Rapport sur les prix de vertu 1916

Le 14 décembre 1916

Ernest LAVISSE

ACADÉMIE FRANÇAISE

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. ERNEST LAVISSE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Lu dans la séance publique annuelle du jeudi 14 décembre 1916.

 

MESSIEURS.

Dans les récits de guerre que nos soldats écrivent, ils s’étonnent d’entendre, parmi le fracas des batailles, les oiseaux chanter, de voir l’herbe s’incliner au souffle du vent et la nature garder ses beautés et ses grâces dans l’horreur des actions humaines. De même ont continué de fleurir, en notre pays tourmenté, glorieux de sanglantes gloires, les vertus exquises, que chaque année nous saluons de nos hommages. Des femmes — presque toutes pauvres — institutrices d’école publique ou d’école privée, ouvrières, domestiques, font des miracles de piété filiale, de dévouement et de charité. Des servantes, fidèles à leurs maîtres tombés dans le malheur, les servent sans gages, et même les aident, par le sacrifice d’économies lentement amassées, à payer leurs dettes : une d’elles a élevé sept enfants de ses maîtres morts. Une servante octogénaire d’un curé octogénaire a élevé cinq orphelins. Une veuve, mère de trois enfants, s’est chargée de six orphelins mineurs, ses neveux et nièces. Une mère de treize enfants, a étendu sur quinze orphelins sa protection maternelle. Ces braves gens font le bien sans effort, naturellement, comme ils respirent. Tout leur est simple, parce qu’ils ont des cœurs simples. On les devine tranquilles et satisfaits. Bienheureux, en effet, les simples de cœur, car le bonheur sur terre leur appartient ! Il appartient à eux seuls.

Notre palmarès nommera les trente-sept lauréats de nos prix individuels de vertu. Je regrette de ne pouvoir ni proclamer ici leurs noms, ni les louer comme le voudraient la justice et les émotions que j’ai ressenties à la lecture des témoignages mérités par leurs vertus ; je dois me hâter vers des œuvres considérables que l’Académie a récompensées, et m’efforcer de vous faire connaître au moins les principaux caractères de chacune d’elles.

 

Le Comité international de la Croix rouge, Agence des prisonniers de guerre, siège à Genève, présidé par un homme de bien, ami de la France. M. Ador. Il débuta au mois d’août 1914, dans un petit local prêté par un Athénée ; aujourd’hui il emplit un palais mis à sa disposition par la Ville, et le déborde. Douze cents Genevois et Genevoises y travaillent, en grande majorité volontaires. Le Comité reçoit, de tous les pays belligérants, des demandes de renseignements ; une famille cherche un disparu : « Où est-il ? » Genève fait une enquête et répond : « Il est à tel endroit ». La famille insiste, veut des détails : une mère demande : « A-t-il bonne mine ? » Hélas ! il faut trop souvent annoncer une fatale nouvelle : les parents veulent savoir vers quel lieu adresser leurs regards et leurs prières ; ils demandent : « Où est sa tombe ? » — Par Genève passe la correspondance entre les familles et les prisonniers, passent aussi « les paquets » — Le Comité visite les camps de prisonniers et fait rapport de ce qu’il a vu. — Il interne en Suisse les grands blessés. — Il rapatrie les civils que l’Allemagne, après les avoir arrachés du sol natal, par un des plus odieux crimes de sa barbarie, consent à relâcher. Genève a vu arriver des troupes de ces malheureux, exténués de fatigue et de misère ; des yeux hagards dénonçaient la folie de plusieurs. Genève leur a donné des vivres, et puis des fleurs, et les larmes de sa compassion fraternelle. — Le Comité a mis dans son énorme travail un ordre merveilleux ; tout y marche, comme a dit notre rapporteur, avec la précision de l’horlogerie genevoise. Au 31 décembre 1915, 1 500 000 fiches franco-anglo-belges, 1 000 000 de fiches allemandes étaient classées ; on calculait que le comité avait reçu, par jour, de 1 500 à 2 000 lettres, que, chaque jour, il en avait expédié 3 à 4 000 ; il avait transmis 1 530 000 mandats ; 15 850 000 colis avaient passé en transit ; 337 181 avaient été expédiés de Genève. Ces calculs ont été faits il y a un an. Imaginez quelle somme de bienfaits ces « totaux » représentent. En décernant au Comité de Genève une de ses plus grandes récompenses de cette année, l’Académie a voulu lui exprimer les remerciements de la reconnaissance française.

Une société de Secours-Mutuels, malgré les dons reçus par elle, a grand’peine à remplir tout son devoir d’assistance. Elle s’appelle La Saint-Cyrienne, et quatre mille de ses membres sont tombés au champ d’honneur... Je n’ai pas besoin d’en dire davantage.

 

Voici maintenant un groupe d’œuvres qui se sont mises au service des malades et des blessés.

Œuvre de M. et de Mme Tuck, Américains, pour qui la France est une seconde patrie, très aimée. Avant la guerre, ils avaient comblé la ville de Rueil de leurs bienfaits, parmi lesquels un très bel hôpital que, cette année, ils ont doté de 70 000 livres de rente. Ils ont transformé en ambulance une école d’enseignement ménager créée par eux. Ils ont multiplié leurs dons à des ambulances diverses. Ce sont de beaux exemples de la sympathie des États-Unis pour la France, sympathie qui se manifeste par une charité magnifique et aussi par tant d’adhésions, à notre juste cause. Je pense à ces déclarations solennelles délibérées comme des jugements, où des hommes éminents qui connaissent notre esprit français et l’esprit germanique, notre civilisation et la Kultur, ont signifié à l’Allemagne qu’elle est pour jamais déchue de ses droits et prétentions à l’hégémonie intellectuelle.

 

Le Comité d’assistance aux dépôts d’éclopés, présidé par Mme Jules Ferry, et le Comité de secours aux soldats éclopés ou malades, présidé par notre confrère, M. Frédéric Masson, viennent en aide aux « petits blessés », « malades légers », « épuisés », que le Service de santé rassemble dans des dépôts. Les deux comités se sont entendus pour éviter les doubles emplois ; le second donne à présent tous ses soins aux malades et blessés de Salonique. Ils distribuent des objets de literie, des vêtements, des chaussures, des pipes, du tabac, du vin, des jeux, des livres, même des plantes, pour égayer un peu les mornes salles des dépôts. J’ai lu des remerciements écrits par des officiers ; ils disent la joie des soldats à l’arrivée de tant « de bonnes choses ». Certes « les hommes » reçoivent volontiers les objets nécessaires, mais ils sont très sensibles aux gâteries. Ils se disent : « On pense à nous, là-bas ; on nous aime ». Les comités écrivent aux soldats ; ils leur parlent dans des conférences ; ils leur envoient des artistes pour les récréer et les émouvoir. Ils combattent l’insidieux ennemi du soldat, le « cafard ».

Le Patronage national des blessés est l’auxiliaire du Service de santé pour la radiologie Sous la direction scientifique très compétente de Mme Pierre Curie, professeur à l’Université de Paris, il a mis à la disposition de l’armée 152 postes, fixes ou mobiles, où se fait, par l’examen interne des blessés, la recherche des projectiles. Plus de 300 000 blessés ont passé dans ces postes. Le Patronage a conscience d’avoir contribué à sauver un grand nombre d’existences précieuses.

Tout le monde sait qu’à l’appel de notre confrère, M. Maurice Barrès, auquel près de deux millions de francs ont répondu, est née la Fédération nationale des mutilés. Elle s’étend, par ses vingt et un comités, à toute la France. Est l’auxiliaire de l’État pour la fourniture des membres artificiels ; mais surtout elle travaille à la rééducation et au placement des amputés. Dans ses ateliers, ou bien elle leur apprend par quels moyens, par quels gestes, ils pourront, tout mutilés qu’ils sont, reprendre leur ancien métier ; ou bien elle leur enseigne un métier nouveau, approprié à l’état où la guerre les a mis. Ces choix ne se font pas au hasard. À Paris et en province, les membres des comités, gens de bien dévoués à leur tâche, observent les mutilés et discernent leurs aptitudes. Le placement se fait avec le plus grand soin. Au mois de juin de cette année, 1951 rééduqués — rééduqués réellement et complètement — avaient été-placés et bien placés. Ainsi un double servie, est rendu : à la nation, qui retrouve des collaborateurs pour son activité et à des hommes à qui le travail assure la sécuritéde la vie.

Tout le monde sait aussi que la Société des Amis des aveugles, inspirée et dirigée par M. Vallery-Radot, s’est faite l’auxiliaire du Ministère de l’Antérieur et de l’Hospice national des Quinze-Vingts, pour la rééducation des soldats aveuglés. Au début de la guerre, les Quinze-Vingts établissant leurs prévisions sur l’expérience des guerres précédentes, avaient réservé vingt places aux aveuglés ; ils connaissaient mal le pouvoir de la science appliquée à la guerre. Il a fallu agrandir l’Hospice ; une vaste maison voisine — 99 bis rue de Reuilly, — autrefois occupée par un pensionnat, a été aménagée pour sa destination nouvelle. Elle se nomme Maison de convalescence, par pieuse supercherie ; ne faut-il pas prévenir le désespoir aux premiers moments de l’entrée dans les ténèbres perpétuelles ? Ces malheureux, comme a dit M. Vallery-Radot, « apprennent d’abord à être aveugles » ; le bras gauche appuyé sur un bras ami, l’autre sur un bâton, ils marchent, le cou raidi comme pour porter la tête plus haut vers le ciel, auquel leurs obscurs orbites semblent demander : « Où donc est la lumière ? » Mais bientôt ils refusent le secours du bras ami ; ils marchent vite, très vite, ils courent presque dans les corridors, les escaliers, et les longues allées du jardin. À l’atelier, ils travaillent avec une application que j’ai admirée ; hélas ! rien ne les distrait de leur tâche ; pour eux, le dehors n’existe plus. Ils apprennent rapidement le métier qu’on leur enseigne, parce qu’ils ont vu l’objet qu’ils travaillent. Quelques heures suffisent à faire un brossier. J’ai observé un de ces ouvriers, au moment où il venait d’achever une brosse : de sa main il en fit le tour, puis il l’éleva en l’air comme pour la regarder. Les ateliers sont au nombre d’une vingtaine, entre lesquels se répartissent deux cents aveugles. J’ai assisté à la récréation de quatre heures. À l’appel du clairon qui annonce le goûter, ou, comme on dit « le verre de vin de quatre heures », répond un brouhaha joyeux. Cette gaieté d’un hospice dont j’appréhendais la tristesse, m’a surpris. — La Société des Amis des soldats aveugles contribue largement au bien-être de la maison par le dévouement des infirmières et des chefs d’atelier qu’elle fournit, par des gâteries, et surtout parce qu’elle entreprend de placer les aveugles, de les y suivre dans la vie et de leur assurer un foyer. Déjà elle a aidé à entrer en ménage une dizaine de pensionnaires qui se sont mariés et qui reviennent à la maison de convalescence comme demi-pensionnaires. Grâce à leurs « amis », ces victimes de la guerre ne sont pas seulement résignées à leur sort ; elles se réconcilient avec l’existence, où elles garderont pourtant toujours la nostalgie de la lumière.

L’Académie, cette année encore, a voulu récompenser des œuvres rémoises : les Petites sœurs des pauvres, la Maison de l’Enfant-Jésus, le Dispensaire de la rue Saint- Thierry, qui furent hospitaliers et secourables à nos soldats fatigués ou blessés. Ces maisons voulaient décliner la récompense offerte. Elles ont dit : « On est assez récompensé quand on travaille pour Dieu et pour la France. » L’Académie a insisté : Reims n’est-elle pas une des plus augustes victimes de la guerre ? Par l’acharnement contre sa cathédrale, nos ennemis ont manifesté clairement l’âme odieuse de l’Allemagne. Croyez bien que l’empereur allemand et ses lieutenants savent ce que représente et signifie Reims dans l’histoire de l’art chrétien et dans l’histoire de la France. Ces hommes nous haïssent jusque dans notre passé. Ils ont voulu nous atteindre en plein cœur, et se sont réjouis que le coup ait porté juste. Or, voici qui serait une belle représaille : Reims deviendrait le lieu d’un pèlerinage national ; tous les ans, pendant une semaine, à des jours dits, des députations y arriveraient, envoyées par les provinces, les villes, les universités et les écoles ; au jour de l’armée, les drapeaux de nos régiments s’aligneraient de chaque côté du chœur ; entre eux, au centre, face à l’autel serait représenté l’étendard que Jeanne d’Arc porta en cet endroit même, le jour où le dauphin Charles reçut « le sacrement de la royauté ». Reims redeviendrait un sanctuaire de la nation française, et ce rattachement du présent au passé attesterait l’immortalité de la France.

 

Un second groupe d’œuvres s’intéresse au soldat hors de la caserne, hors du régiment, en liberté.

Le sous-lieutenant de réserve, Thorel, quelques années avant la guerre, eut l’idée d’offrir un asile aux soldats que l’on voit déambuler dans les rues, les jambes et le regard flânant. Il a fondé le Cercle national du soldat de Paris. Dans les locaux du cercle, les soldats se sentent chez eux. Ils causent, en goûtant quelques douceurs. Des soins d’hygiène leur sont offerts, et des plaisirs d’esprit. Ils écrivent à la maman ou à la payse préférée des lettres sur papier à en-tête orné d’une belle image. Ils déposent dans une armoire des objets à eux, qui s’y trouvent plus en sûreté qu’à la caserne, où l’on dit que la distinction du tien et du mien est connue imparfaitement. Pourtant le cercle n’avait fait que végéter avant la guerre ; depuis deux ans, il est en pleine activité. Des œuvres semblables se multiplient et font de très bonne besogne. Thorel n’a point vu le succès de son idée ; il est mort, capitaine, au champ d’honneur. L’Académie lui décerne une récompense posthume.

L’œuvre des Parrains de Reuilly est la bienfaitrice des permissionnaires de nos contrées envahies. Le soldat de ces pays est un exilé douloureux. Entre lui et son chez lui se dresse une formidable barrière de poitrines, de fer, de feu et d’horreur. Que sont devenus les siens, sa femme, ses enfants, ses vieux parents ? Et la chère maison, au toit de chaume ou d’ardoise, est-elle encore debout, ou bien une ruine béante balafrée par l’incendie ? Ces permissionnaires ne savent où passer leurs six jours. Beaucoup viennent à Paris, où l’on connaît toujours quelqu’un. Le Ministère de la Guerre leur a offert deux cents lits à la caserne de Reuilly ; mais un asile de nuit ne suffisait pas. Que faire de longues journées vides ? À la caserne est logée une partie de la 22e section, celle des ouvriers et commis d’administration, ou, comme on dit en cette langue abrégée, dont il faudrait écrire le dictionnaire — car elle est une collection d’énigmes agaçantes — les C. O. A. Sans doute les premiers permissionnaires, arrivant délabrés, les yeux encore pleins de visions terribles, se sont demandé : « Qu’est-ce qu’ils font ici, ces fainéants ? Les. C. O. A. ont montré ce qu’ils savent faire. Aujourd’hui, la caserne de Reuilly est une maison de famille, dont les missionnaires sont les enfants gâtés. Ils se lèvent quand cela leur fait plaisir, après avoir déjeuné au lit d’une large tasse de café accompagnée d’un morceau de pain et d’une tablette de chocolat. Ils n’ont point à faire leur lit ; les C. O. A. se chargent de cette peine. À dix heures et demie, le déjeuner très copieux est servi par les C. O. A. L’après-midi, des guides promènent des escouades dans Paris, et leur montrent et expliquent les monuments. Au retour, le dîner, qui vaut le déjeuner ; le soir, théâtre ou cinéma. Voilà une journée de grands-ducs en voyage. Ces braves gens goûtent la douceur des heures de repos dans la tourmente. Mais comment donc les Parrains de Renilly ont-ils pu créer une œuvre pareille ? J’oubliais de dire qu’ils savent qu’un des devoirs des parrains est de « donner la pièce » à leurs filleuls. Chaque filleul reçoit une pièce de deux francs cinquante centimes. Ils sont donc bien riches, ces messieurs de la C. O. A. ? Voyons comment est composé leur conseil : président, M. l’officier d’administration Aubin ; administrateur, l’adjudant Angot, fondateur de l’Association, huit sergents, un caporal, un soldat de deuxième classe. Ce ne sont pas là des millionnaires évidemment. Tout ce que peuvent faire les C. O. A., c’est de sacrifier tout ou partie de leur prêt ; puis ces gens de cœur se sont adressés à d’autres gens de cœur qui ont répondu à leur appel. Au 31 octobre dernier, ils avaient hébergé, nourri et récréé 38 807 permissionnaires d’au moins six jours, et distribué en argent de poche et petits cadeaux 190 000 francs. Les filleuls partis, les parrains ne se croient pas quittes envers eux ; à la date donnée tout à l’heure, 6700 paquets avaient été envoyés au front. Puis, on s’écrit ; le soldat aime qu’on lui écrive ; aux heures de distribution des lettres, c’est une joie pour lui d’entendre le vaguemestre appeler son nom. Toujours à la même date, 90 000 lettres avaient été échangées entre le front et Reuilly. Un des filleuls exprima certainement le sentiment de tous, quand il écrivit : « Des parrains comme ceux-là, ils n’en ont pas les Boches ! » En effet, cette œuvre de fraternité militaire est toute française.

 

J’arrive à la troisième et dernière série de nos œuvres, celles qui se proposent la protection de l’enfance et de l’adolescence.

La Ligue fraternelle des enfants de France, inaugurée en 1895, par Mlle Lucie Félix-Faure, qui voulut faire à tout enfant riche un devoir de secourir un enfant pauvre, organise des colonies de vacances, distribue des vêtements dans ses vestiaires, des consultations et des médicaments dans son hôpital-dispensaire ; elle hospitalise des enfants de réfugiés.

Dans un pauvre quartier de la Villette, 120 rue de Crimée, sœur Champetier de Ribes, recueille les orphelins, dirige crèche, garderie et ouvroir, et mène ses enfants aux champs pendant les vacances. Le séjour des orphelines à Mareuil, près de Meaux, aux vacances de 1914, fut dramatique. Le 31 août, une terrible nouvelle éclate : « L’ennemi ! l’ennemi ! » Il sera là demain peut-être. De grand matin, le 1er septembre, les enfants sont debout. Pas moyen d’emporter les valises où sont les robes et linges de rechange, On fait endosser aux petites chemise sur chemise, robe sur robe et un manteau par-dessus. Un paysan charitable a prêté une charrette on y met les plus jeunes ; les grandes, les demoiselles de plus de sept ans, feront à pied les cinq kilomètres qui les séparent de Meaux, suant à grosses gouttes sous le soleil qui surchauffe leur vestiaire. Apparaît une colonne de cavaliers et d’artilleurs ; ce ne sont pas des uniformes français. Terreur des petites ! Mais ces soldats sont des Anglais. Les officiers s’approchent ; ils se montrent « très galants », raconte sœur Champetier de Ribes. Les cavaliers, s’écartant, encadrent la petite troupe qui, sous cette escorte imprévue, arrive à la gare ; là, elle se dissémine dans le train bondé de fuyards. À une heure de l’après-midi, elles rentraient au bercail. Pas pour longtemps, car Paris n’est pas sûr, Paris attend l’ennemi. Que faire ? Sœur Champetier de Ribes télégraphie à la supérieure des religieuses de Saint-Malo : « Vous envoie quarante enfants et quatre sœurs. » Le 4 septembre au soir, elle embarque son monde, qui arrive à destination après 39 heures de voyage. Quatre mois après, elle allait chercher ses enfants. Le soir du 10 décembre, les sœurs de la Villette l’attendaient à la gare Montparnasse ; mais le déraillement d’un train avait obligé à un aiguillage vers la gare Saint-Lazare. Dans la nuit froide, les sœurs et les petites partent à pied pour la Villette. Je n’ai pas pu ne pas raconter cet épisode de l’histoire des colonies de vacances, œuvres touchantes et qui se multiplient. On s’est aperçu, depuis quelques années, que les poumons des pauvres petites et petits citadins ont droit eux aussi à l’air des champs et de la mer. Il reste à faire beaucoup de découvertes comme celle-là.

De la Villette, passons à l’autre extrémité de Paris, au delà de la triste Bièvre et des vieux Gobelins, près de la Butte-aux-Cailles, quartier des chiffonniers, et de la cité Jeanne-d’Arc, où végète une population lugubre. Rue Lahire, n° 8, l’enseigne d’une boutique représente une mère qui allaite. Il est onze heures ; des femmes entrent, les unes portant un nourrisson, les autres marquées des signes de la maternité prochaine ; elles déjeunent. Le soir, à six heures, elles viendront dîner, s’il leur plaît. Dans une cuisine minutieusement propre, j’ai vu les apprêts d’un repas. La cuisinière a tiré du fourneau, pour me les présenter, des rôtis de bon aspect et de bon fumet. Cette cuisinière, qui est là depuis six ans, s’est fait une grande réputation dans le quartier. Ni le matin, ni le soir, les femmes ne passent à la caisse ; ce restaurant n’a pas de caissière. Ni le matin, ni le soir, elles ne s’arrêtent devant un guichet, pour y présenter tout un jeu de papiers administratifs ; il suffit d’un certificat attestant que la grossesse remonte à cinq mois, ou bien qu’un enfant boive au sein maternel : « Vous allez être mère, vous êtes mère ; c’est bien, asseyez-vous ; vous êtes chez vous, madame. » Une fois par semaine, le samedi, pendant que les mamans sont à table, une femme porte les bébés au fond de la salle, derrière une barrière de bois ; un médecin les y attend : on les déshabille ; nus, ils gesticulent, à leur habitude, des jambes, des bras, des reins, des yeux et des lèvres : le médecin les examine, les pèse, tout comme s’ils étaient des enfants millionnaires, et quand les mères viendront reprendre leurs petits, elles recevront de nécessaires conseils. Or, cette boutique de la rue Lahire est une des quatorze cantines disséminées dans la périphérie parisienne, qui composent la Fédération des Cantines maternelles. Et, savez-vous combien de repas gratuits ont été ainsi offerts depuis le commencement de la guerre ? C’était, il y a trois semaines, 1 998 142 ; aujourd’hui, le deuxième million est bien dépassé. De quoi nous devons remercier cette fédération si bienfaisante.

En Dauphiné, travaille la Société dauphinoise pour le sauvetage de l’enfance. Un conseiller à la Cour d’appel, M. Boccacio, la préside. D’abord, elle fut seulement un patronage d’enfants libérés de peines correctionnelles ; elle est aujourd’hui la protectrice non seulement de l’enfance coupable, mais de l’enfance maltraitée ou abandonnée. M. Boccacio recherche les petits misérables. Il les accoste dans les rues de Grenoble ; il grimpe aux mansardes : il visite les bouges. Le dimanche, il parcourt les campagnes ou bien monte aux villages alpestres. Il enlève les enfants à des milieux déplorables, et les place dans des familles sûres, de préférence à la campagne. Il va les voir le plus souvent qu’il peut et surveille leur entretien et leur travail à la maison et à l’école. Il a souvent la joie de voir peu à peu ces pauvres petits s’amender et promettre d’honnêtes gens à la patrie. Son œuvre est efficace. Lorsqu’il en prit, il y a six ans, la présidence, le budget en était de 3 à 4 000 francs : il dépasse, aujourd’hui, 160 000 francs ; au lieu de 80 adhérents, 850, et, de 8 enfants assistés, plus de 500. Exemple à louer et à proposer d’un homme qui ne craint pas de tendre la main. Il n’est pas probable que ce geste plaise à tous ceux auxquels il s’adresse ; mais j’imagine que souvent dut déplaire aux beaux messieurs et aux belles dames du grand siècle le geste quémandeur de saint Vincent de Paul. M. Vincent, comme on l’appelait, vit certainement des sourires se rétracter et des regards s’embarrasser, et il entendit murmurer des excuses. Mais le bon saint faisait semblant de ne rien voir et de ne rien entendre, et sa main tendue insistait. De même, insiste la main de M. Boccacio. Souhaitons à toutes les provinces de France des importuns comme le conseiller de Grenoble.

Nous rentrons à Paris avec l’œuvre de la Chaussée du Maine. Elle a été fondée par Mme de Pressensé, en 1871, pour l’assistance par le travail aux familles victimes de la guerre civile succédant à l’autre guerre. Elle a duré. Elle s’est développée peu à peu, méthodiquement, sous la conduite d’une idée simple : protéger l’enfant dès sa naissance, le suivre jusqu’à l’adolescence et la jeunesse ; l’aider à vivre d’abord, puis à comprendre les devoirs et la noblesse de la vie. Aujourd’hui, l’œuvre de la Chaussée du Maine est un ensemble d’œuvres que je ne puis nommer toutes. L’œuvre mère, l’Union des familles, a son siège rue Vigée-Lebrun, 14, dans une belle maison, don généreux de Mme René Berthelot. Là, les mères trouvent, dans un dispensaire, des consultations pour leurs enfants malades : une école maternelle reçoit près de 200 enfants ; dans une école du jeudi, 300 enfants s’occupent et s’amusent, sous la direction de jeunes gens et de jeunes filles, à des travaux divers : dans la « Société du trousseau », 150 jeunes filles travaillent à leur propre trousseau ; une union de .jeunes gens groupe, le dimanche, des jeunes gens du quartier. Voilà le régime du temps de paix. Depuis la guerre, un ouvroir de guerre donne l’assistance par le travail à une centaine de femmes, l’après-midi ; des milliers de pièces de vêtements y sont fabriquées pour nos soldats à qui elles sont distribuées. Pendant que les mamans travaillent, les poupons les attendent, couchés avec leurs jouets dans un joli petit lit de la Crèche de guerre. Enfin, l’Union des familles convoque, les samedis à cinq heures, une assemblée où des hommes de toutes opinions et de toutes croyances, et dont le public sait et honore les noms, apportent à un auditoire, qui compte jusqu’à 500 personnes, le réconfort moral. L’œuvre de la Chaussée du Maine est donc la bienfaitrice éminente d’un quartier de Paris, où, par son action persévérante, elle préserve les corps et les âmes.

La Providence Sainte-Marie est aussi un ensemble d’œuvres. La première fut un orphelinat qui adopta en 1849 les orphelins du choléra ; se succédèrent, une école primaire, une école maternelle, une école pour les petits apprentis des fabriques de papiers peints, des garderies, un patronage de jeunes filles, un patronage de jeunes gens ; depuis la guerre, des ouvroirs pour femmes ou filles de mobilisés ; des fourneaux distributeurs de vivres ; un asile pour enfants réfugiés, etc. De la Providence Sainte-Marie, l’âme fut, jusqu’à la semaine dernière, sœur Angélique Tanguy. Depuis cinquante-trois ans, elle occupait son poste de charité, rue de Reuilly. Elle avait vu naître toutes ces œuvres ; plusieurs furent créées par elle. Témoin et confidente de bien des misères, de toutes les misères du monde, elle opposait à toutes la force sereine de sa charité. Son quartier la bénissait. Il ne la voyait plus marcher dans les rues : depuis deux ans elle ne sortait plus ; mais les faubouriens de Saint-Antoine savaient que, par elle, étaient envoyées les six sœurs — avant la guerre, il n’y en avait que trois — qui, chaque jour, circulent avec un cabas plein de bonnes choses, et une septième sœur, dont le panier noir contient des ventouses, et qu’ils appellent sœur Ventouse. L’inspiration de sœur Angélique animait toute la bienfaisante maison. Elle était vraiment la Révérende Mère. Des femmes, qu’elle avait connues petites filles à l’école maternelle, aujourd’hui mères, grand’mères même, l’aiment bien mieux qu’au premier jour, car elle sécha sur leurs pauvres joues bien des larmes plus amères que celles de l’enfance. J’eus l’honneur et l’émotion de la voir quelques jours avant sa mort, qu’elle m’annonça prochaine par un geste levé vers le ciel. Elle souffrait durement ; mais cette « Fille de la Charité » trouvait dans sa foi et dans l’accomplissement de son devoir plus que la consolation de ses maux. Sur la terre déjà, sœur Angélique a été une bienheureuse »,

 

Messieurs, mon énumération est close.

J’en regrette la brièveté, quand je pense à tant de dévouements de tant de personnes, à tant de manifestations exquises de charité. Je suis sûr que je ne vous aurais pas lassés si je vous avais raconté plus longuement ce que j’ai lu, ce que j’ai vu. On se réconforte en constatant que, malgré la régression d’aujourd’hui vers les barbaries des anciens âges, il existe encore de l’humanité. Du moins, je louerai encore ces œuvres, en vous disant les leçons qu’elles nous donnent.

Elles nous enseignent des devoirs : d’abord le devoir impérieux de sollicitude, de reconnaissance et d’admiration envers nos soldats, et puis de nombreux et complexes devoirs, mais qui peuvent se définir d’un mot : devoirs envers l’avenir de la France.

L’avenir de la France, quels mots, quel problème, quel mystère ! À peine, par delà l’heure présente qui nous saisit et nous tient tout entiers, hasardons-nous des regards furtifs vers cet inconnu. Il est vrai que des hommes prévoyants s’emploient à éclairer la voie ténébreuse, et, dans tous les projets qu’ils proposent à notre attention, respire l’invincible espérance qui fortifie vos cœurs et le mien. Mais, de toutes les grandes nations combattantes, la France est celle qui a le plus souffert et couru le plus grand péril. C’est elle qu’avant toute chose, comme prélude obligé à l’asservissement universel, l’ennemi voulait détruire. Il avait raison, l’ennemi.

Il prend aujourd’hui des airs d’innocent qui défend sa vie ; mais il a bel et bien voulu devenir le maître du monde. Il en a prévenu les peuples. Depuis un demi-siècle, l’Allemagne use à tout propos du mot über ; elle a inventé le surhomme, le surpeuple, le peuple « au-dessus de tout ». Elle a fait, des besoins de son orgueil et des besoins de son ventre, les inspirateurs de sa politique. Elle croit que le monde a été créé pour que l’Allemagne y vive à l’aise. Elle consent que d’autres existent à côté d’elle, à condition qu’ils ne la gênent pas dans ses entournures, qui sont énormes. Elle ne veut connaître aucun droit de l’humanité dans les individus ni dans les nations. Surhumaine, elle est tranquillement inhumaine. Elle avait donc raison de vouloir détruire la France, qui a proclamé les droits de l’homme et les droits des peuples.

La France est une nation libératrice. Libératrice elle fut, même dans ses conquêtes. Où en serait donc l’Allemagne aujourd’hui, si le marteau de la Révolution et le marteau de l’Empereur n’avaient cassé les têtes du plus grand nombre des princes qui se partageaient son obéissance. Devant ses quatre centaines de maîtres, empereur, roi, électeurs, margraves, landgraves, ducs, comtes, parmi lesquels d’imperceptibles Altesses Sérénissimes, elle s’inclinerait encore en toute sujétion, unterthänigst, car les Allemands, qui enseignent que la hauteur du front est une des marques de la race germanique, sont affligés, sans qu’au reste ils en souffrent, d’une débilité de l’échine.

Au berceau des peuples, nés ou affranchis depuis le XVIIIe siècle, États-Unis d’Amérique, Grèce, Belgique, Italie, s’est tenue la France en armes. La France est une marraine des peuples. Mais voici que l’Allemagne se fait libératrice à son tour. Un souverain, dans ses provinces polonaises, fait fouetter les enfants surpris à parler, à l’école ou dans la rue, leur langue natale ; il exproprie ses sujets polonais de leurs terres et de leurs maisons et les déporterait en masse s’il le pouvait : aujourd’hui, ce même souverain libère les Polonais de Russie. Tout le monde sait les raisons de cette générosité. Des vides énormes trouent ses armées. Il prélève donc en Pologne de la chair à canon, et, cet acte de brigandage, il le couvre d’un terme superbe : la restauration du royaume de Pologne. Jamais on ne vit l’exemple d’une effronterie pareille. Certes, ce souverain est un des plus grands parmi les grands de la terre. Il est magnifique sous son long manteau et sous le casque dont la pointe, d’ailleurs, finira bien par attirer la foudre. Il est doublement majesté, majesté impériale, majesté royale. II fait à Dieu l’injure de se dire son représentant sur la terre ; même il s’approprie, il s’annexe Dieu. Mais dépouillez cet homme de toute la pompe protocolaire ; déshabillez-le, dénudez-le ; affranchissez-vous de l’héréditaire et servile respect qui protège encore les puissances malfaisantes. Jugez-le, comme vous jugeriez un simple mortel, sur ses actes, sur cette libération de la Pologne, par exemple : cet empereur et roi est un comédien sinistre, tout simplement.

L’Allemagne et la France s’opposent l’une à l’autre, point par point ; c’est pourquoi l’Allemagne voulait qu’il n’y eût plus de France, ou du moins que notre pays, amoindri, ruiné, ne comptât plus dans le monde. Elle a porté contre nous son plus grand effort : y avoir résisté, avoir arrêté sa marche qu’elle espérait rapide et triomphale, c’est notre honneur et notre gloire ; mais de quel prix avons-nous payé cet honneur et cette gloire, de combien de ruines, de combien de sang ? Et qu’allons-nous faire pour relever nos ruines et refaire notre sang ? Voilà le problème de l’avenir.

Or, les ouvriers et ouvrières de nos œuvres savent exactement tous les termes de ce problème.

Ils sont des sauveteurs de l’enfance. Ils s’effrayent de penser qu’en moyenne, chaque année, la mortalité infantile, sur cent mille enfants, en tue, dans leur première année, vingt mille ; en certains endroits, cinquante mille ; chiffres effroyables. Dans l’enfant, ils aiment l’humanité, et d’abord l’humanité française. Ils savent la valeur des enfants de France ; de par toute notre histoire d’autrefois, de par notre histoire d’aujourd’hui, de par nos morts de la Marne, de la Meuse, de la Somme, du Vardar, tout être qui naît chez nous, que ce soit dans la misère de la Butte-aux-Cailles ou dans l’opulence de l’avenue du Bois, apporte en venant au monde un titre de noblesse. Remercions les ouvriers et les ouvrières de nos œuvres d’être les serviteurs et conservateurs de la noble race française.

Ils voient toutes les laideurs de la misère ; œuvre du patronage de La Providence Sainte-Marie a commencé le jour où une religieuse s’est arrêtée devant un enfant de sept ans couché sur le trottoir, ivre-mort. Ils visitent des familles sans vertu, sans amour. Je répugne à répéter les mots que le conseiller de Grenoble entendit de la bouche d’un enfant à qui l’on avait appris des termes techniques, dont il comprenait le sens : « Ma mère est proxénète ; mon père est alcoolique. » Ils ne sont pas rebutés par ces horreurs. Ils ne les imputent pas à ceux qui en donnent le spectacle. Ils ne les croient pas seuls responsables de leurs vices. Ils se demandent si « la société » connaît et remplit ses devoirs envers les misérables, et ils ont raison de se répondre : Non. Alors eux, les heureux du monde, qui possèdent, comme on dit, de quoi vivre, et furent instruits à bien vivre, s’ils voient tituber un ivrogne, ne pensent pas : « Cet homme est une brute » ; ils pensent : « En cet homme, je suis une brute. Ils combattent chez l’enfant les terribles effets du vice paternel : l’enfant, à l’adolescent et au jeune homme, ils proposent la séduction d’une vie honnête.

Ces ouvriers et ces ouvrières de nos œuvres sont de différentes conditions sociales ; diverses sont leurs opinions politiques et leurs opinions religieuses. « Sans distinction d’opinions politiques et religieuses » est une formule que nous lisons tous les jours dans des annonces d’œuvres. Des hommes et des femmes qui, avant la guerre, auraient refusé, pour leur nom, le voisinage de tels et tels noms, se réunissent pour collaborer. Passé le premier étonnement de se trouver ensemble et l’inévitable premier embarras, l’estime est venue, puis la cordialité. Je vois siéger à la même table que de hauts représentants de la magistrature, du commerce, de l’industrie et de la finance, le secrétaire de la Confédération du Travail. J’ai vu et entendu un prélat tendre la main à un pasteur et lui dire : « Bonjour, mon cher pasteur », et le pasteur répondre : « Bonjour, cher monseigneur. » Ces hommes ne sont pas seulement réunis, ils sont unis, pour accomplir de grands devoirs, qu’ils savent leur être communs, et dont l’évidence apparaît à tous. Sans doute, la paix venue, ils se disjoindront. N’espérons pas un maintien tranquille de l’union sacrée ; il ne faut plus jamais nous nourrir de chimères ; c’est une nourriture délabrante. Tous les débats politiques, sociaux, religieux, philosophiques, se rouvriront ; mais il est permis d’espérer en la volonté de tous d’atténuer et d’apaiser les discordes, et qu’après avoir ensemble failli périr, nous trouverons la façon de vivre ensemble. Nous ne nous haïrons plus ; nous n’avons plus le moyen de nous haïr. Certainement il restera chez nous des fanatiques de diverses sortes, capables de rallumer les vieux incendies, s’ils le pouvaient ; mais ils ne seront que des survivants, témoins d’un âge antérieur, comme ces êtres d’avant le déluge, que garde le Muséum d’histoire naturelle. Noé, je suppose, n’a pas voulu les prendre dans l’arche à cause de leur laideur.

Voyez-vous, Messieurs, nos œuvres ont découvert qu’il y a en France plusieurs France, qui ne se connaissent pas et qui ne s’aiment pas, parce qu’elles s’ignorent. Elles travaillent à les faire se connaître les unes les autres, afin de leur apprendre à s’aimer. Il faut admirer le mode de relation qu’elles ont établi entre elles et ceux à qui elles prêtent assistance. Ce n’est pas une relation de protecteur à protégé, encore moins de supérieur à inférieur. Pour faire bien comprendre ce qu’elle est, je voudrais pouvoir citer quelques lettres échangées entre ces diverses sociétés et nos soldats, car toutes entretiennent cette correspondance ; l’intimité ne cesse pas au sortir du patronage ou de « l’union » ; elle est pour toute la vie. Les lettres qui partent de Paris semblent de frères aînés à cadets l’exhortation morale y est toute simple et comme incidente ; l’affection y déborde. Les lettres de soldats, qui émeuvent souvent à faire pleurer, sont très simples toujours et familières. Ils ne se confondent pas en remerciements et protestations de reconnaissance. Ils évoquent les souvenirs charmants des jours, où dans la chère maison, ils se sentirent aimés. On dirait qu’ils sentent que leurs aînés, contents d’avoir fait le don d’eux-mêmes, leur sont obligés de l’avoir accepté. Entre les uns et les autres, la fraternité crée l’égalité.

 

Jugez maintenant si j’ai eu raison de dire que les œuvres connaissent tous les termes du problème de l’avenir. Reste que leur esprit devienne l’esprit national, et leur volonté, la volonté de notre peuple. Sans doute, pour la solution du problème, l’intervention des pouvoirs publics sera nécessaire. Il faudra sûrement ajouter des titres au code du travail que l’on a commencé d’écrire au siècle dernier, et, sûrement aussi, l’avenir verra de très profondes réformes dans notre société française. Mais les lois se font parfois longtemps attendre : telle la loi contre le fléau, générateur d’autres fléaux, l’alcoolisme ; la timidité, la déférence à l’égard de cet assassin de la patrie, je ne les qualifie pas, parce que, dans la langue qui faut bien que je parle aujourd’hui et qu’on appelle académique, je ne trouve pas l’épithète qui conviendrait, âpre et violente. D’ailleurs, des lois ne suffisent pas ; on a dit, il y a longtemps, qu’elles ne peuvent rien sans les mœurs. Il faudra bien que des mœurs meilleures aient raison de notre individualisme outré, un mal dont on peut très bien mourir ; mais en France, on ne verra jamais l’État absorber toutes les forces, prescrire tous les devoirs, enrôler et enrégimenter les âmes. L’âme française n’est pas faite pour porter un numéro matricule.

Mettons tout notre espoir dans les vertus que cette âme a révélées au monde qui les admire. Ayons confiance en nous. Croyons en nous. Croyons fermement, et travaillons, prenons de la peine ; en France, c’est le fonds qui manque le moins. Dans l’obscurité de l’avenir, projetons cette lumière, la connaissance de nos devoirs très clairs reprendre notre travail aux champs et à l’usine ; mettre en pleine valeur notre sol, dont nous n’avons pas découvert encore toutes les naturelles richesses, par négligence, et aussi parce que nous ne sommes pas, comme d’autres, goulûment avides de « gagner » ; devenir, dans notre économie nationale, des réalistes réalisant ; combattre les ennemis intérieurs, plus redoutables que ceux du dehors, le vice et l’ignorance ; combattre l’égoïsme — car une addition d’égoïsmes ne donne pas au total une nation, et un trop grand nombre de Français ne sont occupés que de leurs personnes, de leurs convenances, des aises de leur étroite famille, volontairement restreinte, au détriment de la patrie — ; enseigner la France à tous les Français ; sans orgueil, sans injustice envers aucun peuple, mais avec la pleine conscience de notre dignité, expliquer à tous nos enfants ce qu’est la France, ses vertus, ses défauts, sa part dans la commune œuvre humaine ; les pénétrer de son idéal — car faire connaître la France à tant de Français qui l’ignorent et ne sont Français que de nom, c’est encore une façon d’accroître la natalité française : — mettre dans les lois et dans les mœurs toujours plus de justice sociale, afin que la vie devenant vivable pour tous les Français, ils aient les mêmes raisons d’aimer la patrie ; mettre dans les lois et les mœurs, afin que les sentiments et les passions aient au moins la satisfaction de s’exprimer et de plaider leur cause, la pleine liberté politique, philosophique et religieuse ; travailler, travailler de l’esprit et du cœur, dans nos universités. nos collèges et nos écoles, dans nos ateliers d’artistes, pour perpétuer et aviver le génie de la France, inventeur d’idées fécondes dans la science et la politique, et créateur de formes nobles et simples ; enfin, après la victoire, travailler à préparer pour ce grand blessé, qu’on appelle le genre humain, la convalescence, la guérison et le repos dans la paix par le droit. Devoirs clairs, ai-je dit, difficiles certainement, mais impérieux. Si nous les comprenons, si nous y obéissons, nous relèverons nos ruines, nous affermirons la France clans sa dignité de perpétuelle devancière et bienfaitrice, et nous acquitterons notre dette à l’égard de ceux vers qui, avant de nous séparer, je vous prie que nous élevions notre pensée, pieusement, les soldats qui, au péril de la mer, au péril de l’air, dans la boue sanglante, bravent des dangers inouïs, souffrent d’inimaginables souffrances, et combattent et meurent afin que vive la France.