Séance solennelle en l'honneur de M. Francesco Cossiga, Président de la République italienne

Le 30 janvier 1990

Maurice DRUON

Signor Presidente,

 

Les visites qu’on nomme d’État sont fréquentes en notre capitale. Mais celles de l’Italie sont les seules, à ma connaissance, dont le déroulement comporte, rituellement, une halte sous la Coupole. Toutes nos Compagnies sont sensibles à l’honneur que vous leur faites en ayant souhaité maintenir cette tradition, et la présence à vos côtés de Monsieur le Président de la République française, votre hôte, donne à la circonstance sa parfaite et symbolique signification, prouvant bien que les lettres, les arts, le droit — discipline que vous illustrez — sont liens fondamentaux entre nos pays. Avec, naturellement, l’histoire.

Car ce n’est pas d’hier que nos deux peuples se visitent. Les premières autorités de ce territoire qui se rendirent à Rome arboraient des cornes de taureau sur leur casque, et avaient la mauvaise manière de jeter leur épée dans les plateaux des balances.

La visite de retour se fit attendre plusieurs siècles, mais elle eut d’immenses conséquences. Ce fut Jules César qui l’accomplit. Elle fut renouvelée, plus calmement, par Auguste et par Tibère. Notre langue, nos lois, notre administration, nos routes, nos architectures portent aujourd’hui encore la marque profonde et bienfaisante de ces passages-là.

Le tout premier de nos grands prix littéraires fut fondé par Caligula, à Lyon. Plus tard, le poète bordelais Ausone sera premier ministre de l’Empire d’Occident. Et julien César, dit l’Apostat, regardera, des fenêtres du Palais de justice, je veux dire de la préfecture romaine, les glaçons flotter sur la Seine, avant d’être proclamé empereur sur l’actuel parvis de Notre-Dame.

 Les temps qui suivent sont peu favorables aux voyages officiels. Mais ceux-ci reprennent avec les Carolingiens. Le pape Étienne II vient à Saint-Denis couronner Pépin le Bref, lequel sans tarder lui rend sa politesse en allant le rétablir sur le trône de saint Pierre. Charlemagne à son tour ira à Rome où Léon III le ceindra de la couronne impériale.

Les Capétiens, qui firent la France, ont marqué vive attention à l’Italie. Les ducs d’Anjou se plurent même si fort à Naples qu’ils y fondèrent dynastie; et Charles de Valois fit dans Florence une entrée, accompagné d’une escorte un peu forte, dont Dante, non sans raison, garda mauvais souvenir.

Pour nos rois Valois, le voyage en Italie devint comme une obligation du règne. Tour à tour, Charles VIII, Louis XII, François le£ s’y rendent en grand arroi et avec des fortunes diverses. Parmi les cadeaux échangés, la France reçut de l’Italie Léonard de Vinci et deux reines. Au siècle suivant nous fut offert Mazarin, qui avait la passion des arts et l’art du gouvernement. Il gratifia Paris de l’édifice où nous sommes, et où l’on a dressé l’effigie de Napoléon, lequel, à un an près, serait né italien.

Les interventions de Napoléon semblent répondre à celles de César. Mêmes campagnes éclair, même apport de lois nouvelles, de nouvelle organisation administrative, et de nouveaux découpages géographiques. On sait l’influence que les idées françaises, ainsi acheminées, eurent sur la pensée politique italienne, d’où sortit le grand mouvement à la fois unitaire et libérateur du risorgimento.

Lorsque nous survolons ainsi notre histoire commune, nous apercevons bien que les rapports entre la France et l’Italie sont des rapports de famille. Sœurs latines, dit-on de nos deux nations. Donc, leurs enfants sont cousins. Et, comme entre cousins, notre vie familiale est une longue suite d’ententes et de brouilles, de querelles d’héritage, de réconciliations, d’embrassades et de mariages consanguins.

Aujourd’hui, parvenus à une maturité qui n’interdit pas les grands desseins, mais qui nous protège des présomptions et des illusions, nos deux peuples vivent leur cousinage dans une affectueuse sagesse. Avec des espoirs mesurés, ils s’emploient à mettre en valeur ce grand domaine européen, qui fut défini par un traité signé précisément à Rome, mais où ils entendent bien garder leur identité nationale.

Ayant l’honneur, Monsieur le Président, de m’adresser à vous au nom d’une Compagnie qui fut instituée, voici trois siècles et demi, pour être une sorte de cour souveraine du langage, comment ne saisirais-je pas l’occasion de votre présence pour évoquer le problème de nos langues ?

 Depuis trente ans, nous constatons un recul des langues latines en Europe, un recul contre nature, contre famille, du français en Italie et de l’italien en France. Mais le constat ne suffit pas, et la déploration non plus.

Le secteur où la survie de nos langues est la plus compromise est celui des sciences et des techniques. C’est en ce domaine qu’une initiative concertée des pouvoirs publics latins est nécessaire et attendue. Est-il impensable de donner au français comme à l’italien, et comme à l’espagnol et comme au portugais, la chance de demeurer des langues pour la science?

On nous assure qu’il existe notamment des méthodes d’apprentissage rapide de la compréhension passive des langues de spécialité, méthodes qui permettent, chacun parlant sa propre langue, de se comprendre mutuellement. Ne sont-ce pas de telles méthodes qu’il faut expérimenter et implanter entre les pays latins, et d’abord entre les nôtres ?

Et ne devons-nous pas tout faire pour que l’apprentissage d’une autre langue latine entre, dès l’enfance, dans nos programmes de formation ?

Questo vota sarà, Signor Presidente, la conclusione del nostro omaggio.