Réponse au discours de réception de Marie-Jean-Pierre Flourens

Le 3 décembre 1840

François-Auguste MIGNET

RÉPONSE DE M. MIGNET

AU DISCOURS DE M. FLOURENS

 

Monsieur,

De tout temps l’Académie française s’est fait un devoir d’accueillir au milieu d’elle des membres de l’Académie des sciences. Fondées l’une et l’autre dans ce siècle, aussi grand par ses découvertes que par ses chefs-d’œuvre, qui a eu la gloire de produire Descartes et Corneille, Pascal et Molière, Huyghens et la Fontaine, Leibnitz et Bossuet, Newton et Racine, ces deux Académies étaient appelées à cimenter l’étroite alliance des lettres et des sciences par le commerce, et en quelque sorte par l’échange de leurs grands hommes. Aussi l’Académie des sciences, voulant donner à ses travaux l’influence de la clarté et de la popularité de l’esprit, emprunta Fontenelle à l’Académie française pour en faire auprès du public son ingénieux interprète. Depuis lors, les savants apprirent à devenir écrivains, et au lieu de se servir, comme dans l’ancienne Égypte, pour employer les paroles mêmes de Fontenelle, d’une certaine langue sacrée entendue des seuls prêtres et de quelques initiés, ils adoptèrent la langue de tout le monde, et ne crurent plus que découvrir avec génie les dispensaient d’écrire avec talent. La révolution opérée à cet égard fut si féconde, que l’Académie française s’associa bientôt le plus grand des naturalistes comme le plus magnifique des écrivains, et qu’elle trouva dans le profond géomètre qui, à l’Académie des sciences, continuait Newton et rivalisait avec Euler, un élégant organe des lettres et l’un de ses plus célèbres secrétaires perpétuels.

Cette utile intimité qu’ont maintenue autrefois entre les deux corps Buffon, d’Alembert, Maupertuis, la Condamine, Condorcet, Bailly, Vicq-d’Azir, a été renouvelée de nos jours par trois hommes du premier ordre, Laplace, Fourier, Georges Cuvier. Mais après les avoir perdus, l’Académie française ne comptait plus dans ses rangs aucun représentant de la science. Tant de glorieux souvenirs, et la fidélité à une coutume déjà plus que séculaire, la disposaient à porter ses suffrages sur un membre de l’illustre compagnie à laquelle vous appartenez à plus d’un titre ; votre mérite, Monsieur, l’y a décidée. Elle a ajourné un moment les lettres, pour renouer, en vous choisissant, avec les sciences.

Ce n’est pas la première fois que votre voix s’est fait entendre et applaudir dans cette enceinte. Il y a plus de quinze années que vous siégez à l’Institut, et il y en aura huit bientôt que vous venez annuellement ici rattacher les progrès des sciences naturelles aux travaux des hommes éminents qu’elles ont perdus. C’est là, Monsieur, que, par vos éloges historiques, vous vous êtes désigné, presque sans le vouloir, au choix de l’Académie.

Ce genre de littérature que vous avez regardé, non sans raison, comme une des richesses propres à la France, et qui devait naître dans le pays où la bienveillance des sentiments et la politesse des habitudes commandaient de juger en louant, a donné des modèles exquis. Vous les avez étudiés sans les imiter, et vous venez d’apprécier avec goût ces maîtres de la louange que vous aviez continués avec succès. Après l’esprit de Fontenelle, la finesse judicieuse de d’Alembert, la hardiesse philosophique de Condorcet, la savante et gracieuse abondance de Cuvier, vous avez su vous distinguer encore en vous montrant exact dans vos vues, simple dans vos formes, ferme dans vos jugements, précis dans votre langage, plus sobre de traits qui plaisent que de vérités qui instruisent ; en n’admettant que les idées sorties du fond même de vos sujets ; en rapprochant avec habileté les méthodes des découvertes, et en ne séparant jamais l’histoire des savants de la marche de la science.

Cette manière nette et solide paraît surtout dans vos remarquables éloges de Georges Cuvier et de Laurent de Jussieu. Vous avez loué ces deux grands naturalistes comme ils méritaient de l’être, en les faisant connaître. Quand on vous lit, on admire le génie si vaste et en même temps si facile de Georges Cuvier qui, dans l’ordre des choses de la nature, semble avoir eu la capacité de comprendre tout ce que Dieu a eu la puissance de créer ; on se plait avec cette dynastie des Jussieu, qui a si doucement régné sur les plantes, et qui a introduit parmi ces belles et paisibles familles du monde végétal, la législation naturelle que Georges Cuvier a assignée aux races plus compliquées et plus indociles du monde vivant.

Les qualités que vous avez déployées dans vos éloges se remarquaient déjà dans les écrits où vous rendiez compte, avec une clarté soutenue et élégante, des travaux qui vous ont valu un rang si distingué dans la science de Haller et de Bichat. Je voudrais qu’il me fût donné de les rappeler dans un langage que vous ne trouvassiez pas trop inexact, et qui ne parût pas trop obscur à ceux qui m’écoutent. Tout se peut, je ne l’ignore point, pour qui sait bien s’y prendre, et la langue de Pascal et de Buffon n’est rebelle que pour ceux qui n’ont pas l’habileté de s’en servir. Brillante dans sa clarté, souple dans sa force, magnifique même dans sa sobriété, elle s’est prêtée à tous les besoins, elle a pris toutes les formes, elle a revêtu toutes les couleurs, et il n’est pas un fait, ni un objet, ni un être, ni une pensée qu’elle n’ait pu exprimer dans sa vérité, reproduire dans sa richesse, ou rendre dans sa profondeur. Mais il me faudrait un peu de cet art des grands maîtres pour exposer le sublime mécanisme de la sensibilité et du mouvement tel qu’il résulte de vos habiles expériences.

La belle science que vous cultivez, et qui s’est formée par des progrès successifs, avait à rechercher en dernier lieu la nature et les fonctions de cet appareil nerveux auquel est accordé, dans les êtres animés, le privilége de servir de lien entre l’esprit et la matière.

On savait depuis longtemps la distribution de cette substance merveilleuse qui, de son tronc principal, se rend par des rameaux symétriques aux divers membres du corps, où elle porte les ordres de la volonté, commande les opérations du mouvement, dirige les actes de la vie, et à la surface duquel elle va recevoir sur des points admirablement choisis, l’impression du monde extérieur à l’aide des rayons de la lumière, de la vibration des sons, du contact des objets, pour en transmettre au centre cérébral, d’où elle part et où elle revient, la vive sensation et l’indispensable connaissance.

Mais, à part les opérations en quelque sorte visibles des sens, on ignorait les facultés diverses attachées aux parties distinctes de cette organisation délicate. Il y a environ un siècle seulement, qu’un observateur original et profond, Haller, plaça la propriété exclusive de sentir dans les nerfs, et la propriété non moins exclusive de se contracter dans les muscles. En localisant ainsi les deux phénomènes fondamentaux de la sensibilité et du mouvement, il permit à ses continuateurs, au nombre desquels vous êtes, de saisir et de discerner les organes particuliers destinés à produire leurs divers résultats. Les belles recherches de Charles Bell et de votre savant confrère, M. Magendie, parvinrent à distinguer les nerfs de la sensibilité de ceux du mouvement volontaire.

Ce qu’ils ont fait pour les fonctions des nerfs, vous l’avez tenté pour les fonctions des centres nerveux, et vous avez déterminé le caractère propre et la limite précise de leurs opérations générales. À en croire des expériences que vous avez mis non moins de sagacité à exécuter qu’à concevoir, il existe dans le système nerveux trois principaux centres d’action où s’accomplissent les phénomènes d’ensemble qui contribuent à l’harmonieuse unité de la vie. Le premier (Le cerveau) reçoit et règle les sensations ; le second (Le cervelet) coordonne les mouvements volontaires du corps ; le troisième (La moelle allongée) est la cause impulsive de la respiration et le nœud même de l’existence. La suppression de l’un détruit l’intelligence et la volonté sans anéantir la faculté de se mouvoir, qui cesse d’être spontanée tout en demeurant régulière ; la suppression de l’autre trouble l’équilibre des mouvements sans altérer1’intelligence qui veut se faire obéir des muscles, et ne saurait plus y parvenir ; enfin, la lésion du dernier, dans son point central, suspend la respiration et produit subitement la mort.

De ces curieux résultats, le plus inattendu sans contredit est celui qui semble attribuer un cerveau particulier aux mouvements pour faire concourir avec une promptitude intelligente et un accord savant les divers membres du corps et les innombrables muscles des membres aux phénomènes généraux de la station, de la marche, de la course, du vol, dont l’accomplissement régulier, et en apparence facile, nous dérobe l’excessive complication. Ainsi, la sollicitude ingénieuse et féconde de la nature se montrerait là, comme partout, à des signes éclatants. L’appareil nerveux, chargé de faciliter le séjour et de diriger les déplacements des êtres animés à la surface de la terre, dans les profondeurs des eaux, à travers les couches si légères de l’air aurait été composé avec autant de richesse que l’appareil destiné à les faire sentir, pour que les mouvements pussent correspondre aux pensées et les actes réaliser les désirs.

S’il suffisait de ces travaux et d’autres non moins recommandables, qu’il ne m’est pas même permis d’indiquer imparfaitement, pour siéger à l’Académie des sciences, il fallait les exposer avec art pour être admis à l’Académie française. Vous l’avez fait, Monsieur, en vous montrant fidèle à l’esprit et à la langue de notre pays, dans des mémoires composés avec méthode, écrits avec talent et où l’on trouve à la fois la clarté qui est la condition fondamentale du style, la concision qui en est la force, et l’élégance qui en est l’ornement.

Vous vous êtes formé au milieu des paisibles recherches des sciences et de leurs solides résultats ; c’est dans les troubles civils et à travers les décevantes vicissitudes des partis que M. Michaud a développé son esprit, et composé ses ouvrages. Nul n’est tout à fait maître de ses pensées. Elles nous viennent un peu de nous et beaucoup du temps où nous vivons. M. Michaud, dont la jeunesse s’ouvrit aux jours agités de 1789, reçut de cette immense commotion des sentiments ineffaçables. Il commença à penser en voyant détruire et souffrir. De grandes, de fécondes idées, qui se présentèrent d’abord sous un aspect effrayant, lui parurent de vastes désordres, et dans l’enfantement convulsif de la société nouvelle, il n’aperçut que la douloureuse fin de la société ancienne. S’attachant alors avec courage et pour toujours à la cause de la vieille monarchie, il devint l’adversaire déclaré d’une révolution qui, semblable à toutes les autres, menait au bien à travers le mal et accumulait les ruines pour fonder un ordre meilleur. Mais lorsqu’à la fin de nos agitations publiques et de ses périlleuses traverses, M. Michaud vit le pouvoir saisi par les mains victorieuses qui devaient le diriger fortement et semblaient ne pouvoir plus le perdre, il se consola des disgrâces en apparence définitives, de ses opinions, en contemplant dans l’histoire leurs anciennes prospérités. C’est alors qu’il se réfugia dans l’étude du passé.

La révolution l’avait fait journaliste, les tristesses de l’exil l’avaient rendu poëte, une préface du roman, comme vous l’avez rappelé, Monsieur, le mît sur les voies de l’histoire. Les exploits fictifs et aujourd’hui oubliés de Malek-Adel lui inspirèrent le dessein de célébrer la valeur réelle et l’impérissable renommée des Godefroy, des Richard et des saint Louis. Ce hasard fécond, qui ne manque jamais aux vocations décidées, donna ainsi au talent jusque-là irrésolu de M. Michaud, son objet, sa forme et l’occasion de sa gloire.

Aucun sujet ne répondait mieux aux dispositions de M. Michaud, que le drame poétique des croisades. L’école philosophique du dernier siècle, dans son incrédulité partiale, et saisie pour les temps passés des dégoûts qui précèdent les révolutions, n’en avait pas compris la grandeur. Elle avait vu un long égarement religieux dans cette vaste entreprise que se léguèrent dix générations successives allant en Palestine, avec l’intrépidité de l’héroïsme et la simplicité de la foi, pour y défendre le principe de leur civilisation et y adorer leur Dieu. M. Michaud entreprit le premier de réhabiliter le moyen âge ; il appartenait à cette brillante école littéraire qui ranimait les souvenirs des âges écoulés, dont elle admirait les institutions, aimait les sentiments, exaltait l’esprit et avait repris la foi.

Sans partager tout cet enthousiasme et sans entrer dans cette réaction des regrets, on ne saurait disconvenir que le point de vue de M. Michaud ne fût plus vrai que celui de ses devanciers. Le genre humain ne se trompe pas pendant deux siècles, et il devait y avoir quelque chose de profond dans les causes qui avaient amené le choc violent de deux races et la lutte opiniâtre de deux croyances. Personne n’en doute plus aujourd’hui, et ce nouveau jugement des temps passés vient d’être exprimé comme une vérité de l’histoire par vous, Monsieur, que de rigoureuses recherches ont accoutumé aux vérités positives des sciences.

En effet, après que la société européenne, entièrement sortie des bouleversements de la conquête germanique, eut été ramenée, sous la direction du puissant génie de Grégoire VII, à la seule unité qui lui fût alors permise, l’unité religieuse, et qu’ayant le christianisme pour lien, elle prit le pape pour chef, elle obéit à une loi de son existence en entreprenant les croisades. Les croisades furent la guerre des peuples chrétiens et septentrionaux qui avaient envahi l’empire romain, contre les peuples orientaux et musulmans qui avaient envahi l’empire grec. Elles conduisirent les Européens sur les possessions des Asiatiques, qui étaient venus les attaquer précédemment en Espagne, où ils étaient encore, en France, en Italie, en Sicile, d’où ils avaient été expulsés pour toujours. Elles eurent, dès lors, le caractère d’une incontestable nécessité et d’un évident à-propos.

L’Europe ne fut pas conduite à ce grand dessein par une pensée de prévoyance, ni même par le sentiment vague de sa sûreté future. Les hommes agissent rarement d’après de pareils et de si hauts motifs. Ils font les choses profondes avec ignorance. Dieu, dont ils sont les instruments, dépose moins souvent ses desseins dans leur esprit que dans leur situation. Il se sert de leurs passions pour les accomplir. Ainsi, tandis que les guerres religieuses devaient avoir les résultats les plus considérables et les plus éloignés, tandis qu’elles devaient empêcher, par une diversion prolongée, les nouveaux conquérants de l’Asie de se jeter sur l’Occident et de l’envahir ; tandis qu’elles devaient faciliter l’entière dépossession des Arabes en Espagne et en Portugal ; tandis qu’elles devaient porter le christianisme dans les provinces limitrophes de la Baltique qui restaient encore païennes, et servir à arrêter le débordement des hordes mongoles qui accouraient des extrémités de la Chine jusqu’aux rives de la Vistule, elles furent inspirées par le sentiment le plus simple et le moins réfléchi, par le sentiment religieux. Du reste ce sentiment protégeait alors et la sécurité des territoires, et l’indépendance des peuples, et l’avenir de leur civilisation. Heureux et puissant accord de la croyance et de l’utilité, qu’on ne saurait trop rappeler à une époque qui a besoin d’apprendre qu’un moyen infaillible pour les peuples de compromettre leurs intérêts, c’est de perdre leurs sentiments.

Ce long drame, accompli dans tant de lieux et par tant de personnages divers, M. Michaud a mis trente années à l’étudier et à le reproduire. « La destinée de mon ouvrage, dit-il lui-même, a été d’être poursuivi et achevé en présence des plus grands événements actuels ; et plus d’une fois j’ai été témoin d’une révolution dans l’intervalle d’une livraison à une autre. » Ces nombreuses vicissitudes, auxquelles M. Michaud n’a pas assisté avec indifférence, sont loin d’avoir nui à son livre. Elles lui ont permis de mieux connaître les hommes, de juger plus à fond les événements, et de répandre sur l’histoire, avec la fidèle lumière de l’érudition, l’éclat plus pénétrant de l’expérience contemporaine.

On aime à le suivre dans ces récits où se trouvent tout à la fois le mérite rassurant de l’exactitude et la couleur poétique des vieux siècles. On est frappé de l’imposant spectacle de ces masses européennes s’ébranlant à la parole d’un pauvre hermite pour marcher sur l’Asie aux cris de Dieu le veut ! Dieu le veut ! On les accompagne avec anxiété dans leur hardi pèlerinage à travers des terres plus dangereuses à parcourir pour elles que les mers, prenant des villes, livrant des batailles, supportant des famines, et n’arrivant qu’après deux ans de marche non interrompue et de misères courageusement surmontées, dans le pays qui ne leur était connu que par la foi ! On est ému lorsque leurs débris parviennent enfin sur la montagne d’où ils aperçoivent Jérusalem et se prosternent tous en pleurant ! On est saisi d’admiration en voyant ces hommes du Nord, devenus maîtres de la Judée, choisir pour régner dans la cité de David, et sur le pays des douze tribus, le plus sage comme le plus vaillant d’entre eux, et cet humble roi, après avoir refusé de porter une couronne là où son Dieu était mort, répondre aux émirs vaincus qui s’étonnaient de le trouver assis par terre au lieu d’être élevé sur un trône : La terre peut bien me servir de siége puisqu’elle doit un jour me servir de demeure ! Enfin on est émerveillé de ces coups momentanés de la fortune, que nous avons vus se renouveler en partie de nos jours, et qui font d’un duc de Lorraine un roi de Jérusalem, d’un comte de Flandre un empereur de Constantinople, d’un maréchal de Champagne un prince d’Achaïe, et changent en fief, pour un comte de Brienne, la ville de Périclès ! Mais je m’arrête, Monsieur, craignant de m’être laissé entraîner par les souvenirs et le goût de l’histoire, et d’en avoir beaucoup trop dit sur un sujet et sur un livre dont vous aviez déjà si bien parlé.

L’historien des pèlerinages armés devint lui-même à soixante-deux ans pèlerin pour suivre les traces des croisés à travers les lieux qu’ils avaient parcourus ou conquis, se redonner les émotions qu’ils avaient éprouvées, et peut-être aussi ne pas se séparer encore de ces héros de son livre dont une longue et douce habitude avait fait en quelque sorte les compagnons de sa vie. Ce voyage, entrepris pour perfectionner une œuvre, en produisit une autre, fruit exquis d’un talent consommé auquel l’âge avait ajouté de la simplicité et de la grâce sans rien ôter de sa force. Le dirai-je, ces lettres charmantes de M. Michaud, datées des 1ieux les plus célèbres de la terre, que ne déparent jamais celles du jeune et brillant écrivain associé à ses sentiments comme à son pèlerinage, forment un ouvrage moins important sans doute par son objet que l’histoire des croisades, mais supérieur à mon gré par son exécution. Libre dans ses allures, n’étant plus gêné par aucune forme, M. Michaud se livre à ce qu’il sent, décrit ce qu’il voit, exprime ce qu’il pense, et mêle si heureusement les peintures contemporaines aux récits des temps passés, ses modestes aventures à ses riches souvenirs, que ses lettres, écrites avec un naturel ravissant et je ne sais quelle tristesse inspirée par la vue des ruines et la mémoire des révolutions, offrent tout l’intérêt d’un voyage et toute l’instruction d’une histoire.

L’ardent sexagénaire qui avait parcouru l’Orient pour en introduire les grands aspects dans l’histoire des croisades, consacra les derniers temps de sa vie à ce suprême travail. Mais s’il n’a pas été assez heureux pour voir cette édition définitive de son œuvre perfectionnée, s’il en a légué la continuation à l’ami dévoué qui, ayant été le confident de ses impressions, restait le dépositaire de ses pensées, M. Michaud a du moins joui du succès universel obtenu par son voyage en Orient. Ce livre, qui a charmé tous ceux qui l’ont lu, était d’autant plus parfait qu’il se rapprochait par sa forme de la conversation dans laquelle excellait M. Michaud. Peu de personnes y apportaient autant d’agrément et autant d’esprit. Il avait conservé les habitudes de ce temps où, selon l’expression d’un homme qui s’y connaissait bien, tout le monde perdait de l’esprit et personne n’en ramassait. Sous ce rapport, plus encore que sous tout autre, M. Michaud était resté fidèle à l’ancien régime. Il abondait en saillies ; il avait le degré de malice qui rend la plaisanterie piquante sans la rendre blessante. Son esprit avait quelque lenteur, et ses à propos un peu tardifs frappaient d’autant plus qu’ils semblaient se laisser attendre.

Aux mots heureux que vous avez cités, Monsieur, qu’il me soit permis d’en ajouter quelques autres. Nommé député en 1815, M. Michaud, avec une voix faible et un esprit qui s’intimidait devant la foule, ne pouvait pas espérer de devenir orateur politique. Il l’essaya cependant et il échoua. « La première et seule fois, disait-il avec bonne grâce, que je montai à la tribune, je restai court ; je me crus perdu ; tout au contraire. Bon, dirent les autres, celui-là ne parlera pas. Et c’est de ce jour que data mon crédit. »

Ce ne fut cependant pas à cette sorte de crédit, mais au souvenir de son dévouement qu’il dut la place de lecteur du roi. Lorsqu’il alla exprimer sa reconnaissance, le roi lui ayant dit qu’il l’avait nommé pour le récompenser et non pour lire. « Tant mieux, lui répondit M. Michaud, car c’est ce que je sais le moins. » Mais ce prix de ses fidèles services lui fut ravi plus tard, parce qu’il n’entendait pas servir sa cause à la façon de ceux qui la perdaient. En effet, à l’époque où, par des mesures réprouvées du public presque tout entier, s’amoncelait contre la monarchie restaurée des Bourbons cet orage menaçant des esprits dont l’explosion devait lui être si fatale plus tard, parut cette loi contre la presse, qui émut la France et fit sortir l’Académie elle-même de ses paisibles travaux. Elle mit en délibération et elle adopta une adresse libéralement respectueuse pour présenter à la Couronne la défense des droits de l’esprit et les conseils de la prudence. Quoique la démarche eut quelque chose d’inusité, M. Michaud ne vit que ce qu’elle pouvait avoir d’utile ; il vota l’adresse, et dit avec une réserve spirituelle que la prière n’était pas de la sédition. Mais sa part de supplication fut fort mal accueillie ; on lui enleva et le titre de lecteur du roi et les mille écus qui y étaient attachés. Quelque temps après, le roi Charles X ayant vu M. Michaud, et lui ayant doucement reproché d’avoir pris part à cette discussion : « Sire, lui répondit M. Michaud, je n’y ai prononcé que trois paroles, et chacune d’elles m’a coûté mille francs ; je ne suis plus assez riche pour parler. » Il se tut dès lors, mais il conserva des pressentiments lugubres, et bien peu avant la suprême disgrâce de ses rois, il écrivait : « Depuis quinze mois je suis livré exclusivement à l’étude des âges passés, et je ne puis plus apporter à la cause que j’ai défendue toute ma vie d’autre tribut de mon zèle que le souvenir des temps qui ne sont plus et les tristes leçons de l’histoire. »

Ces leçons sévères, il faut l’espérer, ne seront pas toujours perdues. Déjà vous l’avez noblement remarqué, Monsieur notre temps est devenu plus juste et plus conciliant, parce qu’il a acquis l’impartialité et la modération de l’expérience. Aussi, après la révolution et sous la monarchie de 1830, la généreuse équité des sentiments publics a-t-elle permis d’honorer ce qu’il y a eu de grand dans les souvenirs du passé comme dans les gouvernements de nos jours, et avons-nous vu réunir ensemble toutes les gloires de la France pour répondre à toutes ses admirations. Mais si notre génération a l’expérience des peuples qui ont longtemps vécu, elle doit en éviter la faiblesse pour ne pas rendre prophétique ce mot que M. Michaud prononça en expirant : « Je sens que le gouvernement du monde est fatigué... comme moi. »

Tel est, Monsieur, le prédécesseur regretté dont vous êtes appelé à occuper le siége au milieu de nous et à réparer la perte. Poëte élégant, historien remarquable, savant voyageur, causeur spirituel, homme excellent qui a su se faire honorer de tout le monde, homme de parti qui a mérité de n’être haï de personne, vous avez su l’apprécier sous tous ces rapports avec ce jugement sûr et cette parole simple et ferme que vous nous avez habitués à entendre. Vous n’avez pas seulement loué le mérite de M. Michaud ; vous avez voulu, à son occasion, agrandir les destinées de l’histoire, et vous avez pensé avec un grand philosophe qui a été en même temps un habile historien (David Hume), qu’elle pouvait aspirer aux avantages des sciences en se rapprochant de leurs méthodes.

L’histoire, occupée de faits changeant avec les siècles et selon les pays, souvent privée de documents qui se sont perdus, incertaine sur des intentions demeurées obscures, réduite à combler des lacunes, à supposer des volontés, ne saurait prétendre aux démonstrations que les sciences exactes puisent dans les faits invariables de la nature. Mais si elle ne conserve pas toujours les détails éphémères des événements et les intentions périssables des hommes, elle transmet avec certitude les résultats généraux de la vie des nations et les grands motifs qui les ont produits. En effet, les événements essentiels à connaître éclatent avec évidence, s’accomplissent avec suite, et, transportant jusqu’à l’historien qui sait les interroger et les comprendre, les idées, les sentiments, les besoins d’une époque, lui font découvrir la raison de leur existence et la loi de leur succession.

À ce titre, l’histoire est faite pour prouver et pour enseigner, et vous avez raison, Monsieur, de la croire une science. Les anciens ne l’appelaient la dépositaire des temps que pour la rendre l’institutrice de la vie, et Polybe disait avec profondeur, que si elle ne cherchait pas le comment et le pourquoi des événements, elle n’était bonne qu’à amuser l’esprit. C’est par là, en effet, qu’elle montre les fautes suivies de leurs inévitables châtiments, les desseins longuement préparés et sagement accomplis, couronnés de succès infaillibles ; c’est par là qu’elle élève l’âme au récit des choses mémorables, qu’elle fait servir les grands hommes à en former d’autres, qu’elle communique aux générations vivantes l’expérience acquise aux dépens des générations éteintes, qu’elle expose dans ce qui arrive la part de la fortune et celle de l’homme, c’est-à-dire l’action des lois générales et les limites des volontés particulières ; en un mot, Monsieur, c’est par là que, devenue, comme vous le désirez, une science avec une méthode exacte et un but moral, elle peut avoir la haute ambition d’expliquer la conduite des peuples et d’éclairer la marche du genre humain.