Discours sur la vertu 2012

Le 6 décembre 2012

Michel SERRES

 

Grand-Papa Ronchon reproche à Petite Poucette de vivre sans cesse dans le virtuel et d’y perdre à tout jamais le sens de la réalité. Il débite aussi, avec monotonie, la litanie selon laquelle, de son temps, « c’était mieux ». Petite Poucette, qui a lu l’histoire sur Wikipédia, ose à peine rétorquer à Grand-Papa Ronchon que l’atroce xxe siècle produisit, en guerres et crimes d’État, plus de cent millions de morts, sous les gouvernements de Lénine, Franco, Mussolini, Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, rien que des braves gens. Leurs victimes eussent préféré, suppose-t-elle, mourir virtuellement.

Non, ce n’était pas un jeu électronique.

 

Maintenant

Grand-Papa Ronchon n’aime pas ce qui se passe maintenant. Cultivé, vainqueur présumé de la dispute, il ajoute, docte : « Cet adverbe de temps indique, justement, le réel présent. » « Certes, réplique Petite Poucette, mais, à la lettre, il désigne la main : maintenant, tenant en main. » Et, saisissant son portable, la voilà déclamant à la cantonade sa devise triomphale : maintenant, tenant en main le monde. Le monde, oui, puisque j’accède à tous lieux, par G.P.S. ; aux informations, par moteurs de recherche ; et, par téléphone, en quatre à sept appels, à toute personne quelconque, selon le théorème de mathématiques statistiques dit « du petit monde ».

« Non point en réalité, répond Grand-Papa Ronchon, mais virtuellement. »

« Mais le virtuel peut devenir réel. Maintenant tenant en main le monde : sauf Auguste, empereur de Rome, sauf Louis, roi soleil, sauf tel richissime aujourd’hui, jamais homme ne put prétendre à pareille puissance. Jadis et naguère, seules des personnes rares purent dire cette phrase. Or maintenant, je lance cette annonce en compagnie de trois milliards au moins de Petits Poucets. De quoi rêver à rénover la démocratie ! »

« Utopie », crie le Ronchon. 

« Il n’y a de nouveautés dans l’histoire qu’en vertu d’utopies », riposte-t-elle.

 

Arbitrage au dictionnaire

À ce point du dialogue picrocholin, menaçant de virer au venin, les deux héros décident en commun de s’en remettre à l’Académie française, prise pour arbitre, et dont le Dictionnaire fait référence en matière de langue.

Grand-Papa Ronchon s’en saisit et constate que virtuel y figure, justement, comme adjectif dérivé du substantif vertu. Il s’en mord les lèvres.

« Vertueux et virtuel, auquel donnes-tu la préséance ? » demande alors, espiègle, Petite Poucette.

Le discours traditionnel de chaque année sur la vertu ne peut donc se passer de les départager.

Dictionnaire, donc : au mot vertu se côtoient le virtuel, potentiel ou possible, et la cause ou qualité, le principe en vertu desquels, en effet, certains effets se produisent. Pascal écrivit cette Pensée : « la vertu apéritive d’une clef, la vertu attractive d’un croc… ». Le virtuel avoisinerait-il la vertu même des hommes et des choses, je veux dire leur essence, leur principe ?

 

Serions-nous donc des animaux virtuels ?

Il semble. Fixé à son environnement, l’automate génétique vit selon la séquence linéaire d’un instinct toujours en acte. Ainsi répète-t-il les gestes requis par sa niche. À mesure que s’ouvre le schéma évolutif, cette ligne raidie se multiplie en l’éventail, plus ou moins feuillu, d’une adaptabilité qui suppose abondance de vertus en puissance. Telle espèce d’insecte envahit ainsi des zones larges où les conditions de vie varient et son organisme y répond avec plus de souplesse. De même, Homo sapiens peut survivre dans les déserts tropicaux, la toundra polaire, la forêt pluviale, les latitudes tempérées.

Il peut. Tout est dit. Pouvoir : mot d’où dérive potentiel, pas toujours en acte, en puissance souvent, autrement dit virtuel. L’humain n’est pas, il peut.

 

Verdict

Au sens littéral, le virtuel est la vertu, le principe, l’essence de l’homme. Dans son pacage, la vache ne quitte pas la réalité verte de l’herbe qu’elle broute ; le crabe ne laisse jamais ses victimes pincées ni la pieuvre ses proies élastiquement étouffées… en somme l’animal remplit sa niche, ontologiquement ; l’humain ne cesse jamais de s’en écarter. Voici notre nom : Horlà.

Homo viator rêve d’embarquements pour Cythère, ment aux évidences, fait le fou, projette des utopies et, mâle, se vante de son nez, comme Cyrano qui, dans sa fameuse tirade, célèbre, en fait et à la cantonade, son pénis triomphal, en réalité flasque et impuissant, puisque son porteur n’aborde pas Roxane. Encore un organe virtuel.

Que deviendrions-nous sans décors, sans illusions ? Il serait bien malin, le comique dont le génie saurait dire la réalité de cette Coupole, de ces habits verts, de ces marbres,  de cette cérémonie… ce décorum est-il réel ? Que faisons-nous ici, cet après-midi, sinon rêver ensemble ? Nous jouons une sorte de divertissement onirique, auquel j’ajoute le bruit de ma petite musique.  

Verdict, donc, en forme d’identité : Le virtuel est notre vertu. En disant deux fois le même mot, en consacrant cette tautologie, la langue française, dont notre assemblée protège le virtuel trésor, la langue française dit vrai.

Prise pour arbitre, l’Académie française doute du réel de Grand-Papa Ronchon. De plus, elle le met en route vers cette réalité, mais à travers un éventail ouvert de voies virtuelles.

Que voici.

 

Reprise de la joute

D’autres dictionnaires citent des récits, comme Madame Bovary. « Justement, dit Petite Poucette, l’héroïne, dans ces pages, fait l’amour plus souvent au virtuel qu’en réalité, comme vous et moi, comme tout le monde. Née en une ère sans portable ni Toile, Emma est mon aïeule réelle », dit-elle.

« Quant à ton père putatif, Don Quichotte, plus antique encore, il prend les moulins à vent pour adversaires et intervient, épée au poing, sur une scène, entre rideau et décor. Voilà un héros du virtuel, né des siècles avant toi, et comme toi, ridicule », râle Grand-Papa Ronchon.

« Oui, voilà mes père et mère, tous deux ivres de livres et soûls de romans, ces antiques techniques de la virtualité, avant qu’apparaisse Facebook », dit Petite Poucette.

Digression en souvenirs. De fait, j’entends toujours ma mère-grand – car moi aussi, grand-père de Petite Poucette, j’ai eu aussi une grand-mère – crier dans mon dos : « Mon pauvre Michel, toujours perdu dans tes romans, tu vas perdre à tout jamais le sens de la réalité ! »

 

Première métamorphose

Aux côtés de Rossinante et de son cuirassé de carton-pâte, trottine de conserve Sancho Pança : voici le peuple sage, assis sur son âne, revendicateur, indicateur aussi de réalité, mon oncle assurément, répond Sancho Ronchon. En visite chez la Dulcinée virtuelle, princesse de rêve, il la trouve bergère, immanior ipsa, malpropre plus encore que son propre troupeau.

Lorsque Sancho Ronchon montre la saleté de Dulcinée, Petite Quichotte hausse les épaules. « Savez-vous aimer, dit-elle, outragée ? Si oui, vous auriez trouvé en cette femme une âme si grande qu’elle fut capable de sauver la France, et, en une autre, un cœur si pur que la Vierge elle-même la choisit pour lui apparaître et se confier à elle. C’est cette bergère qu’aiment les amoureux vrais. »

De plus, un hasard bien arrangé bombarde Sancho au haut de pouvoirs royaux. Là, il lui arrive, une aventure parallèle à celle de son maître : il a faim et ne peut manger tant l’obligent des réunions interminables dues à sa puissance. Par quoi se trouve-t-il donc piégé ? Par le pouvoir. Oui, par ce que le pouvoir a de virtuel, par ce que la puissance a de tellement potentiel que la durée de son spectacle empêche ce roi de romance de se mettre à table.

Incontestable ânier du réel, voilà Sancho Ronchon aussi coincé dans la virtualité que Petite Quichotte elle-même dans son ivresse numérique ou livresque.

 

La puissance

Verdict, à nouveau. Oui, les vertueux, nous devrions les nommer virtuels. Car si la vertu affirme, comme on sait, la force virile, sa mise à feu n’a pas lieu tout le temps, ni partout ni en toutes circonstances. Qui la pratiquerait ainsi, sans trêve ni repos, indisposerait l’entourage dont les voix crieraient vite à l’exhibitionnisme tartuffe.

Si vertu désigne force et puissance, secrètes, réservées, non toujours en étalage ni continûment manifestées, elles restent en puissance et ne passent point sans cesse à l’acte. Ainsi, bien nommée, la vertu reste-t-elle souvent virtuelle. Elle est notre puissance, notre potentiel. Présente, elle se tapit, dormante. Modeste, elle se retient. Vraie, la vertu est de retenue. Nul ne se trompe sur qui la pratique, sauf quelques naïfs devant l’hypocrisie. D’où vient que le virtuel réside, habite, sommeille, se révèle et se retient dans les actes réels.

Les explique-t-elle ? Ainsi, la loi de Newton gît virtuellement dans les pommes qui tombent et c’est en vertu de la loi de Newton que les pommes tombent.

 

L’impuissance

Inversons maintenant la question. Que dire d’un impuissant ? Qu’il ne peut bander, faire l’amour ni se reproduire. Puissant, au contraire, celui qui peut entrer en érection. Non qu’il se trouve toujours en cet état, mais il est capable de ces performances. Toujours en érection, il se trouverait affligé de priapisme, maladie gênante et douloureuse, parallèle à la féminine nymphomanie.  Un homme de pouvoir qui passerait sans cesse à l’acte serait un priapique de la politique. On en connaît tant !

Capable : voilà le mot. La capacité peut faire ; cela ne dit pas qu’elle fait. L’impotent ne bouge ni ne fait ; mains libres, au contraire, coudées franches, accédant au mouvement par tous degrés de liberté, ouvert à tous actes, le puissant peut, absolument parlant. Il fit pour moi de grandes choses : fecit mihi magna qui potens est. Cela ne veut pas dire qu’il les fait toujours. Mieux : plus il est puissant, moins il se manifeste ; à la limite, Il se cache, Deus absconditus. Modèle infini de modestie.

Puissance n’est pas acte, mais possibilité. Posséder la bombe atomique, c’est pouvoir détruire l’adversaire, non le faire constamment. De même, faculté signifie puissance de faire. On disait jadis faculté, pour l’imagination.

 

Qu’est-ce que la Littérature ?

La joute qui, maintenant, unit et oppose le Sancho Ronchon à Petite Quichotte ouvre alors à la question grandiose : Qu’est-ce que la Littérature ?

Théâtre ou roman, poésie ou récits, elle couvre l’ensemble des œuvres d’imagination, oui, de l’imagination, cette maîtresse de connaissance et de vérités humaines, d’autant plus réelle qu’elle est virtuelle. Oui, le virtuel est tellement l’essence ou la vertu des humains, dans leur existence singulière, que pour connaître ces individus dans leur vérité, il faut s’instruire d’œuvres hautement virtuelles comme celles de la littérature, plus profondes, en effet, que les philosophies et les sciences humaines, réelles, trop réelles quant à elles. Orale, écrite, imprimée, numérique, qu’importe, l’essentiel reste que cette littérature suive follement le virtuel, pour atteindre la vertu essentielle de l’humain.

Qu’est-ce que la Littérature ? À cette question, quelques Sancho Ronchon proposèrent naguère des réponses tellement formatées par la réalité sociale et l’engagement politique qu’elles produisirent des œuvres sottes et médiocres, si plongées ou noyées dans le temps de l’histoire qu’elles sombrèrent dans l’oubli aussi vite que lui.

Mensonges échevelés, mythes criminels, adultères fous, gasconnades improbables, inventions saugrenues, tout le possible en auréole alentour d’un réel contingent, bref le vrai invraisemblable… en disent plus et mieux sur la vertu, sur la virtualité humaine singulière que mille calculs portant sur des actes, des opérateurs, des consommateurs rationnels, statistiquement probables, mais inexistants.

Qu’est-ce que la Littérature ? Le récit indéfini des possibles humains. Mieux, l’épistémologie exacte des sciences humaines molles. Moquez-vous du virtuel, critiquez-le, jetez-le par la porte, il vous rattrapera sous la Coupole. Vous n’y couperez jamais.

 

Second avatar

Passé ce verdict proprement littéraire, l’Académie française demande, pour finir, leur avis aux amis de l’Académie des sciences.

Nous autres jouions autrefois le rôle de l’ânier, assis sur la bête à quatre pattes du réel ; nos ancêtres se moquaient à gorge déployée des romans de chevalerie délirant de virtualités imaginaires, mais de Cervantès aussi. Nous étions Sancho Ronchon, vous incarniez Petite Quichotte, disent mes amis savants.

Nous venons de changer tout cela. Pendant que vous appreniez que les humains vivent les utopies du possible et que la littérature la plus folle devenait la meilleure voie pour les connaître et les comprendre, nous découvrions, comme vous pour les hommes, les possibles et le virtuel, mais dans les formes, les choses et le monde.

Les explosions issues de l’algèbre combinatoire, l’éventail nombreux des probabilités, la prolifération des géométries, les programmes et les algorithmes… cela pour les mathématiciens ; le Grand Récit de l’Univers que déploient les astrophysiciens à travers, parfois, la théorie du chaos ; le nombre infini des molécules, à partir des associations d’atomes, élaborées, pensées, réalisées par les chimistes ; les imprévisibles nouveautés de l’épigenèse et du code génétique surgies devant  les biologistes, plus les térabits d’information dans les banques de données, issues des observations et des expériences devenues souvent des scénarios… nous firent quitter à tout jamais l’assise asinienne d’un réel monovalent, pour découvrir, avec vous, littéraires, l’arc-en-ciel chromatique, le kaléidoscope nué, tigré, chiné dont la gloire auréole une réalité contingente, quantique, frangée, jaillissante d’aléas. Oui, Dieu joue aux dés.

Nous voici fraternels dans le virtuel.

Ainsi voyageons-nous tous deux dans le pré carré des modes : courbés sous la pluie infinie des possibles, de ces virtuels qui peuvent être, nous trions sans cesse l’impossible qui ne peut pas être, pour découvrir le nécessaire qui ne peut pas ne pas être, toujours étonnés, sans cesse émerveillés devant l’évidente présence de la réalité contingente, qui, elle, pourrait ne pas être.

Voués aux sciences rigoureuses ou exactes, dites dures, nous vivons donc dans le même monde que vous, les doux, et faisons un métier semblable à celui de vos romanciers.

 

Horizon final de la métamorphose

Devenus d’abord Petite Quichotte et Sancho Ronchon, Poucette et Grand-Père voyagent de conserve, non plus en chevauchant bidets ou haridelles sur les plateaux brûlés de Castille, mais en naviguant et surfant sur la Toile, avec la gourmandise que vous devinez, la première rapide et adroite, quitte à se planter sous les ailes des moulins, l’autre avec une lourdeur gourde, comme l’oncle sur son âne. Or un changement contemporain les métamorphosa une seconde fois en Savants et Romanciers, tous deux enfin errant sur le quaterne des modalités.

Virtuel et réel associés pour comprendre et connaître, voilà les trois couples vertueux des œuvres de l’esprit.

Mais non, je me trompe, car, à l’horizon, ces couples se confondent en un seul et même homme, celui-là même que jadis j’avais nommé le Tiers-Instruit. Premier né, frère jumeau de Petite Poucette.

 

Il est temps de tirer la morale de l’histoire

Quelle que soit la valeur que nous nous  accordons, nous autres, humains, ne sommes pas, de fait, si exceptionnels. Le virtuel est la vertu essentielle des hommes comme celle des choses : celle des bergères et des chevaliers courant les moulins ou les ordinateurs, dans la campagne de la Mancha ou le carré des modes.

De cette équivalence découle encore la vertu de modestie.