Réponse au discours de réception de Claude Farrère

Le 23 avril 1936

Pierre BENOIT

Réponse de M. Pierre Benoit
au discours de M. Claude Farrère

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 23 avril 1936

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Si nous nous trouvons tous les deux réunis aujourd’hui en ce lieu, il faut avouer que ce n’est pas votre faute. Vous avez fait de votre mieux, il y aura bientôt sept ans, pour que cette agréable rencontre ne se réalisât point. Souvenez-vous de cette matinée d’automne pleine de rosée et d’oiseaux. Comme nous étions allègres tous les trois, vous, votre petite automobile et moi ! Et puis, subitement, voilà ! C’est ainsi que les accidents arrivent... Un tournant trop brusque, une carrosserie mal équilibrée, un fossé profond, juste assez, en tout cas, pour nous recevoir... ce ne fut pas long. Dois-je ajouter, afin de ne laisser dans l’ombre aucun détail de cette menue catastrophe, qu’au moment où elle se produisit, c’était vous qui teniez le volant ?

Heureusement, dès cette époque, vous aviez pris la précaution de vous assurer d’autres titres à la reconnaissance de celui à qui est échu l’honneur de vous accueillir ici. La reconnaissance ! Ce mot si émouvant me rappelle une page de vous, bien émouvante aussi. Il y est question, naturellement, de l’homme que vous avez le plus aimé, du maître que vous avez le plus admiré, Pierre Loti. « Je me souviens, écrivez-vous, de l’extraordinaire émotion qui me posséda, une nuit de l’an 1900, quand à bord du cuirassé de la République le Masséna, en rade de Brest, j’ouvris ce roman non pareil qui s’appelle Matelot. Il faisait calme, une très fine pluie tombait sur la mer, plate comme un miroir embué, je m’enfonçai dans le livre comme dans un songe triste. Et c’est quand j’eus tourné la dernière page que je vis, à l’est, une lueur monter de l’horizon gris. Le jour allait naître. Je ne croyais pas que minuit eût déjà sonné... »

Dix ans plus tard, dans un décor beaucoup plus banal, une modeste chambre d’étudiant à Paris, le même phénomène devait se renouveler. Seulement il ne s’agissait plus de Matelot, mais d’un roman qui venait de paraître, et qui portait ce titre singulier : la Maison des Hommes vivants. Sensation de rêve éveillé, fusion de la vie et du mystère, mise en confiance du lecteur par l’usage du détail vrai, puis passage du réel à l’irréel par des transitions si sournoisement, si amoureusement ménagées qu’entre ces deux domaines ennemis, il semble qu’il n’y ait jamais eu de frontières : voilà, Monsieur, ce que votre livre s’en venait offrir à quelqu’un qui ne se doutait guère alors que c’était guère autre chose que pour son plaisir qu’il lisait. Ce cadeau somptueux, sachez-le, n’a plus cessé d’habiter sa mémoire. N’attendez pas de moi par la suite des compliments où risquerait de trop transparaître l’affection qui depuis bien longtemps n’a cessé de nous unir l’un à l’autre. Mais ne vous fiez pas trop non plus sur la majesté de la circonstance que voici pour m’empêcher de payer ma dette. Quelle joie au contraire d’être à même, si hautement, de la proclamer !

Si votre remerciement laissait, là-dessus, subsister quelque doute, il n’y aurait qu’à se reporter à votre œuvre pour voir que vous n’avez nourri de tout temps qu’une sympathie très modérée à l’égard de nos hommes de gouvernement. Dès vos débuts, ils vous ont blessé, blessé dans ce que vous aviez de plus cher, l’amour de votre métier d’alors, qui n’était que la forme apparente de votre amour pour votre patrie. Ouvrons à peu près au hasard le journal personnel que vous teniez à bord du petit croiseur Vautour, stationnaire des mers du Levant ancré devant Constantinople. Vous y aviez la chance de servir, en qualité d’enseigne, sous les ordres d’un capitaine de frégate du nom de Julien Viaud. Nous y trouvons des lignes d’un pittoresque plutôt acéré sur deux de nos ministres de la Marine d’alors, Édouard Lockroy et Camille Pelletan...

Pelletan, Lockroy ! Mon Dieu, comme tout cela est loin ! Pour m’être borné à prononcer leurs noms après le nom de l’auteur de Fantôme d’Orient, j’ai certes l’impression d’avoir accordé beaucoup trop d’importance à ces pâles fantômes d’Occident. Mais vous, Monsieur, de votre côté, ne vous semble-t-il pas avoir été pour eux quelque peu injuste ? Ils ont contribué, tant qu’ils ont pu, à faire descendre la flotte française au cinquième ou au sixième rang, c’est entendu. Mais, enfin, n’ont-ils pas, du même coup, travaillé – à leur insu, je le veux bien, mais tout de même travaillé – au progrès des lettres et des sciences ? Sans eux, sans le dégoût qu’ils ont fini par leur inspirer pour une carrière qu’ils avaient choisie et chérie, deux élèves de l’École navale dont vous me dispenserez de citer les noms n’auraient peut-être été que des marins. Et nous aurions été privés ainsi, Monsieur, et du grand romancier que vous êtes, et de l’illustre savant que vous avez en ce jour choisi pour parrain.

En cette matière, dois-je l’avouer, je ne partage pas votre intransigeance. Je suis de ceux qui croient qu’il ne faut pas trop exiger des pauvres hommes, ni leur en vouloir. Ils ont été toujours les mêmes, à toutes les époques de l’humanité, ni meilleurs, ni pires, et c’est ce qui rend si vaine et si enfantine la croyance en l’idée de progrès. Dans le domaine de la politique, seules les institutions leur permettent de fournir la preuve de ce dont ils sont capables, et il n’apparaît évidemment pas que nos institutions, sous ce rapport, constituent le terroir rêvé.

Ce ne sont là, Monsieur, qu’opinions personnelles, et que je ne prétends en aucune façon essayer de vous faire partager. Je suis sûr d’avance que je n’y réussirais pas, car sous des dehors conciliants vous êtes bien un des êtres les plus têtus que je connaisse. Tel est d’ailleurs un des agréments de l’amitié. Elle n’implique, pas obligatoirement une communauté de convictions, ni même d’idées. Tout de bon, afin d’employer une expression qui vous est chère, tout de bon, pourtant, vous auriez été, n’est-ce pas, bien surpris et bien inquiet aussi, au moment de votre premier livre, si quelqu’un était venu vous prédire, non que vous entreriez un jour à l’Académie (je connais la modestie des gens de Lettres, et je sais qu’elle a ses limites), mais qu’y entrant ce serait justement à un homme politique que vous succéderiez. Eussiez-vous au moins été un peu rassuré, si l’oracle avait complété sa révélation par le nom de celui de nos confrères dont vous auriez à faire l’éloge ? Pas davantage, je le crains bien. Il faut voir, en effet, les choses comme elles sont. Nous ne sommes, ne l’oublions pas, qu’en 1904. À cette époque, les temps ne sont pas encore révolus, les événements n’ont pas encore permis à Louis Barthou de donner sa mesure, et l’éternité, pour employer la formule mallarméenne, n’a point encore changé en lui-même votre prédécesseur.

Je regrette d’avoir à vous en prévenir : il ne me sera guère possible de parler de lui sans parti-pris. Ainsi que c’était votre devoir, dans ce que vous venez de nous dire de Louis Barthou, vous vous êtes efforcé de tenir la balance équitable pour l’homme de lettres et l’homme d’État, pour l’auteur des Amours d’un poète et celui de la loi de Trois ans. J’ai l’impression que vous y avez réussi. Moi, je commence par me reconnaître, à son sujet, absolument incapable d’une telle sérénité. C’est à l’homme tout court que je pense. Je crois être de ceux qui l’ont bien connu, auprès desquels il s’est parfois senti le droit d’être lui-même, soldat à qui il est un instant permis de déposer ses armes, cette terrible sécheresse de cœur, cet égoïsme, cette ironie... Ah ! Monsieur, si l’on pouvait savoir le peu qu’il en restait, à certaines heures : heures de gaieté et de délassement, durant lesquelles sa conversation éblouissait, à force de verve primesautière, de fantaisie, j’allais dire de gaminerie ; heures de deuil, qui ont été épargnées à notre confrère moins qu’à tout autre ; heures d’enthousiasme enfin, lorsque, dans sa fameuse bibliothèque, il avait le loisir de s’entretenir des deux choses qu’il a aimées par-dessus tout, la musique et la poésie. Comme son interlocuteur alors, quel qu’il fût, dès l’instant qu’il vibrait un peu à son unisson, avait des chances de devenir immédiatement son ami !

Vous l’avez remarqué, négligeant Musset et Vigny, « deux des plus pures gloires de ce romantisme dont il parle pourtant avec tant de ferveur », Louis Barthou ne s’est occupé dans ses livres que de Lamartine et de Victor Hugo. Vous en avez donné la véritable raison : c’est qu’ils ont été des hommes politiques, eux aussi. On ne peut qu’applaudir en lui ce souci de ne traiter que des sujets pour lesquels il estime avoir une connaissance spéciale. Mais cette probité ne diminue en rien une admiration dont l’auteur de Moïse et l’auteur de Rolla sont loin d’avoir été écartés. Avec quel élan ne l’ai-je pas entendu parler de l’un et de l’autre, cet après-midi de 1912 où je fus, pour la première fois, admis dans son intimité ! Son secrétaire d’alors, mon ami Maurice Reclus, prenant quelques jours de congé, m’avait demandé de me mettre à la disposition de Louis Barthou durant cette absence, afin de l’aider à expédier son courrier. Je me souviendrai toujours de la bonne grâce charmante avec laquelle le futur Président du Conseil accueillit ce collaborateur inconnu. Sa simplicité, presque tout de suite, eut raison de ma timidité. Cet homme possédait le secret, lorsqu’il jugeait, qu’ils en valaient à peu près la peine, de transporter ses visiteurs sur le terrain où ils avaient le plus de chance sinon de briller tout au moins de ne point paraître d’une trop désolante nullité. Ce fut ainsi que, presque tout de suite, il ne fut plus question entre nous ni de la vacance de la recette municipale d’Oloron, ni des menées de l’instituteur de Bedous, ni des locaux de la brigade de gendarmerie d’Arudy, mais croyez m’en si vous voulez, d’Alfred de Musset, oui, de Musset et de Vigny. Il les aimait ce qui s’appelle aimer, je peux vous en donner l’assurance. Il me parla, de façon à ne me laisser aucun doute à cet égard, et de la triste lune du Souvenir, et des « grands pays muets » que l’on contemple au crépuscule du seuil de la Maison du Berger. Il était hors de discussion néanmoins qu’entre Vigny et Musset d’une part, Hugo et Lamartine de l’autre, ses préférences allaient aux deux derniers. Les miennes aussi, pourquoi le cacher ? Ce ne fut donc pas un bien grand sacrifice que je fis à Louis Barthou lorsque j’admis, sur son injonction, que peu de vers de notre langue sont d’une beauté comparable à ceux de la dernière strophe de l’Ode à Némésis :

Un jour, de nobles pleurs laveront ce délire,
Et ta main, étouffant le son qu’elle a tiré,
Plus juste arrachera des cordes de ta lyre
La corde injurieuse où la haine a vibré...
Mais moi, j’aurai vidé la coupe d’amertume
Sans que ma lèvre même en garde un souvenir,
Car, mon âme est un feu qui brûle et qui parfume
Ce qu’on jette pour la ternir.

Cri sublime, admirable et sereine protestation de l’homme politique, de l’homme d’action contre les injustices et les injures de ses adversaires, on sent ce qui, dans ces magnifiques vers de Lamartine, devait séduire et émouvoir profondément Louis Barthou. Il n’eut pas de mal, encore une fois, à me faire partager sa ferveur. Il devait d’ailleurs la minute d’après, me rendre ma politesse, et cela à propos d’un poème que j’eus la joie de lui révéler. Encore que de méchantes gens aient essayé de vous faire passer pour l’ennemi personnel de l’auteur du poème en question, je ne peux résister, Monsieur, à la tentation de vous le citer. Je suis sûr que votre patriotisme et votre bonapartisme y trouveront également leur profit. Écrit sur un livre du jeune Michel Ney, tel est le titre de ces seize vers. Voulez-vous prendre la peine de les écouter ?

Enfants, fils des héros disparus, fils des hommes
Qui firent mon pays plus grand que les deux Romes
Et qui s’en sont allés dans l’abîme engloutis,
Vous que nous voyons rire et jouer tout petits,
Sur vos fronts innocents la sombre histoire pèse :
Vous êtes tout couverts de la gloire française.

Oh ! quand l’âge où l’on pense, où l’on ouvre les yeux
Viendra pour vous, enfants, regardez vos aïeux
Avec un tremblement de joie et d’épouvante.
Ayez toujours leur âme en votre âme vivante.
Soyez justes, vaillants, généreux entre tous,
Car vos noms sont si grands qu’ils ne sont pas à vous.
Tout passant peut venir vous en demander compte.
Ils sont notre soutien dans nos moments de honte,
Dans nos abaissements et dans nos abandons
C’est vous qui les portez, c’est nous qui les gardons.

Ce goût passionné .de Louis Barthou pour les choses de l’esprit explique la joie que lui a procurée son entrée à l’Académie. Il ne s’est pas fait faute de le proclamer. « Ma reconnaissance, a-t-il dit dans son discours de réception, se mesure au très vif désir que j’avais d’être des vôtres. L’Académie a toujours tenté les hommes politiques. » Et le pince-sans-rire qu’il n’a jamais cessé d’être s’empresse bien entendu d’ajouter : « Déjà, en 1867, Sainte-Beuve trouvait qu’elle les tentait trop. » Sainte-Beuve devait avoir ses raisons. Soyons plus généreux que lui, et ne nous demandons pas quelles elles pouvaient être. Mais que nos hommes d’État aient de plus en plus en effet pour l’Académie les mêmes yeux que Rodrigue avait pour Chimène, voilà tout de même qui constitue un appel bien excitant à notre perspicacité. Est-il si difficile que cela d’expliquer ce tendre penchant ? Je ne le crois pas. Il est d’abord la meilleure des preuves que ces messieurs ont malgré tout plus le sens de la grandeur française que bon nombre d’esprits chagrins ne voudraient le laisser supposer. Ensuite ?... Ensuite, eh ! mon Dieu, c’est pour ce qui nous manque le plus que nous nous sentons le plus d’appétit. Or, on a fait, le long des siècles, à la vieille maison que voici une réputation de courtoisie, d’urbanité, de politesse, dont, paraît-il, on ne trouve pas toujours l’équivalent dans la jeune maison du bout du quai.

L’hommage, Monsieur, que nous nous sommes efforcés, que nous nous efforçons encore aujourd’hui de rendre à la fin glorieuse de votre prédécesseur est nécessairement plus modeste que celui qu’il a reçu de ce Parlement auquel, avant d’être des nôtres, il a appartenu trente années. Nous ne disposons en effet ni de la pompe des obsèques nationales, ni de l’appareil solennel de la loi. Celle qui fut votée dans le plus bel élan, le 7 janvier 1935, trois mois après le drame que vous venez d’évoquer avec une si sobre et si sombre émotion, a décidé que « Louis Barthou, ministre des Affaires étrangères, mort assassiné au service de la Paix, a bien mérité de la Patrie. » Je me demande néanmoins, je vous demande si c’est bien le terme que vous, que moi, nous eussions choisi. Au lieu d’« au service de la Paix », n’aurions-nous pas écrit tout bonnement, tout simplement, « au service de la France » ? De même que c’est pour la France qu’était mort son fils, c’est pour elle qu’il a lui aussi entendu mourir, soyez-en assuré. « La Paix, la France, c’est la même chose », dira-t-on. Pour nous, d’accord ! Mais à l’étranger, ce n’est pas ce que tout le monde fait semblant de croire. À ceux qui insinuent le contraire, inutile d’avoir l’air de donner nous-mêmes raison.

Un caricaturiste a représenté Louis Barthou en cantonnier, en sergent de ville, en juge, en étudiant, en général, en ambassadeur, ce qui signifie qu’il a été successivement ministre des Travaux publics, de l’Intérieur, de la Justice, de l’Éducation nationale, de la Guerre et des Affaires étrangères. Mais, en quarante-cinq ans de vie politique, il n’a pas trouvé le moyen d’être une seule fois ministre de la Marine. C’est dommage. Sa présence à la tête de notre flotte, maintenant que c’est de vous, Monsieur, qu’il me faut parler, m’aurait fourni une transition dont je me serais fort bien arrangé.

Votre mère était anglaise de naissance. Au risque de tomber dans un déterminisme un peu usagé, nous sommes contraints de reconnaître que ce n’est pas une trop mauvaise ascendance pour quelqu’un dont l’ambition consiste à préparer le Borda. Votre père qui était officier d’infanterie de marine, avait formé, vers 1860, au Sénégal, sous le gouvernement de Faidherbe, le premier détachement d’infanterie noire. Je ne peux m’empêcher de songer à lui aujourd’hui, à l’orgueil qu’il eût éprouvé, en vous voyant admis dans la Compagnie des trois grands soldats qui représentent ici notre armée. Il en est un quatrième, hélas ! au côté de qui vous regretterez toujours de n’avoir pu vous asseoir, celui-là même dont vous avez, dans un de vos livres, les mieux venus. Les Hommes nouveaux, célébré l’œuvre splendide. Je sais, n’est-ce pas, que j’interprète fidèlement votre pensée, la pensée du fils du colonel Bargone, lorsque aux noms du maréchal Pétain, du général Weygand, du maréchal Franchet d’Espèrey, je me garde d’oublier et de joindre celui de Louis-Gonzalve-Hubert Lyautey.

Vous avez vu le jour à Lyon, le 27 avril 1876, ce qui, à mon grand regret me met dans l’obligation de vous apprendre que, lundi prochain, vous allez avoir soixante ans. La destinée qui fait naître dans des ports des gens voués postérieurement à l’existence la plus immobile aura choisi à l’intention du coureur d’océan que vous deviez être une des villes de chez nous les plus éloignées de la mer. Cette ville, vous l’avez célébrée dans un livre de souvenirs, la Porte dérobée, et dans un roman Mademoiselle Dax, jeune fille. À la suite de quoi, il vous est arrivé avec vos compatriotes l’aventure la plus mirifique : vous ne vous êtes pas brouillé avec eux. Vous saviez pourtant quel danger vous couriez ; vous êtes payé pour connaître la force des susceptibilités locales et je ne vous révèlerai rien en vous disant qu’à Saïgon, par exemple, lorsqu’en 1926 j’y suis passé, on ne vous avait point tout à fait encore pardonné les Civilisés. À Lyon, heureusement, rien de semblable. Vous pouvez y revenir sans crainte de vous faire écharper. Merveille unique, on vous y sait gré de votre fidélité envers votre cité d’origine, de l’émotion qu’on sent dans des lignes comme celles-ci dont les Lyonnais les plus susceptibles, auraient tort de ne pas se déclarer satisfaits :
« J’ai tôt quitté la ville natale. Et je ne sais si j’y reviendrai jamais. Mais le destin peut m’emporter où il voudra, nulle part je n’oublierai ni le Rhône ni la Saône, ni la ville assise sur le confluent. Et, le jour qui sera mon dernier jour, je sais que mon suprême vœu sera pour que ma tombe soit creusée dans l’angle même des deux grands fleuves, moins magnifiquement, dans quelque coin du cimetière Loyasse, au pied de Fourvière, au pied de ce Forum de Vénus qui sera toujours le très saint sanctuaire des Gaules... L’esprit religieux ne passera pas. Toujours les hommes s’efforcent à deviner l’énigme du par delà la mort. Et cette énigme apparaîtra moins sombre en des lieux mystérieusement marqués pour plus d’illusion ou plus de vérité. Fourvière est de ces lieux-là. Et Lyon aussi. Moi, que le problème terrible a hanté, hante et hantera jusqu’au bout, avec plus d’angoisse peut-être que personne autre, puisque c’est près de Fourvière que je suis né, c’est auprès de Fourvière que je voudrais mourir. »

Un vœu pareil n’a rien qui doive surprendre chez un grand voyageur comme vous. Il est normal que ceux qui ont beaucoup erré de par l’univers éprouvent le besoin de s’en venir mourir là où ils sont nés, et de mettre ainsi, en dernier ressort, un peu d’unité dans ce que leur existence leur a paru comporter de trop chaotique. Mais, de votre part, n’y a-t-il pas autre chose ? Un certain sentiment de reconnaissance, n’est-ce pas ? Ce n’est plus de vous qu’il s’agit, maintenant, prenez-y garde, mais de votre œuvre. Que doit-elle, cette œuvre-là, à votre ville natale ? Il me semble, en ce qui me concerne, l’apercevoir assez bien. Existe-t-il, en effet, une ville plus secrète que Lyon, plus secrète et plus mystérieuse ? Or, c’est de mystère également que débordent, des nouvelles comme l’Idole et le Palais rouge, des romans comme l’Homme qui assassina et la Maison des Homme vivants... Je note en passant, dans le choix de vos titres, cette prédilection pour le mot homme, d’une si troublante, d’une si singulière, d’une si commode imprécision.

Revenons à Lyon, si vous le voulez bien. Quelle ville particulière ! Il n’en est sans doute pas qui renferme, avec tant de rares vertus, tant d’alarmantes singularités. Ce n’est tout de, même point par hasard qu’elle possède une des polices les mieux organisées de l’Europe, des laboratoires, des juristes, des savants spécialisés dans la lutte contre le crime sous ses aspects les plus divers, les plus inattendus. Savez-vous qu’il est formidable, le nombre des personnes dont chaque année on ignore ici, littéralement, ce qu’elles sont devenues ? N’avez-vous pas également entendu dire que c’est ici la cité d’élection de toutes ces extravagantes sectes occultes, beaucoup moins comiques qu’on aurait tort de se l’imaginer, tragiques au contraire, du tragique le plus redoutable, le plus atroce, celui qui mêle au dévergondage des sens le détraquement du cerveau ? Ne vous est-il pas arrivé, une nuit d’hiver, de vous accouder, seul, à l’un de ces quais du Rhône ou de la Saône, deux fleuves, alors qu’à Paris comme à Londres, un seul suffit à assurer l’impunité de tant de meurtres, le secret de tant de disparitions ? Quant à moi, je l’avoue, quelques-unes de vos fictions les plus hallucinantes, c’est ici que le me suis plu à les revivre, sous la morne lune embruinée, entre cette barrière de bâtisses jalousement fermées et ces eaux rapides et jaunes !... La maison Bancal et l’Aveyron, je vous le jure, sont presque folâtres, à côté. Vous n’avez pas oublié, j’espère, cette strophe d’un poète pour lequel vous nous dites que Pierre Loti n’était pas sans goût, et dont nous avons été toute une génération à raffoler :

C’est le moment où les cadavres introuvés,
Les blancs noyés flottant, songeurs, entre deux ondes,
Saisis eux-mêmes aux premiers froids soulevés,
Descendent s’abriter dans les vases profondes.

Tudieu ! Monsieur, le beau décor, la belle matière romanesque !... C’est égal, verriez-vous un inconvénient à ce que nous nous évadions vers des paysages un peu plus gais

Nous n’avons que l’embarras du choix, sans quitter votre œuvre une seule minute, car elle est faite pour beaucoup de la description des contrées par lesquelles vous êtes passé. Or, ces contrées sont fort nombreuses. Vous avez eu la chance d’appartenir à une époque où les marins de l’État voyageaient encore. Aujourd’hui, avec cette terrible pénurie de matériel, il n’en est plus tout à fait ainsi. La marine est devenue une profession essentiellement sédentaire et terrienne, de sorte que, parmi vos camarades moins anciens, il en est qui se sont décidés à démissionner ou à prendre leur retraite prématurément, afin de ne pas quitter ce monde sans avoir tout de même un peu navigué.

Moi qui n’ai pas eu, grâce au ciel, de formalités de ce genre à remplir pour obtenir l’autorisation de me donner quelque mouvement, j’ai tenu, voilà trois ans, à rendre visite à une île qui mérite d’être chère à pas mal d’entre nous, parce qu’elle a été à la fois le cadre et le témoin d’un événement assez important, l’entrée de l’exotisme dans notre littérature. C’est de Maurice, la vieille Île de France, que je veux parler. Paul et Virginie, à qui elle a servi de décor, n’est point seulement ce petit roman qui, selon Brunetière, « a fait couler plus de pleurs qu’Iphigénie en Aulide immolée. » Bernardin de Saint-Pierre, quand il l’écrivit, a ouvert la voie dans laquelle de plus grands que lui se sont ensuite engagés. Comment ne pas nommer ses successeurs les plus célèbres, gloire et fierté de notre Compagnie, Lamartine, Chateaubriand, Pierre Loti ? À ces illustres prosateurs n’y a-t-il pas lieu de joindre quelques poètes qui ne nous déshonorent pas non plus : Leconte de Lisle, par exemple, non pas celui qui s’obstine à vider avec le bon Dieu toutes sortes de querelles personnelles, mais l’adorable Leconte de Lisle du Bernica et du Manchy, – lui et José-Maria de Heredia, à qui nous sommes redevables d’encore plus de bienfaits, peut-être, vous, Monsieur, particulièrement : « Vie éternelle à l’Empire... Hirata Takamori, debout, répéta trois fois ce cri. Puis, déployant d’un coup sec l’éventail qui n’avait pas quitté sa manche, il promena du sud au nord et de l’est à l’ouest un regard d’inexprimable orgueil. » Ceci, c’est la fin du combat de Tsou-Shima, dans ce beau, ce très beau livre qui s’appelle la Bataille, et c’est en même temps la transposition moderne du non moins beau sonnet du Daïmio :

Et, pour couvrir ses yeux dont pas un cil ne bouge,
Il ouvre d’un seul coup son éventail de fer
Où dans le satin blanc se lève un soleil rouge...

« Je ne sais pas ce qu’il faut admirer le plus chez lui, la facture où la ressemblance », avez-vous écrit vous-même de l’auteur des Trophées. Et rien, de votre part, n’est plus équitable que ce jugement. Votre dernier livre, l’Inde perdue, pourrait porter en épigraphe ce vers cueilli dans le Moyen-Age et la Renaissance :

Morne ville, jadis reine des Océans...

Oui, mais enfin, dans tout cela, si je vois le coup d’exotisme, je n’aperçois rien qui ressemble à un roman. Je me refuse à donner ce nom à Atala, même au Roman d’un Spahi, ne vous en déplaise. C’est que le roman est une œuvre d’un genre déterminé, un genre qui a ses règles très strictes. Dans la hiérarchie des ouvrages de l’esprit, donnez-lui la place qu’il vous plaira, la dernière, si vous voulez, mais laissez-lui la latitude d’être fidèle au but qu’il poursuit, aux moyens qu’il emploie, en dehors desquels il est autre chose, quelque chose de beaucoup mieux peut-être, mais qui n’est plus lui. Il faut, avant tout, qu’il soit un récit ; un récit pourvu, autant que possible, d’un commencement, d’un milieu, d’une fin. Or, de nos jours, il se passe ceci, que je ne comprends pas très bien : roman, pourquoi ce mot discrédité figure-t-il assez fréquemment sur la couverture de livres qui n’ont avec lui aucun rapport, ni proche, ni lointain ? Serait-ce parce qu’il continue à posséder la faveur du public populaire, dont la clientèle, en raison de son caractère massif, n’est pas toujours à dédaigner ? Voilà une supposition, Monsieur, qu’il serait indigne de nous de retenir davantage. Il n’est pas possible, en effet, que des esprits aussi distingués aient, de propos délibéré, recours à un pavillon aussi compromis pour couvrir une marchandise dont la valeur n’est pas en cause, certes, mais qui n’est tout de même pas celle dont le chaland avait l’intention de se porter acquéreur.

Avec vous, il n’y a pas à craindre de surprise de cet ordre. Vous êtes véritablement un romancier. J’ai nommé tout à l’heure le Roman d’un Spahi ; j’aurais pu parler aussi bien d’Azyadé, même de Matelot, dont il me semble que vous avez fait un roman un peu à la légère, et je suis d’avis que pour trouver chez nous un récit répondant à cette définition, il faut attendre 1905, année où vous avez publié les Civilisés. Vous reçûtes le prix Goncourt pour ce livre, si bien, Monsieur, que vous vous trouvez être le premier lauréat de cette Compagnie que l’Académie française ait appelé à elle. Depuis votre élection, nous avons été, avec un bonheur égal, amenés à récidiver. Il n’y a pas de raison pour qu’il ne soit, à l’occasion, persévéré dans une aussi bonne voie.

Avez-vous entendu ? J’ai bien spécifié, pour ne point m’attirer vos foudres immédiates : c’est uniquement du roman exotique de chez nous que j’ai entendu parler. En Angleterre, c’est une autre affaire. Là, il a plus de deux siècles d’âge. Il remonte à Daniel de Foë. Depuis, avec Stevenson et Kipling, il a atteint des cimes inégalées, parce que sans doute inégalables. C’est bien votre sentiment que j’exprime, n’est-il pas vrai ? N’empêche que, sur les traces de ces précurseurs de génie, je ne vois en France personne qui se soit engagé avant vous. À cet univers si nouveau des voyages et de l’aventure, vous avez apporté toute la fraîcheur d’âme qui convient, cette espèce de naïve ardeur que votre flamme nous communique, et qui nous permet de nous embarquer à votre suite, le cœur vide d’arrière-pensées. Ah ! Monsieur, sur combien de mers n’aurez-vous pas entraîné les jeunes et joyeux passagers que vous avez réussi à faire de nous, de tous, je dis bien, y compris les blasés, les impotents, les rechignés et les sceptiques. À votre suite – Atlantique en rond ou Quadrille des mers de Chine – ils ont parcouru l’Océanie du Dernier Dieu, l’Extrême-Orient de la Bataille et des Civilisés, le proche Orient de l’Homme qui assassina et des Quatre Dames d’Angora, deux livres pour lesquels je ne vous cacherai point ma personnelle prédilection. Que vous l’avez donc aimée cette Turquie, d’une ardeur à laquelle aucune nuance n’a manqué, même pas la désillusion ! De ce peuple turc, laissez-moi en rapprocher un autre, vers lequel une attirance presque aussi forte vous a conduit : le peuple nippon. Beauté et charme du pays, magnifiques vertus de la race, voilà, chez le Turc et le Japonais, qui vous a doublement séduit. Mais vous n’admettez aucun sentiment que vous n’ayez, au préalable, soumis au crible des intérêts de la patrie. C’est justement pour cela que vous avez déploré les fautes qui ont compromis nos rapports avec ces deux nations. « Les incomparables alliés que nous aurions eus là ! » pensiez-vous. Vous ne vous borniez pas à le penser. Vous l’écriviez. Vous le clamiez. Et il n’est donc pas surprenant que des Français mal informés se soient effarouchés de la véhémence avec laquelle il vous est arrivé, à plusieurs reprises, de prendre le parti de la Turquie. Ces braves gens se sont donné bien de la peine. Je détiens une petite histoire qui les aurait tranquillisés. Monsieur, Monsieur, comme le temps passe ! Il y a treize ans ! Treize ans déjà ! Vous vous rappelez ?

C’était en 1923. À Beyrouth, commandait alors un homme qui faisait régner en Syrie la paix française. Cette paix a cessé du moment précis où, de la manière inique et honteuse que vous savez, a été rappelé en France cet homme-là. Donc, un jour le général Weygand, qui ne vous connaissait pas encore, s’ouvrit de certaines inquiétudes auprès d’un de vos amis. « Je suis, dit-il, engagé actuellement avec le gouvernement d’Angora dans des négociations assez délicates. Je crains, que, du fait de quelque article, de quelque manifestation de Claude Farrère, ma tâche ne se trouve compliquée. – Mon général, lui fut-il répondu, il est une chose que vous ignorez, c’est qu’il suffit que Farrère soit prévenu de vos appréhensions. Il n’a pas d’amour-propre d’auteur, quand il voit que le bien de son pays est en jeu. » Cet ami vous écrivit donc. Votre réponse lui arriva, courrier par courrier, et, bien entendu, elle était telle qu’on était sûr d’avance qu’elle serait. Voyez-vous, les jeux de la politique internationale bouleversent bien des précieuses affinités, et ce n’est ici que trop fréquemment qu’on voit l’amitié projeter sur le mur une ombre qui s’appelle l’ingratitude. À l’heure actuelle, Monsieur, j’ignore si elles sont toujours rivées à leur place, au fond de tel quartier de Constantinople, ces plaques d’émail sur lesquelles on pouvait lire, en caractères français et osmanlis, ici Avenue Claude Farrère, Avenue Pierre Loti. Vous pouvez cependant être tranquille. Vos noms, là-bas, ne sont pas à la merci de quelque arrêté municipal incongru. Qui donc pourra, je vous prie, doubler la pointe du Vieux Sérail sans les sentir venir à ses lèvres, invinciblement ? On n’a qu’à interroger là-dessus tous ceux qui

...à travers Stamboul et dans la verte Brousse
Ont ressenti l’attrait du pays musulman.

Pour ma part, je connais un paysage, différent d’ailleurs du tout au tout, où votre nom seul, cette fois – s’est imposé à moi avec une insistance plus forte encore. Pour me servir d’un langage qui ne vous déplaira pas, je vous dirai que ce fut par 24 degrés environ de latitude Nord et 129 degrés de longitude Est. À une vitesse de contre-torpilleur le mince paquebot qui m’emportait filait à travers les hautes lames grises et verdâtres, et, à parler franc, il n’y avait pas beaucoup de monde sur le pont. Nous avons quitté le matin Simonosaki ; nous devions être le soir à Fousan, en Corée. Vers deux heures de l’après-midi, la silhouette d’une île émergea brusquement de la brume. Un minuscule officier descendait de la passerelle du regard, je l’interrogeai : « Tsou-Shima », me répondit-il, avec une grande amabilité. Tsou-Shima, voilà un souvenir qui devrait nous rappeler bien des choses. Les beaux navires qui, ce jour-là, s’en sont allés si vite au fond de la mer, c’était nous, en grande partie, qui en avions réglé la note. Il y a là un placement de père de famille que nous devrions veiller, peut-être, à ne pas recommencer à tout bout de champ. Mais qui a la mémoire de tout cela ? Sur dix Français que je questionne, combien savent que des deux amiraux opposés ce jour-là l’un à l’autre, l’un s’appelait Rodjestvensky, l’autre Togo ? En revanche, Monsieur, soyez satisfait : presque tout le monde se rappelle qu’au cours de cette bataille deux officiers, l’un anglais, l’autre japonais, trouvèrent une mort honorable : le commandant Herbert Fergan et le marquis Yorisaka.

« La mer déferlait toujours, glauque et creuse, sinistre sous le linceul opaque des nuages lourds. La plage arrière, aperçue en contre-bas, n’était qu’un radeau triangulaire, assiégé .par les lames et ruisselant. L’armée avait viré de bord. Elle courait maintenant cap à l’ouest, vers Tsou-Shima, chaque bâtiment s’efforçant de tenir bien son poste, et de serrer son intervalle aux quatre cents mètres réglementaires. La ligne s’allongeait sur près de trois milles marins, du Mikasa chef de file, à l’lwate, matelot de queue. Le Nikkô suivait le Mikasa, le Shikishima suivait le Nikkô, et derrière cette première division, que le vieux Togo commandait en personne, toutes les autres s’avançaient en bel ordre, la division Kamimoura, la division Simamoura, tous les cuirassés, tous les croiseurs cuirassés, toute la force vive de l’Empire. Dans le sillage écumeux et plat, Yorisaka Sadao voyait venir les hautes silhouettes grises hérissées de canons de bataille. Et le pavillon du Soleil Levant, arboré à chaque mât, semblait secouer sur les vaisseaux et sur la mer les prémices glorieuses du sang rouge près de couler... » Ceci est une belle page, Monsieur. Il en est plusieurs d’une beauté au moins égale dans votre œuvre, et où il est pareillement question de batailles navales. C’est un sujet qui, évidemment, vous a inspiré. Certaines de ces batailles sont celles que j’appellerai les fictives : le combat au large du Cap Saint-Jacques, dans les Civilisés ; l’engagement du torpilleur 624, commandé par Jean Folgoët, dans la Dernière déesse, et puis, comme de juste, toutes les sanglantes prouesses de Thomas l’Agnelet. Mais il vous est arrivé une chose curieuse : à ces inventions, si proches de la vérité cependant, vous vous êtes mis à préférer la vérité elle-même. De cette préférence sont nés vos Combats et Batailles sur Mer, et finalement cette Histoire de la Marine française, dont je ne suis pas sûr que vous ne l’aimiez point à l’égal de vos plus célèbres romans. Que de superbes visions d’escadres en marche !... Oui, oui, c’est entendu, mais enfin, si l’on veut bien y réfléchir, il est tout de même assez naturel que ce soit vous qui nous les donniez, tandis que... Tenez, que dites-vous de ceci ? Ne trouvez-vous pas inouï, comme moi, qu’un tableau pareil ait pu être peint par quelqu’un dont les expériences maritimes ont consisté, en tout et pour tout, à faire six ou huit fois la traversée de la Manche, entre Jersey et Guernesey ?

Tout est bien, l’océan docile s’aplanit,
La flotte se déploie en bon ordre de marche
Et, les vaisseaux gardant les espaces fixés,
Échiquier de tillacs, de ponts, de mâts dressés,
Ondule sur les eaux comme une immense claie.
Ces vaisseaux sont sacrés, les flots leur font la haie ;
Les courants, pour aider les nefs à débarquer,
Ont leur besogne à faire et n’y sauraient manquer ;
Autour d’elles la vague avec amour déferle,
L’écueil se change en port, l’écume tombe en perle.
Voici chaque galère avec son gastadour ;
Voilà ceux de l’Escaut, voilà ceux de l’Adour
Les cent mestres de camp et les deux connétables ;
L’Allemagne a donné ses ourques redoutables,
Naples ses brigantins, Cadix ses galions,
Lisbonne ses marins, car il faut des lions...
On court, on va. Voici le cri des porte-voix,
Le pas des matelots courant sur le pavois,
Les moços, l’amiral appuyé sur son page,
Les tambours, les sifflets des maîtres d’équipage,
Les signaux pour la mer, l’appel pour les combats,
Le fracas sépulcral et noir du branle-bas.
Sont-ce des cormorans ? Sont-ce des citadelles ?
Les voiles font un vaste et sourd battement d’ailes ;
L’eau gronde, et tout ce groupe énorme vogue, et fuit,
Et s’enfle et roule avec un prodigieux bruit...

Je viens de faire allusion au goût que vous avouez pour votre Histoire de la Marine française. Il me faut y insister. Ce serait bien mal vous connaître d’imaginer qu’il peut une minute s’agir de la vanité d’un homme de lettres. Ce n’est pas à l’écrivain, c’est au marin, c’est au Français que je donne la parole maintenant.

De 1898 à 1905, parut dans un journal de Lyon, le Salut Public, sous la signature d’un inconnu, Pierre Toulven, une série d’articles qui firent crier au scandale. On y prophétisait, entre autres folies, la mainmise prochaine des États-Unis sur les colonies espagnoles, ainsi que la victoire du Japon sur notre alliée la Russie. On y dénonçait l’insanité d’un régime qui prétend accroître indéfiniment son empire colonial, tout en laissant péricliter la flotte sans laquelle il lui est impossible de conserver l’empire en question. Vous n’aviez pas trente ans, et l’on peut dire pourtant que, dès cette époque, votre doctrine en matière de marine de guerre était fixée. Vous et moi, nous eussions mieux aimé sans doute que les événements ne soient pas venus vous donner raison d’une manière aussi navrante, par exemple en ce qui concerne cette ruineuse erreur des croiseurs cuirassés, « ni cuirassés, ni croiseurs. » ainsi que vous l’avez si bien dit... « Le calcul et l’expérience, écriviez-vous, prouvent qu’un seul navire de quarante millions de francs or, vaut largement, sur un champ de bataille, trois navires de vingt millions de francs chacun. » Et vous étiez tellement dans le vrai qu’en novembre 1914, les croiseurs britanniques de l’amiral Craddok furent coulés à Coronel par les croiseurs plus puissants de l’amiral Von Spee, de même qu’en décembre de la même année, aux Falkland, ces mêmes croiseurs de l’amiral Von Spee furent à leur tour coulés par les croiseurs beaucoup plus puissants de l’amiral Sturdee. Dans ces affaires, les vainqueurs eurent deux ou trois blessés, les vaincus périrent tous, sans exception. Voilà l’exemple allemand, et voilà l’exemple anglais. De l’exemple français, ne parlons point. En 1914, il n’y en a pas eu. Nos navires d’alors n’ont pas été engagés.

Par la plume, par la parole, telles sont les évidences que vous avez sans cesse défendues. Prétendre que cela a été-toujours pour la plus grande satisfaction de tout le monde, serait de ma part exagération. Je me souviens de l’effet produit, dans certain milieu, par un de ces articles où vous vous accordez libéralement l’autorisation de mettre, comme on dit, les pieds dans les plats. Il y avait là un personnage important dans les choses de la navigation qui crut bon de passer sur moi son humeur. « Qu’est-ce qui prend encore à votre ami Farrère ? Quand aura-t-il fini de se mêler de ce qui ne le regarde pas ? » C’est exact, j’allais oublier, vous avez toujours eu cette manie-là. Vous en avez fourni maintes preuves. De la plus retentissante de toutes, je ne peux décidément terminer sans avoir dit au moins quelques mots... Nous sommes, Monsieur, écoutez bien, au 6 mai de l’an 1932.

Tout le monde connaît, au moins de nom, notre Association des Écrivains combattants, qui vous avait alors à sa tête. Cette association groupe tout ce qui subsiste des hommes de lettres qui ont fait la guerre, tout ce qui n’a pas été massacré. Comme sa caisse n’est pas très riche, on tâche d’y remédier en faisant, chaque printemps, une vente de livres dédicacés. M. Gaston Doumergue avait pris l’habitude d’encourager de sa présence cette petite fête. Son successeur à la Présidence de la République, M. Paul Doumer, avait décidé de continuer. Le 6 mai, donc, à trois heures précises de l’après-midi, il arrivait rue Berryer, où avait lieu la vente en question. À trois heures dix, il était assassiné, et vous aviez, vous, récolté deux balles, dans le bras et dans l’épaule, en essayant de le couvrir de votre corps, de votre large corps, le corps de l’homme qui se mêle de ce qui ne le regarde pas.

Curieux personnages que les assassins. Il ne manque pas, de par le monde, d’odieux tyrans, couverts du sang d’innombrables victimes, ou qui s’apprêtent à le verser. Ceux-là peuvent dormir bien en paix. Les chevaliers du revolver ou du stylet ne songeront jamais à leur chercher noise. Mais qu’il s’agisse d’une Impératrice au grand cœur, d’un monarque magnanime, d’un pacifique bourgeois hissé à la magistrature suprême par le libre choix de ses compatriotes, haro sur eux. Leur compte est bon.

Mais l’un, cruel barbare, est mort aimé, tranquille
Comme un bon citoyen dans le sein de la ville.
L’autre tout débonnaire au milieu du Sénat
A vu trancher ses jours par un assassinat.

a dit à ce propos le vieux Corneille, en des vers que vous ne deviez tout de même pas trop songer à vous réciter, sur ce lit de l’hôpital Beaujon où l’on venait de vous conduire. Plus heureux que votre prédécesseur à l’Académie, vous avez, vous, eu l’avantage, en la circonstance, d’être camarades de combat. C’est une chance à laquelle je dois celle de pouvoir vous complimenter aujourd’hui. D’ailleurs entouré non de gardes du corps appointés, mais d’anciens leurs, tout de suite, le salut allait arriver, lui aussi, en la personne du docteur Thierry de Martel. « Il est venu si vite, m’écriviez-vous naïvement, que j’ai été tout étonné de le voir là. » Non, Monsieur, il ne fallait pas. L’étonnant est que vous ayez été étonné. Vous êtes de ceux qui, aux minutes décisives de leur vie, ont droit à voir surgir l’ami qu’il faut, le 6 mai 1932, le docteur de Martel, de même que, trente ans plus tôt, lors de vos débuts, Pierre Louys.

Nous avons des lois pour bannir les héritiers de nos rois, les rois de France ! Nous n’en avons pas pour mettre à la raison la hideuse pègre internationale qui s’en vient chez nous jouer de la bombe et du poignard, à sa fantaisie. Sur le lugubre lit où il s’est éteint, le libéral, le républicain Louis Barthou a-t-il eu le temps de réfléchir à ce contraste ? Non, hélas ! Mais, qui sait, à côté du vôtre... peut-être, oui. Il vint, en effet, vous voir, deux ou trois jours après l’attentat. De cette visite, évidemment, je m’en voudrais de tirer des effets trop faciles. Mais, tout de même, vous et puis lui, tous deux ainsi, l’un près de l’autre... Et ces bandages, ces pansements, cette fade odeur d’infirmerie... Deux ans et demi, il n’a fallu que deux ans et demi pour intervertir les rôles. Mais lui ne s’est pas relevé. Et celui dont il s’était à votre exemple efforcé de couvrir le corps l’avait précédé dans la tombe, aussi.

Horrible fin ! vous l’avez dit. Crime funeste qui a imprimé au front de notre pays une tache dont il ne s’est pas encore lavé. Mais il y a quelque chose de plus affreux que la responsabilité que nous avons ainsi encourue, c’est l’excuse que nous sommes obligés de mettre en avant : notre désorganisation, notre anarchie. Nous nous demandons avec angoisse s’il n’y a pas quelqu’un, dans tout cela, d’aussi mal défendu que le roi Alexandre sur le Vieux-Port et le Président Doumer, rue Berryer, et si ce quelqu’un n’est pas la France, la France de 1914, et celle de 1936.

Et le comble, voulez-vous le connaître ? C’est que ce sont ceux-là mêmes qui ont dénoncé le mal qui doivent, le moment venu, offrir leur poitrine pour tenter de lui barrer le chemin. Tel fut le sort de Louis Barthou, et tel le vôtre. Il n’aura pas trop à se plaindre de votre double succession, celui à qui reviendra l’honneur de vous remplacer ici, un jour que je souhaite aussi éloigné que possible, soyez-en, Monsieur, tout à fait persuadé.