Péguy parmi nous

Le 26 octobre 1964

Henri MASSIS

Péguy parmi nous

Séance publique annuelle des cinq Académies

PAR

M. HENRI MASSIS
délégué de l’Académie française

 

« Il me faut l’Académie », confiait Charles Péguy à ses amis en cette année 1911 où il n’avait pas réussi à obtenir le Grand Prix de littérature — ce qui avait été pour lui une manière de désastre. Et Péguy d’ajouter : « Je suis pauvre, pauvre... J’ai eu plus de cinquante articles depuis huit mois, on n’a pas vendu mille Jeanne d’Arc... J’ai autant de peine à vivre qu’il y a dix ans. N’importe ! Ça ira ! Ça démarrera tout d’un coup : l’Académie et la grande vente !... »

Cette fois encore, et malgré ses misères, les épreuves de toutes sortes qui ne cessaient de le poindre, Péguy aura été bon prophète. L’Académie française était représentée à Villeroy, le 5 septembre dernier, là où Péguy est tombé, il y a cinquante ans, au lieu même où s’opéra le redressement de la France. Et aujourd’hui, Messieurs, pour en commémorer l’anniversaire, elle lui rend cet hommage que, dans l’ordre temporel, Péguy avait tant espéré recevoir.

Si nous devons à nos confrères l’honneur d’avoir, en la circonstance, été délégué par eux, c’est sans doute que nous avons appartenu nous-même à la dernière « promotion » de ceux qui ont connu Péguy, qui ont en quelque sorte été « ordonnés » par lui. Ne sommes-nous pas entrés dans son amitié à l’époque où il disait à son fidèle Lotte : « Des jeunes. Les jeunes viennent à moi. » Nous avons été de ces « jeunes » — et nous n’avons jamais pu l’oublier.

Si ces nouvelles amitiés ne remplaçaient pas pour lui celles dont plusieurs venaient de lui manquer, elles étaient de cet « ordre du respect », où Péguy trouvait tout ensemble à se consoler et à placer son espoir. Voilà ce qu’il expliquait à son cher Lucas de Peslouan, en se désolant du silence total où, après le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, était tombé son Mystère des Saints Innocents : « Il y a sur ce que je fais, lui écrivait-il en 1912, un commandement de silence qu’il ne faut peut-être pas essayer de rompre ; ou bien peut-être suis-je réservé à une sorte de fortune secrète, ou bien est-ce comme un respect particulier. Le mieux, ce sont les jeunes qui viennent me dire : « Monsieur, vous avez une fortune unique (je les empêche de m’appeler maître), vous n’écrivez que depuis deux ou trois ans, et vous avez déjà la grande gloire. » Ou bien : « Monsieur, vous avez eu la gloire d’un seul coup (ceci est plus vrai), ou du premier coup (ceci aussi est plus vrai). » « Heureusement, ajoutait Péguy, heureusement qu’il y en a qui éprouvent le besoin de réagir. Ils me disent : Monsieur, je ne vous connais pas d’hier ; j’ai lu... Notre jeunesse. Et cette « Notre jeunesse » prend dans leurs yeux un recul d’hypogée. »

Conducteur d’âmes, directeur de consciences, tel fut Péguy, Messieurs, en ces années 1905 à 1914 qui allaient être pour nous des années de préparation et la préparation même de la France. Il avait suffi que notre patrie sentît la menace étrangère pour que, d’une saisie immédiate, Charles Péguy se découvrît tel qu’il était resté au fond de lui-même, patriote et catholique, homme des plus hautes cultures et des plus énergiques conservations, pour qu’il écoutât, comme familière et connue, cette résonance profonde, cette voix qui n’était pas une voix du dehors, cette voix de mémoire, engloutie là et comme amoncelée on ne savait depuis quand ni pourquoi — et qui n’était autre que la voix de la France. On ne saurait dire, en effet, quel sentiment fut antérieur en cette âme, de l’amour de la France ou de l’amour de Dieu. En accomplissant cette réintégration totale, Péguy les retrouva unies par une mystérieuse accointance, unies dans son cœur, unies dans la réalité. Et qui ne sent que Péguy ne fut si profondément chrétien que parce qu’il fut si profondément français ?

« Il faut, dit-il, il faut que France, il faut que Chrétienté continuent. » Son effort désormais se précise, s’intensifie. Sans rien ménager ni personne, Péguy fait d’abord face résolument contre tous les détracteurs de la patrie. Il sait que l’heure est poignante et il pense que ceux qui démoralisent un peuple sont « les auteurs directs et la cause épuisante des désastres qui peuvent arriver à ce peuple ». Devant la décomposition de la « mystique » en « politique », devant ce détournement de leur foi, Péguy et ceux de son espèce déclarent avec une simplicité douloureuse : « Ce n’est pas cela que nous avons fait, que nous avons voulu faire... Tout est à refaire, tout est à recommencer. » Seuls ils avaient le droit de dire : « Aux reconstructions qui s’imposent, aux restitutions qui s’annoncent, nous venons la tête haute, purs et tout pleins de notre passé, battus de tant d’épreuves, forgés pas nos misères mêmes, la mémoire pleine, le cœur plein, les mains pleines et pures. » Et parce que seul, parmi tant d’abandons, Péguy demeurait au poste de fidélité, on l’accusa de reniement. En ce sens, Messieurs, la vie de l’honnête homme est une infidélité perpétuelle —car l’homme qui veut rester fidèle à la vérité doit se faire incessamment infidèle aux injustices infatigablement triomphantes.

Combattu, menacé, isolé et encore tout meurtri, Péguy ne se laisse pas abattre. « Puisque, à notre corps défendant, dit-il, nous avons fait cette longue expérience des hommes, nous voulons au moins que notre vie ne soit pas toute perdue... Quand un homme a manqué sa vie, il n’a plus qu’une idée, c’est que ses enfants ne recommencent pas. » Et Péguy de déclarer : « Nous serons plus courageux pour nos enfants que nous ne l’avons été pour nous-mêmes. »

Voilà, Messieurs, le secret de cette infatigable ardeur, le ressaut de cette généreuse espérance. Car Péguy ne dénonçait le désarroi des esprits, la déchéance des mœurs, la défection des élites, que pour mieux promouvoir l’espérance — car tout ce qu’il disait avait ce signe profond. C’est pour nous que Péguy travaillait, pour que nous nous installions dans son travail, devinant, pressentant quelle serait la mission de notre jeunesse. Pouvons-nous oublier que c’est sur notre génération, celle qui eut environ vingt ans l’année où parut Notre patrie, que Péguy avait reporté tout son espoir ? De ce mystérieux réveil, Péguy avait eu la secrète, l’intérieure assurance. Nul, d’ailleurs, ne prenait une conscience plus profonde, plus réelle, de l’état de la France et de son immense péril : péril de guerre, péril de destruction. Mais il n’avait pas une conscience moins nette des ressources, immenses elles aussi, que conservait la France. « Les indices les plus graves, écrivait-il dès igo8, nous forcent à penser que la génération qui nous suit va être une génération mystique. Cette race a trop de sang pour demeurer plus d’une génération dans les moisissures de la critique. Elle est trop vivante pour ne pas se réintégrer au bout d’une génération dans l’organique. » Et, en 1913, Péguy écrivait à Joseph Lotte : « Il ne faut pas désespérer. Notre pays a des ressources inépuisables. La jeunesse qui vient est admirable... Encore une ou deux générations comme celle-là et la France sera sauvée. » Péguy avait discerné dans notre jeunesse cette secrète assurance intérieure qui était l’assurance même de l’espérance. Et que ne nous a-t-il pas réappris ?

Ce n’était pas assez d’avoir dit, il fallait accomplir. Ce n’était pas assez d’avoir exalté la grandeur, car cela même oblige : il fallait être grand. Voilà l’épreuve qui consacre et qui mesure. Grand, Messieurs, Péguy l’a été, d’une grandeur qui le révèle et le couronne : « Tout ce que je pourrais écrire ne vaudrait pas ce que je vais accomplir », avait-il dit en partant le 5 août 1914. Le 5 septembre, le premier jour de la bataille de la Marne, Péguy était tué en allant à l’assaut. Son héroïsme et sa mort sont à l’image de lui-même : ils sont le dernier mot de la phrase ardente, animatrice qu’il a répandu sur la France, le mot incontestable qui l’achève et le transfigure.

La vie posthume de Péguy commençait qui allait porter son nom au-delà et en dehors de son temps et, sans doute, au-delà de son auteur, comme il l’avait prédit.

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On pouvait craindre, Messieurs, que l’événement où son œuvre est prise, que l’histoire, où elle est inscrite et comme engagée, ne la rendît étrangère à ceux qui n’ont pas connu Péguy vivant — et cela d’autant plus qu’au cours de l’entre-deux-guerres, on n’a pas laissé de rabattre l’événement qui a couronné sa vie ! Le Péguy héroïque, voilà ce que certains n’admiraient pas sans une sorte de gène. Craignant que l’émotion de sa mort ne troublât leur jugement, ne crurent-ils pas devoir lui substituer un Péguy qui ne se bat plus et qu’on excusait de s’être battu ? « L’héroïsme de Péguy est devenu un lieu commun, déclarait l’un d’eux, mais on lui cause un grand tort en voulant l’y enfermer. »

En parlant ainsi de Péguy, on ne laissait pas ensuite d’opposer héroïsme et sainteté. Dans le cas de ce vivant, cette opposition est fallacieuse, car chez Péguy les deux pièces jouent ensemble, d’un pareil mouvement. Tout, en effet, chez lui venait du fond, de la substance de sa vie, le bon et le mauvais, comme dans un cœur d’homme. Péguy, c’est le franc jeu, c’est le sens de l’héroïsme, c’est aussi le sens de l’honneur, et Péguy mettait l’honneur assez haut pour qu’il fût pur et prît même quelque chose de saint. Péguy, lui, concevait la sainteté comme un courage, car il la savait forte de la faiblesse des vrais saints. C’était un homme de Dieu.

Et voici, Messieurs, que cinquante ans après sa mort, Péguy se rapproche. Nous le sentons présent parmi nous comme le plus vivant des hommes — et cela dans la mesure même où nous avons besoin de lui. Bernanos le savait bien quand il disait : « Péguy, c’est un homme qui, mort, reste à la portée de la voix et même plus près, à la portée de chacun de nous et qui répond chaque fois qu’on l’appelle. »

Ce qui nous frappe dans l’œuvre de Péguy c’est le pouvoir de germination, de fécondation qu’elle garde, animée qu’elle est par une sorte de ferment vital qui foisonne et fructifie. C’est qu’elle possède ce caractère exceptionnel d’être une pensée qui échappe au vieillissement, qui ne peut pas vieillir, parce qu’elle fait venir, qu’elle est douée d’une sorte de perpétuel renouvellement. J’ajouterai même que ce n’est peut-être pas par ce qu’elle comporte de plus connu qu’elle est susceptible de féconder les pensées des hommes d’aujourd’hui : ses virtualités les plus fortes apparaissent encore davantage dans ses branches secondes, mais celles-ci se raccordent’ au même tronc, sont nourries de la même sève et refleurissent de façon inattendue.

« Il y a de tout là-dedans, disait Péguy lui-même. On l’y trouve à condition de l’y chercher. » Oui, « Péguy oblige à faire réflexion sur soi et à trouver la vérité dont il parle. L’éveilleur d’hommes qu’est Péguy s’adresse à chaque être un par un, l’un après l’autre, car il ne s’agit pas de lui verser des connaissances toutes crues, mais de délivrer en chacun la destinée qu’il porte en lui jusqu’alors ignorée... Péguy, c’est l’homme qui ouvre des portes, suscite des découvertes et des énergies, et non celui qu’on utilise pour basculer dans un système tout fait[1] ». Les pensées de Péguy, ce sont des pensées à longue échéance.

Malgré son goût pour la métaphysique, Péguy, en effet, n’a pas laissé de système, une certaine théorie que l’on puisse démontrer, exposer, définir. Tout chez lui venait du fond et de la substance même de sa vie. Ce qui importe, c’est de le prendre dans son flot, dans son abondance, pour se rapprocher de ce centre de force, de ce point de réalité profonde où lui, Péguy, touche sans cesse afin de se reconquérir, de se retrouver ; et c’est en sondant sa pensée la plus communément exprimée, vécue, que l’on découvre ce qu’elle recèle d’éternel. On prépare ainsi de nouvelles récoltes.

Il n’est point jusqu’à ses poèmes, à son Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, à la Tapisserie de Notre-Dame, à son Eve qui n’en témoignent, et l’on doit les réintégrer à son œuvre entière pour comprendre ce qu’ils sont. « J’aime, disait Alain Fournier à leur propos, j’aime cet effort pour faire prendre terre, pour qu’on voie par terre, pour qu’on touche par terre l’aventure mystique, cet effort qui implique un grand amour. Péguy veut qu’on se pénètre de ce qu’il dit jusqu’à voir et à toucher. »

Oui, Péguy donnait, transmettait tout ce qu’il avait reçu. Toute une fécondité sortait de lui. Il avait toute l’Histoire, toute la morale chevillée à l’âme. Péguy, c’est la réalité même. Tout ce qui n’est pas réel n’est pas Péguy. Cet homme battu de tant d’épreuves, forgé par ses misères mêmes, tenait au réel par toutes ses fibres. Sa « mystique », c’était un attachement irréductible aux plus profondes réalités, à ce qu’on est, à ce qu’on fait, au nom qu’on porte, à son pays, à son peuple, à sa culture, à son état, à son ouvrage, à son métier. Au milieu d’abord où il est né, où il a grandi dans l’antique Orléans, près de cette « plate Beauce » où, dit-il,

...nous avons connu dès nos plus jeunes ans
Le portail de la ferme et les durs paysans
Et l’enclos dans le bourg et la bêche et la fosse.

Ecoutons Péguy parler de ce peuple dont il était, dont il tenait à être, de ce monde où le mot peuple recevait sa pleine, son antique signification, de ce qu’étaient le foyer, le travail, ces réalités inscrites au plus profond de la race :

« Tout, dit-il, était un rythme et un rite, et une cérémonie depuis le petit lever. Tout était un événement, sacré, consacré. Tout était une tradition, un enseignement, tout était légué, tout était la plus sainte habitude. Tout était une élévation intérieure et une prière, toute la journée, le sommeil et la veille, le travail et le peu de repos, le lit et la table, la soupe et le bœuf, la maison et le jardin, la porte et la rue, la cour et le pas de porte et les assiettes sur la table. »

De là que Péguy pouvait ajouter : « Nous avons connu un temps où quand une bonne femme disait un mot, c’était sa race même, son être, son peuple qui parlait, qui sortait. Et quand un ouvrier allumait sa cigarette, ce qu’il allait vous dire n’était pas ce que le journaliste avait dit dans le journal de ce matin. »

« Le croira-t-on, poursuivait-il, nous avons été nourris dans un peuple gai. Dans ce temps-là, un chantier était un lieu de la terre où les hommes étaient heureux. Aujourd’hui un chantier est un lieu de la terre où des hommes récriminent, s’en veulent, se battent, se tuent... Nous croira-t-on, nous avons connu des ouvriers qui avaient envie de travailler... Travailler était leur joie même et la racine profonde de leur être. Il y avait un honneur incroyable du travail, le plus beau de tous les honneurs, le plus chrétien, le seul peut-être qui se tienne debout. »

Voilà le ton qu’avait Péguy pour parler de ce monde ouvrier, où il avait grandi parmi des hommes pour qui l’honneur du travail n’était pas un vain mot.

S’il était socialiste, Péguy refusait de s’installer dans le vocabulaire du socialisme en soi, du collectivisme en soi, de la classe ouvrière en soi, car un vocabulaire, ce sont des mots, mais ce sont aussi des pensées, une logique, une pensée, voire une métaphysique, et celui qui l’accepte, même pour les combattre, est déjà investi, attaqué par le dedans, car sa propre pensée se trouve menacée, exténuée par l’effort qu’elle doit faire pour se plier à ce qui n’est pas elle.

Catholique, Péguy n’eût jamais accepté le vocabulaire du marxisme, comme certains parfois s’y hasardent, et cela pour les mêmes raisons qu’il rejetait le vocabulaire idéaliste,, hégélien du grand orateur socialiste qui avait, un jour, prétendu que rien ne fait de mal.

Ah ! qu’il est beau d’entendre Péguy reprendre ce mot, en faire une sorte de couplet sinistre, de lugubre litanie et replacer derrière la formule de l’optimisme transcendantal la Réalité, la maîtresse réalité.

« Rien ne fait de mal, dit-il ; ce mot ne constitue pas seulement l’assertion la plus fausse qu’un orateur ait jamais avancée..., mais elle est la plus dangereuse aussi, pour le salut de l’humanité. Si rien ne fait de mal, que sert l’action, que sert la conduite, que sert la morale, que sert toute vie ? Mais ainsi prononcée.... c’est aussi la parole d’une ignorance prodigieuse de la réalité. » Tout Péguy est dans un tel sursaut. Et Péguy d’ajouter : « Tout fait peut-être du mal, voilà ce que se dit, ou du moins voilà ce que se demande l’homme qui a quelque souci des événements de la réalité. Tout peut faire du mal, si l’on n’y apporte point une extrême attention, voilà ce que peut affirmer en toute certitude tout homme qui a quelque expérience, personnelle, de ce que c’est que les réalisations humaines. »

Péguy, lui, était convaincu qu’« il n’y a pas d’acte insignifiant, que toute action humaine est grave et retentit dans le monde moral tout entier ».

Et voilà pourquoi, face à l’inondation de toute la barbarie du monde, Péguy croyait devoir attirer notre attention sur ce point capital que là où nous sommes placés, nous jouons une partie infime en ce qu’elle est d’un enjeu infini. Et parce qu’il était l’homme des plus énergiques conservations et des plus antiques cultures, Péguy avait compris, et il avait montré immédiatement le danger :

« Des civilisations entières sont mortes, absolument, entièrement et totalement mortes, dit-il... Cette civilisation moderne et le peu de culture qu’il y a dans le monde est elle-même essentiellement mortelle, d’autant plus exposée à la mort qu’elle est moins profonde, moins profondément enracinée au cœur de l’homme que ne le furent la plupart des anciennes civilisations, étant, à l’épreuve, beaucoup moins cultivée, beaucoup moins intérieure et beaucoup moins profonde.

« Le sort de l’homme et de l’humanité est sans doute essentiellement précaire. Mais le sort de l’humanité n’a jamais été aussi précaire, aussi misérable, aussi menacé que depuis la corruption des temps modernes... Aujourd’hui de partout guerres et massacres, et imbécillité, même laïque, remonte. De partout monte l’inondation de la barbarie. Et les quatre cultures qui avaient seules réussi à refouler jamais la barbarie, la culture hébraïque, la culture hellénique, la culture chrétienne, la culture française sont aujourd’hui également pourchassées. »

Tels sont, disait Péguy en 1905, les avenirs de l’Humanité. Ces paroles prophétiques ne sont-elles pas encore chargées d’une réalité saisissante ? Devancer l’événement, le lire, en expliquer le texte, c’était sa vocation, sa fonction à lui, Péguy. Et quelle justesse de coup d’œil, quelle naturelle faculté de mesurer, d’apprécier, de prévoir ! Avec une vaillance obstinée, Péguy marche contre toutes les superstitions modernes et d’abord contre cette erreur qui consiste à assimiler le progrès spirituel au progrès matériel. Le progrès pratique, lui, annule le passé, car il remplace et dépasse ce qui lui est antécédent, mais on n’annule pas ce qui est de l’esprit. C’est pourquoi, dans cet ordre, il ne faut rien détruire, car c’est de l’humanité qu’on détruit, et c’est nous-même que nous détruisons. De là que Péguy juge de telles pertes irréparables. Mais il n’est pas pour autant un maître de désespoir. Ce qu’il a ramené parmi nous, c’est l’invincible espérance, impossible à éteindre, fût-ce au souffle de la mort. Voilà ce qui rayonne de son œuvre et tel est son apanage. L’espérance de Péguy, surélevée dans l’ordre surnaturel, c’est aussi l’espérance terrestre, l’humain espoir, car si le péché de désespoir est pour ce chrétien le plus grand péché qui soit dans le monde, c’est que :

Le surnaturel est lui-même charnel
Et l’arbre de la Grâce est ratiné profond
Et plonge dans le sol et cherche jusqu’au fond
Et l’arbre de la race est lui-même éternel.

 

[1] Théodore Quoniam : La Morale de Péguy.