Réponse au discours de réception d’Alexis de Tocqueville

Le 21 avril 1842

Mathieu MOLÉ

Réponse de M. Mathieu Molé
au discours de M. de Tocqueville

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 21 avril 1842

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

Monsieur,

Vous pouviez en effet ne point parler de vous. Vous n’aviez pas à remercier l’Académie de son indulgence ; vous ne devez rien qu’à sa justice, et cette justice a suivi de si près vos succès, que jamais il n’y en eut de mieux comprise et de moins tardive.

Votre discours, Monsieur, c’est vous-même, Ce qui vous distingue le plus de tous vos contemporains, ce sont ces convictions profondes qui se reproduisent toujours sous votre plume et vous ramènent incessamment sur les mêmes sujets. En adressant à la mémoire de votre honorable prédécesseur un tribut d’éloges si mérité, vous n’avez pu résister au plaisir de caractériser à votre manière ce dix-huitième siècle, au milieu duquel M. de Cessac était né, et ces temps de la révolution et de l’empire d’où vos méditations élevées ont su tirer de graves enseignements. Vous appartenez aux lettres les plus sérieuses, votre langage devait s’en ressentir. D’ailleurs ces solennités littéraires par lesquelles seules cette Académie se met en rapport avec le public, ne doivent-elles pas attester quelquefois les changements apportés dans nos institutions et dans nos mœurs ? Française surtout, cette Académie n’est elle pas, ne sera-t-elle pas toujours l’expression la plus complète et la plus brillante de la société française ? Plus sérieuse, quand cette société devient plus sérieuse, elle n’en met pas moins en première ligne le mérite littéraire parmi les titres de ceux qui aspirent à siéger dans son sein. Elle ne vous y eût pas admis si votre talent d’écrivain ne lui avait paru à lui seul justifier son suffrage. Mais elle me permettra, je l’espère, de vous suivre sur le terrain où vous m’avez appelé. Vous, Monsieur, chez qui les convictions exercent tant d’empire, vous ne me pardonneriez pas de contraindre ici les miennes ; vous m’accuseriez, au contraire, de trahir l’estime due à votre caractère et à vos écrits, si je ne donnais un libre cours à mes opinions et à mes souvenirs. Vous êtes, il est vrai, peu favorable au jugement des contemporains ; vous redoutez leur partialité comme je crains dans ceux qui les suivent l’esprit de système. Cependant essayons de nous entendre, sinon de nous expliquer. Ce dix-huitième siècle dont on a déjà tant parlé et sur lequel il reste encore tant à dire ; ce dix-huitième siècle auquel il faut toujours revenir lorsqu’on veut remonter à la source des grands qui l’ont suivi, s’étonnerait lui-même de vous entendre lui attribuer des allures juvéniles. Ne se reconnaîtrait-il pas plutôt sous la forme d’un vieillard revenu de toute les illusions, et chez lequel l’esprit, le pur esprit a survécu à tout ? Il travailla sans relâche à tarir en quelque sorte les sources de toute jeunesse, la foi, l’enthousiasme, et cette abnégation de soi-même qui consiste à se transporter tout entier dans l’objet de ses affections ou de son culte, tel que la vérité ou tel même que la patrie. À la place de cette dernière, il avait mis le genre humain ; sa raillerie desséchante se jouait de tout le reste. Il n’admettait pour vérité que le doute, et laissait chacun libre de choisir dans l’héritage du passé, sans autre guide que sa fantaisie, sans autre appui que sa raison. Jusqu’à lui l’esprit humain avait marché du connu à l’inconnu. Les plus grands réformateurs eux-mêmes s’y étaient astreints. Ils modifiaient sans renier, cherchaient à édifier, à substituer en même temps qu’à détruire. Le dix-huitième siècle embrassant le passé dans un seul anathème, délaissa à la fois les deux conditions sans lesquelles il n’y a pour les nations ni grandeur, ni gloire, l’unité et la perpétuité. Il venait après bien d’autres siècles : et le temps agit sur les peuples comme sur l’homme ; il les vieillit, il fait prédominer l’esprit aux dépens du cœur ; je ne sais quoi d’excessif ou d’étrange dans les idées, d’outré ou d’absolu dans les maximes, remplace alors les émotions du jeune âge, et même les conceptions fécondes de la maturité. C’était la première fois qu’on voyait la vie littéraire, qui n’est autre chose que la vie de l’esprit, pénétrer toute une nation. Le résultat fût imprévu ; il prouva qu’à lui seul l’esprit ne suffit à rien. À force d’esprit, de débauche d’esprit, de caprice ou d’excès dans les doctrines, la société elle-même, la civilisation eût péri, si elle n’était impérissable, et le cataclysme eût englouti d’abord tous les biens pour lesquels avait commencé la lutte, et que l’instinct des hommes poursuit depuis leur origine, parce que Dieu les leur destine et qu’ils y ont des droits. Ces biens, Monsieur, sont sauvés du naufrage ; nous en jouissons, ils sont de telle nature que, une fois obtenus, nul ne saurait nous les reprendre.

Mais abordons franchement l’autre question qui nous divise ; voyons quel fut le rôle de l’empereur, la part de l’empire dans cette histoire. Tout ce que j’ai pu dire jusqu’ici, se rapporte à l’état où le 18 brumaire trouva la France. Je vais vous devenir de plus en plus suspect ; à dater de cette époque, j’ai vu, j’ai assisté, j’ai agi. Pourtant, vous l’avouerai-je, je me crois sans passion, sans ressentiment, sans complaisance. Les souvenirs que vous m’obligez à me retracer, sont si grands, ils suggèrent aujourd’hui de telles pensées, ils placent dans de telles régions, que devant eux tous les petits sentiments se taisent, les faiblesses les plus discrètes disparaissent, et l’on ne songe qu’à tirer de leur sein de hautes moralités pour l’avenir.

« L’empire, avez-vous dit, a dû sa fortune à des accidents, non à lui-même. La révolution avait mis la nation debout, il la fit marcher ; elle avait amassé des forces immenses, il les organisa et en usa. Il fit des prodiges, mais dans un temps de prodiges. » L’empire, Monsieur, a dû sa fortune à un seul accident ; c’est l’empereur. Mais ajournons-le, s’il vous plaît, et arrêtons-nous au 18 brumaire. Que n’y étiez-vous ? Que ne pouvez-vous substituer à votre savante analyse, un souvenir personnel, une de ces impressions justes et naïves qui deviennent pour un esprit supérieur comme le vôtre, une forme abondante de déductions, de vérités ? La nation n’était plus debout, je vous assure, et ces forces immenses, nouvelles, que la révolution avait enfantées, ces forces morales et matérielles qui avaient pu opérer, en 1791, des prodiges, étaient anéanties. L’armée, découragée comme le pays lui-même, se repliait de toutes parts et en désordre sur notre territoire ; une terreur nouvelle, quoique sans énergie, sans confiance en elle-même, menaçait les populations incapables de tout effort pour s’en garantir. Ce n’était point seulement la hideuse et sanglante oppression de 1793, c’était aussi l’essai de la constitution de 1795, le règne du Directoire, l’existence de ces conseils où avait reparu un peu de liberté, et qu’avait tout aussitôt décimés la proscription ; c’était chacune de ces choses, et toutes ensemble, qui avait mis au fond des âmes le désir ardent d’une halte, d’une trêve du moins avec des théories, des essais dont il ne restait que des ruines et dont on n’attendait plus rien. La France, alors décidée à conserver et maintenir comme aujourd’hui à tous les grands résultats de sa révolution, refusait de remonter vers le passé, et ne sentait que dégoût, que profonde défiance pour tout ce qu’on avait tenté, depuis 1789, de substituer à ce qui était détruit ; elle implorait comme expédient le despotisme, et son état social ne lui permettait pas de se représenter le despote sous une autre forme que celle d’un soldat. La Providence qui veillait sur elle, poussa vers le rivage la barque qui amenait Bonaparte à Fréjus. Le pays tout entier, à cette nouvelle, passa de la résignation à l’enthousiasme ; et savez-vous pourquoi ? Ce n’était pas seulement la renommée de Bonaparte et le prestige de son nom qui rassurait sur l’avenir ; c’était surtout le souvenir de sa conduite en Italie. Le premier, le seul depuis la république, il avilit voulu renouer avec les traditions du passé, et recourir aux procédés que les peuples civilisés observent entre eux. La France comprit qu’elle venait de recouvrer le seul homme qui pût la faire rentrer dans la grande communauté des nations, sans qu’il en coûtât aucun sacrifice à sa révolution elle-même, ni à sa fierté. Telle fut, Monsieur, la tâche providentielle imposée à Bonaparte lorsqu’il revint d’Égypte ; telle était sa véritable position. Nous ne pouvions pas plus nous passer de son génie que de son épée ; c’est devant lui que l’œuvre de dissolution, poursuivie par le XVIIIe siècle, s’arrêta. À la place de tous les respects éteints, il substitua l’admiration. Le dénigrement philosophique lui-même, confondu par tant de merveilles, fut contraint au silence. Il retrouva l’autorité à force de gloire, réconcilia l’époque la plus indisciplinée des annales humaines avec l’obéissance, en prouvant tous les jours que son intelligence n’avait guère plus de limites que son pouvoir ; à des générations que le XVIIIe siècle avait formées, il fallait que la raison vint confesser son insuffisance, et que l’incrédulité elle-même appelât la religion à son aide, en avouant que sans elle les hommes ne pouvaient être conduits. L’Empire parlait de liberté, comme la Convention parlait de justice, je m’empresse de vous l’accorder. Il n’y avait cependant ni trompeurs, ni trompés. Cet hommage hypocrite, mais obligé, rendu à la liberté et à la justice, prouvait seulement que ceux-là même qui violaient l’une et l’autre, n’ignoraient pas qu’elles finiraient par l’emporter, sur eux. Savez-vous ce que me disait Napoléon dans un entretien et à un moment solennel toujours présents à ma mémoire : « Après moi, la révolution, ou plutôt les idées qui l’ont faite, reprendront leur cours. Ce sera comme un livre dont on ôtera le signet, en recommençant la lecture à la page où on l’avait laissée. » Eh bien, Monsieur, vous le voyez, ce despote savant, rationnel, comme vous l’appelez, avait-il donc foi en lui-même ? Si je ne craignais de fatiguer votre attention et celle de l’assemblée qui nous écoute, je vous citerais bien d’autres paroles de cet homme dont la position ni l’intérêt n’ont jamais troublé le regard, et-dont l’indépendance où son esprit était de lui-même, formait peut-être le trait le plus singulier. Le despotisme, pour lui, n’était pas le but, mais le moyen, le seul moyen de faire rentrer le fleuve débordé dans son lit ; de réaccoutumer la France révolutionnée à l’ordre, à l’obéissance ; de donner le temps à chacun d’oublier ce qu’il avait fait, ce qu’il avait dit, et d’ouvrir pour tous une nouvelle ère. Quant au but, il n’en eut jamais qu’un, sa plus grande gloire, en faisant de la France le pays le plus puissant de l’univers. Voilà Napoléon tel que je l’ai vu, et si je ne vous craignais, j’ajouterais, tel qu’il a été. Mais en le considérant ainsi, ne croyez pas que je me rende moins juste que vous ; ce n’est pas moi qui dissimulerai rien des malheurs qu’il a attirés et qu’il devait finir par attirer sur la France. Il lui a manqué de savoir placer la limite du possible, et de croire que la vérité et la justice ne sont le meilleur moyen de gouverner les hommes que parce qu’elles sont la justice et la vérité. Enfant lui-même de ce XVIIIe siècle qu’il jugeait avec rigueur, il n’avait foi que dans l’esprit, ne vivait que par l’esprit. Il croyait que le monde avait d’abord appartenu au plus fort, et que la civilisation le faisait passer au plus habile ; il redoutait par-dessus tout l’empire du grand nombre, comme le seul retour à la violence et à la barbarie que, sous une forme ou sous une autre, comportassent nos temps modernes. Son règne aura montré une fois de plus où peut entraîner la volonté absolue d’un seul homme, fût-il le plus surprenant et le plus intelligent de l’univers. Le despotisme avait été le seul remède à l’état de dissolution où Bonaparte, au 18 brumaire, avait trouvé la France ; il était dans son-caractère de se l’approprier pour ainsi dire, et de risquer, au profit de ce qu’il appelait sa gloire, cette société française qu’il avait laborieusement et si habilement reconstruite. C’est à cette œuvre de reconstruction, de restauration sociale, qu’il sut employer merveilleusement les hommes les plus compromis, les plus signalés dans l’œuvre de destruction ; d’autres qui, comme M. de Cessac, étaient nés pour seconder un pouvoir éclairé et organisateur ; et enfin ceux qui, jeunes encore, se trouvaient libres dans le présent et sans engagement pour l’avenir. Vous avez parlé à ce sujet, et même avec un bonheur d’expression bien rare, de deux espèces de serviteurs que les souverains absolus trouvaient toujours sous leur main. Ne vous y trompez pas, Monsieur, Napoléon rencontrait une troisième catégorie, et celle-là ne se composait pas de serviteurs, mais bien de ceux qui, en l’aidant à. réparer tant de maux, à faire oublier tant de crimes, à détrôner tant d’orgueilleux mensonges, à réhabiliter tant d’éternelles vérités, croyaient embrasser une sainte et généreuse croisade. La jeunesse de ce temps allait au secours de la civilisation en péril, avec le zèle que mettait la jeunesse du vôtre à défendre la cause tout aussi sainte, mais moins menacée, des droits et de la liberté. C’est ainsi, et ne l’oublions plus, afin de rester justes les uns envers les autres ; c’est ainsi que chaque génération cède à son tour au courant qui la pousse, et que chaque individu, dans chaque génération, se laisse engager dans des voies qui attirent et qu’il a cru choisir. Le cœur de l’homme n’est jamais vacant ; l’émotion s’en empare à son premier battement. Lui demander de rester un seul instant désintéressé, indifférent à ce qui l’entoure, c’est méconnaître toutes les lois de son existence. Ainsi donc, sans jamais cesser d’être libres, nous subissons toujours l’influence de notre temps ; nous penchons d’un côté, tout en conservant la force de nous redresser. C’est ce qui crée à la fois notre responsabilité, et nous donne tant de raisons de nous porter une mutuelle indulgence. Je ne crains pas en ce moment de différer avec vous ; vous nous avez trop bien montré tout à l’heure quelle part nous devions faire aux circonstances, quelle part au naturel dans la vie et l’honorable carrière de votre respectable prédécesseur. Vous l’avez représenté sous l’Empire tel que je l’ai vu moi-même, homme d’ordre, de pouvoir, de conscience, de commandement et d’obéissance ; tel que le ciel l’avait fait. À force d’admirer celui dont il exécutait les volontés, il avait fini par porter une sorte d’enthousiasme dans l’obéissance ; il aurait dit volontiers qu’elle formait, avec la probité, les deux principales vertus de l’homme public.

Maintenant, me trouveriez-vous trop hardi, Monsieur, si j’osais chercher dans vos commencements, dans les premières impressions de votre jeunesse, quelques-unes des causes qui ont pu concourir à former vos opinions et à donner tant d’essor à votre talent ? Je trouverais un grand charme à le faire, car je suis sûr de rencontrer dans cette étude plus d’une occasion de mettre en lumière les qualités qui vous placent si haut dans l’estime de ceux-là même dont les principes et les opinions ne sont pas entièrement les vôtres.

Vous êtes né au moment où l’Empire succédait au Consulat, et où la politique de Napoléon, devenue plus personnelle, menaçait de compromettre son propre ouvrage dans des luttes auxquelles la France n’apercevait plus d’autre cause qu’une insatiable ambition. Dix ans après, Napoléon était tombé ; la Restauration osait ce signet prophétique dont il m’avait parlé, et la génération qui était la vôtre, avait repris la lecture du livre à très-haute voix. Pour elle et pour vous, ce qui dominait dans cette grande figure de Napoléon, c’était le despote et le guerrier. Vous jouissiez de ce faîte de gloire où il avait élevé la France, et vous tourniez contre le despote jusqu’à son génie, en voyant que ni les lumières, ni les triomphes, ne préservent de l’abîme une nation qui a courbé sa tête sous l’arbitraire. Il y a eu, remarquez-le, à toutes les époques de notre civilisation moderne, une cause que suivaient avec ardeur les esprits élevés, les cœurs généreux. Après l’Empire, comme en 1789, c’était la cause de la liberté. La charte vint enfin donner à la France ces institutions achetées par tant de vicissitudes et de malheurs. Dès qu’il fallut vous décider entre les diverses carrières ouvertes devant vous, vous dûtes choisir la plus indépendante celle qui ne demanderait aucun sacrifice aux plus fières susceptibilités de la conscience, ni aux plus libres allures de l’esprit. Vous étiez magistrat lorsque la révolution de juillet vous surprit, et déjà la magistrature vous regardait comme une de ses plus chères espérances. Une âme telle que la vôtre dut s’émouvoir à l’aspect de cette révolution nouvelle, vous qui peut-être aviez pensé que vous ne pourriez jamais en étudier aucune que dans l’histoire du passé ; vous dûtes tressaillir à l’aspect de ces commotions ou cette liberté et cette justice, objets de votre culte, courent toujours quelque péril. Vous n’aviez pas hésité à vous rallier au gouvernement que la France venait de se donner, mais, tout en persistant dans de vos graves fonctions, vous sentîtes le besoin de rendre à l’humanité quelques-uns de ces services incontestables contre lesquels aucune révolution ne proteste, et dont tous les gouvernements profitent. Vous allâtes dans le nouveau monde étudier les moyens de tourner à l’amélioration morale des condamnés, les justes châtiments que nos lois leur infligent, Jusque-là vous ignoriez l’avenir, je ne crains pas d’ajouter la renommée qui vous était réservée. Jusque-là, je vous l’ai entendu dire à vous-même, vous n’aviez pas prévu que votre nom pût un jour prendre rang parmi ceux des premiers écrivains de cette époque. Je partagerais volontiers en deux classes les hommes qui arrivent à ce genre d’illustration. Les uns, plus littéraires et plus flexibles que vous, cherchent incessamment à reproduire, en termes choisis et plus ou moins heureux, les idées ou les émotions qui se succèdent dans leur organisation mobile ; ceux-là écrivent presque aussitôt qu’ils pensent. Il semble que pour eux toutes les impressions, toutes les jouissances de l’esprit ou de l’âme, restent bien au-dessous de la satisfaction de les exprimer. Les autres, s’ignorant d’abord eux-mêmes, errent et souffrent pour ainsi dire, jusqu’à ce qu’une pierre de touche se rencontre sous leurs pas. Alors leur génie éclate, leur sensibilité profonde et concentrée se révèle, et ils apprennent presque à la fois et avec une égale surprise, leur aptitude et leur gloire. M’abuserais-je, ou n’est-ce pas ainsi, Monsieur, que cette Amérique, où vous attirait seulement votre amour de l’humanité, vous a fait rencontrer votre livre, le livre pour lequel vous étiez fait, et vous a donné la conscience d’un talent quel, votre modestie ne vous avait pas laissé soupçonner ? Lorsque le livre de la Démocratie parut, tous les partis hésitèrent sur l’accueil qu’ils devaient lui faire ; ils y cherchaient des armes, et ils y trouvaient des méditations si calmes, si hautes, un amour si sincère et si désintéressé de la vérité, que d’une voix unanime, ils lui accordèrent une estime, lui reconnurent une autorité que les ouvrages contemporains obtiennent rarement.

Votre livre est un des plus systématiques qui aient été écrits. En parlant ainsi je n’entends faire ni une critique, ni un éloge. Dans une introduction où votre style et votre pensée s’élèvent aussi haut que dans aucune autre partie de l’ouvrage, vous indiquez vous-même avec précision le fait, l’idée qui vous l’a fait entreprendre, et vous tracez d’avance, d’une main assurée, la route que vous vous engagez à parcourir. L’égalité des conditions telle que l’Amérique du Nord vous en a offert le modèle, est à vos yeux un fait providentiel, universel, durable ; tous les événements comme tous les hommes servent depuis le commencement du monde à son développement. Me permettez-vous de le dire, Monsieur, je crains que ce ne soit bien restreindre les vues de la Providence et la destinée de l’homme sur la terre, que de leur donner l’égalité des conditions pour unique but. Cette égalité est-elle donc, comme vous le dites, un objet si nouveau ? Est-elle autre chose que la justice distributive et le respect on la consécration de tous les droits ? Vous le savez mieux que moi, quelque nom qu’on lui donne elle ne s’est pas trouvée toute faite dans le sein des choses. Dans l’état naturel, que dis-je, dans la création, c’est la forte ou parfois la ruse qui dominent sans partage, l’égalité est le bienfait de la religion et des lois ; mais à toute suffit-elle à toute la nature de l’homme ? L’homme peut-il, avec elle seule, remplir sa vocation ? Ne doit-il pas encore atteindre à toute sa beauté morale et toute sa grandeur sur la terre, ou tout est-il dit pour lui avec la certitude qu’il n’a rien à envier à son voisin ? Tout en admirant, vous le dirai-je, l’art et la puissance avec lesquels, sans vous détourner un seul instant, vous faites converger tous les faits, toutes vos observations, si ingénieuses ou si profondes, vers une même démonstration, je me disais que, dans une étude aussi soutenue, avec une préoccupation si exclusive, l’esprit finit quelquefois par s’absorber complètement dans un sujet sur lequel il a si longtemps consacré tous ses efforts ; pour le mieux posséder il s’en laisse posséder lui-même, et s’abandonne à un fil qui l’entraîne quoiqu’il l’ait créé, et que sa main ne conduit plus. L’égalité des conditions, Monsieur, que vous êtes loin de confondre avec le nivellement qui serait la fin de toute civilisation, n’est clone que l’égalité devant la loi. Aujourd’hui que le développement de la raison publique a donné aux hommes la conscience de leurs droits et de leur dignité, nul ne saurait se passer d’elle. C’est aux gouvernements à lui donner de suffisantes garanties. Ici elle aura besoin d’être protégée contre la faveur ou les privilèges de quelques-uns, là contre l’envie de chacun ou la violence du grand nombre. Mais comme ce sont les passions mêmes du cœur humain qui la menacent, il n’y a pas de forme politique on de gouvernement où elle n’ait pas besoin d’être défendue. Vous ne vous êtes pas borné à faire pour l’Amérique ce que Montesquieu avait fait pour les Romains, à exposer son origine, à expliquer son développement et à présager ce qu’elle pourrait acquérir encore, ou les causes qui amèneraient son déclin : vous l’avez représentée comme ayant devancé la vieille Europe et touché avant elle le but dont elle lui a montré le chemin.

Loin de moi toute idée d’entamer ici un débat dont le moindre défaut servait l’inopportunité. Qu’il me soit seulement permis d’observer en passant, que toutes les sociétés dominées par le même principe, seraient nécessairement conduites à donner la même forme, ce qui serait abstraire, pour ainsi dire, ou retrancher tout leur passé d’un seul coup. N’admettrez-vous pas pour elles, cependant, comme vous l’avez tout à l’heure encore si bien admis pour l’homme, n’admettrez-vous pas la diversité des causes qui ont concouru à les former ? Ne procèdent-elles pas, comme tous les êtres collectifs ou simples dont la vie se prolonge, du naturel, de l’habitude, du climat, des institutions et des hasards au milieu desquels, pendant tant de siècles, elles ont vécu ? N’ont-elles pas obéi jusqu’ici, et plus qu’elles ne le savaient elles-mêmes, aux lois et à l’instinct de leur conservation ? Pensez-vous enfin qu’elles aient pu si longtemps vivre, grandir et fleurir, en marchant à rebours de leur vocation naturelle, et tournant le dos au but qu’avait placé devant elles la main du Créateur ? Je ne fais que vous soumettre mes doutes : permettez-moi d’en exprimer encore un. Ce sont vos plus belles pages qui me l’inspirent, et qui m’encouragent, à vous-demander si la démocratie américaine suffit à toutes les conditions de la civilisation, surtout si elle s’adapte au tempérament de tous les peuples ? — Non, Monsieur, vous ne le croyez pas. Je n’en voudrais pour preuve que cet admirable chapitre x de votre IIIe volume, sur la manière dont les Américains cultivent les sciences et les arts, et où vous démontrez si bien que, préférant toujours le profitable au beau, ils n’y portent, comme partout ailleurs, que le génie de l’utile. Il existe une nation s’appelant la nation française, et qui ne fera jamais de ce seul génie le sien. Jamais, et j’en atteste, tous ceux qui m’écoutent, elle ne cessera de marcher à la tête des sociétés humaines comme la nuée lumineuse qui guidait Israël dans le désert. Jamais elle ne se laissera descendre du rang que lui assignent depuis tant de siècles, l’éclat de ses armes, et plus encore peut-être les savants, les poètes, le philosophes, les orateurs, les écrivains qu’elle a produits, et jusqu’à cette politesse dont le charme est si grand qu’il mérite d’être compté parmi les éléments de sa puissance. Dans ce beau pays de France, le principe politique qui aura toujours plus de faveur, sera ce principe d’autorité tempérée que nos institutions réalisent, et qui, alliant si bien la stabilité au mouvement, l’ordre à la liberté, permet à la nature de l’homme d’atteindre au plus haut degré de beauté, de dignité et de grandeur que le Créateur ait réservé à la créature.

Me voici arrivé à la portion de ma tâche la plus douce et la plus facile. Je n’ai plus à vous répondre, il ne me reste qu’à vous apprécier, et surtout comme écrivain : je me récuserais si je devais être votre juge ; mais l’Académie a voulu que je fusse son interprète, et j’ai le droit, je sens le besoin de déposer aussi dans ce discours tout ce que vous m’avez fait ressentir. Vous écrivez comme on le faisait au XVIIe siècle ; non que votre manière d’écrire soit précisément celle de ce temps-là, mais vous ne cherchez à faire passer dans nos âmes que ce qui est dans la vôtre. Vous mettez la vérité bien au-dessus du succès. Vous avez cette sorte de pudeur, de retenue, que donne le respect de ses propres idées lorsqu’elles sont toutes puisées à la source d’une profonde conviction. De là cette fermeté, cette sobriété, cette mâle simplicité d’expression, cette absence de déclamation, de mots forgés, de ces mots qu’on appelle aujourd’hui de génie, et que trouve aisément, sous sa plume, l’écrivain qui se joue également de son sujet et de son lecteur. Une émotion soutenue se fait sentir au fond de vos paroles, et leur prête, je ne sais quoi de grave et d’ardent, qui impose et captive en vous lisant. Une des consolations de l’envie est souvent de taxer d’imitation à leur début ceux qui plus tard feront école à leur tour. N’a-t-on pas dit que vous aviez imité l’immortel auteur de l’Esprit des lois ? Vous êtes né, Monsieur, avec une physionomie si bien à part, si prononcée, si exclusive, que je vous défierais d’y rien changer. Vous poussez l’individualité jusqu’à en être quelquefois uniforme. La nature, en naissant, a pu vous donner une ressemblance, mais elle vous a défendu d’imiter. S’il me fallait absolument vous rapprocher du président de Montesquieu, je dirais que votre style, moins savant que le sien, moins coloré, moins singulier, moins piquant, est plus exempt de manières et de recherche. Vous ne détournez jamais sur l’écrivain l’attention que le lecteur doit tout entière au sujet. On respire, en un mot, dans vos écrits une moralité plus pure, plus élevée, et ceux qui ne partagent pas vos doctrines, éprouvent un regret qu’ils adressent à l’homme plus encore qu’à l’auteur. Aussi ne me séparerai-je pas d vos écrits et de vous-même, sans me donner encore une fois le plaisir de me trouver sur un point essentiel en parfaite harmonie avec vous. Vous louez, vous approuvez les démocraties de ne ressentir qu’une froide indifférence pour toutes les grandeurs où la vertu et l’estime qu’elle inspire, ont peu de part. En fait de gloire et de grands hommes, je me range de votre école. Je voudrais que le progrès des lumières ne permît plus d’enthousiasme sans estime, et que nos futurs grands hommes ne dédaignassent plus d’être hommes de bien. Mais vous n’avez pu croire qu’il fallût recourir à l’Amérique, aux pures démocraties, pour rencontrer une de ces vertus, une de ces vies pour lesquelles vous voudriez que les peuples réservassent leur admiration. Vos premiers regards ont trouvé, près de votre berceau, de quoi vous satisfaire. Votre aïeul maternel, mon illustre parent, Lamoignon de Malesherbes, ne montra-t-il pas, au sein d’une monarchie expirante, un de ces caractères que du monde entier rend glorieux ? Je vois encore, quoique ce souvenir remonte presque à mon enfance, je vois encore le visage du vieillard inondé de ses larmes ; c’est assez vous dire quel jour, à quel moment je le voyais. Il sortait d’accomplir et attendait paisiblement que l’échafaud vint lui en donner le prix. L’impression que je reçus alors demeure ineffaçable. Il me semble avoir vu le juste lui-même que la Providence, vers la fin de sa course, venait couronner d’une gloire qu’il n’aurait jamais cherchée ailleurs que dans le sentier du devoir. Ce n’est pourtant pas en Amérique, au milieu d’une pure démocratie, où s’était formée cette âme que l’antiquité nous eût enviée. Soyez heureux, Monsieur, de rassembler de tels souvenirs autour de votre foyer domestique. Soyons heureux et fiers ensemble, en constatant que notre patrie a eu de tels caractères à honorer, même avant de posséder des institutions et des mœurs publiques qui en font mieux peut-être comprendre toute la beauté. Venez vous asseoir parmi nous avec confiance. Le plus jeune de cette compagnie, et même l’un des plus jeunes qui se soient jamais assis sur ces bancs, l’Académie semble avoir voulu s’emparer d’avance de tout ce que promet votre avenir. D’ordinaire c’est aux athlètes fatigués et qui ont embrassé le but qu’elle remet leur couronne. Elle vous donne la vôtre en partant. Vous achèverez, Monsieur, de justifier son choix, en remplissant toutes ses espérances.