Réponse au discours de réception de M. Choiseul-Gouffier

Le 26 février 1784

Jean-Antoine-Nicolas de CARITAT, marquis de CONDORCET

Réponse de M. le marquis de Condorcet
au discours de M. le comte de Choiseul-Gouffier

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 26 février 1784

PARIS PALAIS DU LOUVRE

     Monsieur,

     Des entreprises utiles aux lettres, et de bons ouvrages, donnent également des droits à la reconnoissance publique ; et l’Académie, en vous adoptant à ce double titre, n’a été que l’interprète d’un sentiment commun à tous les amis de la littérature et de la philosophie.

     Vous avez offert un grand exemple aux jeunes gens à qui le sort a fait le présent dangereux d’une grande fortune. Dans un âge où le goût de la dissipation obtient facilement l’indulgence, et la mérite peut-être, où l’on appelle sages ceux qui s’occupent de leur avancement ou de leur intérêt, amateur ardent, mais déjà éclairé, de l’antiquité et des arts, vous avez tout quitté pour aller en étudier les débris au milieu des ruines d’Éphèse et d’Athènes, et interroger les monuments de ce peuple si aimable et si grand, à qui nous devons tout, puisque nous lui devons nos lumières.

     On vous a vu, entouré des paisibles instruments des Arts, visiter les mêmes contrées que vos ancêtres n’avoient parcourues qu’en pélerins conquérants ; vous êtes revenu chargé de dépouilles plus précieuses aux yeux de la raison, que celles qu’ils ont obtenues pour prix de leurs exploits : et une compagnie savante, que l’Académie françoise s’honorera toujours d’avoir vu naître dans son sein, a cru ne pouvoir récompenser votre entreprise d’une manière digne d’elle et de vous, qu’en oubliant tout ce qui vous étoit étranger, pour ne couronner que vos travaux littéraires.

     Tous ceux que les lettres et les arts occupent ou intéressent, ont lu avec avidité ce voyage où la géographie a puisé de nouvelles lumières ; où les cartes marines sont perfectionnées ; où tant de monuments sont décrits avec précision et dessinés avec goût ; où les mœurs, observées sans enthousiasme et sans humeur, sont peintes avec tant de vérité ; un heureux emploi de l’histoire ancienne de la Grèce, y offre sans cesse des rapprochements instructifs ou des contrastes piquants. Ce style simple et noble, si convenable à celui qui parle de ce qu’il a vu, et raconte ce qu’il a fait ; une exactitude scrupuleuse sans longueurs et sans minuties ; de la philosophie sans déclamation et sans système : tels sont les caractères de cet ouvrage. L’auteur y paroît constamment animé par l’amour de l’humanité, par un sentiment profond de l’égalité primitive des hommes, qu’il est si doux de trouver dans ceux qui, s’ils n’avoient qu’une ame commune et des talents ordinaires, auroient tout à perdre par la destruction des préjugés. Ce sentiment est au fond de votre cœur comme dans vos ouvrages, et vous avez montré, dans des circonstances difficiles, que le respect pour la qualité d’homme étoit toujours, et votre premier mouvement, et votre premier devoir.

     Une nouvelle carrière s’ouvre devant vous. Ces mêmes peuples qui vous ont vu avec étonnement dessiner les monuments antiques que leur indifférence foule aux pieds, vous reverront, trop tôt pour nous, honoré de la confiance d’un Prince, leur fidèle et généreux allié. La politique de l’Europe (du moins celle qu’on avouoit) fut long-temps dirigée contre cet empire, alors redoutable ; et aujourd’hui celle de plusieurs États, semble chercher à le soutenir ou à le défendre : mais ce qui doit honorer, et notre pays et notre siècle, elle ne veut employer que des moyens avoués par la justice, et conformes à l’intérêt général de l’humanité. Menacé par des Nations puissantes et éclairées, le trône des Ottomans ne peut subsister s’ils ne se hâtent d’abaisser les barrières qu’ils ont trop long-temps opposées aux sciences et aux arts de l’Europe. Cette vaste domination, qui embrasse tant de belles contrées, qui renferme tant de peuples jadis si célèbres qui, s’étendant des sources du Nil aux rives du pont Euxin, réunit tous les climats, et devroit réunir toutes les productions, ne peut plus appartenir qu’à une Nation qui connoisse le prix des lumières. Les lumières sont le secours le plus efficace que cette empire puisse recevoir de ses alliés ; et l’art des négociations, qui a été si long-temps l’art de tromper les hommes, sera dans vos mains celui de les instruire et de leur montrer leur véritables intérêts.

     Ainsi, cette fausse politique qui fondoit la prospérité d’un peuple sur les malheurs ou l’ignorance des Nations étrangères, a dût disparoître avec la fausse philosophie qui vouloit trouver dans les erreurs populaires la source de notre bonheur et de nos vertus. Une philosophie plus vraie, plus noble, plus conforme à la nature, s’est élevée sur les ruines de ces vaines opinions que le mépris pour l’espèce humaine avoit enfantées, et qui ont flatté trop long-temps l’ignorance et la corruption des hommes puissants. Une lumière nouvelle s’est répandue, et tandis que ceux qu’elle éblouit ne se lassent point d’en prédire les funestes effets, déjà des rives de la Delaware aux bords du Danube, vingt peuples applaudissent au bien qu’elle a fait.

     Mais puis-je m’arrêter à vous parler des progrès de la raison, lorsque tout me rappelle que nous avons à gémir sur les pertes qu’elle a éprouvées ?

     Le grand homme que vous remplacez, et à qui votre amitié juste et courageuse vient de rendre un si noble hommage, fut un des plus dignes appuis de la raison, par son génie, par son caractère et par ses vertus.

     Au sortir de l’enfance, entraîné vers la vérité par un instinct irrésistible, il se dévoua tout entier à ces sciences où elle règne sans partage, et bientôt il en eut reculé les limites. Si je me bornois à vous citer les problèmes importants qu’il a résolus, les questions épineuses et difficiles qu’il a éclaircies, les méthodes qu’il a inventées ou perfectionnées, les vérités dont il a enrichi le calcul intégral, l’instrument le plus universel et le plus utile que l’esprit humain ait inventé dans les sciences, j’aurois peint un grand géomètre ; mais ces traits lui seroient communs avec d’autres hommes qui ont illustré notre siècle. Ce qui caractérise surtout M. d’Alembert, c’est d’avoir inventé un nouveau calcul nécessaire aux progrès des sciences physiques, tandis que les calculs de Newton et de Leibnitz sembloient avoir atteint le terme des forces de l’esprit humain ; c’est d’avoir saisi dans la nature un principe général et nécessaire, auquel tous les corps sont également assujettis, et qui détermine leurs mouvements ou leurs formes, dès qu’on connoît les forces qui agissent sur leurs éléments ; c’est d’avoir tracé le premier la ligne que l’axe de la terre décrit dans les Cieux, et calculé les causes qui, en le balançant dans l’espace, lui font accomplir sa longue période, dont elles conservent la lente et paisible uniformité ; c’est enfin d’avoir illustré son nom par plusieurs de ces grandes découvertes qui survivent aux ouvrages de ceux qui les ont produites, et sont éternelles comme les lois de la nature dont elles ont révélé le secret.

     Les sciences se tiennent par une chaîne qui unit chacune d’elles à toutes les autres ; et au point où elles se rapprochent, elles se prêtent des secours mutuels. Souvent les mathématiques ne peuvent attendre que d’une saine métaphysique la solution des difficultés qu’elles présentent : tandis que la métaphysique a besoin de la science du calcul pour ne point s’égarer dans ses méditations sur la nature de la matière ou du mouvement, et ne peut recevoir que de la géométrie la foible lumière qui lui permet d’entrevoir quelques objets dans l’abîme de l’infini. Philosophe autant que géomètre, M. d’Alembert sut tirer une partie de sa gloire de ces recherches qui ont été si souvent l’écueil des métaphysiciens, et même des géomètres. Il a, le premier, appris aux mathématiciens à douter des principes du calcul des probabilités, sur lesquels ils appuyoient avec trop de confiance leurs savantes théories. La philosophie lui doit la preuve de cette grande vérité, que les lois de la mécanique sont une suite nécessaire de la nature des corps. Souvent il a expliqué aux géomètres des paradoxes où le calcul de l’infini les a conduits ; tandis que, développant aux philosophes la nature de l’infini géométrique, il les familiarisoit avec cette idée qui étonne toujours notre foiblesse, et l’a si souvent confondue.

     L’étude des lettres, qui n’avoit été long-temps qu le délassement de M. d’Alembert, devint pour lui une ressource nécessaire, lorsque ses organes affoiblis ne purent soutenir sans fatigue cette attention forte et continue qu’exigent les méditations mathématiques : son génie, comme il l’a prouvé dans ses derniers ouvrages, étoit toujours capable des mêmes efforts ; mais il ne pouvoit plus les prolonger si long-temps. Nommé alors secrétaire de cette Académie, il la regarda comme une nouvelle patrie à laquelle il se dévoua tout entier ; les plus petits détails de ses fonctions étoient chers et importants à ses yeux ; il savoit y plier, sans contrainte et sans dégoût, ce génie qui avoit créé des sciences nouvelles, et franchi l’espace sur le bord duquel Newton s’étoit arrêté. Il croyoit qu’une société d’hommes de lettres, chargé des intérêts de la raison, comme de ceux de la littérature, devoit, avec un courage égal, opposer une barrière au mauvais goût qui dégrade l’esprit humain, et aux préjugés qui l’égarent ou l’abrutissent ; et il veilloit avec un zèle infatigable, pour que les choix, les jugements, les démarches de la compagnie dont il étoit l’organe, répondissent à une destination si noble et si utile.

     Combien de fois l’avons-nous entendu dans ces assemblées, tantôt combattre les préjugés littéraires, avec les armes d’une philosophie sage et lumineuse, tantôt accabler les ennemis de la raison sous les traits de l’éloquence ou de la plaisanterie, n’employant que les ménagements qui étoient utiles à la cause de la vérité, évitant avec adresse de soulever contre elle les esprits timides ou prévenus, mais dédaignant les clameurs dont lui seul étoit l’objet, et bravant avec courage cette foule impuissante d’ennemis et d’envieux que les vertus et les talents traînent à leur suite ?

     Il existe, dans la littérature et dans la philosophie, un nombre beaucoup plus grand qu’on ne croit d’opinions qui se transmettent d’âge en âge, qu’on regarde comme certaines, parce qu’on les a toujours crues, dont on a mille fois prétendu donner des preuves, et que jamais on n’a examinées. M. d’Alembert se plaisoit à combattre ces opinions, à les montrer telles qu’elles étoient, dénuées de tout ce que le temps, l’autorité, l’habitude leur avoient donné d’imposant. Lui reprochera-t-on de n’avoir pas toujours substitué à ces opinions, les vérités dont elles tenoient la place ? C’est avoir éclairé les hommes, que de leur avoir appris à douter ; et pour qu’ils marchent librement vers la vérité, il faut commencer par en débarrasser la route, des erreurs ou des opinions qui empêchent de la reconnoître ou de la suivre.

     Le zèle de M. d’Alembert pour l’Académie, lui fit entreprendre d’en continuer l’histoire, mais sur un nouveau plan, et avec des vues plus profondes. L’éloquent et généreux Pélisson, le savant abbé d’Olivet, s’étoient bornés à raconter avec simplicité les principaux événements de la vie des académiciens, et à rapporter quelques anecdotes sur leurs ouvrages. Mais M. d’Alembert a senti que l’histoire des écrivains célèbres ne doit pas intéresser seulement ceux qui cultivent les lettres ; qu’elle doit être l’histoire des travaux et des progrès de l’esprit humain, le tableau de l’influence que peuvent avoir sur la conduite de la vie, sur le caractère ou sur les vertus des hommes, le goût de l’occupation et la culture de l’esprit. C’est là qu’on peut étudier l’homme dans ceux de son espèce qui ont le plus perfectionné leur raison, qu’on peut observer l’empire des préjugés populaires sur les hommes que leur éducation auroit dû y soustraire, et l’influence lente, mais sûre, du jugement des hommes éclairés sur les opinions du peuple. C’est-là qu’on peut apprendre à connoître la marche des préjugés, qui tantôt remontent du peuple à ceux qui devroient l’éclairer et le détromper, et tantôt commencent par les hommes instruits, descendent d’eux au vulgaire, et gouvernent le peuple long-temps après que ceux qui exercent leur raison ont su les rejeter.

     Soixante-dix éloges d’académiciens, différends par leur génie, par leur état, par le genre de leurs productions, ont occupé pendant quelques années les loisirs de M. d’Alembert ; et dans ces ouvrages, variant son style avec ses sujets, toujours ingénieux, toujours clair, il montre par-tout une raison supérieure, une philosophie vraie et élevée, dont il a souvent l’art d’adoucir les traits pour la rendre plus usuelle, plus utile au grand nombre.

     Ce goût exclusif pour ce qui est utile et vrai, étoit un des traits caractéristiques de son génie, et domine dans ses éloges comme dans ses autres ouvrages. M. d’Alembert rejetoit avec dégoût tout ce qui, dans les sciences, n’étoit pas appuyé sur les faits ou sur le calcul. Un système brillant, une théorie incertaine, quelque profonde qu’elle fût, n’étoient à ses yeux que des bagatelles sérieuses indignes d’occuper des hommes. Dans la philosophie, il dédaignoit toutes ces opinions spéculatives où l’esprit trouve sans cesse à creuser plus avant dans un terrain toujours stérile ; il haïssoit la subtilité, et parce qu’elle nous égare, et parce qu’elle consume en de vains travaux notre temps et nos forces ; il ne craignoit point de trop rétrécir le champ où l’esprit humain peut s’exercer, parce qu’il savoit qu’il reste assez de vérités utiles à découvrir pour occuper les hommes de tous les âges.

     Plusieurs des éloges de M. d’Alembert ont été lus dans les séances publiques de l’Académie ; on se rappelle les applaudissements qu’ils ont excités : l’effet qu’ils ont produit est présent à l’esprit, à l’ame de ceux qui m’écoutent, et qui, encore remplis de ce qu’ils ont entendu, me reprochent peut-être que l’amitié n’ait pu m’élever assez au-dessus de moi, pour exprimer d’une manière plus digne d’eux leur reconnoissance et leurs regrets.

     M. d’Alembert, au moment où l’Académie s’est séparée, étoit persuadé de sa fin prochaine : on l’avoit vu supporter avec impatience des infirmités qui lui ôtoient la liberté de travailler et d’agir ; mais il vit approcher d’un œil ferme le terme de sa vie. Quand il sentit que sa carrière étoit finie pour les sciences et pour les lettres, il supporta avec constance des maux qui n’étoient plus que pour lui, et renonça même au désir de prolonger une existence qu’il regardoit comme inutile. Supérieur à ce courage d’ostentation qui se plaît à combattre avec la douleur pour avoir l’honneur de la vaincre, il cherchoit à s’en distraire et à l’oublier : mais il savoit soutenir avec une fermeté tranquille l’idée de sa destruction, lorsqu’il y étoit ramené par des soins que lui inspiroit sa bienfaisance, ce sentiment de toute sa vie, dont il voulut étendre les effets au-delà même de son existence. Occupé du progrès des sciences et de la gloire de l’Académie jusque dans ses derniers moments, il jouissoit des succès d’un confrère son ancien ami, qui l’a remplacé dans cette compagnie : il me parloit du devoir dont je m’acquitte aujourd’hui envers sa mémoire ; et par un sentiment d’amitié qui fermoit ses yeux sur tout autre intérêt, il daignoit se féliciter que le sort m’eût confié cet emploi douloureux. Il oublioit ses maux, et sortoit de son abattement pour s’intéresser à ces expériences qui ont ouvert un nouvel élément à l’activité des hommes. Il versa quelques larmes sur la perte de l’illustre Euler, en voyant avec tranquillité qu’il alloit suivre bientôt le seul de ses rivaux que la postérité, plus impartiale et plus éclairée que les contemporains, osera peut-être placer à côté de lui. Mais je sens, Monsieur, que je m’arrête trop long-temps sur ces détails si cruels et si chers. Accoutumés tous deux à regarder son amitié comme une partie de notre bonheur, liés par le sentiment qui nous unissoit à lui, et maintenant par celui d’une douleur commune, nous pourrions, dans un entretien solitaire, adoucir nos peines par le plaisir de nous en occuper sans partage : mais les pleurs de l’amitié doivent couler dans le silence, tandis que l’Europe retentit des regrets des savants qui ont perdu celui qu’ils regardoient comme leur maître et leur modèle ; que les nations étrangères se plaignent de ne plus entendre cette voix dont les sages leçons leur ont été si utiles, et que le tombeau de Newton de notre siècle est honoré par les larmes du héros qui a égalé Gustave-Adolphe par l’éclat de ses victoires, et l’a surpassé par son génie.