Réponse au discours de réception de Claude-Carloman de Rulhière

Le 4 juin 1787

François-Jean de CHASTELLUX

Réponse de M. de Chastellux
au discours de M. de Rulhière

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le lundi 4 juin 1787

PARIS PALAIS DU LOUVRE

     Monsieur,

L’Académie, en jouissant de l’éclat qu’une longue succession de noms célèbres a répandu sur elle, ne peut jamais se faire illusion sur les moyens de le conserver. Elle fait que dans l’ordre civil, les rangs, les prérogatives se maintiennent dans les mêmes rapports qui ont présidé à leur établissement ; tandis que, dans l’Empire des Lettres, la seule place vraiment honorable, est celle qu’on se fait à soi-même. Aussi, quand la lice est ouverte & remplie de combattans, spectatrice intéressée, elle attache ses regards sur les Vainqueurs ; & lorsqu’elle les reçoit dans son sein, c’est moins l’acte réfléchi d’une simple adoption, que le rapide transport d’une mère qui reconnoît ses enfans. Mais n’est-il qu’une manière de mériter les honneurs littéraires ? Et dans ce siècle de raison & de philosophie, où l’utilité publique réclame si heureusement l’emploi de tous les talens ; la gloire tardive, mais certaine, qu’elle promet, n’est-elle pas préférable au vain éclat d’un succès passager ? Celui qui dès sa jeunesse ayant été éclairé sur ses propres dispositions, par ce sentiment intérieur que l’orgueil n’a pas fait naître, & que la modestie ne peut repousser, n’a jamais éprouvé un désir inquiet de la gloire & de renommée, mais s’est trouvé plutôt saisi d’un saint respect, en réfléchissant sur ses devoirs & sur les droits de sa patrie, dont il doit remplir l’attente ; s’il a toujours été laborieux, constant dans ses études ; s’il a bien choisi son but, s’il s’en est approché d’un pas égal, s’il est enfin parvenu à l’atteindre, cet homme, n’en doutons pas, a rempli toute l’étendue de sa vocation : citoyen, il a servi sa patrie ; homme de Lettres, il a honoré son état. Cependant, quelque heureuse que soit sa carrière, ses premiers pas n’auront pas été semés de fleurs : obligé de modérer un essor auquel se rivaux se livroient sans réserve, il a dû souvent envier leur destinée. Et en effet, si les premières couronnes ont tant de charmes pour nous, combien doit paroître importune au jeune homme déjà favorisé des Muses, cette raison sévère qui n’applaudit à es succès que pour lui en demander le sacrifice. Vous cherchez la célébrité ? lui dit-elle ; vos soins ne seront pas infructueux, elle est près de vous & vous pouvez l’obtenir ; la gloire est plus loin, & l’utilité seule y conduit. C’est au milieu des armées, c’est dans les camps que la jeunesse trouve son plus noble emploi : subissez donc cette grande & première épreuve de l’homme, la peine & le danger. Peut-être observerez-vous avec regret, que l’Art de la guerre, quelque savant qu’il soit, n’en est un que pour ceux qui commandent : mais, grace à la perfection de la Politique, ou à la décadence de la Morale, la paix est un autre Art ; la paix, qu’on prendroit pour l’époque d’un repos général ; la paix, qui devroit diriger vers la prospérité intérieure l’émulation de tous les Peuples, n’est quelquefois qu’un équilibre incertain, où les forces toujours actives, sont plutôt balancées qu’amorties. L’Europe, après une longue guerre, ressemble aux restes d’un édifice récemment échappés aux fureurs de l’incendie : on ne voit plus briller la flamme, mais une garde inquiète veille encore autour des débris. Procurer & conserver la paix, maintenir la liberté politique des États & les droits particuliers des Peuple ; tel est, aux yeux d’une saine Politique, le véritable objet des négociations. Essayez d’écarter le voile qui les dérobe à nos regards. Partez, quittez votre patrie pour mieux la servir ; & sur-tout faites en sorte de voir ces Nations immenses, à qui leur position reculée conserve encore des traits distinctifs, un caractère particulier. Heureux, si vous pouvez être témoin de quelque grand événement, de quelque révolution digne d’être observée par le génie, & décrite par le talent ! heureux encore, si, après avoir rassasié vos yeux du spectacle des Nations & des Cours, la protection d’un Ministre éclairé vous encourage, vous oblige même de consacrer vos veilles à rédiger dans le silence du Cabinet ce que vous aurez vu dans le tumulte des affaires ! Ces grands objets, il est vrai, exigeront de grands sacrifices. Occupé des études les plus sérieuses, sans avoir renoncé aux études agréables, vous ne montrerez pas les fruits de vos loisirs avant ceux de votre travail ; & si vous en laissez échapper quelques-uns, vous sentirez qu’en les voyant, on les jugera moins qu’on ne vous jugera vous-même : dans les Ouvrages qui auront le moins d’importance à vos yeux vous serez donc obligé de donner l’idée entière de votre talent ; vous serez, pour ainsi dire, condamné à la perfection…

Ce Élève des Muses, placé à l’entrée de deux carrières, que ses forces lui permettent également de parcourir ; cette voix impérieuse qui le décide pour la plus pénible ; cette conduite si délicate & si difficile, indiquée à celui qui, se partageant entre les Lettres & les affaires, ne veut rien perdre des succès auxquels il a droit de prétendre, seriez-vous le seul, Monsieur, à n’en pas faire l’application, lorsque le Public m’a déjà prévenu, en reconnoissant & en confirmant les suffrages de l’Académie ?

Mais il est temps de lever le voile dont votre modestie aime à se couvrir. Si les fonctions que je remplis dans ce moment ne m’imposoient d’autre devoir que de répondre par de justes éloges à votre éloquent hommage, je serois retenu par la seule réflexion qui pourroit les modérer ; je me souviendrois que je parle en votre présence : mais lorsque l’Académie, libre en même temps & circonspecte dans ses choix, a scruté intérieurement le mérite du Candidat qu’elle doit préférer, elle aime ensuite à faire connoître ses motifs, & elle choisit, pour en instruire le Public, ce jour d’éclat & de solennité, cette Assemblée nombreuse des amis des Lettres, où la noble émulation vient applaudir aux triomphes, & souvent reconnoître la place qu’elle doit occuper un jour. Je dirai donc, Monsieur, que nous adoptons en vous, non seulement un Écrivain à la fois ingénieux & profond, dont le style pur, élégant & facile, répand les mêmes charmes dans la prose & dans les vers ; mais encore un Littérateur très laborieux, qualité vraiment digne d’éloge, à laquelle votre sage retenue ajoute un nouveau prix, mais dont je dois ici révéler le secret ; car il ne faut pas le dissimuler, s’il est malheureusement trop d’occasions où l’on demande aux Ouvrages de montrer du talent, il en est aussi où l’on demande au talent de montrer des Ouvrages. Poète, vous l’avez manifesté ce talent, dans cette excellente Pièce sur les disputes, qui fit dire à Voltaire, avec toute l’autorité de son grand âge & de sa grande renommée : Lisez, ceci est du bon temps ; & qu’il voulut faire imprimer avec ses immortels Écrits, comme Raphaël & Rubens exposoient souvent parmi leurs tableaux ceux des Jules & des Wandyck. Historien profond, & philosophe politique, lorsque vous avez reconnu la puissance & les révolutions de l’Empire Romain, dans ces climats que l’ambition des Césars avoit à peine devinés, vous avez su retrouver la plume de Tacite, au-delà des lieux où celle d’Ovide s’arrêtoit entre ses doigts glacés. Eh ! quelle notoriété manqueroit encore à des Ouvrages déjà connus dans toute l’Europe, & qu’une sage circonspection retient seule dans vos mains ? Tel est en effet l’inconvénient attaché à cette heureuse découverte de l’Imprimerie, qu’il ne reste plus de terme moyen entre l’asile inviolable de porte-feuille & la publicité la plus illimitée ; que les pensées, que les jugemens d’un Écrivain, toujours libres dans leur premier essor, mais toujours sujets à être réformés par l’examen & la réflexion, du moment qu’on les a livrés à la Presse, deviennent des actes publics dont on se rend responsable, & qui en agissant sur l’opinion générale, semblent engager d’une manière irrévocable celle de leur propre Auteur. Or si ces réflexions ont quelque justesse, comment exiger la publicité d’une Histoire dont l’objet est de rapporter des faits récens, de peindre des personnages encore existans ? Chez la plupart des hommes, & sur-tout chez les Grands, c’est la fin de la vie qui en explique le commencement : & les pinceaux de l’Artiste diffèrent en cela particulièrement de ceux de l’Histoire, que ceux-ci doivent représenter toute la vie, tandis que les autres n’en expriment qu’un seul instant. L’exactitude & la finesse dans les observations, la diligence & le travail dans les recherches, la clarté & la méthode dans la distribution, le soin non moins important de se former un style de tous les lieux & de tous les temps, ferme & assuré dans sa marche, & indépendant de cette complaisance si commune pour l’esprit du jour, de cette passion si dangereuse pour le succès du lendemain ; tel est, Monsieur, le devoir qui vous est imposé en qualité d’Historien, & que vous avez si bien rempli en composant l’Histoire des troubles du Nord & du Levant, ouvrage déjà très avancé, & dont plusieurs volumes auroient été donnés au Public, si vous n’aviez pas voulu le rendre digne d’un Public plus important encore, de la Postérité. Ainsi, Monsieur, l’Académie a dût, non seulement obéir à cette loi, dont elle ne s’écarte jamais qu’à regret, de ne rallier auprès d’elle, dans un temps de licence & de défection, que ceux qui sont restés fidèles à la bonne Littérature, au bon goût, mais encore honorer particulièrement l’usage utile & sévère que vous faites de vos talens. Eh ! quelle époque eut jamais plus besoin d’un Historien fidèle & éclairé ! Trajan, le contemporain, l’ami de Tacite, lui permettoit de composer les Annales des règnes précédens, tandis qu’il lisoit ce Panégyrique, où Pline le jeune avoit entassé tant de louanges & d’esprit : le Trajan des François, ami de la vérité, mais tranquille fut l’opinion des siècles, ne veut pour lui que des Annales, & renvoie le Panégyrique à ses prédécesseurs ; & cependant comment dissimuler ce qu’il sait pour s’en rendre digne ? À peine s’est-il aperçu des désordres qui se cachoient sous l’éclat & la prospérité même de son règne, qu’impatient d’y apporter remède, c’est à sa Nation même qu’il s’adresse ; il veut que cette Nation fidèle concoure à l’œuvre sublime à laquelle il attache désormais toute sa gloire & tout son bonheur… Peuple, à cette sage défiance de lui-même, reconnoissez son amour pour vous. Il vous souvient de ces temps où le repos de l’Europe étoit menacé par la rivalité des Puissances les plus redoutables, où la liberté de l’Amérique étoit expirante, où l’Empire des mers alloit être envahi : vous fûtes bientôt que, d’un côté, des traités sagement concertés, de l’autre des alliances nouvelles, cimentées par la victoire, avoient rendu à l’humanité tous ses droits, à la France toute sa splendeur. Quatre années de calme & de tranquillité n’ont pu imposer silence à la Renommée ; elle vous a appris que, sous les auspices de deux Ministres mûris dans les combats, & dont le zèle dans les Conseils a pour garant les glorieuses marques de ce dévouement dont ils ont été les victimes, un ordre prévoyant, une disciple salutaire ont été établis dans les flottes, & dans les armées une législation plus utile & moins sanguinaire ; que désormais de nouveaux asiles sont offerts aux vaisseaux, non plus à l’abri des rivages, mais dans le sein même de la mer ; & que sur les frontières, toutes les places réparées & tous les arsenaux remplis assurent le repos du citoyen, sans menacer celui de l’Étranger. Tel a été le fruit de la sagesse prématurée d’un Monarque appelé au gouvernement d’un grand Empire, dans un âge où les hommes ont peine à se gouverner eux-mêmes. Eh bien, lorsqu’il ne s’agit plus de l’équilibre de l’Europe, ni de l’emploi des forces extérieures, mais de scruter vos intérêts domestiques, de répartir le fardeau que la nécessité vous impose, ou d’ouvrir de nouvelles voies à la prospérité publique, ce Monarque, dont les regards se sont étendus tant de fois sur le monde entier, craint de s’en rapporter à eux seuls, lorsqu’il veut connoître tout el bien qui reste à faire, tout le mal qui reste à réparer. Déjà cette Assemblée respectable, où les premiers de la Nation ont montré qu’ils en étoient l’élite, a secondé ses vues & rempli votre attente ; déjà vous avez la satisfaction de voir deux de vos plus dignes Interprètes chargés par le Souverain de veiller, l’un à la conservation de vos lois, & l’autre à celle de votre propriété ; bientôt vous serez appelé vous-même à l’œuvre sacrée du bonheur public. Citoyen utile par vos pensées, comme par vos travaux, en vous agrandissant aux yeux de l’Univers, vous donnerez une nouvelle grandeur à la Monarchie dont vous êtes membre, & vos regards, en se tournant vers le Trône, jouiront doublement de l’éclat qui l’environne… Et vous, malheureuses victimes de la misère & de l’infirmité, vous qui vous êtes plaints trop long-temps que l’excès même de vos maux vous dérobât à la sollicitude de votre Souverain, à la tendre compassion de son auguste Compagne, qui n’a jamais vu le malheur sans en gémir & sans le réparer, ne craignez plus que des douleurs trop prolongées ou une mort trop hâtive vous séparent de la félicité dont vos concitoyens vont jouir. Ouvrez vos cœurs aux plus douces consolations ; & du sein de ce séjour de larmes, qui va devenir le temple de l’espérance, applaudissez à l’hommage que reçoit dans cette Assemblée votre généreux Bienfaiteur.

Quels objets, Monsieur, viens-je de vous retracer ? Sans doute lorsque tout François éprouve à leur aspect une vive émotion, votre expérience & vos vastes connoissances leur donnent encore plus de prix à nos yeux : en écrivant l’Histoire des Nations étrangères, la vôtre s’offrira à votre pensée ; & comme juger c’est comparer, puisqu’il n’est pas donné aux hommes de connoître les choses d’une manière absolue & par leur seule essence, qui peut mieux apprécier les avantages dont nous jouissons, que celui qui a été témoin des convulsions du despotisme & des troubles de l’anarchie ? Vous montrerez comment le pouvoir arbitraire, honteux de ses propres forces, dès qu’il est dégagé des ténèbres de l’ignorance, cherche à descendre de sa périlleuse hauteur, pour s’approcher du Peuple par la législation ; comment l’indépendance individuelle, tour à tour usurpatrice & opprimée, n’a pu retrouver une ombre de repos qu’en faisant quelques pas vers un centre commun de pouvoir & de conseil ; & réfléchissant sur les erreurs des hommes qui veulent tout avec excès, à l’exception de leur bonheur, vous verrez la constitution françoise, placée dans un juste milieu, assurer la prospérité du meilleur des Peuples, & servir de modèle à toute grande Nation qui voudra devenir à la fois puissante, industrieuse & éclairée.

Je m’aperçois, Monsieur, qu’en vous assignant en quelque sorte vos travaux, je vous invite moins à remplir la place de l’Académicien auquel vous succédez, qu’à vous asseoir à côté d’un de nos plus illustres Confrères, qui a favorisé de toutes les Muses, ne semble avoir exercé ses forces sur tant d’objets différens, que pour remplir dignement celui que lui présente un devoir honorable ; devoir cher à son cœur, & auquel désormais tous les momens d’une vie laborieuse seront consacrés. Une autre carrière s’étoit ouverte pour M. l’abbé de Boismont, & cependant il ne fut pas étranger aux grands intérêts qui nous occupent : sa destinée fut d’instruire les Rois pendant leur vie, & de les louer après leur mort ; également propre à ces deux emplois, parce que rien de ce qui est estimable ou répréhensible ne pouvoit échapper à sa pénétration. Vous avez, Monsieur, trop bien développé le mérite distingué de cet Orateur, car il auroit mérité ce nom, fût-il né dans le beau siècle de l’Éloquence, pour que je me permette d’ajouter quelques traits de son éloge ; mais après avoir applaudi à la manière ingénieuse dont vous avez fait connoître l’Auteur par ses Ouvrages, ne me seroit-il pas permis de l’envisager lui-même, & de le comparer avec ses écrits, afin que l’Auteur à son tour jette un nouveau jour sur ses Ouvrages.

M. l’abbé de Boismont, doué par la nature d’un esprit supérieur, qui se prêtoit à tout, qui convenoit à tout, ne parut sentir le prix de ce rare avantage que pour se dispenser d’en acquérir de plus pénibles ; ceux que l’étude & la science, qui en est le fruit, pouvoient y ajouter, n’étoient à ses yeux qu’un attirail plus embarrassant qu’utile : il ressembloit à ses anciens Chevaliers, qui, possesseurs d’une arme enchantée, & sûrs qu’elle les rendroit invincibles, n’en portoient jamais d’autres dans les combats. Tout son travail, toutes ses réflexions se borneront donc à bien connoître ses forces, & à les mettre en activité. Ainsi, dans quelque genre qu’il se soit exercé, ce qu’il a produit a toujours été tiré de la même source ; la grandeur, la finesse, la légèreté, tout étoit à lui, ou plutôt tout étoit lui, suivant le sentiment ou les situations qui décidoient de son être. Il aimoit la gloire, & cependant l’oisiveté avoit pour lui des charmes ; il savoit quel rang il devoit occuper dans l’opinion des hommes, il montra des titres pour l’obtenir ; mais il ne désira pas de les multiplier. Son imagination étoit moins active que riante & féconde ; sa sensibilité plutôt douce que vive, mais susceptible d’élans momentanés : enfin, dans la facilité qu’il trouvoit à varier ses occupations, à faire succéder le repos au travail, & le travail au repos, on voyoit que rien ne commandoit à son esprit, & que rien aussi ne lui résistoit. Ses talens distingués, ses légers défauts se reconnoîtront sans doute dans le Recueil complet de ses Ouvrages, dont on prépare la publication ; mais ses Oraisons funèbres sont remplies de beautés si brillantes & en si grand nombre, qu’elles suffiront seules pour faire passer son nom à la Postérité. Or ne pensez-vous pas, Monsieur, qu’en observant dans ces discours l’élégance de style, la finesse d’analyse, le tact des convenances qui caractérisent ce siècle du goût & de l’urbanité, elle ne pourra voir sans surprise l’Orateur de nos jours s’élever tout à coup à la hauteur de Bossuet, éprouver & produire de profondes impressions, s’abandonner à la pensée, comme si elle devoit commander à la parole, & laisser tomber les fleurs de ses mains pour saisir les foudres de la Religion ? Quelle idée se formera-t-on de cet Orateur, & à quel genre faudra-t-il annexer son talent ? Faut-il chercher dans ses Ouvrages les traces de l’esprit, ou l’empreinte du génie ? Problème difficile à résoudre, mais que nous pouvons écarter par cette seule réflexion. Que l’esprit est capable de tout, lorsque concentré dans un objet, il y rassemble toutes ses forces ; & parmi les forces de l’esprit, je compte la sensibilité, quoiqu’elle ait sa source dans le cœur : sans elle point d’éloquence, point d’énergie ; & lorsque ceux dont elle ne sait pas le caractère distinctif obtiennent de grands succès, il faut croire que moins foible qu’inactive, elle a pu être réveillée par l’imagination, & déployer, du moins pour quelques momens, toute l’énergie dont elle est susceptible. Ainsi, le génie ne diffère peut-être de l’esprit, qu’en ce qu’il a l’habitude des modifications, auxquelles l’autre n’arrive qu’accidentellement : l’un, comme l’éclair rapide, ne doit qu’à lui-même le principe de son mouvement ; l’autre ressemble à un vaisseau qu’un souffle léger promène mollement sur la surface de l’onde, mais qui n’a pas plutôt senti l’effort d’un vent impétueux, qu’il franchit l’espace dans un moment, & disparoît à la vue. Vous avez observé, Monsieur, dans la carrière de M. l’abbé de Boismont, cette marche inégale, mais toujours proportionnée aux temps & aux circonstances ; j’observerai, à mon tour, que l’étude de sa vie littéraire n’est pas moins intéressante pour les jeunes gens, que celle de ses Écrits. Qui pourroit en effet leur enseigner à être sublime comme Bossuet, ou touchant comme Fénelon ! Une pareille institution est le domaine de la nature, qui ne doit pas être usurpé ; mais une vérité dont on ne sauroit trop se pénétrer, c’est qu’un esprit d’une trempe forte s’élève toujours à la hauteur de son sujet, tandis qu’un esprit foible le rabaisse à la sienne ; qu’un attrait particulier pour certaines formes, pour certaines tournures dans la pensée & dans le style, dont l’excès est ce qu’on appelle matière, peut à la vérité se trouver quelquefois chez l’homme de talent, mais jamais se rencontrer avec le talent ; je veux dire que pour se livrer à l’un il faut nécessairement abandonner l’autre, comme Pâris quittoit sa tunique phrygienne, lorsque son courage ranimé l’appeloit sous les murs de Troye. Nulle excuse donc pour celui qui s’attache à ses propres défauts, & qui se contente de se servir de modèle à lui-même. Qu’il se représente M. l’abbé de Boismont au moment où il s’occupe de l’éloge du Dauphin ou de celui de Marie Thérèse : tous les jeux, même les plus aimables, qui amusoient son esprit, sont déjà repoussés ; seul avec son sujet, il se mesure, que dis-je ? il s’identifie avec lui ; toute son existence a changé, il n’est plus qu’un Orateur, & cet Orateur devient un homme de génie. Et comment pourroit-on douter de l’attachement de M. l’abbé de Boismont pour la mâle &noble éloquence, lorsqu’on le retrouve jusques dans les plus chères affections de son cœur ? C’est elle qui lui présente un disciple dans son rival, un ami dans son successeur ; car il fut le premier à le proclamer. L’Académie prévint ses vœux ; elle ne permit pas que celui qui partageoient déjà sa gloire, n’en fût regardé que comme l’héritier. Mais M. l’abbé de Boismont, à qui le Ciel se hâtoit de prodiguer les plus douces jouissances de la vie, avant de l’en priver, voulut exercer tous les droits de l’adoption ; il fut assez heureux pour pouvoir disposer en faveur du talent, d’une fortune acquise par le talent ; un moment lui suffit pour satisfaire son cœur, tandis que celui de son ami demandoit & regrette encore de longues années qu’il avoit consacrées à la reconnoissance. Ainsi, les Lettres réunissent ou remplacent tous les liens qui nous attachent à la vie ; & tel est en particulier, Monsieur, l’esprit dont cette Compagnie est animée, que l’âge mûr y trouve des amis, la vieillesse une famille, la caducité un appui, la mort même un consolateur.