Rapport sur les concours de l'année 1943

Le 16 décembre 1943

Georges DUHAMEL

SÉANCE ANNUELLE
Du jeudi 16 décembre 1943

Rapport sur les concours littéraires

DE M. GEORGES DUHAMEL
Secrétaire perpétuel

 

Messieurs,

Délicieuse et reposante monotonie du bonheur ! Le rapport annuel sur les concours littéraires offrait naguère encore à votre secrétaire perpétuel l’occasion de commenter et de célébrer le choix de l’Académie en lisant quelques bonnes pages de critique littéraire.

Les redoutables problèmes devant lesquels nous sommes présentement piétés vont m’obliger à rompre avec cette paisible coutume. De ces problèmes, il me faudra vous entretenir dès le début et même tout au long de mon exposé. Comme j’ai dû faire ainsi l’an dernier déjà, vous pourrez, nous pourrons penser, messieurs, que l’infortune aussi ne va pas sans monotonie.

Je vous ai dit, en décembre 1942 : « Il est possible que, l’an prochain, les publications soumises à votre jugement se trouvent en nombre fort réduit. » Cette présomption semble avoir été démentie par les faits. Nous avons reçu non certes beaucoup d’ouvrages, du moins un nombre respectable d’ouvrages. Nous avons pu décerner et même bien décerner nos récompenses. Cette floraison de livres, vous le savez, n’offre qu’une apparence de la prospérité littéraire, une très inquiétante et trompeuse apparence. Bien que la rigueur des chiffres n’exprime jamais toute l’angoissante complexité d’un problème humain, je dois vous faire savoir ou vous rappeler, messieurs, que le poids total de papier alloué à l’édition des livres, en France, pendant le premier semestre de l’année 1943, s’est élevé à 124 tonnes par mois, contre 6.000 tonnes à la presse et 7.475 tonnes abandonnées aux usages administratifs et commerciaux. L’édition des livres n’a donc reçu, pendant ce laps de temps, que 0,91 % de la quantité totale de papier disponible. Il me faut dire encore, pour instruire votre jugement, qu’en 1938, l’édition française de livres utilisait chaque mois 3.300 tonnes de papier. Il me faut dire enfin que le second semestre de l’année 1943 n’a pas été beaucoup plus heureux que le premier : pendant les mois de juillet, d’août et de septembre, on a concédé au livre 150 tonnes par mois. L’attribution, comme il paraît que l’on dit désormais, est retombée à 120 tonnes pendant le dernier trimestre de cette année difficile.

J’entends bien qu’un philosophe d’esprit paradoxal pensera peut-être que, pour imprimer et conserver toute l’œuvre de Racine ou de Pascal, un cahier de papier suffit. Je répondrai que, même dans l’ordre de la création artistique, la nature procède par tâtonnements. Elle produit dix mille œufs pour obtenir un poisson vivant. Et, de même, il faut imprimer et répandre plusieurs centaines d’auteurs pour distinguer enfin, dans cette foule, André Chénier ou Rimbaud. Mais poursuivons notre examen.

Les livres nouveaux publiés en ces jours d’amertume ont quelque chance de faire difficilement carrière, puisqu’ils ne peuvent jouir, au départ, ni d’une franchise parfaite, ni d’un ample auditoire critique, ni d’un public étendu et ni même, en cas de succès, de la diffusion suffisante. Et comme, pour mettre au clair ces nouveautés, la plupart des éditeurs doivent laisser en souffrance nombre des ouvrages éprouvés qui représentent le fonds substantiel de notre librairie, de notre trésor littéraire, l’observateur a bien raison de concevoir de l’inquiétude et de chercher une parade aux maux qui menacent l’esprit.

Il m’est arrivé parfois, en visitant les ruines de civilisations qui furent prospères et même éblouissantes, de chercher à comprendre quelque chose aux circonstances de leur mort. Composée d’êtres vivants, une civilisation est, en tous points, comparable à un être vivant : elle peut mourir de vieillesse, de lassitude ou de réplétion. Elle peut aussi succomber au traumatisme, à l’infection, à la blessure. Il arrive qu’un simple collapsus soit décisif et funeste. Un homme bien constitué, robuste, énergique, ne résiste pas cinq minutes à l’arrêt total de son appareil respiratoire. Il ne résiste pas davantage à l’arrêt du cœur. Soixante années de suite, l’organisme a tenu contre le froid, le chaud, la fatigue, les coups, les assauts de l’adversité, et voici que la suspension apparemment passagère d’une fonction essentielle suffit pour amener la ruine, la dissolution de tout l’édifice.

Nous ne pouvons oublier, messieurs, que nos civilisations humaines ne sont pas inscrites dans l’œuf, elles ne sont pas transmises avec la matière nucléaire. Elles reposent uniquement sur la tradition orale ou écrite. La civilisation n’est pas dans la chair, mais bien dans les bibliothèques. Un arrêt de dix ans dans le cours d’une civilisation et les livres eux-mêmes peuvent perdre l’efficace, car il faut surtout, pour que l’œuvre de culture subsiste, une parfaite continuité dans la génération et l’exercice des élites qui savent comprendre les livres, appliquer les méthodes, surveiller les expériences, alimenter les flammes sacrées.

Cette pensée très angoissante ne laisse pas de hanter les méditations des hommes responsables. Si le salut de la France n’occupait pas tout naturellement et impérieusement la première place dans la hiérarchie de nos soucis, nous devrions encore nous dire que le salut de la civilisation occidentale suppose le salut de la France et que sans une France vivante, libre et active, l’œuvre présente et future de la race blanche tout entière se trouve menacée de décadence.

Messieurs, je ne pourrais vous laisser croire que, ce disant, je m’abandonne à un aveugle mouvement d’amour pour ma patrie humiliée. Non pas ! Je demeure dans le bon sens. Il existe, à la surface de la terre, une douzaine de peuples, grands ou petits par le nombre, tous grands par le génie, qui semblent nécessaires à l’accomplissement des destinées de l’espèce. Qu’un seul de ces peuples se trouve frappé d’impuissance et de stérilité, je ne m’aviserai pas un moment de penser que les autres pourront se partager plus avantageusement les chances de gloire et la fortune géniale. Je m’écrierai, tout au contraire, avec douleur : « Un artisan de moins pour l’ouvrage de tous ! Un pionnier de moins dans le bataillon des pionniers ! »

Le monde tout entier et non pas nous seuls, messieurs, le monde tout entier a le plus pressant intérêt à ce que l’intelligence française travaille et démontre ses vertus. Que si le monde tardait à le comprendre, ce que je ne crois pas, tous les Français dignes de ce nom ne sauraient avoir un moment d’hésitation sur la nature et l’urgence de leur devoir majeur. Seconder l’intelligence française dans ses entreprises, lui préparer des carrières, lui procurer des instruments, lui marquer de l’intérêt, l’encourager, la réconforter dans l’épreuve, applaudir à ses efforts et célébrer ses succès, voilà quels sont les articles essentiels de cet exaltant devoir.

Ce qui frappe et alarme en ce moment l’observateur attentif, c’est la dispersion des forces intellectuelles. La société lettrée, à laquelle nous consacrons naturellement le meilleur de notre attention, pourrait paraître favorisée, dans le cruel désordre du temps : les clercs ont besoin de solitude, le substrat matériel de leurs travaux est modeste ; il leur faut quelques mains de papier, un peu d’encre, des plumes et, ne l’oublions pas, des livres. Ils devraient souffrir moins amèrement des difficultés présentes que les biologistes, les physiciens, les architectes ou les sculpteurs. Messieurs, il n’en est rien. La plupart des écrivains manquent même, à l’heure actuelle, du peu qu’il leur faut pour mener à bien leurs ouvrages. Si la solitude leur est propice, l’isolement peut leur être et leur est en fait préjudiciable. Les érudits ont la plus grande peine à réunir les documents dont ils ont besoin. Les voyages sont difficiles quand ils ne sont pas impossibles. Le libre génie se meut avec lenteur dans le réseau des horribles difficultés de la vie quotidienne. Ceux qui parviennent, à force d’obstination, à terminer un ouvrage et qui songent à le publier, voient s’élever devant eux de sourcilleux obstacles et s’ils parviennent à vaincre ces obstacles, ils tirent peu de fruit de leurs efforts pour des raisons sur lesquelles il est bien superflu de s’arrêter ou de revenir.

Il m’est arrivé de comparer l’ensemble du monde littéraire à une église qui s’étend dans l’espace et se prolonge dans la durée. Or le mot d’église signifie assemblée. Pourrait-on parler aujourd’hui d’assemblée pour ces hommes épars qui ne peuvent guère se rencontrer, n’ont que rarement le moyen et même l’envie de correspondre et risquent de perdre, à la longue, jusqu’au désir de la communion ?

Avant d’aller outre, messieurs, et d’en venir aux moyens que l’Académie met en œuvre pour conjurer ce désarroi, j’aimerais de vous rappeler et même de vous lire une belle page d’Ernest Renan. On la trouve dans les Essais de morale et de critique. Renan la composa en 1858 pour saluer une édition nouvelle du fameux livre de Pellisson et d’Olivet. « On arrive ainsi de toutes parts à ce grand résultat, écrit donc Renan, qu’en définitive, l’Académie, à chaque époque, a fait ce qu’elle devait faire : au dix-septième siècle, elle a fait la langue noble à laquelle nous devons ce qu’il y a de meilleur dans la discipline de notre pensée ; au dix-huitième siècle, la philosophie ; au dix-neuvième, je ne sais trop comment exprimer les devoirs très compliqués qui pèsent sur elle, chargée qu’elle est de suppléer à l’absence de toute autre aristocratie ; mais si l’on veut appeler du nom de résistance la protestation morale qui, à certaines époques, est le premier devoir de ceux qui ne veulent pas être complices de l’abaissement des caractères et des esprits, il faut dire que l’Académie a noblement résisté. »

Messieurs, un membre de l’Académie française ne saurait lire cette page sans interroger aussitôt sa propre conscience. En ces jours cruels où la France, défigurée, crucifiée, se débat, avec des sueurs d’agonie, contre le malheur, nous pouvons, nous devons nous demander si l’Académie, une fois de plus, a, comme le dit si simplement et si noblement Ernest Renan, fait ce qu’elle devait faire. Ce que nous pouvons-, ce que nous devons dire aujourd’hui, c’est que l’Académie, servante des lettres, gardienne de la langue, n’a pas un instant relâché de son ancien et impérieux devoir. Ce devoir, au contraire, se présente chaque jour plus lourd et vous l’acceptez tel. Il ne vous suffit pas d’accueillir les ouvrages de l’esprit français, de les classer, de les lire, de les couronner s’ils le méritent. Vous avez accepté de faire, avec une grande et affectueuse sollicitude, des prospections dans ce domaine des lettres aujourd’hui si disgracié, de lire sur manuscrits nombre d’ouvrages comme les livres de poésie qui ont grand’peine à se faire imprimer, d’enquêter sans répit sur les actes et les travaux des prisonniers de guerre ; vous marquez à la jeunesse littéraire une sollicitude amicale dont elle a d’ailleurs besoin, qui la réconfortent et l’encouragent à l’effort. Vous avez enfin pu juger et récompenser toutes les formes de l’activité littéraire. Vous avez distingué des ouvrages de philosophie, d’histoire, de critique, des œuvres d’imagination, des romans, des poèmes, des livres d’érudition, de philologie, de géographie, des pièces de théâtre, enfin de ces récits de la vie contemporaine auxquels on peut justement donner le beau nom de témoignages. Et comme beaucoup d’écrivains excellents, pour les raisons que je viens d’exposer, travaillent aujourd’hui sans pouvoir publier leurs ouvrages, vous avez aussi, parfois, dans une pieuse pensée de sympathie confraternelle, récompensé des silences.

La valeur temporelle de nos prix pourrait nous donner quelque sujet d’inquiétude en ces temps de détresse. La plupart de ces prix sont liés à des fondations dont les arrérages n’ont aucune chance d’augmenter et, tout au contraire, perdent, avec la dévaluation de notre monnaie nationale, une fraction de ce que les spécialistes appellent la puissance d’achat. Vous avez, messieurs, décidé d’employer une part des réserves disponibles, soit pour augmenter ce que je viens d’appeler la valeur temporelle de certains de-nos prix, soit pour en créer de nouveaux. La société littéraire, qui voit l’Académie de loin, ne saurait se représenter avec exactitude la somme de supputations et de soucis qu’exige de vous, dans cette conjoncture, un diligent amour des lettres ; ce dont elle ne saurait douter, c’est de la profonde sympathie que l’Académie éprouve pour les écrivains français et qu’elle tâche à leur manifester.

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Puisque je viens de comparer notre société littéraire de France à une église, je pousserai l’image plus loin et dirai que, pour prendre une vue claire de cette société, je la divise ordinairement en deux groupes. Je distingue d’une part la littérature militante et souffrante, qui est celle de la recherche aventureuse et des expériences créatrices et, d’autre part, la littérature savante, celle de la compréhension critique et des travaux érudits. Cette distinction n’emporte pas un choix. Si l’on me mettait en demeure d’opter entre Mallarmé, qui est un personnage vénéré de la littérature militante, et Sainte-Beuve, qui est un patriarche de la littérature docte, je serais au supplice et ne prononcerais pas. Sans les ouvrages de la littérature souffrante, les érudits manquent de matériaux ; mais, sans la littérature savante, les créateurs manquent d’auditoire et je dirai même de l’auditoire par excellence. Miguel de Unamuno, rencontrant un jour un de ses amis, homme lettré qui vivait d’une vie contemplative et en apparence inféconde, entreprit de lui faire des représentations et même des reproches : « Tu nous laisses travailler, lui dit-il, et cependant, tu ne produis rien. » — « Comment ! répondit l’autre avec hauteur, je produis de la consommation. » Cette boutade pourrait illustrer drolatiquement la phrase orgueilleuse de Zarathoustra apostrophant le soleil : « O grand astre ! quel serait ton bonheur si tu n’avais pas ceux que tu éclaires ? » Elle permet de comprendre les rapports de l’artiste avec son public et, principalement, avec le public d’élite que forment les censeurs lettrés. Les deux littératures, la militante et la savante, se compénètrent et se fécondent mutuellement. L’esprit qui comprend recrée chaque jour l’univers et l’intelligence critique participe à l’acte créateur, puisqu’elle contribue à faire surgir les idées et les êtres des brumes où souvent le génie les laisse ensevelis. La plupart des écrivains français, surtout dans l’époque moderne, ont, suivant les tentations et les chances, partagé leurs efforts entre les deux littératures. Nous les voyons tantôt explorer l’inconnu, et tantôt aménager les terres gagnées, ce qui me paraît, somme toute, d’une très sage économie. C’est aussi une sage discipline de travail : l’écrivain qui prétend à la création doit faire souvent retraite dans l’œuvre d’autrui, soit qu’il y cherche des modèles, soit qu’il y cherche même un ilote, soit enfin et plus simplement qu’il y veuille trouver l’oubli de soi.

Ces réflexions, messieurs, me sont inspirées par notre grand prix de littérature que nous avons attribué, cette année, à M. Jean Prévost.

M. Jean Prévost appartient à une génération d’écrivains que la première guerre mondiale a surprise au seuil de l’adolescence. Peu de destinées échappent à la puissance ravageuse de ces grands événements. Les hommes accomplis souffrent dans leurs biens, dans leur chair, dans leurs affections et dans leurs espérances ; mais les enfants, et c’est peut-être encore plus grave, souffrent dans le développement de leurs facultés, dans la formation de leur esprit, dans le lent et douloureux travail qui aboutit, qui devrait aboutir normalement à la découverte d’un équilibre vital. Au début d’une page fameuse et d’ailleurs un peu gâtée de romantisme ingénu, Alfred de Musset a peint une telle conjoncture et ses conséquences : « Alors, dit-il, s’assit sur un monde en ruine une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants étaient des gouttes d’un sang brûlant qui avait inondé la terre ; ils étaient nés au sein de la guerre, pour la guerre. Ils avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides... Ils regardaient la terre, le ciel, les rues et les chemins ; tout cela était vide... »

Ce sentiment de vacuité et je dirai même de vacance, pour reprendre un mot que nous avons entendu bien souvent entre l’année 1920 et l’année 1939, ce sentiment a joué un rôle déterminant dans une insurrection de la jeunesse littéraire qui a pris diverses formes et divers noms avant de s’organiser, de se stabiliser à l’enseigne du surréalisme.

Chercher ce qui est au delà des apparences, atteindre, à travers le réel, ce qui est au-dessus du réel, hors du réel, ce qui est plus réel que le réel, n’est-ce point, au fait, l’ambition essentielle de tous les colonisateurs de l’inconnu, de tous les poètes ? On aurait grand tort de considérer avec un souriant dédain ces manifestations d’une jeunesse nourrie d’angoisse et d’amertume, d’une jeunesse qui s’efforce de reconstruire à sa manière un monde qu’elle a reçu dans le désarroi de toutes les doctrines. Il ne faut pas s’étonner si cette passion de reconstruire se manifeste parfois par des convulsions et des destructions. Force nous est d’y penser en ces jours d’apocalypse où nous voyons de jeunes esprits salués, à leur émergence, par la plus grande catastrophe de l’histoire.

Or, cependant que se poursuivaient, entre 1920 et 1939, de telles expériences scabreuses et pourtant compréhensibles et même, il faut le dire, nécessaires, un certain nombre de jeunes hommes lettrés assuraient, dans leur génération, la continuité de nos traditions intellectuelles et créatrices, et cela, non pas en opposition avec ceux de leurs camarades qui se trouvaient aux avant-postes de la recherche, mais pour que toutes les tâches fussent accomplies et toutes les positions tenues. M. Jean Prévost appartient à cette seconde phalange. Nous le trouvons au­jourd’hui en pleine maturité. Son œuvre est ample, solide et diverse. La contribution de M. Jean Prévost intéresse en même temps la littérature militante et la littérature savante. Il a publié des récits, des nouvelles, des mémoires, des livres de psychologie, de sociologie et de critique, des études et des commentaires. Il nous a donné, en outre, des traductions et des éditions critiques. Il vient, cette année même, de faire paraître un essai sur le métier d’écrire qu’il intitule La création chez Stendhal. M. Jean Prévost, esprit vigoureux et nourri, écrivain alerte et sûr, apparaît maintenant comme l’un des maîtres et des conducteurs d’une génération que nous avions cent raisons, à son départ, de considérer avec sollicitude et sympathie. Il nous arrive souvent d’attribuer certains de nos prix de manière à honorer une carrière que nous estimons à son terme. Il n’en va pas ainsi pour M. Jean Prévost. C’est en même temps pour saluer une œuvre et pour encourager l’auteur à la poursuivre que l’Académie lui a décerné l’une de ses plus hautes récompenses.

Messieurs, comme je commençais à composer mes premiers ouvrages et surtout à couver mes premières ambitions, il m’arriva d’être introduit un jour dans une société littéraire qui passait pour un lieu des plus délicats raffinements. Les arbitres des élégances, dans ce petit monde clos, déclaraient avec simplicité ne plus trouver de plaisir qu’à la lecture des romans d’Eugène Sue. Je lisais assidûment Stendhal et Flaubert ; je vivais ainsi dans l’enthousiasme ; ma surprise fut extrême, comme était ma naïveté.

Un peu plus tard, les amateurs parvenus à ce degré déclarèrent bien haut que leur choix était fait et que les romans policiers seuls, pourvu qu’ils fussent d’une bonne firme, avaient toutes leurs préférences-. Un peu plus tard encore, M. André Gide prononça l’éloge du fait divers et ce fut le signal d’une nouvelle sublimation du goût. Il n’y avait plus qu’un pas à faire pour arriver où nous en sommes, c’est-à-dire à l’abstention la plus hautaine. Aujourd’hui les esprits vraiment distingués déclarent tout sec qu’ils ne lisent jamais, mais absolument jamais de romans, pas même en cachette. Je pense que, s’ils s’en tiennent à leur propos, ils n’ont et ne peuvent avoir, sur la littérature contemporaine, qu’une vue bien incomplète. Et ce n’est point parce qu’une foule d’amateurs intempérants s’essaient à conter des histoires et même à inventer des fables, ce n’est pas à cause de cette indiscrète ferveur que nous devons considérer avec dédain un genre littéraire qui, pour l’avenir, accumule avec une étonnante prodigalité les œuvres d’art, les tableaux, les portraits, les fresques, les documents, les témoignages, tout un immense trésor de vérité humaine. J’accorde que, par ses métamorphoses mêmes, le roman peut nous déconcerter. S’il n’est pas une peinture de caractères ou de mœurs, il se veut psychologique, historique, poétique, philosophique, pastoral, ajoutons d’aventures, ajoutons de cape et d’épée, et nous n’aurons pas tout dit, car il peut encore être religieux, social, moral, scientifique, que sais-je ?

Sans doute pour bien montrer que vous ne blâmez pas cette belle diversité, vous avez récompensé plusieurs ouvrages romanesques tous bien différents les uns des autres. Vous avez donné le prix du roman à M. J.-H. Louwyck. Le titre de son livre, Danse pour ton ombre, pourrait prêter d’abord à une légère méprise. Danse n’est point ici un substantif, mais un verbe à l’impératif. Tel est en effet le cri optimiste et courageux d’une population insulaire, d’une population de pêcheurs que M. Louwyck nous dépeint avec beaucoup de grâce et de poésie. Il fait sortir petit à petit, des brumes et des nuées marines, un monde presque inconnu dont le souvenir vient bientôt se mêler à nos souvenirs personnels, ce qui est, pour un artiste, une réussite non médiocre. Car, messieurs, on peut juger les ouvrages d’imagination non seulement par l’effet immédiat qu’ils produisent à la lecture, mais encore par l’importance des sédiments qu’ils abandonnent dans notre esprit après leur passage. Nous serions presque toujours bien en peine de raconter, au bout d’un an, un récit romanesque, même fait de main d’ouvrier. De figures parfois admirables et justement célébrées, il ne nous reste qu’un trait ; de personnages marquants, nous nous rappelons un mot, quand nous nous rappelons quelque chose. Heureux l’auteur qui donne assez de vie, à ses créatures pour qu’un rayon de cette vie nous atteigne et nous demeure ! Heureux l’ouvrage qui laisse dans notre mémoire une lueur, une étincelle ! Il est sauvé, ne le savons-nous point ? le poète dont les arrière-neveux peuvent encore citer un vers.

Je reviens aux romanciers que vous avez choisis comme lauréats et voudrais vous parler de M. Maxence Van der Meersch.

M. Van der Meersch est un écrivain en pleine maturité. Son œuvre, qui comporte déjà une douzaine d’ouvrages, est, mise à part une Vie du Curé d’Ars, essentiellement romanesque. La peinture de l’humanité contemporaine semble le juste et principal souci de ce bon écrivain ; mais le lecteur comprend vite que les livres de M. Van der Meersch sont, au principe, déterminés par une haute pensée morale. L’artiste ne cache pas qu’il ne représente — et avec quelle ferveur et même avec quelle passion ! — cette humanité misérable que dans le dessein de l’arracher à sa détresse, de lui inspirer l’horreur de ses fautes et de ses erreurs, de lui montrer la route et par ainsi de contribuer à son salut. Il ne craint pas de décrire, avec une complaisance qui pourrait nous paraître excessive, les plaies de cette humanité douloureuse et il ne craint pas davantage de porter dans ces plaies le fer incandescent. Que si le sang bouillonne, que si les chairs grésillent, M. Van der Meersch entend nous faire percevoir ce grésillement, nous faire même respirer la vapeur de l’affreux sacrifice. M. Van der Meersch renonce à très peu de choses, dans l’exercice de son art. Il a fait ainsi des livres où l’on voit éclater la sincérité, la loyauté, la générosité des sentiments et, aussi, la conscience professionnelle, des livres qui retiennent le lecteur, l’ébranlent souvent, le remuent et, parfois, finissent par le convaincre. L’un de ces livres a vivement sollicité l’intérêt de la société française, dans ces derniers temps. C’est ce long roman intitulé Corps et Ame, dans lequel M. Van der Meersch a entrepris de peindre la société médicale et, naturellement, le peuple confus et souffrant des malades. On a dit que cet ouvrage avait scandalisé les médecins. Je ne le crois pas. Les médecins, depuis des siècles, sont faits à la satire et même à l’ingratitude. Ils ont souri des railleries de Molière et hoché les épaules aux brocards furieux de Léon Daudet. Le livre de M. Van der Meersch a pu les faire réfléchir, il ne les aura sûrement pas offensés. M. Van der Meersch tombe, avec une émouvante ingénuité, dans une querelle aussi vieille que la médecine, c’est-à-dire aussi vieille que l’humanité. Il s’efforce de juger cette querelle avec une noble franchise, mais il la juge quand même de l’extérieur. A mille traits, je reconnais, lisant cet ouvrage, que M. Van der Meersch n’est pas médecin. Ce qu’il y a de plus secret dans la médecine est incommunicable. On n’y atteint que par une lente initiation et par l’approfondissement des disciplines professionnelles. Notre auteur parle ainsi d’une foule de choses dont les médecins ne parlent jamais, parce qu’ils les connaissent parfaitement et qu’ils n’ont nul besoin d’en parler pour s’entendre et se faire entendre. M. Van der Meersch nous démontre, et non sans éclat, que la documentation ne peut jamais suppléer la connaissance intime et profonde.

Les erreurs que peut commettre cet excellent écrivain ne tiennent donc ni à sa bonne foi, qui est admirable, ni à son sens de l’humanité, ni même à son talent. Elles tiennent, me semble-t-il, à sa technique ou encore à son instrument. M. Van der Meersch a repris la tradition des romanciers réalistes et même naturalistes du XIXe siècle. Il a repris, des mains de ces grands peintres, une palette encore toute chargée de poix et de bitumes. Le propos d’un tel art est de tout dire, d’atteindre à la vérité par la reproduction rigoureuse des apparences sensibles. On sait que cette littérature cruelle a donné des chefs-d’œuvre et qu’elle en peut donner encore. Je ne crois pas qu’elle soit tout à fait propre à peindre l’humanité souffrante et ses soigneurs, c’est-à-dire les modèles choisis par M. Van der Meersch comme objet de son dernier livre. Cette peinture, qui semble exacte et fidèle, nous éloigne peut-être de certaines réalités cachées qui sont les seules importantes. Le seul réalisme qui me soit admissible, c’est le réalisme de l’âme. Chose étrange et même tragique, M. Van der Meersch, qui a donné sa vie à la conquête et au rachat des âmes, emploie, dans cette grande œuvre, l’appareil opératoire d’une école pour laquelle, somme toute, l’âme n’avait point de réalité.

Ces réserves formulées et le dernier ouvrage de M. Van der Meersch considéré dans la lumière exceptionnelle à laquelle il a droit, je dois dire que j’ai personnellement une vive estime pour l’esprit qui anime les livres de notre auteur. Il a composé et publié, sur la première guerre mondiale, un long récit romanesque dont la lecture est, aujourd’hui plus que jamais, déchirante et bienfaisante ; ce n’est pas un roman au sens moderne du terme, c’est plutôt ce que j’aurai tantôt l’occasion d’appeler un témoignage. Pour l’ensemble de son œuvre loyale et généreuse, M. Maxence Van der Meersch méritait une distinction exceptionnelle que l’Académie lui a donnée de grand cœur.

A consulter notre palmarès, on ne pourrait croire que la littérature romanesque est aujourd’hui celle qui occupe le premier plan de la scène et qui retient le mieux l’attention. Car si vous avez, messieurs, récompensé plusieurs romanciers, vous avez récompensé un bien plus grand nombre d’historiens. J’imagine que l’histoire est un admirable refuge, dans les périodes troublées comme celle où nous avons à vivre. Après avoir conté les siècles du moyen âge, Michelet éprouva une si poignante amertume qu’il rompit l’ordonnance normale de sa grande besogne et se transporta d’un bond dans les temps révolutionnaires, qu’il jugeait plus réconfortants. Les historiens ont bien quelques raisons de fuir à toute force le monde contemporain, au prix duquel les siècles les plus noirs de la chronique universelle montrent visage de douceur et d’humanité. Ce plaisir amer que doit éprouver l’historien véritable quand il a pu s’enfermer dans sa retraite et qu’il parvient, au milieu des fantômes et des images, à oublier les hommes de chair et les faits de sang qui l’entourent dans le présent, ce plaisir, je veux croire que M. Louis André l’a ressenti en composant son bel ouvrage sur Michel Le Tellier et Louvois.

Il est des historiens qui brossent à grands coups le tableau d’une époque entière, qui nous montrent la vie d’un peuple, la lutte incessante des factions, les grands courants des idées, l’ordonnance secrète des faits et qui, rencontrant soudain une figure représentative, la considèrent comme objet d’élection et en donnent un portrait accompli. Voilà ce que l’on pourrait comparer, somme toute, à la méthode déductive des sciences. La méthode de M. Louis André est bien différente. Il s’est attaché, dès le principe, à deux figures notables. Il les peint avec des soins infinis et une science autoritaire. Il convoque les témoins, administre les preuves, parfait de toutes parts son ouvrage, en sorte que nous voyons, autour des deux héros choisis par M. Louis André, surgir maintes figures vivantes qui ne sont pas accessoires, qui prennent vite leur place et leur plan. Petit à petit, une société tout entière s’assemble, se reconstruit autour des protagonistes. Avec les événements, nous apparaissent les lois qui les régissent. Tout un siècle d’histoire surgit, pour notre étonnement. Ce peintre de portrait est un peintre d’ensemble, c’est aussi un philosophe et sa méthode s’apparente ainsi à la méthode inductive des savants.

Messieurs, vous avez distingué l’excellent travail de M. Louis André en lui donnant la plus haute récompense dont dispose l’Académie pour les historiens, notre grand prix Gobert ; mais vous n’avez pas oublié d’adresser des éloges et des couronnes à M. de Maupeou qui a obtenu le prix Thérouanne pour une monographie sur le chancelier son illustre ancêtre, à M. Belperron, dont vous avez voulu signaler le patient effort, à M. Jean Bourdon, qui a si bien étudié la Magistrature sous le Consulat et l’Empire. Nombreux encore sont les ouvrages remarquables pour lesquels vous avez marqué votre vigilante estime. Ainsi l’Académie continue d’honorer l’histoire qui nous montre tantôt des vertus exemplaires, tantôt des vices monstrueux, tantôt des faits surprenants, et l’histoire ne se lasse point de nous prodiguer son haut enseignement qui divertit toujours les hommes et n’en instruit vraiment aucun.

La fréquentation des historiens nous montre l’intérêt primordial des sources. Certains, dans leurs cartons, gardent la plus grande part de leurs pièces documentaires, d’autres les produisent avec rigueur. Ils ont fouillé les archives publiques et privées, dépouillé les correspondances, retourné les tiroirs des ministères et reclassé les dossiers des tabellions. Ils ont tout vu, tout lu, tout évalué. Or il est, dans l’époque moderne, des sources qui, j’aime à le croire, feinteront ou compliqueront beaucoup la besogne des historiens futurs, ce sont les récits publiés par les témoins lettrés des grands événements de notre époque terrible. Si nombreux sont les ouvrages de cette sorte que j’ai proposé, au lendemain de la première guerre mondiale, de leur réserver une dénomination d’ensemble : la littérature de témoignage. Cette littérature comprend par exemple tous les récits des combattants qui n’ont pas succombé aux séductions de la fable, et qui se sont efforcés de dire ce qu’ils savaient sans artifice de composition. Il arrive que tels de ces écrits aient valeur de déposition et c’est bien pourquoi le nom de témoignage est ici bien appliqué.

Nous avons, messieurs, distingué plusieurs livres de cette sorte. A certains d’entre eux il nous faut réserver une mention particulière. Le livre de M. André Soubiran, J’étais médecin avec les chars, est un excellent carnet de route ; sa lecture, en même temps, nous émeut et nous réconforte. Quant au très bon ouvrage de M. Torris intitulé Narvik, il nous fournit d’admirables clartés sur une page encore mal connue et pour nous, Français, très honorable de la tragique aventure où notre monde se trouve engagé.

Enfin je ne veux pas quitter ce chapitre de mon rapport sans dire que l’Académie, ayant créé, depuis l’an dernier, un grand prix d’histoire littéraire et se réservant toute liberté dans l’attribution d’une telle récompense, l’a décernée, cette année, à M. Albert Dauzat pour son important ouvrage intitulé Le génie de la langue française. On ne peut, comme l’a fait M. Dauzat, étudier la prononciation, le vocabulaire, la syntaxe, les formes grammaticales et l’expression littéraire sans interroger à toute minute l’histoire de notre langue révérée — l’expression si j’ai bonne mémoire est de Boileau. — Et, par ainsi, M. Albert Dauzat mérite particulièrement la distinction éminente dont il a été l’objet.

Puisque j’en suis encore à la littérature savante, j’ai plaisir à dire que l’Académie a donné le prix Broquette-Gonin à M. Lavelle pour son remarquable ouvrage sur la Parole et l’Écriture. L’Académie, qui administre moins de fondations qu’elle n’aperçoit de mérites, a pris sur elle de créer un certain nombre de prix pour marquer son estime à de grands lettrés dont le patient effort illumine et ordonne le trésor national des Français. Je ferai une mention particulière pour M. René Dumesnil, médecin, musicographe et érudit de haute vertu, pour M. Maurice Parturier à qui nous devons une parfaite édition de la Correspondance de Mérimée, pour M. Jacques Crépet qui vient de parfaire l’œuvre de toute une vie en publiant, cette année, son étonnante édition critique des Fleurs du Mal.

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Je reviens à la littérature militante, messieurs, pour vous parler des poètes. Nous disposons d’une quinzaine de prix destinés par leurs fondateurs à honorer la poésie. Ce nombre nous paraissant insuffisant, dans la conjoncture présente, nous en avons institué plusieurs autres. Le dessein de l’Académie, ce faisant, n’est pas seulement d’encourager le goût désintéressé des lettres, ce qui serait recommandable en tout temps, mais encore et surtout de montrer que le culte de la poésie est, pour les peuples infortunés, une source de consolations et un principe de salut. On m’a demandé parfois de définir le domaine de la poésie lyrique ; j’y suis parvenu par une série d’éliminations et de négations, ce qui n’est point de mauvaise logique. Tout ce qu’il est possible d’exprimer par les moyens normaux de l’éloquence discursive, de la dialectique, n’est point poésie. La poésie lyrique, ainsi limitée, a donc pour mission d’exprimer l’inexprimable et de n’exprimer que cela. Elle nous apparaît alors comme le noble réduit de l’esprit, en ces temps de tristesse et de ténèbres, comme le lieu de nos suprêmes franchises.

La poésie est aussi, dans l’ordre de la connaissance, un merveilleux instrument d’expérience, de recherche et de découverte. Paul Claudel dit que le rôle du poète est de « transformer l’inconnu en connu ». Cette alchimie ne va pas sans détours et sans surprises. Le poète nous demande souvent de le suivre non pas dans une marche triomphale, mais dans une exploration aventureuse. S’il a parfois l’orgueil de ses échecs, c’est que ses échecs ont parfois, eux aussi, un pouvoir illuminant. On ne peut juger de la poésie avec l’appareil ordinaire de la critique. La clarté, par exemple, qui est, dans la prose française un objectif presque sacré, n’a ni même valeur ni même rigueur pour les poètes. Il existe, en France, une tradition d’obscurité lyrique, tradition qu’ont maintenue, de manière discontinue, à travers les siècles, Rabelais, Scève, Jodelle et, plus tard, Nerval, Mallarmé, Rimbaud, plusieurs d’entre les symbolistes. Une assemblée comme l’Académie française n’a pas pour unique mission de reconnaître et de couronner les œuvres d’un art tempéré, sûr de son histoire et de ses moyens ; elle peut et doit encore s’intéresser aux tentatives des artistes courageux qui cherchent, selon une expression célèbre de l’un d’entre eux, « le lieu et la formule ». Et c’est pourquoi vous avez salué et récompensé les ouvrages de Luc Estang, de Maurice Fom­beure, de Paul Aeschiman, d’André Druelle, de Louis de Gonzague Frick, de beaucoup d’autres que je voudrais pouvoir nommer.

Les jeunes écrivains trouvent du réconfort à se grouper en cénacles. Ils fondent et entretiennent, au prix de grands efforts et de grands sacrifices, des revues qui sont tantôt leur arène et tantôt leur acropole. Presque toutes les revues aujourd’hui se trouvent en péril de mort, car tout conspire à les ruiner, à les dissoudre. Il importe de leur marquer de l’intérêt. Vous avez, l’an dernier, donné l’un de vos prix à la revue qui portait alors pour enseigne Poésie 42. Vous avez, cette année, distingué les Cahiers du Sud et c’est un geste de vigilance auquel toute la jeunesse lettrée se montre aujourd’hui sensible.

Puisque j’en suis à recenser et à commenter certaines pensées de l’Académie, je m’en voudrais de ne pas faire mention particulière du prix que nous avons donné à M. Joseph d’Arbaud. Cet écrivain est l’un des maîtres de la littérature provençale. II a publié de beaux ouvrages en provençal et en français. En lui décernant une de ses récompenses, l’Académie entend bien montrer que la littérature provençale est partie intégrante du trésor français.

Nous avions, en 1942, couronné un ouvrage de M. Pius Servien, poète roumain qui trouve dans le français sa langue d’élection. Nous avons, cette année, récompensé M. Albert Muret, qui est Suisse, et M. Franz Hellens, qui est Belge. Les frontières spirituelles de la France ne coïncident pas avec ses frontières politiques.

 

Il me faut maintenant vous parler des prix que l’Académie a, cette année encore, décernés à certains de nos compatriotes qui souffrent, depuis 1940, dans les angoisses de la captivité. Pour comprendre ces angoisses, je crois bien nécessaire de lire la brève et intelligente étude qui vient d’être publiée, par les soins de l’aumônerie générale, étude qui est l’œuvre de M. Joseph Folliet à qui nous avons justement donné l’un de nos premiers prix, en 1942.

Malgré maintes causes, chaque mois plus cruelles, de découragement et d’amertume, nombre de nos malheureux compatriotes ont poursuivi, dans les oflags, dans les stalags, dans les kommandos, leur pieux travail d’artistes ou d’enseigneurs. D’autres, montrant ainsi que les ressources de la charité sont infinies, comme celles de la douleur, ont poursuivi, élargi, repris sans relâche leur œuvre de dévouement et de pitié. Nous recevons des témoignages, chaque jour plus nombreux et plus émouvants, de cette longanimité dans l’épreuve. Les prisonniers savent aujourd’hui que l’Académie suit leurs travaux, accueille leurs messages, observe le développement de leurs entreprises intellectuelles, en bref les considère comme des membres honorés du corps national et compte sur eux pour l’édification de la cité future. Nous avons donc, cette année encore, et à trois reprises, décerné maints prix à des prisonniers de guerre. Je suis heureux de citer ici M. Marc Blancpain, qui a obtenu le prix Max Barthou, M. André Lebois à qui nous avons donné le prix Dumarest, M. André de Peretti della Rocca qui a reçu le prix Toirac.

Si j’ajoute que nous avons eu le bonheur, en décernant le prix Louis Barthou, d’apporter à notre confrère Louis Gillet, déjà saisi par les ombres de la mort, une chaude lueur de consolation et d’affection, si j’ajoute qu’il nous a été donné d’inscrire sur nos tables les noms de M. André Fontainas, de Mme Rachilde, de Mme Marcelle Tinayre, je ne vous aurai certainement pas tout dit. Il me restera sans doute, notamment, à faire intervenir encore ces chiffres que je ne trouve pas du tout éloquents, malgré l’opinion commune, et qui traduisent si mal, à mon regard, ce que l’Académie a fait cette année pour le service des lettres. Sachez-le quand même, nous avons donné deux cent quinze prix littéraires et la somme totale consacrée par l’Académie à la société littéraire s’élève à 1.157.300 francs.

Messieurs, c’est un grand travail. Il suppose beaucoup de lectures, beaucoup de méditations, maintes enquêtes, maints débats et quelques querelles amicales. L’ombre de la guerre s’étend sur toutes les pages de notre vie et de notre tâche. Le souffle de la guerre colore presque tous les ouvrages que nous avons eu à juger. L’effroyable fardeau de la guerre pèse sur tous ces fronts sur lesquels nous avons de si grand cœur posé nos couronnes. Il m’arrive parfois, songeant au temps où les écrivains n’avaient à penser qu’à la gloire des lettres, il m’arrive de soupirer comme on soupire après le Paradis perdu. Peut-être me trompé-je, messieurs. Si la paix nous est rendue, si nous retrouvons un jour une vie littéraire harmonieuse et pure, il nous arrivera sans doute alors d’évoquer, avec une émotion déchirante, toute pénétrée de pieuse fierté, ces saisons amères pendant lesquelles nous aurons, à notre place, à notre rang, à notre manière, avec nos forces ferventes, tenté de panser les plaies et tenté de porter la croix de notre patrie blessée.