, Voltaire en parle à son aise. Il n’est pas toujours facile, quand on s’est interrogé sur ce que l’on aime, de prendre l’état que l’on a choisi et de passer outre aux conseils de sa famille. Vous en fîtes l’expérience, Monsieur, en sacrifiant, pour un temps, votre véritable vocation. N’est-ce pas à vous, au moins autant qu’à M. de La Gorce, que vous avez pensé quand vous disiez tout à l’heure : « Dans les familles qu’une longue tradition a vouées aux charges et aux fonctions de l’Etat, l’exercice de celles-ci parait presque un devoir, tandis que les carrières plus nouvelles et plus indépendantes sont regardées avec une sorte d’effroi » ? L’effroi et les instances de vos parents vous retinrent, contre votre gré, dans la marine, où vous fûtes promu enseigne de vaisseau en 1899. Le respect filial vous fixa pendant deux ans à bord de la canonnière Achéron — un nom peu fait pour donner le goût de la vie ! — dans la base navale de Bizerte, condamné à une monotonie sauvage. L’arsenal actuel de Sidi-Abdullah n’existait pas. La station ne contenait que trois ou quatre petits navires et le goulet du lac, appelé à un avenir auquel est lié le sort de la France africaine, s’appelait la Baie sans nom. En 1901, vous revenez dans l’escadre de la Méditerranée, où vous êtes embarqué successivement sur les croiseurs Latouche-Tréville et Galilée, enfin sur le cuirassé Saint-Louis.

Au début de cette année 1901, vous perdez votre grand-père, le président du Conseil de 1873 et de 1877. Son testament n’était pas plus encourageant que sa lettre : « Je lègue à mon petit-fils Maurice le portrait du maréchal de Broglie qui se trouve dans le salon, à Paris, et un des exemplaires des discours de mon père qui se trouvent dans la bibliothèque, afin qu’il choisisse, entre les deux genres d’illustration de la famille dont il est le chef, celui dont il voudra se rendre digne. » C’était clair, et il n’y avait pas à se tromper sur les commandements de l’oracle. Militaire ou homme politique, maréchal ou ministre, voire même président du Conseil, qu’alliez-vous devenir ! Ah ! Monsieur, quel service vous m’auriez rendu, si vous aviez choisi la politique ! Vous auriez été président du Conseil, puisqu’il y en avait déjà eu deux dans votre famille et que, partout, vous obtenez le premier rang. Ainsi, j’aurais prolongé jusque sous la Coupole, avec un ordre du jour de confiance tout prêt, débats qui nous auraient mis aux prises au Palais-Bourbon ou au Luxembourg ! J’admire trop la physique, même si je ne la comprends guère, pour vous garder rancune de votre décision. Je ne vous reproche même pas de vous être dérobé au conseil de votre grand-père. La Science n’est pas une aussi vieille dame qu’il le disait. Elle se renouvelle, elle se transforme et elle se pare avec un art que les Lettres elles-mêmes ne dépassent pas. Elle est coquette et elle sait se défendre ; elle ne cède que ce qu’elle veut donner ; elle a ses fantaisies et ses caprices, ses sourires et ses dangers ; elle ne se laisse conquérir que par ceux qui l’aiment et qui, pour preuve de leur amour, ont le génie de la rajeunir.

Vous vous êtes donné à elle définitivement, et par une prédilection exclusive, en 1904. La marine n’avait pas nui à ce rapprochement puisque, en 1902, votre première communication à l’Académie des sciences, qui portait sur l’application des galvanomètres thermiques à l’étude des ondes électriques, était née d’une recherche faite à bord des bâtiments de guerre. Et voici que s’ouvre devant vous une période de trente ans, au cours de laquelle, passionné pour la philosophie naturelle, vous demandez à la matière de vous dévoiler quelques-uns de ses arcanes les plus impénétrables, de vous laisser entrevoir le grand mystère de sa constitution.

Votre œuvre est abondante et complexe. Aux yeux d’un profane, elle semblerait dispersée et presque disparate. Il n’en est rien, et ceux qui peuvent vous suivre jusqu’au bout en ont démontré et admiré la « merveilleuse unité ».

La partie décisive, où vous vous engagiez avec une sorte d’instinct divinatoire, s’appuyait sur les conceptions nouvelles de la physique qui s’étaient affirmées dans les dix dernières années du dix-neuvième siècle. Quelques-unes des apparences du monde extérieur, et non les moindres, la structure des atomes, l’électricité et la lumière, révélaient des parentés inattendues. À leur tour, la découverte des rayons X et les phénomènes de la radioactivité ouvraient des chapitres, curieux jusqu’au miracle, qui transformaient la physique moderne. C’est dans ces chapitres que vous avez marqué votre place et inscrit votre nom auquel vous donniez une nouvelle parure.

L’unité de votre œuvre n’est pas moins faite de la méthode avec laquelle vous l’avez poursuivie que de votre attitude en présence du mystère.

Un de vos jeunes collaborateurs nous a montré comment les résultats d’une expérience font surgir en vous l’idée qui contient, en germe, toute l’explication du phénomène : « Cette idée semble d’abord cheminer d’elle-même ; puis elle s’approfondit, s’élargit ou se précise. Et, puissante comme un grand fleuve bien endigué, elle donne le mouvement à une expérience nouvelle, simple et, celle-là, décisive. »

Vous devez à cette méthode, ainsi heureusement définie, tout le succès de vos recherches.

Il me semble que je viens de dégager la direction de votre carrière, avant même d’en marquer les étapes essentielles. Les voici. De 1904 à 1913 vous étudiez l’ionisation des gaz, leurs trajectoires, leurs particules, leurs mouvements. Vos communications à l’Académie des Sciences se multiplient : je n’en compte pas moins de vingt et une, auxquelles il faut ajouter de nombreux articles de revues et des publications isolées. N’attendez pas de moi, Monsieur, que je leur fasse escorte. Entre une fausse science, qui ne tromperait personne, et l’aveu de mon incompétence, j’ai le courage de choisir le moindre risque. Que pourrais-je, d’ailleurs, contre ces armées, dont les noms ne figurent pas dans notre dictionnaire : les ions, les photons, les rayons gamma, les quanta..., et sans doute d’autres encore.

Je ne vous cacherai pas, Monsieur, que, dans mon impuissance, je vous envie. Quelle joie ne devez-vous pas à la découverte de tous ces phénomènes étonnants ! Il me semble assister à l’une de vos séances, en 1907. C’étaient les ions avec lesquels vous étiez aux prises. On savait que les gaz pouvaient, sous de certaines excitations, telles que les rayons X, devenir conducteurs de l’électricité, à la façon d’un métal on de certains liquides. Mais la théorie ne s’appuyait sur aucune preuve tangible. Cette preuve irréfutable, votre ingéniosité vous la procura, en chargeant le gaz de petites particules solides, à l’aide de poussières métalliques ou de fumées, que vous observiez à l’ultra-microscope. Quelle danse s’offrit à vos yeux ravis ! Les petits grains brillants voltigeaient, frétillaient, tourbillonnaient précipitamment. Cette expérience vous permit de voir au sein d’un gaz, et d’être le premier à voir des charges électriques, positives et négatives, transportées sur d’infimes poussières qu’agitait un vif mouvement brownien. C’est l’une des minutes que je vous envie. Je n’en connaîtrai jamais de semblable, et votre carrière en est pleine !

En 1913, vous abordez les rayons que Roentgen avait découverts en 1895. Au cours de cette année et de l’année suivante, l’Académie des sciences ne reçoit pas de vous moins de douze communications. C’est une partie essentielle de votre œuvre. Dans les expériences, déjà si remarquables, des grands physiciens allemand et anglais, MM. Laue et Bragg, voici que vous découvrez un horizon nouveau. Pour définir les merveilleux résultats de votre activité, j’emprunterai la voix autorisée de M. le duc de Gramont, qui, comme vous, membre de l’Académie des sciences, a rendu de si éminents services à nos industries de précision. Et, puisque notre compagnie fut instituée gardienne de toutes les belles traditions françaises, il me plaît de rappeler qu’en 1672 vos aïeux passaient le Rhin ensemble, sous le regard de Louis XIV. M. le duc de Gramont s’exprime donc ainsi :

« Vous avez, pour la première fois, appliqué l’analyse spectrale aux rayons de Roentgen ; vous avez montré que, semblables à la lumière qui vient des astres, ces rayons créés dans le laboratoire se réfractent et se réfléchissent comme elle, que leur spectre peut être enregistré sur la plaque photographique. Vous avez, pour cela, utilisé la structure réticulaire, si fine, des cristaux naturels qui remplace alors les réseaux que nous ne savons tracer qu’à une bien plus grande échelle. Grâce à la méthode du cristal tournant ou par le moyen du spectrographe à mica enroulé, vous avez pu obtenir les spectres des rayons X sous la forme habituelle des spectres lumineux et avec la même précision. Vous avez été plus loin encore dans le domaine des courtes longueurs d’onde, en créant une nouvelle méthode qui permet l’étude de radiations si petites qu’elles ne se prêtent plus à l’analyse cristalline... »

Dans un langage moins abstrus, moins cabalistique, notre grande poétesse, Mme de Noailles, a dit que vous êtes « le physicien des rayons invisibles », et je suis tenté d’ajouter que vous en êtes le magicien.

Brusquement, votre œuvre est interrompue. Le 27 juillet 1914, vous soumettiez à l’Académie des sciences une communication sur l’analyse spectrale des rayons Rœntgen et son application au cas des substances rares. Cinq jours après, c’était la guerre.

Vous êtes mobilisé dans les stations côtières de la T.S.F. de la marine. Le préfet maritime de Toulon vous remit un pli cacheté, dont l’ouverture ne devait être faite que sur des instructions spéciales. Que contenait-il ? J’imagine l’impatience de votre curiosité. Ce secret, en mer, vous rappela-t-il l’admirable Laurette d’Alfred de Vigny, ce chef-d’œuvre de la prose française ? Vous n’aviez pas à redouter le rôle tragique du capitaine du brick le Marat, qui emportait, dans une enveloppe scellée de trois cachets rouges, et pour ne l’ouvrir que dans les eaux du Tropique, l’ordre d’exécuter un jeune passager, inconscient lui-même de son propre sort. Votre destin fut meilleur. L’ouverture du pli scellé vous donna l’une des joies, et sans doute la plus grande, de votre vie maritime. Vous aviez sous les yeux un code secret de correspondance avec la flotte anglaise. Ce document attestait l’alliance conclue entre deux grandes nations pour la défense du droit et de la civilisation menacés par une attaque préméditée et brusquée, à laquelle l’Histoire impartiale refusera toujours l’ombre même d’une excuse atténuante.

Les recherches pour l’écoute sous-marine occupèrent votre compétence auprès de l’Amirauté française et de l’Amirauté britannique. L’attention de l’une et de l’autre s’était immédiatement portée sur le danger que couraient les sous-marins français et alliés en plongée complète qui, surveillant les côtes ennemies, étaient séparés du reste du monde. En 1917, un appareil de votre invention permit aux sous-marins de recevoir les signaux de la T.S.F. et d’être ainsi renseignés et dirigés. Vous avez bien servi, Monsieur, et d’une façon qui, cette fois, vous rattachait à l’une des deux illustrations de votre famille entre lesquelles votre grand-père vous avait laissé, un peu impérieusement, le choix. Quand il s’agit de défendre le pays, un Broglie ne regarde pas à la couleur du drapeau. Le drapeau, c’est la France qui commande.

Après la guerre, où vous êtes fait chevalier puis officier de la Légion d’honneur, votre activité revient à son domaine habituel. Les rayons X vous reprennent tout entier.

Pendant deux ans, la notice de vos titres et de vos travaux est relative à ces rayons. Mais voici qu’en janvier 1921, elle apporte, avec une communication sur les spectres corpusculaires des éléments, l’indice d’une orientation nouvelle. C’est le point de départ de vos principales découvertes, et qui vous appartiennent en propre. Vos pairs, car vous n’avez plus de maîtres, m’en ont démontré l’importance capitale. Je m’abrite derrière leur autorité pour proclamer qu’en créant ce nouveau genre d’analyse spectrale, vous avez fait accomplir à la physique atomique un progrès qui aurait suffi à vous assigner l’un des premiers rangs. Comment pourrais-je en dire davantage sans discuter les postulats de la relativité, sans aborder la doctrine d’Einstein ? Vraiment, ce serait trop me demander.

Mais je vous connaîtrais mal si je ne pouvais dire que, dans le domaine qui vous est propre, vous réussissez tout ce que vous entreprenez.

Actuellement, ce sont les transmutations artificielles et les rayons cosmiques qui vous occupent. Vous dirigez, dans cette zone d’investigations, toute une école, dont les élèves, qui vous respectent et vous aiment, se plaisent à proclamer l’indépendance que vous leur laissez. Parmi eux, votre frère, le prince Louis, lauréat du prix Nobel, et comme vous, membre de l’Académie des sciences, est déjà un maître. C’est dans votre laboratoire, sous vos yeux et sur vos conseils, que sa vocation s’est affirmée avec un éclat extraordinaire. Son goût naturel le portait vers la mécanique théorique et la philosophie des sciences. Mais vous lui avez appris que « les constructions théoriques de la science n’ont de valeur que si elles s’appuient sur les faits ». Et c’est ainsi qu’en découvrant la mécanique ondulatoire, il a imposé à l’élite scientifique du monde entier l’autorité de son nom.

Puisque je viens de mentionner vos recherches sur la désagrégation artificielle, je m’en voudrais de ne pas ajouter qu’elles se développent avec une rapidité que l’un de vos collaborateurs a qualifié d’explosive. « La forteresse du noyau des atomes », comme vous l’avez appelée d’un vocable militaire que semblent vous avoir dicté vos aïeux, vous a ouvert ses portes, qui avaient si longtemps résisté au siège des physiciens. C’est un progrès considérable. Peut-on en mesurer la portée. ? S’il faut vous en croire, les faits déjà connus permettraient de concevoir, sans trop d’audace, une sorte de supercherie prodigieuse, effarante. N’allons-nous pas revenir à l’alchimie du moyen-âge ?... Mon imagination s’éblouit et s’aveugle des « lumières nouvelles » que vous nous préparez.

Les résultats, que vous avez obtenus au cours de ces trente années laborieuses, vous ont-ils révélé une philosophie de la physique, comme les mathématiques à Henri Poincaré et la chimie à Marcelin Berthelot ? Vos œuvres, qui sont toutes d’un caractère expérimental, n’en portent aucune trace. Je me suis appliqué à rechercher cette philosophie, dans l’espoir de me rencontrer avec vous sur un terrain qui me serait moins inaccessible que celui de la physique pure. Si vous n’aviez prononcé à Nancy, en juillet 1931, un discours au nom de l’» Association française pour l’avancement des sciences », j’en serais réduit à des hypothèses. Vous y traitez un des plus graves problèmes qui se soient jamais posés devant l’esprit humain, — la question de savoir s’il faut changer la signification traditionnellement attachée à l’idée de loi naturelle et, par suite, toutes les catégories de notre entendement. Depuis le fameux théorème d’Heisenberg sur « le Principe d’incertitude », ce problème redoutable ne peut plus être éludé. Vous comprendrez même que j’éprouve quelque orgueil à rappeler, sous cette coupole, que, dès 1864, notre illustre Taine, s’inspirant de Stuart Mill, osait écrire : « Pratiquement, nous pouvons nous fier aux lois naturelles. Mais il n’est pas certain que tous les événements arrivent selon des lois. »

Vous ne rejetez pas le déterminisme » hors de la citadelle des lois scientifiques » ; mais vous demandez si, dorénavant, « le problème du continu et du discontinu » ne doit pas être examiné sous un aspect nouveau. Ce sont vos découvertes sur les corpuscules et sur les ondes qui ont le plus contribué à susciter en vous ces inquiétudes. Il vous est apparu que les prédictions scientifiques peuvent n’avoir plus la même valeur. S’il est exact que « la liaison de l’antécédent au conséquent n’est plus rigoureusement assurée », ou plutôt si nous devons renoncer à jamais constater cette rigoureuse liaison, le déterminisme absolu, qui était le dogme et l’axiome des théories anciennes, devient conjectural.

Ainsi, les lois physiques ne seraient plus infaillibles elles n’exprimeraient plus que des probabilités, se rapportant à des valeurs moyennes. Ainsi, la Nature, la sublime Nature, aurait pris malicieusement ses dispositions pour épuiser nos efforts, dérouter nos recherches et s’amuser, quand il lui plaît, de nos curiosités sacrilèges.

Les oracles de la Science ne seraient-ils donc pas moins décevants que les autres ?

Si je ne craignais de vous choquer, Monsieur, je vous avouerais qu’en vous lisant, je me rappelais malgré moi ce qu’un de mes amis, grand sceptique, me contait naguère et dont se régalait son dilettantisme raffiné. Il m’assurait, d’après les plus sérieux témoignages, que le temple de Delphes portait, gravée au seuil du parvis, cette inscription prémonitoire :

Apollon sait tout, le passé, le présent, l’avenir ; mais il se réserve de tromper ceux qui l’interrogent.

Quelle habile précaution ! Il n’en faut pas plus pour inspirer confiance à la crédulité humaine.

Alors, quoi ? C’est la faillite de la science ? Non certes ! Un tel propos, dans votre bouche, ne serait pas moins qu’un blasphème, une apostasie. Et je garantirais que l’idée ne vous est jamais venue.

Vous admettez seulement que, jusqu’ici, nous nous sommes fait une image trop simple du mécanisme universel et que la faute en est surtout à la faiblesse de nos organes. Mais vous délimitez soigneusement « les marges de l’incertitude », et vous persistez à croire que l’ancienne loi de causalité est encore le meilleur guide, le seul fil conducteur, qui puisse nous orienter dans le dédale inextricable des événements naturels.

Ah ! comme vous l’aimez, cette science fallacieuse, que vous appelez « une maîtresse énervante ! » Et comme vous avez raison de proclamer que, malgré toutes ses tromperies, jamais les hommes ne se détourneront d’elle, parce que c’est en elle qu’ils chercheront toujours l’accomplissement de leur destin et l’apaisement de leur éternelle inquiétude !

Voilà pourquoi, selon vous, la science deviendra, de plus en plus, l’armature des sociétés modernes. Et vous en tirez aussitôt une conséquence pratique : c’est que la France doit subvenir moins parcimonieusement à ses foyers de culture désintéressée. Il y va, pour elle, de sa force, de son prestige, de tout son avenir. Vous insistez donc pour que les pouvoirs publics prouvent autrement que par des promesses l’intérêt qu’ils portent aux efforts des jeunes gens attirés par l’idéal scientifique. Il ne faut pas que leur vocation soit une sorte de folie stérile qui risque de les conduire dans une impasse : elle doit être une carrière qui leur procure le moyen de vivre avec dignité en poursuivant leurs recherches laborieuses.

Je me figure quel étonnement vos ancêtres doivent éprouver quand, du haut de leurs cadres, ils vous voient méditer ces graves problèmes dans le château de Broglie. Autour d’eux, le paysage n’est pas changé, ce paysage que votre sœur, Mme la comtesse Jean de Pange, nous dépeint si délicatement, cette charmante vallée où la Charentonne traîne lentement sa robe toujours verte entre les pâturages et les coteaux boisés ! « La petite ville de Broglie, toute couronnée de feuillage, s’étire au soleil levant, nonchalamment couchée au pied de son château dont le donjon seigneurial, dressé sur un éperon rocheux, domine de très haut le clocher de l’église romane... »

Il n’y a guère plus d’un siècle que votre arrière-grand-père, Victor de Broglie, s’y réinstallait après la tourmente révolutionnaire dont il avait flétri les excès sans en renier les principes. Ne venait-il pas de prononcer des discours retentissants contre la loi du sacrilège et contre le milliard des émigrés ? Il appartenait à l’opposition libérale et on pouvait le voir, sur la place de Bernay, au grand étonnement des partisans de M. de Villèle, causer avec le neveu d’Etienne Lindet, l’évêque constitutionnel de l’Eure, et même avec un acquéreur de biens nationaux qui s’était approprié ainsi un lambeau du duché de Broglie. Ce pair de France accordait la simplicité de ses manières avec le libéralisme de ses opinions.

J’ai relu, pour vous faire accueil, les Mémoires de votre grand-père, dont la haute allure s’humanise à ces souvenirs. « Les survivants se rappelaient encore le vainqueur de Sondershausen et de Bergen dans sa fière tenue militaire ou son costume de parade, tantôt présidant aux réunions de toute la noblesse de la contrée, tantôt venant prendre solennellement place à son banc de l’église pour s’y faire encenser par le curé, ou bien traversant la campagne, au grand galop de son cheval, suivi d’une armée de chasseurs, d’écuyers, et de piqueurs qui franchissaient toutes les clôtures et ne respectaient rien sur leur passage. Ils ne pouvaient revenir de leur surprise en rencontrant le nouveau duc, seul, à pied, se promenant la canne à la main, dans un costume sévère mais simple, qui n’avait rien de chevaleresque... »

Cette simplicité était l’expression naturelle d’une bonté profonde, à laquelle s’associait votre arrière-grand’mère, la fille de Mme de Staël, qui, encore belle, rappelait la vivacité si originale et le charme séducteur de son illustre mère. En 1832, le duc et la duchesse de Broglie, après avoir échappé au choléra à Paris, revinrent sur leurs terres. L’épidémie avait jeté l’effroi parmi les habitants. Ils les soignèrent eux-mêmes, physiquement et moralement, avec un dévouement qui allait jusqu’à ensevelir les morts de leurs propres mains.

Capable d’un même courage, vous avez, Monsieur, la même simplicité. Vous êtes maire de Broglie depuis vingt-trois ans, toujours élu le premier sur votre liste. Je ne me hasarderai pas à vous faire une place dans l’orthodoxie républicaine. Peut-être êtes-vous un hérétique. Du moins, vous n’êtes pas un militant. La science vous a éloigné de la politique. Je sais, et je le dis dans un moment où je suis sûr de ne vous compromettre ni l’un ni l’autre, que vous êtes estimé par votre préfet. Le Seize Mai est déjà bien loin, et, d’ailleurs, vous n’aviez que deux ans ! Comment l’auriez-vous fait si vous n’étiez pas né !

Quand vous retournez au château de Broglie, vous y retrouvez les grands souvenirs de votre famille ; mais d’autres aussi vous sont chers. Il y a dans le château un pavillon qui porte le nom de Mérimée. C’était un avocat au Parlement de Rouen, très versé dans le droit féodal que le maréchal de Broglie avait appelé auprès de lui pour gérer son domaine. Le petit-fils de cet excellent homme fut l’auteur de Carmen et de tant d’autres chefs-d’œuvre. Non loin du château, à l’ombre du vieux clocher, il y a la maison où naquit le grand Fresnel, dont le père avait épousé une fille de l’intendant. Je suis sûr que vous avez souvent médité, devant cette maison, sur le problème des destinées. À côté d’une très noble famille, là vôtre, dont l’ancienneté connue remonte au Xe siècle, voici la modeste demeure d’un savant illustre qui a substitué aux conceptions de Newton sa théorie de la transmission de la lumière. Ainsi, le génie conquiert des droits égaux à ceux que l’hérédité transmet, et le petit-fils d’un tailleur de pierres peut inscrire dans l’Histoire un nom qui ne pâlit pas devant celui du glorieux maréchal célébré par Voltaire. Le hasard fait bien les choses, quand il s’avise de ramasser dans un coin de France, où l’immortalité a passé, le château des Broglie, le pavillon du grand-père de Mérimée et la maison natale de Fresnel. Comme ce paysage de la terre normande nous fait bien sentir l’éloquente solidarité de nos gloires historiques !

Votre aïeul Albert vous écrivait jadis que les Académies ne font pas le bonheur : vous avez brillamment prouvé qu’elles ne s’y opposent pas. Votre entrée à l’Académie des sciences a précédé votre élection à l’Académie française. Mais de combien d’autres compagnies savantes ne faites-vous pas partie à l’étranger, en Angleterre, en Russie, en Italie, aux Pays-Bas, en Tchécoslovaquie, en Suède ? Si je nomme particulièrement l’Université d’Oxford, dont vous êtes docteur honoris causa, ce n’est pas seulement en raison de son illustration ; mais parce que vous y fûtes reçu en 1922 avec Clemenceau et Mgr Batiffol. Quel symbole de l’union sacrée ! L’ancien président du Conseil, qui avait réparé tant d’injustes erreurs pendant l’année héroïque où il sauva la France, n’avait pas perdu le mot pour rire. On se faisait des politesses avant d’entrer dans l’amphithéâtre où la cérémonie devait se dérouler. Vêtu d’une robe archaïque et couvert d’un chapeau qui ressemblait peu à son légendaire bonnet de police, Clemenceau s’amusait de son déguisement. « Je me fais, dit-il tout à coup, l’effet de François 1er. » Il n’entrait pas. Mgr Batiffol le poussa doucement. « Passez, Monsieur le président, nous vous servirons de diacres. » On était reçu en latin. Si le grec avait été la langue admise, le vieux jeune grand homme aurait été capable de s’en servir. Quand le Recteur l’appela tiger gallicus, sa moustache frémit. Les diacres ne songèrent pas à rire : ils étaient fiers de l’hommage que l’Angleterre, alliée loyale, rendait au chef clairvoyant et résolu qui avait assuré la victoire commune par l’unité, trop longtemps différée, du commandement.

Je ne sais pas, Monsieur, quels diacres vous ont accompagné jusqu’à la porte de l’Académie française ; mais je n’ai pas le moindre doute sur la qualité si rare des titres qui vous introduisent au milieu de nous. Soyez sûr qu’il n’a pas dépendu de ma bonne volonté que ce discours ne leur ait donné toute leur force expressive. J’ai fait de mon mieux, avec la plus sincère sympathie, pour remplir un devoir auquel rien ne me prédestinait. Pourtant, si vous avez senti derrière mes paroles la haute estime qui vous accueille dans cette séance solennelle, je n’aurai pas accompli un effort stérile.

Quand on porte un nom comme le vôtre, il est difficile de s’y égaler : vous avez réussi à y ajouter. Le vers altier d’Alfred de Vigny sur ses ancêtres :

 

Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi,

 

ce vers-là n’est pas votre devise. Vous avez la juste fierté de descendre de vos aïeux. Il n’y a pas en vous, au point où ils les ont portés, ce goût des armes, ce culte des Lettres ou cet amour de la vie publique, dans lesquels ils s’illustrèrent ; mais la science, pas plus que la poésie, n’est une carrière « sans beauté ». Vous en avez fait votre domaine. Dans cette voie nouvelle, vous ne vous êtes pas contenté d’accroître l’héritage paternel : vous avez enrichi par vos belles découvertes le patrimoine national.

Ainsi vous étiez digne d’entrer à l’Académie française, puisque vous êtes, parmi les artisans de l’œuvre scientifique et parmi les plus grands, l’un de ceux qui auront le mieux contribué au rayonnement de la France.

 

[1] M. Louis Barthou, directeur, qui devait accueillir M. Maurice de Broglie, étant mort le 9 octobre 1934, l’Académie a désigné M. Maurice Paléologue pour le remplacer.