Hommage prononcé lors du décès de M. Jean Bernard

Le 27 avril 2006

René RÉMOND

Hommage à M. Jean Bernard*

PRONONCÉ PAR
M. René RÉMOND

Dans la séance du jeudi 27 avril 2006

    Notre Compagnie est orpheline : elle a perdu son doyen d’âge. Jean Bernard nous a quittés, avec cette discrétion qui était un trait de sa personnalité, à quelques jours de l’entrée dans sa centième année. Il appartenait à l’Académie depuis quelque trente ans. Une assiduité exemplaire attestait son attachement à la Compagnie. Il était toujours des premiers à gagner sa place : nous l’y trouvions en entrant à notre tour. Notre regard l’y cherchera longtemps et s’attristera de ne plus l’y voir. La multiplicité des charges qui pesait sur lui ne l’a pas empêché de prendre sa part des travaux académiques. J’en ai relu une partie ces derniers jours : la pensée est toujours originale, l’expression heureuse, l’écriture brillante. Sa fidélité aux séances de la Commission du dictionnaire, le jeudi matin, témoignait de son amour de notre langue : il y intervenait rarement de lui-même, mais qu’une question lui fût adressée et la réponse jaillissait, instantanée, précise, concise, définitive. Il portait un intérêt particulier à la poésie : pour rien au monde il n’aurait manqué les réunions de la Commission chargée d’attribuer les prix de Poésie. Cet homme, dont le temps était infiniment précieux — en dépendait parfois la vie d’autrui —, trouvait encore celui de sacrifier aux devoirs de la confraternité : chacun de nous se souvient avec reconnaissance, pour lui avoir adressé un livre, d’avoir reçu par retour du courrier un billet que nous avons gardé précieusement et qui attestait qu’il nous avait lus.

Comment lui rendre aujourd’hui un hommage qui soit digne de ce qu’il fut et de ce qu’il fit ? Grande est la difficulté, pour qui n’a pas, hélas ! la moindre compétence scientifique, de dire en termes justes le grand savant qu’il fut. Mais autre est le véritable défi : comment rendre pleinement justice à tant de dons, à des talents si divers ? Poète, écrivain, mémorialiste, plus encore médecin, chercheur, savant, mais aussi philosophe et moraliste, fondateur d’école : Jean Bernard était tout cela à la fois et avec un égal bonheur. Pour en parler avec justesse, quelle convergence de compétences ne faudrait-il pas convoquer ? Aussi mon hommage sera-t-il celui de l’humilité. Humilité : un des termes que lui-même avait choisis pour définir son état d’esprit au moment de paraître devant vous pour faire l’éloge de Marcel Pagnol, auquel vous l’aviez appelé à succéder. Je m’attacherai plus à évoquer la personne que l’œuvre et le rôle, en me souvenant que cette circonstance est l’occasion de dire ce que parfois la déférence ou la pudeur ont retenu d’exprimer et qu’on regrette ensuite d’avoir gardé pour soi.

L’intelligence était exceptionnelle : elle comprenait tout. Elle devançait les questions, anticipait sur les conclusions. Son expression pouvait être fulgurante. Elle aurait pu intimider, mais Jean Bernard avait trop la vocation d’enseigner pour ne pas tenir compte des capacités de ses interlocuteurs. L’énonciation de ses certitudes s’accompagnait d’une modestie vraie et laissait percer une sympathie qu’on devinait sincère. Si c’est le propre de l’intelligence que de concevoir des relations et de mettre en rapport des idées ou des faits entre lesquels on n’avait pas encore songé qu’il puisse y en avoir, alors Jean Bernard possédait la forme la plus haute de l’intelligence : la sienne était unifiante. Toute son œuvre scientifique procède de cette démarche, rapprochant les disciplines, conjuguant leurs apports propres. Il récusait les fausses distinctions, les prétendues alternatives, comme celle entre la pratique médicale et la recherche scientifique. Avec quelle force il stigmatisait cette dissociation, qu’il tenait pour particulièrement pernicieuse ! Je le cite : « Le grand malheur pour un malade, c’est d’être soigné par un médecin ignorant. La conscience sans la science est inutile. » Retenons l’association des deux termes, science et conscience. Lui-même a constamment uni les deux : il a été le médecin qui soigne et le chercheur — disons mieux en relevant ce beau nom — le savant qui découvre pour soigner. Toute sa vie, il a démontré que la chose était possible et qu’elle était même le secret de l’efficacité.

La générosité était à l’égal des dons de l’esprit. Le ressort de toute son action, qui a transformé l’exercice de la médecine, était qu’il ne se résignait pas à la mort : il ne prenait pas son parti du scandale de la mort des enfants. Je l’ai entendu dire : « Chaque enfant est notre frère, notre fils. » La compétence et la compassion étaient sœurs à ses yeux. Elles devaient marcher du même pas. Le grand savant, dont le temps était sans prix pour la découverte de connaissances qui allongeraient la vie des malades, ne jugeait pas contraire à sa vocation d’être chaque matin dans son service à Saint-Louis, dès huit heures moins un quart, pour recevoir les proches de ses patients, particulièrement les familles des enfants, pour répondre aux questions, apaiser leurs angoisses, éventuellement les préparer au pire. Il est peu d’hommes dont on puisse dire avec pareille certitude qu’ils ont sauvé des milliers d’existences. En d’autre temps, on l’eût proclamé, comme Pasteur, bienfaiteur de l’humanité.

Jean Bernard savait que rien ne dure que par les institutions, mais qu’il leur faut aussi relever les défis du changement et s’adapter à la nouveauté. Aussi n’était-il retenu par aucune nostalgie d’un ordre ancien. Il a pris part à la mise en place de grandes réformes, de l’enseignement comme de la recherche. Recevant sous la Coupole Michel Debré, il a rendu hommage à la réforme du système hospitalo-universitaire conçue par le père de l’ancien Premier ministre, le professeur Robert Debré, à l’application de laquelle il s’est pleinement associé. Au lendemain de la tourmente de 68 il a participé à la refondation de notre enseignement supérieur et pris la direction du C.H.U. Saint-Louis dans le cadre d’une université pluridisciplinaire. Lui-même ne s’est jamais dérobé aux responsabilités : il a accepté les charges auxquelles le désignaient sa compétence et ses immenses qualités. Ainsi a-t-il présidé une douzaine d’années l’organisme qui est le pendant du C.N.R.S. pour les sciences de la santé et de la recherche médicale, l’INSERM. Encore est-il resté longtemps ensuite conseiller auprès du directeur général.

Science et conscience : c’est la réunion des deux qui l’a imposé comme un sage, au sens que ce mot revêt de notre temps, l’expert que l’on consulte, l’arbitre dont on sollicite le jugement, parce qu’on le crédite à la fois de la compétence et de la probité intellectuelle, y compris sur des sujets étrangers à sa spécialité. Jean Bernard a été sollicité pour toutes sortes de sujets. Lui-même, recevant Michel Debré, eut un mot amusé sur cet usage et cette appellation : « C’est un état étrange que celui de sage. C’est un état plus étrange encore que celui d’ancien sage. » Aussi son nom s’est-il imposé comme l’évidence le jour — c’était en 1983 — où les pouvoirs publics, pour éclairer la décision politique sur les problèmes de bioéthique que faisaient surgir les grands progrès de la connaissance scientifique en conférant à l’homme un pouvoir inédit sur le corps et sur la vie, prirent l’initiative d’instituer un Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé : c’est à lui que l’on confia la présidence de la nouvelle instance. Tout était à créer et à inventer : la définition du champ, la détermination de la méthode et de la procédure ; il n’existait encore dans le monde aucune institution de la sorte. Jean Bernard n’était pas seulement un pionnier, il avait aussi l’âme et l’énergie d’un fondateur. Sous son impulsion, le Comité a accompli une tâche remarquable. Aujourd’hui encore, son influence se fait sentir ; le faire-part de deuil du Comité précité l’atteste expressément : « Son message éthique reste présent et continue d’inspirer les travaux du Comité ».

Cet homme de l’universel était profondément attaché à son pays. Il a beaucoup fait pour sa réputation dans le monde. Ce médecin, essentiellement préoccupé de soulager les souffrances de ses semblables, a fait le choix, dans le malheur du pays, de la lutte armée : il a été des tout premiers résistants, ceux qui se sont déterminés dès 1940. Arrêté en 1943, il est resté emprisonné quelque six mois à Fresnes : il a évoqué les souvenirs de ce temps dans un de ses derniers livres, qui lui a valu le prix de la Résistance en 2004. Soixante ans plus tôt, il avait publié le recueil des poèmes composés dans la maison des morts, qui lui avait déjà obtenu un prix de l’Académie.

Jean Bernard s’inscrivait évidemment dans cette tradition française de la médecine humaniste qu’ont représentée dans notre Compagnie, avant lui ou avec lui, un Claude Bernard, un Jean Hamburger, un Jean Delay, avec une note propre qui lui assure une place singulière dans cette galerie. Ainsi est-il moins tourné que l’auteur de l’Introduction à la médecine expérimentale, son homonyme et devancier, vers la réflexion épistémologique : il était davantage sollicité par les implications philosophiques des découvertes scientifiques ou les enjeux éthiques de l’exercice de la profession médicale. Ainsi à propos des découvertes sur le sang. Le sang, dont on se serait à bon droit étonné que le nom ne soit pas prononcé à propos du fondateur de l’École française d’hématologie. Le sang a été l’objet constant de son attention, de ses recherches, de sa réflexion. Si j’ai bien compris ce que j’ai entendu, le sang porte le sceau de notre individualité. Il n’y en a pas deux dont la composition soit identique. Il porte aussi la trace de notre histoire. Jean Bernard attachait une grande importance à cette découverte, qui ne fait pas seulement justice d’une fausse science qui cautionnerait des thèses racistes : il y voyait le fondement de chaque individualité et la justification du prix attaché à chaque personne humaine.

Vivant, il était notre fierté. Sa mémoire demeurera notre honneur.

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* décédé le 17 avril 2006.