Allocution à l’occasion de la mort de M. Édouard Estaunié

Le 9 avril 1942

Paul HAZARD

ALLOCUTION

DE

M. PAUL HAZARD
Directeur de l’Académie

A L’OCCASION DE LA MORT

DE

M. ÉDOUARD ESTAUNIÉ

(9 avril 1942)

 

 

Messieurs,

Édouard Estaunié vient de mourir après avoir beaucoup souffert ; il appartenait à l’Académie française depuis dix-neuf ans. Peu de pertes seront suivies, je crois, d’un regret plus prolongé et comme plus tendre ; c’est une pure lumière qui s’éteint.

Une seule tâche suffit, d’ordinaire, à notre peine : il en a mené deux de front. Polytechnicien, ingénieur des postes, directeur du service d’application de télégraphie, directeur du matériel et de l’exploitation des téléphones, inspecteur général des télégraphes, comme elle a risqué d’être étouffée, la vocation première qui se marquait déjà sur ses cahiers d’enfant ! Mais il l’a défendue. Deux heures opiniâtrement préservées, deux heures par jour, il les a consacrées à exprimer des vérités psychologiques encore inaperçues, à explorer des régions non découvertes de notre inépuisable cœur, à révéler un nouvel aspect de la vie, à mettre sur elle sa marque ; et c’est ainsi qu’il a rempli à la fois sa fonction d’ingénieur et sa mission de romancier.

Quelle empreinte son art a-t-il laissée ? — D’autres ont étudié la métamorphose par laquelle nous devenons ce que nous paraissons être; il a montré que l’homme pouvait être aussi ce qu’il paraissait n’être pas. Dans les villages où, derrière le rideau de chaque fenêtre, on épie le passant ; dans les petites villes où il n’est point d’habitant qui ne reçoive un rôle à soutenir jusqu’à son dernier jour, et un masque à porter ; dans -les emplois subalternes des administrations, où l’on échoue plutôt que l’on n’aborde, où l’on se rend chaque matin pour faire une besogne détestée ; dans les tristes bureaux qui portent un uniforme de misère, et qu’on reconnaît à leur odeur, comme il disait, « cire et cachets chez les P. T. T., morue et goudron chez les douaniers, encre de Chine et tabac dans les Ponts », des êtres végètent ; ils sont inconnus des autres ; ils s’ignorent eux-mêmes ; en apparence ils ne font que mourir lentement. Mais regardez-les de plus près ; un autre est en eux, ardent, passionné, et quelquefois redoutable. Leur véritable vie est une vie secrète, une vie « enfouie en quelque sorte dans les profondeurs de la vie ». Ils sont capables de dévouements, de sacrifices, d’ascensions ; il y a en eux une puissance d’amour, une puissance d’héroïsme qu’ils cachent et qu’ils dérobent. Autant de tragédies clandestines qu’Édouard Estaunié a révélées.

Mais il y a plus. Une mélancolie, une tristesse, pourraient être le résultat unique de ce spectacle intérieur; et ce sont, en effet, des sentiments qu’il éprouve et qu’il nous fait partager. Perdus pour toujours et pour tout le  monde, ces dévouements obscurs ? Sans récompense et sans espoir, ces renoncements et ces abnégations ? Inutiles, ces ascensions ? Vains triomphes, ces défaites de l’égoïsme ? — C’est à ce point que sa conception du monade prend sa noblesse et sa beauté. Il nous dit que le sacrifice, d’abord accepté non sans révolte, puis admis par l’habitude, puis voulu, puis pensé, a une valeur souveraine ; qu’il arrache à la matière ; qu’il achève de donner une âme à la créature, et qu’il la mène vers l’infini.

Tel est le sens qu’il a donné à la souffrance universelle ; telle est sa leçon, que le christianisme et le stoïcisme ont inspirée. Ne parlons pas seulement, en l’évoquant ici, des qualités de l’homme, telles que Robert de Flers les faisait ressortir lorsqu’il le recevait en votre nom. Il louait ce qu’il y avait dans Édouard Estaunié de net, de droit, de juste, de fier ; une vie si claire, un labeur grave et ordonné, un talent fait de réflexion, de volonté lucide, d’ardeur secrète; et encore, la noblesse d’un caractère prompt à accepter tous les devoirs, les plus grands parce qu’ils sont les plus beaux, et les plus petits parce qu’ils sont les plus difficiles. Rappelons-nous, en outre, la moralité qui se dégage de son œuvre et qui prolonge son action.

De même, redisons, pieusement, quelques-unes des formules saisissantes où il a renfermé l’essence de son art. Se pourrait-il qu’il y eût en moi un être que je ne soupçonne pas, et résolu à bouleverser ma vie ? — Il faut une longue expérience pour se convaincre que l’essentiel réside dans ce qu’on ne voit pas. — Mais sachons bien qu’elles ne suffiraient pas à traduire son appel, si nous n’y ajoutions ses pensées sur l’aboutissement du sacrifice et sur la vertu de la douleur. Le sacrifice n’exige ni grands cris ni gestes sublimes. C’est un -acte beaucoup plus humble, terre à terre... Il consiste à bâtir la paix d’un cœur avec les morceaux du sien, quitte à s’étonner d’avoir gagné soi-même, et par une voie détournée, un calme sur lequel on ne comptait plus. — Parce que la souffrance dépouille, parce qu’elle paraît injuste, parce que rien surtout n’est capable ici-bas de réparer ce qu’elle engendre, fatalement, l’être détaché de lui-même appelle au delà. Sans la souffrance l’homme n’aurait jamais songé à l’immortalité. Par la souffrance il en acquiert le besoin, et brisant les limites d’un présent qui ne compte plus, projette son existence véritable dans les régions de l’infini. À la fin de son roman L’infirme aux mains de lumière, Édouard Estaunié raconte l’histoire d’une petite fille qui s’est juchée sur des rochers dénudés, dont aucun œil humain n’avait aperçu la surface. Tout en haut d’un bloc de granit, elle trouve une fleur qui lui était inconnue, un saxifrage pourpre. Elle cueille la fleur, descend; et comme on -lui demande : À quoi bon une si belle chose que personne ne pouvait voir ? Elle répond : C’est pour que le monde soit beau quand le soleil le regarde.