Quelques observations sur le caractère et l’esprit des chroniques du moyen âge

Le 24 avril 1829

Joseph MICHAUD

QUELQUES OBSERVATIONS

SUR LE CARACTÈRE ET L’ESPRIT

DES CHRONIQUES DU MOYEN AGE,

LUES DANS LA SÉANCE PUBLIQUE

DU 24 AVRIL 1829,

PAR M. MICHAUD.

 

 

Les productions de l’esprit qui durent précéder toutes les autres, furent, sans doute, celles qui avaient pour objet de conserver la mémoire des événements. A toutes les époques du moyen âge, il parut des chroniques où se trouvaient consignés les faits importants de l’histoire. Dans plusieurs monastères, on avait des registres et des journaux où s’inscrivait exactement tout ce qui arrivait de remarquable. Les moines, dans leurs assemblées générales, surtout en Angleterre, se communiquaient ce qu’ils avaient écrit, et leurs chroniques se rectifiaient ou se complétaient les unes par les autres. Il arrivait souvent que la chronique d’un monastère avait plusieurs continuateurs ; les cénobites qui écrivaient l’histoire de leur temps se succédaient de génération en génération, ou plutôt se relevaient comme des sentinelles vigilantes. Quoi qu’ils fussent élevés dans l’ignorante simplicité des cloîtres, les annalistes du moyen âge paraissent avoir senti l’importance de la mission qu’ils s’étaient donnée : ils nous répètent dans leurs préfaces que l’histoire est la messagère de l’antiquité, le témoin des temps qui ne sont plus, la mémoire du genre humain, la leçon des peuples, l’école des rois. Un moine de Cantorbéry, en exprimant ces idées générales, fait une distinction ingénieuse entre l’historien et le chroniqueur : « Le premier, dit-il, a une démarche lente et grave ; le second va plus vite, et sa manière est plus simple : l’un cherche de grands mots, des mots de six pieds, et s’adresse aux princes de la terre ; l’autre parle le langage du commun des hommes, et, revêtu de vulgaires ornements, s’arrête sous la cabane du pauvre. L’histoire fait connaître avec vérité les actes, les mœurs, la vie de ses personnages, et ne dit que ce qui est conforme à la dignité de la raison : pour la chronique, elle se borne à supputer les années qui se sont écoulées depuis l’incarnation du Christ ; elle raconte avec brièveté les événements des temps qu’elle parcourt, et ne craint pas de raconter des prodiges. »

L’éclat et la solennité de l’histoire font reculer d’effroi le modeste cénobite de Cantorbéry ; il peut à peine supporter la vue des franges et des dorures qu’affectent d’étaler certains chroniqueurs de son temps. Il se promet bien de ne pas les imiter, car il n’écrit point, ajoute-t-il, pour une bibliothèque publique, mais seulement pour son cher frère Thomas, à qui il a dédié son livre, et pour sa pauvre petite famille, c’est-à-dire pour son monastère.

Plusieurs de nos annalistes disent de même qu’ils n’ont écrit que pour leurs frères du cloître, et pour obéir à leurs supérieurs. La plupart d’entre eux étaient persuadés que leurs livres devaient vivre et mourir comme eux dans la solitude. Voilà pourquoi on trouve souvent dans leurs récits des peintures si naïves et quelquefois si indiscrètes. Quelle n’aurait pas été leur surprise si on était venu leur annoncer qu’un jour ils seraient jugés au tribunal du monde ou du siècle, et qu’une invention de l’industrie reproduirait en tous lieux les copies de leurs relations manuscrites ! Comme ils n’avaient point la pensée d’être jamais vus du public, on sent que leur allure devait être plus naturelle et plus franche. Aussi leur bonhomie, qui n’est point contrainte, nous fait-elle quelque fois sourire. « Comme je souffre beaucoup de l’hiver, dit Orderic Vital en finissant un chapitre de son histoire, je  vais suspendre mon travail, pour le reprendre au printemps prochain. » Plus loin, l’historien de la Normandie, mêlant je ne sais quel sentiment profane à l’humilité monastique, remercie la Providence de tout ce qui lui est arrivé, de tout ce qu’il a fait en cette vie périssable, et nous donne ainsi sa propre biographie dans une prière adressée à Dieu.

La piété prescrivait aux écrivains du cloître de fuir le mensonge ; et c’est pour nous une garantie, sinon de leur exactitude, au moins de leur bonne foi. Quelques-uns se con damnent eux-mêmes au supplice de l’enfer, si jamais ils écrivent dans un esprit de prévention ou de haine. D’autres, dans leur avant-propos, implorent la charité de leurs lecteurs ; et s’adressant à la clémence divine, ils espèrent que Dieu leur pardonnera les erreurs qu’ils ont pu commettre, lorsqu’ils paraîtront devant son redoutable tribunal. Après de semblables protestations, si nos pieux historiens n’ont pas dit la vérité, on doit croire qu’ils ne la connaissaient point.

La plupart des chroniqueurs auraient cru manquer à leur devoir s’ils n’étaient remontés à la création du monde, au déluge, ou tout au moins à l’empire des Césars. Pour marquer, dans leurs récits, l’époque des événements, ils ont coutume de rappeler les fêtes du calendrier, et donnent ainsi à une simple date l’intérêt d’un souvenir religieux : tantôt c’est une bataille qui a été livrée le jour de saint Pierre et de saint Paul, tantôt c’est une ville qui a été prise à l’anniversaire de la mort du Sauveur. Comme au moyen âge la religion se mêlait à tout, la religion était toujours présente à la pensée des chroniqueurs. Après les intérêts de l’Église, venaient pour eux ceux de leur monastère. La fondation d’un couvent, la réunion d’une ferme, d’une vigne, d’un moulin aux domaines du cloître, ont souvent plus d’importance à leurs yeux et tiennent plus de place dans leur narration que l’établissement d’un royaume ou la conquête d’une province. Nos bons chroniqueurs louent rare ment dans les héros et les princes les qualités ou les vertus du siècle, mais seulement leur dévotion exemplaire et leur munificence envers les églises. Ils n’épargnent pas, dans leurs peintures, les mœurs de leurs contemporains ; et parmi les symptômes de la corruption générale, nous les voyons quelquefois signaler avec amertume les tuniques de soie à longues manches et descendant jusqu’à terre, les cheveux coupés sur le front et flottant par derrière a la manière des courtisanes, les souliers pointus, terminés en queue de scorpion. Ils ne négligent point de parler des événements de la guerre ; mais ils s’occupent peu de savoir si une guerre est injuste, et se rangent volontiers du côté de la victoire ; les révolutions passent sous leurs yeux, sans qu’ils se demandent jamais d’où elles viennent, où elles vont, quelles ont été leurs causes, quels doivent être leurs résultats et leurs suites. Jamais une considération politique n’est venue à leur esprit ; seulement ils ajoutent quelquefois au récit d’un événement malheureux une réflexion pieuse et morale ; et lorsqu’ils ont raconté la chute d’un empire ou la mort d’un grand roi, ils s’écrient que la gloire du monde se dissipe comme la fumée, qu’elle s’écoule comme l’eau des torrents, et se dessèche comme la fleur printanière.

Une saison pluvieuse, une inondation, une sécheresse, un orage, occupaient alors l’attention de l’histoire, car la prospérité publique consistait dans les moissons ; la stérilité ou l’abondance de chaque année répandaient parmi les peuples la tristesse ou la joie. Les chroniqueurs n’épargnent sur ce point aucun détail ; Guillaume le Breton interrompt son histoire du règne de Philippe-Auguste pour nous apprendre qu’un jour d’été la foudre abattit le coq doré qui surmontait le clocher de Saint-Denis, et qu’au mois de septembre de la même année une gelée blanche et la neige tombèrent sur les vignes, ce qui diminua beaucoup la récolte du vin ; « encore ce vin fut-il âpre et vert. »

À voir l’exactitude scrupuleuse avec laquelle nos anciens auteurs nous rappellent les éclipses de la lune et du soleil, les phénomènes et les changements remarquables de l’atmosphère, on pourrait croire qu’ils écrivent l’histoire des saisons ou les annales du ciel. Comme leurs contemporains, ils s’occupent plus volontiers de l’avenir que du passé ; et c’est dans le spectacle des révolutions célestes que leur crédulité inquiète cherche la connaissance des événements futurs. Plusieurs chroniqueurs du douzième siècle nous disent qu’une pluie d’étoiles fut le signe avant-coureur de la première croisade. Baudri, un des écrivains les plus instruits de son temps, examine très-sérieusement cette assertion merveilleuse, et se persuade avec peine que les étoiles aient jamais pu tomber du firmament comme les gouttes de la pluie : il croit cependant qu’il en tombe quelquefois. Les comètes, qui passaient alors pour exercer une grande influence sur l’avenir des peuples, ne devaient point être négligées par les historiens du moyen âge. Les yeux toujours fixés vers le ciel, ils se plaisent à décrire la forme inconnue, la chevelure étincelante de ces astres voyageurs, et ne manquent pas surtout de faire pressentir à chaque apparition les malheurs dont le monde est menacé.

Nos annalistes des vieux âges, comme on le voit, ne connaissaient guère mieux les lois de la nature que celles des sociétés politiques. Ils se trouvent ainsi dans un monde qu’ils ne comprennent pas, quoiqu’ils en écrivent l’histoire. Ce pendant rien ne les embarrasse ; car tout ce qui étonne et trouble leur raison, ils l’expliquent par les secrets desseins de Dieu : il leur semble voir partout éclater la justice divine ; ils la voient non-seulement dans un monde futur, mais dans les moindres circonstances de cette vie. Une mort naturelle, une maladie imprévue, un accident, est, à leurs yeux, la peine d’une mauvaise action ou de quelque désordre qu’ils ont signalé ; et, dans les jours malheureux, c’est toujours la perversité humaine qui attire sur les peuples les grandes calamités. Cette juridiction des chroniqueurs, qui s’arme ainsi, contre les coupables, des revers de la fortune ou des accidents de la nature, a quelque chose de plus moral et de moins déraisonnable que celle qui s’exerçait à la même époque par le glaive ou par les épreuves du feu et de l’eau. Quand la justice avait disparu de la terre, pourquoi nous étonne rions-nous qu’on la redemandât à tout ce qu’on voyait, à tout ce qui arrivait, à Dieu surtout, le suprême dispensateur des biens et des maux ?

On sait que les visions ou les songes du sommeil avaient un grand empire sur l’esprit de nos bons aïeux ; dans les affaires de la vie privée, et même dans les affaires publiques, il arrivait souvent qu’on prenait un parti d’après une apparition ou une révélation nocturne, comme on se déciderait aujourd’hui d’après une maxime de politique ou de morale ; les visions invoquées ainsi dans les conseils des rois et dans ceux des familles, devenaient pour nos vieux auteurs des événements historiques. Il faut ajouter que dans ce temps-là l’esprit des ténèbres, ou l’ennemi du genre humain, rôdait sans cesse pour chercher sa proie, et qu’il apparaissait sous toutes sortes de formes bizarres et effrayantes. On le voyait tantôt dans les châteaux, tantôt dans les cabanes des serfs, et jusque dans les solitudes de la piété, tendant des piéges à la faiblesse humaine. Selon les bruits populaires, on voyait aussi des morts sortir de leurs tombeaux, des saints et des anges descendre du ciel, pour donner aux hommes de salutaires avertissements, ou pour annoncer les volontés de Dieu. Toutes ces apparitions, qui remplissaient de surprise et d’effroi les peuples crédules, échappaient rarement aux chroniqueurs, toujours empressés de raconter des prodiges.

Tel est, en général, le caractère de nos chroniques du moyen âge. Elles nous intéressent par l’abondance et la variété des détails, par leur simplicité naïve et leur crédulité passionnée. Mais c’est en vain qu’on y chercherait cet esprit d’ensemble qui agrandit, qui élève la pensée de l’historien, et cette critique éclairée qu’on regarde avec raison comme la plus sûre garantie de la vérité. Toutefois, comme leur marche est simple, que leur manière de raconter est pleine de naturel et que leur goût pour le merveilleux est connu, il est facile de distinguer dans leurs récits ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas. On les a comparés aux enfants, non-seulement parce qu’ils aiment les merveilles, mais parce qu’ils ne sa vent ni dissimuler ni mentir. Leurs erreurs même servent quelquefois à nous instruire, et sont pour nous comme des traits de lumière. On aime à voir leurs craintes, leurs espérances, leurs impressions diverses, et jusqu’à leurs préjugés, car ils sont en cela la fidèle expression des mœurs contemporaines. L’histoire n’est pas seulement pour nous dans ce qu’ils nous racontent, mais dans tout ce qu’ils ont pensé ou senti.

Nous ne parlons ici que des chroniques du XIIe et du XIIIe siècle ; celles des temps antérieurs ont pour un esprit attentif une physionomie un peu différente. On y remarque moins de naïveté et de candeur, plus d’ignorance et de barbarie. Grégoire de Tours, Frédégaire, et ceux qui les ont suivis de près, paraissent tous effrayés des temps qui arrivent et de la nuit qui s’étend par degrés sur l’Europe. Lorsqu’on lit leurs chroniques, où brillent de temps à autre quelques souvenirs des âges précédents, il semble qu’on entend une voix qui sort d’une profonde solitude, ou qu’on aperçoit des lueurs fugitives qui traversent l’épaisseur des ténèbres. Les chroniqueurs des VIIIe et IXsiècles parlent souvent de la décadence des lettres ; ils en parlent dans un style inculte, et je ne sais quelle tristesse sauvage se mêle à la sécheresse de leurs récits. Ceux du XIIe siècle, au contraire, s’empressent d’annoncer que partout la grammaire et les lettres sont cultivées ; et leur voix, quoique faible encore, semble saluer le retour des lumières. Les premiers, restés presque seuls d’un âge meilleur, regrettent une ancienne civilisation qui s’éteint, et les mœurs qu’ils décrivent n’annoncent que trop la présence des siècles barbares. Les autres, bien qu’ils ne sachent guère ce qui se prépare pour les âges suivants, regardent pourtant l’avenir sans crainte, et le ton qui règne dans leurs récits fait pressentir déjà une civilisation qui commence.

Les chroniques grecques de la même époque ne sont guère plus avancées pour l’esprit de critique, pour la maturité du goût et de la raison, et nous présentent beaucoup moins de faits. On trouve dans Nicétas et dans Anne Comnène quelques souvenirs de l’ancienne Grèce ; mais ces deux auteurs s’étudient trop à imiter le langage des poëtes, ce qui donne à leur récit un caractère de frivolité et de mensonge. Les chroniqueurs de Byzance ne songent qu’à étaler les vains ornements de leur rhétorique ; et lors même qu’ils déplorent les malheurs et la ruine de l’empire, leur langage, toujours affecté, reste sans chaleur et sans énergie. Ils sont plus élégants et plus polis que les latins, mais c’est l’élégance et la politesse d’une civilisation surannée. En comparant les chroniques des Francs et celles des Grecs, on s’aperçoit facilement que les unes appartiennent au génie encore barbare d’une société nouvelle, et les autres au déclin d’un empire vieilli dans la corruption et la mollesse.

Nous connaissons moins les chroniques orientales du moyen âge ; mais au premier aspect on y retrouve la même crédulité et plus d’ignorance que dans la plupart de nos chroniques d’Occident. Rarement dans les historiens arabes on rencontre quelques-unes de ces pensées qui font connaître le cœur humain, ou les révolutions des sociétés. Ils négligent trop souvent les circonstances importantes des événements pour des particularités bizarres et des détails insignifiants ; obéissant ainsi à l’esprit du despotisme oriental, qui veut que l’homme soit toujours occupé de petites choses. Lorsqu’ils racontent la chute d’un empire, si on leur demande pourquoi cet empire est tombé, ils vous répondent : Dieu le sait. Dans celles de leurs chroniques que nous avons vues, toutes les fois que les musulmans triomphent des chrétiens, on ne trouve jamais d’autres réflexions que celle-ci : Dieu est Dieu, et Mahomet est son prophète. Si les chrétiens remportent quelque victoire, les chroniques musulmanes gardent le silence et se contentent de dire : Que Dieu les maudisse. On reconnaît néanmoins, de loin en loin, dans leurs récits, quelque chose de moins barbare que les peuples et les gouvernements dont ils écrivent l’histoire. Plusieurs d’entre eux, dans leur langage figuré, montrent quelquefois de la vivacité et de l’éloquence. Nous avons déjà cité cet historien des Ayoubites qui, pour peindre la douleur du peuple de Damas à la mort de Saladin, dit froidement qu’on oublia de piller la ville ; éloge singulier qui peint toute une nation, et qui montre à découvert ce despotisme de l’Asie, où les lois, la justice, la propriété, tout devait finir avec un seul homme.

Nous devons dire, en terminant ce parallèle, que nos auteurs du moyen âge nous paraissent l’emporter, par le mérite du style et de la narration, sur les écrivains orientaux de la même époque. Comme les chroniqueurs d’Occident écrivaient en latin, on doit croire que les chefs-d’œuvre de l’antiquité ne leur étaient pas inconnus, et, dans plusieurs de leurs récits, on s’aperçoit qu’ils ont eu des modèles. Les écrivains d’Orient n’avaient pour guide que leurs inspirations ; aussi n’ont-ils rien de réglé dans leur marche, et leurs récits ne sauraient captiver l’attention des lecteurs. Il faut avouer néanmoins que l’étude des anciens a quelquefois égaré nos vieux chroniqueurs, toujours trop portés à juger les événements qu’ils racontent avec les souvenirs de Rome et d’Athènes ; lorsqu’ils veulent nous faire juger un prince ou quelque chevalier chrétien, ils ne manquent pas de le comparer aux grands hommes de l’antiquité profane, et même à quelques personnages de la fable ; s’ils parlent d’un guerrier, c’est toujours Achille, Alexandre ou César ; s’ils parlent d’un tyran ou d’un mauvais roi, c’est toujours Phalaris ou Néron. Godefroy de Viterbe compare l’empereur Conrad partant pour la croisade, à Paris pour la beauté, à Sénèque pour le conseil, à Hector pour la bravoure. Gauthier-Vinisauf ne sait comment célébrer Frédéric -Barberousse, qui mourut sous les drapeaux de la croix, dans les déserts de l’Asie Mineure, et, plein d’admiration pour les vertus de l’empereur allemand, il croit voir en lui la sagesse et même les traits de Socrate. Les chroniqueurs arabes, qui ne savent ni la langue des Latins ni celle des Grecs, et qui ne connaissent point l’histoire des anciens, ne mettent jamais à la place de leurs jugements les lieux communs d’une érudition vulgaire. Ils ne jugent que d’après leurs propres impressions, ou d’après l’esprit des peuples de l’Asie ; et s’ils sont inférieurs dans l’art d’écrire à nos historiens, leur ignorance a du moins quelque chose de naturel et d’original.

On croira facilement que l’époque des croisades, si elle ne perfectionna pas l’art d’écrire l’histoire, augmenta du moins le nombre des historiens ; et tous ces historiens sont pour nous autant de fidèles témoins qui nous font connaître le moyen âge. L’importance des événements, le caractère religieux de la guerre, l’intérêt qu’y prenait la chrétienté, durent inspirer à plusieurs écrivains la pensée de raconter ce qu’ils savaient ou ce qu’ils avaient vu. Il nous reste aujourd’hui plus de douze relations de la première expédition des croisés en Asie. Les pieux auteurs de cette époque (nous citons ici leurs expressions) éprouvent le besoin de rappeler à la mémoire des hommes les travaux et les souffrances des guerriers de la croix, et surtout les grandes choses qui furent faites en Orient par la permission de Dieu. Beaucoup d’historiens des guerres saintes racontent ce qui s’était passé sous leurs yeux, car ils avaient suivi les croisés dans la Palestine. Aussi quelques-uns ont-ils soin d’avertir leurs lecteurs qu’ils ont écrit au milieu des camps, et que le bruit de la guerre ne leur a pas permis de polir leur style. L’un d’eux, pour constater sa présence dans les combats, nous dit, en commençant son histoire, qu’à la prise de Jérusalem par Saladin il fut blessé au visage par une flèche. « Le bois, ajoute-t-il, a été arraché de la blessure ; mais, au moment où j’écris, le fer y est encore. » Nous n’avons pas besoin de remarquer que les chroniqueurs qui étaient présents aux événements sont plus remplis que tous les autres des passions qui enflammaient les croisés. Leur crédulité surtout est excessive, comme celle de la multitude des pèlerins. A leurs yeux tout est miracle ; tout est prodige dans leurs récits ; et lorsqu’on lit certaine relation, comme celle de Raymond d’Agiles, de Gunther ou de quelques autres, on est tenté de croire que les guerriers de la croix se trouvaient dans un autre monde que celui où nous sommes, et que les lois de la nature n’existaient plus que pour les infidèles ou pour les incrédules. Un reproche plus grave que nous ne devons pas épargner à ces historiens, témoins oculaires, c’est l’indifférence, quelquefois la joie, avec laquelle ils racontent le mas sacre des Sarrasins. On sait qu’à la première croisade ce massacre fut horrible dans plusieurs villes de la Syrie, et sur tout à Jérusalem. Pour exprimer la destruction des infidèles, un chroniqueur qui était présent nous dit qu’il fallait avoir des ailes pour échapper au carnage, et que les musulmans n’en avaient point. Aveuglés par les passions de la guerre, les croisés voyaient à peine des hommes dans leurs ennemis. Nous avons dit que la plupart des chroniqueurs qui suivaient l’armée chrétienne étaient des clercs, et qu’ils n’avaient d’autres armes que le bâton des pèlerins. Plusieurs d’entre eux ne peuvent dissimuler la crainte que leur inspiraient les Sarrasins, et c’est la peur, sans doute, qui les rendait barbares.

Les historiens qui n’avaient pas quitté l’Occident se montrent moins violents et moins passionnés dans leurs récits. L’archevêque de Dol déclare, dans la préface de son livre, qu’il veut être juste envers les musulmans comme envers les croisés. Il sait ce qu’il doit à la cause des chrétiens, mais il sait aussi ce qu’il doit à la vérité. Il faut ajouter que, dans les croisades qui suivirent celle de Godefroy, des rapports plus fréquents avec les Sarrasins avaient beaucoup adouci cet esprit de haine qui étouffait dans les cœurs tout senti ment de justice et de compassion. A compter de la troisième guerre sainte, les sentiments d’humanité et de tolérance reparaissent dans nos chroniques. Comme en Italie la civilisation commençait à renaître, les chroniqueurs de ce pays ont donné l’exemple ; mais c’est surtout dans l’histoire de Guillaume de Tyr qu’on peut reconnaître les progrès qu’on avait faits. L’archevêque de Tyr s’exprime toujours avec une noble modération et ne se passionne que pour le triomphe de la vertu. Une conscience éclairée, une probité sévère qu’il montre dans tous ses jugements, lui méritent dès l’abord l’estime et la confiance de ses lecteurs. Comme la plupart des chroniqueurs de son temps, il explique les revers des chrétiens par leurs péchés et leur corruption. Cette manière d’apprécier les événements ne convient pas mal à l’histoire d’une guerre religieuse ; elle caractérise d’ailleurs assez bien les temps malheureux où vivait l’auteur. Au reste, les plus coupables des pécheurs, aux yeux de Guillaume de Tyr, sont toujours ceux qui méprisent les lois de l’humanité et de la justice ; et lorsqu’il invoque les terribles sentences de Dieu contre les enfants des hommes, c’est surtout pour punir l’oubli de la foi jurée et la violation du droit des gens.

Nous ne parlerons point du mérite littéraire de cet historien ; à la lecture de son livre, on voit qu’il a étudié les chefs-d’œuvre de l’antiquité : le commerce habituel des anciens n’avait pas seulement éclairé sa raison et formé son talent d’écrire, mais c’est là, sans doute, qu’il a pris ce ton d’urbanité ou plutôt cette bonhomie élégante qui se fait remarquer dans sa narration. Cependant il abuse quelquefois de son savoir. On trouve dans ses récits Virgile à côté d’Ézéchiel, Juvénal avec Isaïe ; et pour célébrer sa métropole de Tyr, le pieux historien ne craint pas de rappeler le souvenir profane de Didon. Les détails que l’histoire a  coutume de négliger se trouvent trop souvent accumulés sous sa plume. Ainsi, quand il nous retrace les portraits des rois de Jérusalem, il n’oublie pas de nous dire que Godefroy avait la barbe et les cheveux blonds ; que Baudoin Ier avait les cheveux roux, le nez aquilin, et que ce prince n’était ni trop gras ni trop maigre ; que Baudoin Ier avait une taille haute, le visage coloré et les genoux endurcis par la prière. Toutefois, ces détails minutieux, que proscrit le goût sévère des modernes, ne sont peut-être pas trop déplacés dans l’histoire des vieux temps. Après avoir vu les portraits du bon archevêque, je ne sais quelle illusion s’empare de mon esprit, et j’éprouve un certain plaisir à penser que je reconnaîtrais tous les héros des croisades s’ils venaient à passer devant moi.

Les chroniqueurs des guerres saintes excellent surtout à peindre les misères des croisés qu’ils avaient partagées, et la vertu dont ils parlent le mieux est la résignation. Les souvenirs de l’Écriture, les paroles des prophètes, lorsqu’ils ne les prodiguent pas trop, les servent merveilleusement dans leurs descriptions, et donnent à leurs tableaux quelque chose de poétique et de solennel dont l’imagination est frappée. Leurs pensées et leurs images sont souvent une vive expression de cet enthousiasme belliqueux qui avait produit les guerres d’Orient. Un chroniqueur anglais, Raoul de Coggeshale, après avoir décrit l’invasion de la Palestine et les malheurs qu’il a soufferts, s’afflige de survivre aux pèlerins morts pour Jésus-Christ, et leur envie la poussière sacrée qui les couvre. « Malheur à moi, s’écrie-t-il, qui suis le dernier des pécheurs ! car, moins heureux que mes frères, je n’ai point reçu ma portion de la terre du Seigneur. »

On ne s’étonne point de voir cette mélancolie sombre, ce regret de n’être pas tombé sous les coups du vainqueur, dans l’histoire d’une guerre poursuivie au nom du ciel et loin de la patrie, dans une guerre qui n’offrait d’autre gloire que celle du martyre, et dont le but sacré était la conquête ou la délivrance d’un tombeau.

Plusieurs chroniqueurs réunissent, à cette exaltation pieuse, une grande connaissance des événements, et leur témoignage éclairé est très-précieux pour l’histoire des croisades. Nous ne pouvons oublier ni Guibert, abbé de Nogent, tantôt plus crédule que ses contemporains, tantôt le plus habile observateur des mœurs de son siècle ; ni Odon de Deuil, qui accompagna Louis VII en Asie, et qui décrit la marche et les misères des pèlerins français avec la précision et quelquefois l’ingénieuse vivacité de Salluste ; ni l’auteur de l’Itinéraire de Richard, qui surpasse tous les chroniqueurs par son savoir, et dont la narration, pleine de détails curieux, a quelquefois pour ses lecteurs l’intérêt du roman ou de l’épopée. La croisade de Frédéric-Barberousse a trouvé trois historiens ; tous les trois accompagnant l’armée chrétienne, nous représentent avec une scrupuleuse fidélité la marche des pèlerins allemands à travers l’empire grec et les déserts de l’Asie Mineure, où les poursuivaient la perfidie de Byzance, la férocité des Turcs et les horreurs de la faim. Un de ces chroniqueurs, dont l’ouvrage manuscrit vient d’être découvert et publié en Allemagne, nous déclare que, pour peindre les souffrances des croisés et leur résignation héroïque, le langage des anges suffirait à peine : « Le fameux Homère, ajoute-t-il, l’éloquent Lucain, le poëte de Mantoue lui-même, s’ils vivaient encore et qu’on leur demandât l’histoire fidèle de cette croisade, mettraient le doigt sur leur bouche et resteraient comme des hommes sans langue. » Il nous reste deux relations fort étendues du siége de Damiette, dont les auteurs témoins oculaires, nous font assister au spectacle des événements qu’ils racontent. La première, qu’on attribue à un ecclésiastique de Reggio, décrit avec chaleur les assauts, les combats qui se succédèrent sans interruption pendant dix-neuf mois ; l’ardente ferveur du légat de Rome, ses prières adressées à Jésus-Christ sur le champ de bataille, les processions, les jeûnes, les pénitences des guerriers de la croix, les alarmes, la joie, le désespoir des pèlerins, les cris de guerre, le choc des armes retentissant chaque jour sur les deux rives du Nil, les orages du ciel qui se mêlaient quelquefois aux scènes des combats, et jusqu’aux apparitions miraculeuses dont l’aspect troublait les Sarrasins, tout est retracé fidèlement, tout s’anime, tout paraît vivant sous la plume du chroniqueur italien. La seconde relation est l’ouvrage d’un prêtre de Cologne, Olivier Scholastique, qui a peut-être moins de vivacité dans ses récits, mais non moins de vérité et de naturel. Après avoir raconté les travaux glorieux et les longs malheurs du siége de Damiette, il nous montre cette ville conquise que la guerre, l’épidémie « et la famine avaient remplie de funérailles ; on ne voyait que des cadavres dans les maisons, dans les rues et sur les places publiques. Les morts tuaient les vivants. Le fils près de son père expirant, l’esclave près de sa maîtresse étendue à terre, périssaient de faiblesse et de langueur ; les petits enfants demandaient du pain, lorsqu’il n’y avait plus per ce sonne pour leur en donner. »

Nous avons remarqué que les chroniques ne portent pas seulement l’empreinte des temps, mais celle des lieux qui les ont vues naître. Les chroniques de l’Italie et de l’Allemagne n’ont pas le même caractère et surtout le même mérite que celles de l’Angleterre et de la France. L’histoire générale de l’Italie, comme le pays qu’elle nous représente, se trouve divisée en plusieurs fractions, et se montre à nos regards semblable à un miroir brisé en mille pièces. De même qu’il faut chercher l’Italie, au moyen âge, dans trente cités rivales, ainsi on ne trouve son histoire que dans beaucoup de chroniques différentes qui ne s’accordent point entre elles. Les chroniqueurs italiens montrent moins de superstition et de crédulité que ceux des autres pays ; ils semblent avoir plus de lumières, et parlent quelquefois avec plus de modération ; mais ils négligent trop les détails caractéristiques, les circonstances curieuses et importantes des grands événements. Les chroniques d’Allemagne, à la même époque, ne nous présentent guère plus de faits, et sont moins avancées pour tout le reste. La Germanie, qui n’avait point connu la civilisation des Romains, marcha la dernière dans la civilisation des modernes. Les relations que nous avons citées plus haut, l’abbé d’Lrangen, l’évêque de Frisingue, et plusieurs autres écrivains allemands du douzième et du treizième siècle, ne peuvent se comparer à quelques-uns des historiens du même temps qui appartiennent à la France ou à l’Angleterre. Pour juger en peu de mots les chroniques de l’Italie et de l’Allemagne, nous nous bornerons à dire que tous les documents réunis qu’elles renferment ne suffiraient pas pour écrire l’histoire complète d’une seule croisade. La France est le pays qui a fourni les témoignages les plus nombreux et les plus complets à l’histoire des temps passés. Aussi a-t-on pu remarquer que les savants étrangers des derniers temps qui ont entrepris de faire connaître le moyen âge avec ses lois et ses coutumes ont puisé presque toutes leurs lumières dans nos vieilles annales. C’est la France et ses historiens qu’ils ont cru devoir étudier de préférence, et c’est là qu’ils ont pris leurs notions les plus approfondies sur la féodalité, sur la chevalerie, et sur l’origine des institutions chez les peuples d’Occident. Les chroniques des Anglais ne méritent pas moins de fixer l’attention de la postérité éclairée. Nous remarquerons, avant tout, que les chroniqueurs d’Angle terre sont au moins aussi crédules que les nôtres. Mathieu Paris, qu’on a pris pour un écrivain philosophe, parce qu’il a été l’interprète de quelques plaintes qui s’élevaient de son temps contre la cour de Rome, est peut-être celui des historiens du treizième siècle qui rapporte le plus de prodiges et de choses incroyables ; mais à côté de cette crédulité superstitieuse, on aime à voir dans les anna listes anglais un grand respect pour les faits historiques, et le soin qu’ils prennent de rapporter toutes les pièces nécessaires à l’histoire donne beaucoup de prix à leurs chroniques, qui sont pour nous aujourd’hui comme les archives des anciens temps.

Nous regrettons que notre littérature française, moins heureuse que celle de l’Italie, n’ait pas produit d’épopée sur les croisades, et que les chroniques, telles que nous les avons montrées, n’aient pas inspiré un génie rival du Tasse. Quelques poëtes latins du douzième siècle ont entrepris de célébrer les expéditions des croisés en Orient ; mais, dédaignant les merveilles de leur sujet et les mœurs de leur temps, ils se traînent servilement sur les traces des anciens, et ne savent que répéter ce qu’ils ont vu dans Homère ou dans Virgile. C’est souvent dans les récits les plus simples et les plus naïfs de l’histoire qu’il faut chercher les mœurs héroïques de l’épopée ; sous ce rapport, on peut dire que les chroniqueurs sont les véritables poëtes du moyen âge. Le chantre de Godefroi leur a fait plus d’un heureux emprunt ; et s’il les avait mieux connus, nous trouverions peut-être aujourd’hui plus de charme encore et plus de vérité dans son poëme. L’enfance des sociétés a toujours des souvenirs attachants, surtout chez les peuples qui vieillissent ; et pour une civilisation avancée comme la nôtre, le spectacle même de la barbarie a quelque chose de poétique. Un seul trait nous suffira pour montrer ce qu’il y a de favorable à la muse épique dans les croyances populaires et les traditions merveilleuses des temps anciens. Il s’agit de la bataille de Bovines, qu’a si poétiquement célébrée un de nos confrères, et dont la plupart des chroniques du moyen âge nous ont parlé. Une de ces chroniques rapporte que, le jour même de cette bataille si décisive pour la France, le feu prit à la métropole d’Auxerre, dédiée à saint Germain. Le sanctuaire, les ornements de l’autel, les reliques du saint, tout fut consumé par les flammes. Le peuple désolé s’étonnait que le patron de la cité n’eût pas protégé sa basilique contre le ravage de l’incendie ; et comme, dans leur affliction, les fidèles se demandaient entre eux où donc était allé saint Germain dans le temps que son église brûlait, le saint leur apparut et se contenta de répondre : J’étais a Bovines. Les divinités de l’Iliade et de l’Enéide n’ont rien de plus touchant ; et nos lecteurs français sentiront comme nous tout ce que l’épopée nationale peut trouver d’inspirations poétiques dans cette apparition des saints de la patrie.