Remise de l'épée d'académicien à Michel Debré

Le 12 janvier 1989

Maurice DRUON

Discours prononcé par M. Maurice Druon
Secrétaire perpétuel

pour la remise de l’épée d’académicien à

M. Michel DEBRÉ

le 12 janvier 1989

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Mon Lieutenant,

Monsieur le Premier Ministre,

Mon cher Michel,

Mon cher Confrère,

 

En ces quatre adresses, cinquante années d’amitié se trouvent résumées.

La première fois que je vous rencontrai, par une belle matinée de septembre 1939, j’étais à me dépêtrer tant mal que bien d’un fossé où m’avaient entraîné les allures désaccordées d’un cheval de course que je montais et d’un cheval de trait que je conduisais en main. Je vis alors surgir un jeune officier au teint pâle, d’une élégante minceur, les bottes noires cirées à l’os, qui se tenait superbement en selle et menait sa monture d’un galop maîtrisé. Le soleil vous environnait comme un chevalier de vitrail. Il y avait de l’inquiétude sur votre visage, l’inquiétude de la responsabilité. Quelque chose venait de survenir à l’un des hommes confiés à votre commandement.

D’un enchevêtrement de rênes et de naseaux, je pus sortir un bras pour vous saluer et vous assurer que tout allait bien, ce qui était d’un optimisme à peine exagéré. Et la colonne se remit en marche. Sans doute aurais-je oublié l’incident si votre apparition et votre sollicitude ne l’avaient inscrit dans ma mémoire.

Cela se passait, du côté de Versailles, sur la route de Rambouillet, où vous alliez être, au quartier des Hussards, le premier lieutenant d’un stage préparatoire à Saumur. Cette route d’été et de jeunesse où nous trottions allégrement, elle nous semblait notre première étape vers Berlin... où nous parvînmes finalement, mais après combien d’années et par quels détours !

Le Professeur Jean Bernard, qui a auprès de vous préséance dans l’ancienneté de l’amitié, puisque vos enfances déjà étaient liées, dira jeudi prochain, sous la Coupole, quels furent vos chemins dans la nuit de l’occupation, et comment apparut, à l’aube de la Libération, plus mince encore sous son veston usé que le lieutenant de naguère sous sa belle tenue militaire, un commissaire de la République de trente-deux ans qui avait, dans la clandestinité, préparé la réorganisation administrative d’une France rendue à elle-même.

En ce temps-là, notre cher Jacques Chaban-Delmas venait de recevoir par les ondes les deux étoiles qui faisaient de lui le plus jeune général depuis Hoche. Jean Bernard qui, pour avoir transporté un peu trop d’armement et de postes émetteurs, venait de connaître les prisons de la Gestapo, préparait avec votre père, le Professeur Robert Debré, la réforme de la médecine. Et notre hôte de ce soir était un petit garçon patriote qui suivait pas à pas, portant sa sacoche d’ordonnance, le général Diégo Brossez, tout juste débarqué sur les côtes de Provence à la tête de la Division Française Libre, et qui avait installé son PC dans la villa de la famille Chirac.

Quel rassemblement de mémoire, sous les plafonds de ce vieil Hôtel de Ville, d’une mémoire partagée par tant de vos amis qui sont là pressés autour de vous, avec leurs combats, leurs actions d’éclat, leurs travaux pour le pays !

Sur l’épée qu’ils vous offrent, et qui a été dessinée par votre frère Olivier, un seul symbole, mais qui suffit à tout exprimer : la croix de Lorraine, cette croix que nous avons, selon notre dispersion géographique, portée sur la poitrine de notre uniforme ou tenue cachée au fond de notre cœur.

Je tiens que c’est une grâce qui nous fut faite que d’aimer assez la France pour prendre chacun les risques que cet amour nous commandait.

À Jean Bernard aussi il appartiendra de rappeler ce que fut la traversée, non pas du désert, mais des fondrières de la IVe République pour le jeune sénateur que vous fûtes, et dont les colères sont restées célèbres. Ce n’est certes pas moi qui vous reprocherais votre propension à l’indignation véhémente, dès lors qu’il s’agit de la chose commune ou du bien public ! Mais ce serait une grande surprise pour beaucoup de savoir que, dans votre privé, vous êtes l’homme le plus affable, le plus conciliant, le plus indulgent, le plus porté aussi à sourire et à rire qui se puisse trouver au monde. Votre épouse, à laquelle je rends hommage d’affection, et les quatre fils aux talents divers qu’elle vous a donnés, auront été les premiers bénéficiaires de cette heureuse part de votre nature.

C’est avec le solstice de 1958 que vous entrez, Monsieur le Premier Ministre, dans l’histoire de la France. À la Justice d’abord, pour rédiger la Constitution de la Ve République, puis à la Primature, puis aux Finances, aux Affaires étrangères, à la Défense, partout où vous allez gouverner pendant quinze ans, vous accomplirez une œuvre qui, si l’on en fait le compte, stupéfie par son ampleur et sa variété. Rien n’échappe à votre ardeur organisatrice et réformatrice.

Vous aviez été, en 1945, le créateur de l’École nationale d’administration, cette ENA souvent critiquée et chargée de tant de péchés, mais copiée par maints États. Vous la conçûtes d’après votre tempérament. « L’École, avez-vous écrit, a le mérite de développer chez les futurs responsables cette conviction profonde et primordiale qu’aucune de leurs tâches ne serait désormais mineure. »

Vos actes décisifs se comptent par milliers qui ont contribué à faire que notre pays soit à sa place en notre temps. Et il n’y eut jamais pour vous de tâches « mineures », comme vous l’avez prouvé au long de vos mandats électifs, que ce soit dans votre chère Amboise qui voue à son maire illustre autant de gratitude que de fidélité, ou à la Réunion, cette France de l’océan Indien, dont vous avez été le député pendant un quart de siècle et qui vous doit une statue à côté de celle de La Bourdonnais.

Oh ! ce n’est pas vous qui risquiez d’oublier, dans votre discours de réception, l’hommage traditionnel à Richelieu. Vous allez le rendre, cet hommage, dans le parallèle que vous établirez entre le grand Cardinal et le grand Général. Mais il y aurait un intéressant parallèle à faire entre vous et Colbert, avec lequel d’ailleurs vous n’êtes pas sans ressemblance physique.

Vous avouerai-je, mon cher Michel, pour témoigner du modèle que vous représentez à mes yeux, que le jour où j’eus à prendre en charge un ministère qui vous devait sa création, je plaçai en évidence sur mon bureau cette phrase de vous : « La méconnaissance de l’État m’a toujours paru une faiblesse intellectuelle. »

Le destin qui parfois organise bien les choses vous a fait élire au fauteuil dont le premier titulaire fut le chancelier Séguier.

J’aime que l’Académie française joue son rôle de reconnaissance nationale. Elle le jouait quand elle accueillait les maréchaux de France. Elle l’a joué quand elle a appelé à elle l’immense savant qu’était Louis de Broglie, auquel vous succédez. Elle le joue quand elle choisit un tel homme d’État que Michel Debré.

L’Académie a besoin d’écrivains, ce que vous êtes par vos vingt ouvrages de combat et de réflexion, de polémique et de doctrine, et les trois tomes de vos Mémoires qui fourmillent de maximes.

Elle a besoin de juristes, ce que vous êtes par votre formation et votre carrière.

Elle a besoin d’historiens, et vous êtes à la fois témoin et acteur de l’Histoire.

Elle a besoin de défenseurs de notre langue, de sa qualité comme de sa diffusion planétaire, et je sais bien le renfort que vous allez nous apporter pour assumer les responsabilités nouvelles qui nous incombent au regard des quarante et quelque pays usagers du français qui, en cette fin de siècle, établissent entre eux des liens organiques.

La seule chose que je vous demande, mon cher Confrère, est de ne pas exercer votre ardeur réformatrice sur nos statuts et règlements dont les plus récents sont de 1816, et dont la brièveté leur permet de convenir à toutes situations.

Vous portiez sabre au côté, lorsque je vous vis pour la première fois. Je goûte qu’il m’échoit, cinquante ans après et par la grâce de l’amitié, de vous ceindre de votre épée.