150e anniversaire de la mort de François Raynouard, à Brignoles

Le 13 septembre 1986

André ROUSSIN

Gente Reine, Monsieur le Maire, Monsieur le Capoulié,

Mesdames, Messieurs,

 

Pour célébrer le 150e anniversaire de la mort de François Raynouard qui fut considéré comme le modèle des secrétaires perpétuels de notre Compagnie, c’est évidemment son successeur actuel dans cette dignité, M. Maurice Druon, qui devrait en ce moment s’adresser à vous. Son calendrier ne lui a malheureusement pas permis de répondre à votre aimable invitation. Il est actuellement l’hôte du Gouvernement canadien, au titre de la Francophonie. Se rappelant que pendant trente-cinq ans je fus Tropézien, c’est-à-dire Varois d’adoption, il lui parut que j’étais tout désigné pour le remplacer aux cérémonies organisées aujourd’hui en souvenir d’un académicien notoire, enfant de Brignoles. Bien que la raison invoquée pour le choix de ma personne me parut quelque peu fallacieuse, j’acceptai bien volontiers l’honneur de représenter l’Académie française à cette célébration. Après coup, me vint à l’esprit ce détail amusant qui m’apparut comme une raison mystérieuse et secrète de ma présence ici : pour célébrer un auteur dramatique académicien, natif de Brignoles, l’Académie avait délégué aujourd’hui un autre auteur dramatique dont, curieusement, le père était également né à Brignoles. J’ai dit que c’était là un détail amusant, mais rien de plus, une sorte de lien que le hasard tisse quelquefois entre les êtres, fût-ce entre vivants et morts. Il me plaît d’imaginer qu’à cent seize ans de distance, M. Raynouard et mon propre père sont peut-être nés dans la même maison de cette ville et peut-être aussi — pourquoi pas ? — dans la même chambre. Si j’avais su plus tôt qui était François Raynouard, j’aurais peut-être fait des recherches, mais vous l’avouerai-je, si j’ai bien souvent descendu la rue Raynouard, je n’avais jamais cherché à savoir au juste qui était ce personnage dont Paris avait trouvé bon de perpétuer le souvenir par une rue portant son nom. Il est vrai que dans cette rue a habité Balzac, et qu’en passant devant sa maison, c’est à Vautrin ou au Père Goriot que va la pensée plutôt qu’au mystérieux Raynouard.

Qui était-il donc, lui ?

J’avais pensé quelquefois qu’il s’agissait d’un architecte responsable d’immeubles de l’arrondissement ou bien de l’inventeur de quelque moyen d’irrigation du quartier. Jamais d’un ancien membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ayant été également secrétaire perpétuel de l’Académie française, poète auteur tragique hautement estimé au temps de l’Empire et de la Restauration, lequel habitait tout simplement le village de Passy. Grande leçon pour l’homme de théâtre que je suis ! Cet inconnu dont je ne me souciais guère et qui avait peut-être inventé le fil à couper le beurre ou quelque fusil à répétition célèbre dans l’armée, était un éminent confrère ! Et un homme considérable... Évidemment il écrivait des tragédies ! Et nous savons que depuis Corneille et Racine aucun auteur tragique en France n’a résisté au temps.

Si Voltaire, dieu de la tragédie de son vivant, n’avait écrit que son théâtre, il serait aujourd’hui aussi ignoré que Pradon, Crébillon fils ou même notre Raynouard dont nous célébrons en ce moment le souvenir pour des raisons qui, à mon avis, ne touchent pas essentiellement à l’art dramatique, ni à la place que l’auteur de Caton d’Utique, de Socrate au temple d’Aglaure et même des Templiers occupe dans le panthéon des tragiques français, car, ayant à vous parler de lui, j’ai tout de même voulu savoir de qui il s’agissait ! Les archives de l’Académie m’ont amplement renseigné sur François Raynouard. Et d’abord par ce beau portrait que le rédacteur d’un ouvrage sur les titulaires des fauteuils de notre Compagnie trace de lui, en l’opposant au poète lyrique Lebrun :

« Ce qui manquait le plus au poète Lebrun, ce qui a fait la meilleure gloire de son successeur, c’est le caractère ; autant l’un était bas, mesquin, égoïste, autant l’autre a paru vrai, digne, et par conséquent beau. Là est tout l’homme ; les talents, les vertus même ne peuvent inspirer que l’admiration ou la sympathie ; la fermeté, la dignité du caractère inspire seule une véritable estime. Un homme peut se tromper, il a ses défauts, ses faiblesses même, mais s’il est vrai, fidèle, esclave de sa parole, fier, sûr, indépendant, c’est un homme, c’est-à-dire ce qu’il y a au monde de plus beau. Sans cela, c’est peut-être un génie et ce n’est rien. Les anciens le savaient : Lacordaire en a fait le sujet du plus beau de ses discours, et pourtant, qu’il y a peu d’hommes de caractère ! »

Voilà déjà un texte qui pose un personnage hors du commun. Et lorsque, en 1837, Mignet lui succéda sous la coupole, il ne fut pas avare de propos élogieux :

« M. Raynouard, dit-il à ses nouveaux confrères, par le nombre et la variété de ses ouvrages, l’élévation de son esprit, l’éclat de son talent et la richesse de ses connaissances, était un des membres les plus considérables de votre Compagnie. »

Je sais bien qu’un discours de réception comporte par tradition l’éloge de l’académicien disparu, mais il y a des nuances dans cet éloge et M. Mignet n’aurait pu faire état de tant de mérites chez Raynouard, si ceux-ci n’avaient été unanimement reconnus et en quelque sorte de notoriété publique. C’est cette unanimité sur l’éminence de l’homme et de son œuvre, qui frappe en lisant tous les textes qui lui furent consacrés. C’est qu’en vérité, si ses tragédies sont aujourd’hui tombées dans l’oubli, ce sont elles qui cependant, dès sa première œuvre, le distinguèrent et lui valurent d’année en année la gloire qui fut la sienne. Car sa démarche était personnelle et originale. Homme de son temps, il estimait que la tragédie classique dont les sujets, y compris avec Voltaire, étaient traditionnellement empruntés à l’antiquité grecque ou romaine, devait se rapprocher de nous et devenir en quelque sorte nationale. Les Grecs choisissaient leurs héros parmi les héros grecs. Pourquoi la tragédie française ne choisirait-elle pas des héros de notre propre histoire pour célébrer leurs vertus et celles de notre peuple ? C’était une révolution dans l’art tragique. Et Raynouard, avec son chef-d’œuvre Les Templiers, donna un exemple magistral de ce que pourrait être désormais notre tragédie nationale.

Les victimes innocentes de Philippe le Bel firent couler bien des larmes, elles valurent à Raynouard sa gloire de l’époque, mais je le répète, après Corneille et Racine, la tragédie en France n’a jamais subsisté.

Je ne m’étendrai pas sur les différentes étapes d’une longue vie tout entière vouée à la création, à l’étude et à la chose publique, mais je veux m’attarder plutôt sur les décisions toujours courageuses et intransigeantes qui orientèrent ces étapes et qui révèlent bien l’homme qu’était Raynouard.

Tout jeune, ici même à Brignoles, puis à Aix-en-Provence où il fait ses études, ses humanités et son droit, il ne rêve que de belles-lettres et de poésie. Mais il veut dans ce domaine une liberté et une indépendance absolues. Il part pour Paris. Hélas ! il sent vite qu’une sorte de cabale encyclopédique y gouverne tout et que sans flatteries et compromissions il ne conquerra ni gloire ni fortune. Alors il choisit courageusement le chemin de la liberté, qui est celui de l’indépendance. Il rentre au pays et s’inscrit au barreau de Draguignan, remettant à plus tard son rêve de poésie. Très vite, par son talent d’orateur et d’avocat, il acquiert des ressources appréciables et aussi une considération telle qu’en 1791 il est nommé député suppléant à l’Assemblée législative. Les jacobins sentent vite cependant chez ce jeune girondin à la fois un caractère inflexible et un esprit de réflexion. Ce sont là deux qualités que les dictatures n’apprécient guère. La dictature jacobine ne lésine pas. Raynouard est arrêté. Il attend la mort en composant un chant funèbre d’adieu à ses espérances. Il est sauvé par le 9 Thermidor. Sa tête allait tomber, ce fut celle de Robespierre qui tomba. Mais les horreurs auxquelles il a assisté, l’injustice de sa propre détention l’ont marqué pour la vie : il veut l’ordre public, un pouvoir fort et respecté, défenseur de la liberté et de la justice. Mais plus de dictature, source d’arbitraire et de malheur des peuples. Il n’en démordra jamais. Les décisions dont je parlais sont toujours des refus. Il refusa un portefeuille de ministre que lui offrait Carnot, il refusa de changer un mot à l’une de ses tragédies à laquelle Napoléon demanda beaucoup de modifications. Du coup, elle ne fut jouée que sous la Restauration. En une circonstance fameuse et historique il s’opposa encore courageusement à Napoléon. Il eut l’audace de réclamer à l’Empereur les libertés perdues au moment où Napoléon, sentant vaciller son trône, réclamait tous les dévouements — il alla même jusqu’à conseiller la paix quand Napoléon avait besoin d’encouragements pour une résistance dernière. Raynouard avait vu juste : l’Empire tomba. Tous les droits que le rédacteur de l’adresse du Conseil législatif avait, au nom de la France, réclamés à l’Empereur, il en embrassa la défense dans la Chambre de 1814 et ceux-ci prirent place dans nos institutions. Mais s’il sut se faire estimer et respecter en politique ce n’était pas là pourtant son domaine favori. Quand il abandonna la vie publique ce fut pour approfondir ses études sur la langue romane. Une question obsédait ce provençal d’origine. Mignet nous en donne la clef

« Lorsque s’effondra le vaste Empire romain, sa superbe langue fut elle-même vouée à la dissolution et à la mort. Comment avait-elle disparu ? Par quel lent processus ? Et comment, par quelle force, des rejetons nouveaux avaient poussé de toutes parts sur l’immense tronc abattu ? Raynouard pour répondre à ces questions fit preuve d’une incroyable érudition soutenue par une intuition quasi géniale ; il découvrit le procédé d’abréviation qui avait transformé les éléments de l’ancienne langue en matériaux de la nouvelle. »

Ainsi rencontra-t-il la langue propre de son pays, le provençal. Il ne la parlait pas lui-même mais il se passionna pour cette langue dont il établit avant Mistral un premier dictionnaire. En somme, avant le Félibrige, on peut dire que Raynouard, poète érudit, fut le premier félibre, le premier à reconnaître le provençal en tant que langue et à le célébrer.

À ce seul titre, la commémoration d’aujourd’hui aurait sa raison d’être dans la ville où il naquit ; nous avons vu qu’il en avait bien d’autres.

Lorsqu’un homme public est inattaquable dans la force de son caractère, dans la dignité de sa conduite en toute circonstance, inattaquable encore quant à son talent ou à son savoir, la malignité vise plus bas : elle cherche à atteindre l’homme privé pour le diminuer coûte que coûte, tant la grandeur morale est insupportable au vulgaire. À Raynouard on trouve enfin un défaut, on le brocarde, le caricature, faisant de lui un affreux avare. Or, voici un trait qui fait justice de cette calomnie. C’est M. de Pongerville, directeur de l’Académie à la mort de Raynouard, qui nous le confie :

« M. Raynouard devait à son esprit d’ordre, à ses doctes travaux, une fortune assez considérable. À la suite de nos derniers troubles politiques, son frère fut contraint d’acquitter sans délai près de quatre cent mille francs : l’honneur l’exigeait. M. Raynouard dit à l’un de ses neveux : « Tous mes biens réunis pourront s’élever à cette somme ; je t’en fais don, tu les vendras, afin que mon frère ne reçoive de secours que de la main de son fils. » La donation fut signée sur-le-champ. Une heure après, M. Raynouard, qui venait de réduire sa vieillesse aux « jetons de l’Académie », et à la modique rétribution du Journal des savants, se livrait à l’étude accoutumée sans la moindre distraction.

« Ce noble désintéressement se manifesta dans les différentes carrières que cet homme célèbre a parcourues. En retraçant une vie qui se compose d’actions généreuses, il m’est impossible de résister au plaisir d’en rappeler encore une.

« Avocat au barreau de Draguignan, M. Raynouard soutenait contre le fisc des droits sur une prise maritime ; personne n’avait voulu défendre cette cause désespérée, lui seul la trouvait bonne. La moitié de la valeur, qui était considérable, avait été promise à l’avocat ; après six mois de soins, il gagne le procès d’où dépendait la fortune d’un père de famille : il s’empresse de lui écrire ces mots : “Votre procès est gagné ; vous me devez soixante francs pour honoraires et enregistrement”. »

Et M. de Pongerville conclut :

« Ce rigorisme de conscience, cet amour de l’équité, il le supposait dans les autres, il croyait à l’honneur ! »

Mesdames, Messieurs,

Je crois que ce dernier mot suffit pour clore mon allocution. Il donne la mesure de l’homme que nous célébrons.

Je suis heureux d’avoir pu, au nom de l’Académie française, rendre un modeste hommage à son grand ancêtre dont Brignoles a toutes les raisons de s’enorgueillir puisqu’elle lui a donné le jour.