Le rôle social du mécène. Discours prononcé lors de la remise des Grands prix des fondations de l’Institut de France

Le 9 juin 2012

Gabriel de BROGLIE

Le rôle social du mécène

PAR

M. Gabriel de BROGLIE
Chancelier de l’Institut de France

 

 

Parmi les forces mêlées qui font vivre les fondations comme un rempart contre l’ignorance et les troubles de notre humanité, je voudrais insister, je crois que c’est ici le lieu et surtout que le moment c’est maintenant, sur la vertu fondatrice, celle des mécènes, entreprises et particuliers, sans lesquels l’une des sources du progrès, c’est-à-dire la philanthropie, perdrait une partie de sa raison d’être et disons le mot, de son âme. Le « mécénat » renvoie à ce besoin fondamental chez l’homme de consacrer une partie de ses ressources, de son temps, de sa pensée à des œuvres conçues pour améliorer le sort de ses semblables. C’est bien ce besoin vital qui a permis à des artistes, à des poètes, à des philosophes, à des savants d’enrichir l’immense bibliothèque où l’humanité puise sans cesse les ingrédients nécessaires à une réflexion sur elle-même et sur sa capacité à dépasser sa seule condition matérielle. Les initiatives en faveur des arts et des lettres, mais aussi les sciences et le soutien aux plus faibles, ont ceci de particulier que l’évidence ne les lie pas de manière intrinsèque à un besoin vital et nourricier. À la réflexion, ils apparaissent même tel un outil dont l’humanité, dans sa grande marche en avant, se serait peu à peu équipée pour dépasser les lois de la jungle, s’organiser et construire des sociétés.

 

On comprend aisément l’importance et la nécessité de ces initiatives ; on doit se convaincre aussi de leur implication sociale. Les soutenir, c’est naturellement leur permettre de prolonger leur seule motivation intellectuelle vers une application tangible. Le décor est posé. Nous pouvons maintenant nous intéresser au rôle social du mécène, puisque c’est le thème que nous avons retenu d’aborder cette année. Que d’aucuns nous accusent de plagiat, ils n’auraient pas tout à fait tort : le titre est fortement inspiré d’un ouvrage écrit en 1891 par celui qui était encore le Capitaine Lyautey : « Le rôle social de l’Officier ». Ce livre précurseur nous invite d’ailleurs à élargir assez facilement le seul propos de notre regretté confrère. Élu en 1912 à l'Académie française au 14ème fauteuil, celui-là même que vous occupez, Madame le Secrétaire perpétuel, Lyautey y élève au rang de vocation générale le désintéressement et le dévouement de l'officier, dont les comportements souvent exemplaires doivent être érigés en exemple. 

 

« C'est en faisant l'éducation morale de ses hommes que l'officier remplit son rôle social.» écrit le futur académicien. Sans vouloir dénaturer ses propos, je dirais volontiers que c’est en exerçant du mieux possible sa générosité que le mécène remplit son rôle social. De la même manière que le futur Maréchal prévoyait une pacification des esprits par l’exercice du rôle social de l’officier, réduisant le risque des oppositions nourries par la défiance, le mécène cultive une certaine autorité bienfaisante et juste sur les projets qu’il soutient. Loin de moi de voir pencher le mécénat dans l’autoritarisme ou le paternalisme : j’entends ici l’autorité au sens noble du terme, celui tiré du verbe latin augere qui signifie augmenter, développer, rendre plus fort. En ce sens, le mécène est pourvu d’autorité : il fait grandir les projets auxquels il s’associe et rend plus fort les hommes qui les portent. En ce sens, le mécène - comme l’officier chez Lyautey - devient un ingénieur social.

 

Il en va de même quand le mécène, en joignant ses forces à celles de ses semblables, parvient à suppléer l’État protecteur, que les circonstances exceptionnelles que nous connaissons conduisent à se concentrer toujours plus sur les affaires internationales et macroéconomiques. Dans une certaine mesure, on devine ici une complicité entre le mécène et l’État, entre le philanthrope et la puissance publique, entre la société civile et la mission d’intérêt général. Du seul État-providence, on passe à l’apparition salutaire de l’Individu et de l’Entreprise-providence, qui voient dorénavant leurs attributs s’élargir à la responsabilité, et plus précisément à la responsabilité sociale, évolution que l’Institut de France accompagne de son expertise, de son savoir-faire et de sa garantie morale et intellectuelle.

 

De plus en plus, dans le jargon économique, on parle de Responsabilité sociale des entreprises – acronyme RSE. À ces nouvelles orientations managériales j’ajouterais volontiers la RSI, ou Responsabilité sociale de l’individu, RSE et RSI devenant dès lors un nouveau levier pour le mécène, soucieux de corriger les imperfections d’un système à risques ou de l’aider à s’élever vers ce qu’il a de meilleur. De rôle à responsabilité sociale, il n’y a donc ici qu’un pas : le mécène a certes un rôle à jouer, mais il ne doit pas rester celui du comédien dans une pièce de théâtre. Le monde n’est pas un théâtre, les bénéficiaires de la philanthropie ne sont pas un public.

 

Dans les faits, quel est donc ce rôle social du mécène dont nous parlons ? Comment ne pas s’étonner de son évolution, même récente ? Pour parler à l’échelle de l’Institut de France, le legs consenti à la veille de la Guerre de 14 par Euphrasie Mélard pour faire, je cite, « des prix de vertu de 500 francs  qui seront distribués chaque année à des filles pauvres et vertueuses », ce legs donc, a-t-il encore quelque chose à voir avec des fondations de type nouveau comme peuvent l’être les « fondations de réflexion » qui mènent des études transversales et neuves, comblent des lacunes des connaissances ou des protections collectives et font des propositions pour améliorer le devenir de la société ? Sans doute le point commun à ces deux aventures philanthropiques est-il justement le rôle social du mécène. Qu’elle soit culturelle, scientifique ou humanitaire, qu’elle s’intéresse à l’enseignement supérieur, à l’éducation ou à la réflexion sociétale, la philanthropie agit toujours dans l’intérêt de la société et dans l’esprit de service dans lequel le mécène se reconnaîtra.

 

L’Institut de France a une longue expérience du rôle social du mécène. Au fil du temps, il a pu constater que ce rôle s’est peu à peu décomplexé, signe d’une évolution, en France, du rapport qu’entretiennent les mécènes – appelons-les « philanthropes » - à la société. Si la tradition française, plus ouverte autrefois à la charité qu’à la philanthropie à l’anglo-saxonne, a encore tendance à peser sur l’image des fondations en tant qu’initiative privée, le dernier tiers du 20ème siècle a heureusement permis une meilleure considération de la vertu sociale du mécène. La crise de l’État-providence, n’y est bien évidemment pas étrangère. L’État lui-même a pris des dispositions, notamment fiscales, pour que les mécènes puissent mieux exercer leur rôle social. Depuis la loi relative au mécénat votée le 1er août 2003, complétée par la loi TEPA du 21 août 2007, jusqu’à l’assouplissement du cadre légal propre aux fondations et à la création, en 2008, du régime  particulier des fonds de dotation, la dernière décennie a vu la France se doter d’un environnement favorable à la philanthropie considéré comme exemplaire en Europe. Un cadre légal est né qui apporte, pour parler comme l’article 34 de la constitution, une garantie fondamentale pour l’exercice de la liberté de la philanthropie. Ce cadre fondamental vient heureusement compléter celui qu’apporta le législateur de 1901 pour la liberté d’association. Comme ce dernier, pour être efficace, il doit rester stable. De sa stabilité dépend le bon exercice du rôle social du mécène et le juste déploiement de ses aspirations humanistes.

 

Ainsi doit être considéré le rôle du mécène ; ainsi doit être considérée sa responsabilité ; c’est ce qui nous réunit cet après-midi, au-delà des seuls Grands Prix de l’Institut de France. Vous, mécènes, qui êtes parmi nous, soyez remerciés de votre activisme social. La générosité que vous mettez à l’œuvre vous honore ; la confiance que vous nous témoignez nous honore ; et nous sommes très heureux de pouvoir nous associer à votre engagement. Nous sommes très heureux de partager ce rôle qui est le vôtre. Ce « Nous », c’est aussi bien celui de l’Institut et des Académies auxquels vous avez confié vos fondations, que celui des académiciens qui vous encouragent, que celui de tous les lauréats et porteurs de projets que vous soutenez. Aussi nous vous serons toujours reconnaissants d’appréhender votre rôle avec le désintéressement de l’officier, prêt à combattre aux côtés de ses hommes, sans trop leur dire qu’ils les aiment.