Discours de réception de René Rémond

Le 4 novembre 1999

René RÉMOND

Réception de René Rémond

 

 M. René Rémond ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. François Furet, y est venu prendre séance le jeudi 4 novembre 1999, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

     Tout commencement est difficile, et la difficulté de celui-ci n’est pas la moindre assurément. Aussi suis-je reconnaissant à la tradition qui m’épargne les incertitudes d’un début en me désignant ce que doit être mon propos : un remerciement. Mais était-il bien nécessaire qu’une tradition me prescrive mon devoir en la circonstance ? Est-il sentiment plus naturel et qu’on ait plus envie d’exprimer que la reconnaissance ? Je n’y ai point de difficulté, n’ayant de toute ma vie jamais estimé que rien ne me fut dû et ayant toujours tenu ce qui m’arrivait d’heureux, que ce fût par surprise, ou que je l’eusse désiré, pour un don du Ciel et des hommes. Pour l’honneur que vous m’avez fait j’ai en outre une raison personnelle d’en apprécier la gratuité : quarante années de commentaires des consultations électorales m’ont enseigné le caractère aléatoire de tout scrutin. Oserais-je ajouter que l’incertitude croît en raison inverse du nombre des électeurs, la loi des grands nombres ne jouant plus son rôle régulateur des humeurs individuelles ? Plus les collèges électoraux sont étroits et plus l’issue des scrutins est problématique. Acceptez donc qu’à la gratuité de votre choix réponde toute l’étendue de ma gratitude.

     Pourrait-il y avoir façon plus digne de vous témoigner ma reconnaissance que d’observer religieusement l’autre tradition qui régit cette cérémonie : celle de l’hommage à ses prédécesseurs ? Le pluriel s’impose en la circonstance puisque je me trouve, exceptionnellement, hériter d’une double succession : François Furet, auquel j’ai l’honneur de succéder directement, a été enlevé à votre amitié quatre mois à peine après que vous l’avez appelé parmi vous et avant d’avoir pu prononcer l’éloge de celui auquel lui-même succédait, Michel Debré. C’est à moi qu’échoit en conséquence l’office que le destin ne lui a pas permis de remplir.

     Rendre hommage à Michel Debré n’est pas pour moi seulement me conformer à la coutume : c’est aussi acquitter une dette de reconnaissance pour une raison dont vous ne trouverez pas que la mention soit déplacée en ce jour. L’institution que j’ai l’honneur de présider lui doit en partie l’existence. Chargé à la Libération de rénover la formation des élites administratives, il est de ceux qui conçurent alors et voulurent la création de la Fondation nationale des Sciences politiques d’abord pour assurer au nouvel institut d’études politiques le maintien d’une autonomie qui avait été le secret de la réussite de l’ancienne École libre et dont les facultés étaient alors loin de disposer, et aussi pour permettre à la France de rattraper son retard dans les sciences de la société et singulièrement la science politique. Plus d’une fois, il se plut à dire que la réussite de l’institution était pour lui un sujet de fierté. De sa fidélité le signe le plus tangible a été le don de ses archives à partir desquelles lui-même a rédigé les quatre tomes de ses Mémoires qui m’ont été une aide précieuse dans la préparation de cet hommage.

     Si m’échoit ainsi le rôle qui revenait à François Furet, je n’aurai pas la présomption de le remplacer. Quel eût été son discours ? J’y ai souvent songé. Il avait commencé d’y travailler, en historien, mais nous garderons à jamais le regret de ce discours inachevé qui eût certainement été un texte digne du modèle autant que du peintre et eût ajouté une belle page à tant de portraits accomplis. Mais comment ne pas s’interroger en ce jour sur ce qu’il aurait dit ? Quel jugement, lui qui ne s’était jamais laissé séduire par la grandeur de Charles de Gaulle aurait-il porté sur le fidèle inconditionnel du Général ? En 1958, le jeune collaborateur de France Observateur était rien moins que généreux pour celui qu’il appelait alors le Persigny de la Ve République.

     Deux modèles pour un seul discours : situation singulière que cette dualité ! Allais-je prononcer deux éloges séparés, comme une ellipse à deux foyers ? Ou tenter à la Plutarque des vies parallèles ? Mais tout n’opposait-il pas le fondateur de la Ve République à celui qui critiqua le nouveau régime ? Tout au moins les sépare. À commencer par la différence d’âge. On sait l’importance des expériences qui soudent une génération : les événements historiques qui les ont marqués n’ont évidemment pas été les mêmes. Né deux ans avant le déclenchement de cette guerre, qui s’est vu récemment restituer à juste titre l’épithète de Grande, Michel Debré a été élevé dans la lumière de la victoire. Mais à l’âge d’homme, débutant dans la haute fonction publique, il fut le témoin impuissant et désolé de la descente vers l’abîme : cette période, dont les esprits clairvoyants pressentaient qu’elle déboucherait sur une autre guerre, a marqué de façon ineffaçable, avant même le traumatisme de la défaite, la génération arrivant alors à l’âge d’homme. On peut me croire : ce fut, à quelques années près, la mienne : il n’est pas indifférent d’avoir vingt ans le jour des accords de Munich, avec la certitude que la guerre est pour l’an prochain. « Je dois au souvenir de l’avant-guerre, écrit Michel Debré, une hantise et un comportement politique qui ne m’ont plus jamais quitté ». On ne dira jamais assez que la douleur et la honte devant l’impuissance de la France furent au principe de la Résistance d’abord, mais aussi de presque tout ce qui se fit ensuite de neuf et de grand. Ce fut, n’en doutons point, l’origine de son gaullisme.

     Gaulliste, Michel Debré le fut toujours, François Furet ne le fut jamais. Le gaullisme est une des rares composantes de notre symphonie politique avec laquelle il n’eut jamais d’affinités. Ce qui explique peut-être une des rares circonstances où l’historien a laissé la passion surprendre sa rigueur en apportant sa caution à une thèse douteuse sur de présumées connivences avec l’Union soviétique qui visait le général de Gaulle à travers Jean Moulin.

     Plus jeune que Michel Debré, de quinze ans, - quinze ans seulement, mais aussi quelles années ! — il a connu aussi, adolescent, la défaite et l’Occupation et pris part à la Résistance, mais après la Libération ses pensées se tournent vers l’avenir par la réalisation d’une société plus juste et plus fraternelle : il adhère au parti communiste. Lui-même dira : « Je me suis inscrit au parti communiste comme tout le monde ». Comme tout le monde ? C’est trop dire et l’historien se sent obligé de prendre quelque distance par rapport à cette réécriture de l’histoire qui présente comme vérité d’évidence qu’une génération tout entière aurait alors été séduite par le marxisme : ce serait faire injure à la diversité de ses engagements et tenir pour rien la pluralité des familles politiques. Mais il est vrai qu’une fraction importante de cette génération d’étudiants et nombre de jeunes intellectuels promis à la notoriété pensèrent trouver alors dans le communisme à la fois une explication du monde, la révélation du sens de l’histoire et un programme propre à satisfaire les exigences de la raison et les aspirations du cœur, le désir de comprendre et le besoin d’agir.

     Michel Debré et François Furet se trouvèrent presque toujours dans des camps opposés, même quand ils eurent les mêmes adversaires : ils critiquèrent la IVe République, mais de points de vue distincts et pour des raisons différentes. L’éditorialiste du Courrier de la colère s’en prenait aux institutions pour leurs faiblesses, le militant d’extrême gauche dénonçait un ordre social réputé injuste. Même plus tard, quand ils se retrouvèrent dans la même majorité, ils ne partageaient pas les mêmes vues : au lendemain de 68, François Furet est associé, dans l’entourage d’Edgar Faure, à l’élaboration de la loi universitaire dont je présume que Michel Debré n’approuvait guère les orientations.

     Michel Debré n’a jamais varié dans ses convictions : s’il a parfois souffert d’un écartèlement dont il a fait l’émouvante confidence, entre sa passion pour l’intégrité du territoire national et son attachement au général de Gaulle, sur l’essentiel il n’a jamais douté. Dans ses dernières années, écarté du pouvoir, il fait encore campagne pour les idées qu’il a toujours défendues : il adjure la France de se préparer à relever les défis qui la menacent ; il s’inquiète du déclin démographique comme au temps où il préparait aux côtés d’Alfred Sauvy le Code de la famille.

     Avec cette rectitude, qui n’allait pas sans quelque raideur, l’itinéraire de François Furet fait un contraste prononcé, mais la liberté avec laquelle il s’est détaché de son adhésion première et la sérénité avec laquelle il en traitera quand il en fera l’objet de sa réflexion d’historien ne font pas moins honneur à sa probité d’esprit que la fidélité de son prédécesseur à ses convictions de toujours.

     Dernière différence, par laquelle j’aurais peut-être dû commencer, car c’est peut être la clé des autres : leurs activités majeures ne se sont pas situées sur le même registre. L’action politique fut la passion de Michel Debré, celle de François Furet fut de comprendre le passé et d’en méditer les leçons. L’un faisait l’histoire, l’autre l’écrivait. L’un nous a légué des institutions, l’autre laisse des livres. Le premier était convaincu de la nécessité d’une action réformatrice, le second fit du changement par la révolution l’objet de ses travaux et de ses réflexions.

     Et pourtant que de convergences entre eux, insoupçonnées d’eux-mêmes, mais que François Furet aurait peut être su reconnaître comme j’en ai moi-même fait peu à peu la découverte à vivre dans leur intimité posthume !

     La politique, qui les a opposés, est aussi le lieu où leurs pensées se rejoignent : si leur relation personnelle au politique n’est évidemment pas la même, ils croient pareillement à l’existence d’un ordre du politique ayant sa consistance propre, et ne se confondant avec aucun autre. Michel Debré en a toujours été persuadé. François Furet s’en est convaincu : c’est même par là sans doute qu’il a pris conscience des limites d’un système qui réduit le politique à n’être que la projection des réalités socio-économiques, réputées seules véritables. Historien du passé, François Furet ne se désintéressait pas pour autant de la politique en sa réalité quotidienne. En la commentant, il ne pensait pas manquer au devoir de réserve de la profession. Au contraire : la connaissance du passé ne qualifie-t-elle pas l’historien pour déchiffrer le sens de l’actualité et discerner les parts respectives de la récurrence et de la nouveauté, tandis que l’observation du présent projette sur le passé, même bien connu, une lumière nouvelle ? Cette actualité éphémère, François Furet l’a, quarante années, analysée au jour le jour, d’abord sous des pseudonymes — une ressemblance de plus avec Michel Debré, qui, lui aussi, publia ses premiers écrits sous un nom d’emprunt, le sien dans la clandestinité —. Le recueil d’une partie de ses articles établi par Mona Ozouf nous restitue une œuvre qui a résisté à l’épreuve du temps et qui révèle l’acuité de l’observation, la sagacité de l’explication, la pertinence du jugement.

     Michel Debré et François Furet étaient pareillement convaincus que c’est par la politique que les peuples assument leur destin au lieu de le subir. « La politique, a écrit François Furet, est la forme principale à travers laquelle les sociétés modernes vivent et pensent leurs transformations ». La formule ne peut-elle s’appliquer à la lettre à la conviction où Michel Debré puisait l’inspiration de son action réformatrice ? L’un et l’autre croyaient à la possibilité pour les hommes d’infléchir par la politique le cours de leur destinée. François Furet dit encore : « L’histoire, politique principalement, raconte surtout à travers le changement et le progrès la liberté des hommes ». D’où sa révolte contre l’injuste décri où était tombée l’histoire politique, y compris chez les historiens, ce qui lui donna parfois la figure d’un dissident dans l’école à laquelle il se rattachait.

     De son côté Michel Debré est de ces politiques qui inscrivent leur action, même la plus journalière, dans une perspective à long terme. Ainsi l’historien ne méprisait pas la politique et le politique faisait cas de l’histoire. Qui sait si cette convergence n’est pas plus essentielle que leurs divergences sur des questions factuelles ? Peut-être François Furet l’aurait-il reconnu.

     En son absence, c’est à moi qu’incombe la tâche d’évaluer en historien ce que nous leur devons respectivement : l’un a donné à la France une constitution et fondé un régime, l’autre nous laisse une vision renouvelée de notre histoire. Avec l’un et l’autre ce sont tous les problèmes majeurs de notre siècle qui se proposent à notre réflexion : la nation, l’État, la République, la réforme et la révolution, le gaullisme et le communisme. Chance exceptionnelle qui m’échoit ou pari perdu d’avance ? Vous en jugerez. À tout le moins j’essaierai d’être cet historien impartial que Michel Debré appelle de ses vœux aux premières pages de ses Mémoires. Impartial, mais non indifférent. J’ose espérer que de les avoir un peu connus m’y aidera. Puisse aussi m’assister dans cette tâche, la sympathie de ceux qui les ont connus, approchés, aimés !

     Michel Debré, tel que vous l’avez connu, tel que lui-même se peint dans ses Mémoires, tel aussi que je me le représente, était un être de passion, d’une passion ardente, inquiète, qui transparaissait dans le vibrato de son éloquence. Passion qui n’excluait pas l’humour : le rédacteur du Courrier de la colère était aussi le président de la Société des amis d’Eugène Labiche. Sa passion avait trois objets confondus dans un même amour : la France, la République, l’État.

     La France. De ses origines il tenait cette nuance intransigeante de patriotisme caractéristique des populations d’Alsace et de Lorraine, terres de ses ancêtres paternels. Geste prémonitoire, son père, aimé et admiré, le compagnon de Péguy, lui avait offert pour fêter son entrée au Conseil d’État une édition rare de la conférence de Renan « Qu’est-ce qu’une nation ? » Son amour de la patrie était total : il se dit « attaché à l’âme et à l’esprit de la France autant qu’à sa terre » et Dieu sait combien il était attaché à sa terre de Touraine. Cet amour qui se refusait à disjoindre la France charnelle des valeurs immatérielles le rendra sourd au discours de Vichy et réfractaire à l’opposition ruineuse entre la terre et l’esprit. L’attachement passionné à la France inspirera son engagement dans la Résistance, et plus tard son combat pour l’intégrité du territoire de la patrie : c’est lui encore qui motivera son opposition à l’intégration européenne comme il suscitera son dernier combat avec sa candidature en 1981 à la présidence de la République : candidature de témoignage, sans grand espoir, mais dont le courage et la sincérité forcèrent l’estime, même de ceux qui la jugèrent anachronique.

     La République. Quoi qu’ait pu en penser en 1958 le jeune collaborateur de France Observateur. Quarante ans plus tard, l’historien aurait-il su reconnaître dans le Premier ministre de la Ve République un héritier de Jules Ferry et de Waldeck Rousseau ? Et pourtant Michel Debré n’avait-il pas livré ses premiers combats électoraux sous le drapeau du grand parti de la IIIe République, le parti radical ? Certes, il fut un adversaire intraitable de la IVe République dont il a harcelé sans merci et non sans injustice les gouvernants : il se flattait de détenir le record des interventions dans les dix années où il siégea au Conseil de la République. Il fut l’un des premiers à instruire le procès de ce qu’on appelle aujourd’hui la classe politique, avec un pamphlet — celui de tous ses écrits qui connut le plus large succès — et dont le titre Ces princes qui nous gouvernent est passé dans le domaine public au point que l’expression est couramment employée aujourd’hui sans qu’on en sache toujours l’origine et l’auteur. Si le Dictionnaire de l’Académie comportait des références, ce serait justice, à la lettre P, de faire mention de ce talentueux libelle qui contribua à délégitimer le régime finissant. Mais dans son esprit, il n’était pas question de renverser la République : seulement de la restaurer en corrigeant ses déformations et en rétablissant l’équilibre des pouvoirs. Car il n’est pas hostile au Parlement. Au contraire. « En démocratie, a-t-il dit, on est parlementaire » et de Gaulle lui délivrera un brevet de parlementarisme : qui sait si ce n’est pas l’une des raisons qui le conduisirent à choisir Michel Debré pour inaugurer les nouvelles institutions ?

     L’État ? Il sait par expérience l’infortune d’un peuple dont l’État est impuissant : il a été témoin du désastre auquel a conduit l’impéritie de la IIIe République. L’État n’est-il pas, comme l’écriture ou le langage, l’une des plus belles inventions du génie humain, qui substitue à la domination de la force brutale ou à l’emprise de la violence le règne du droit ? Aussi admire-t-il ceux qui ont patiemment édifié l’État en France, au premier rang desquels le fondateur de votre Compagnie : par deux fois il cite dans ses entretiens avec le général de Gaulle le beau livre récemment paru alors, de Victor-Lucien Tapié sur La France de Louis XIII et de Richelieu et lui-même prononça à Richelieu l’éloge du grand Cardinal.

     À pressentir ce que l’État représentait pour lui on devine ce qu’il lui en a coûté d’entrer dans la voie de la désobéissance. Mesure-t-on bien aujourd’hui ce qu’il fallut alors de clairvoyance et de courage à des serviteurs de l’État pour devenir des réfractaires, au nom d’une légitimité supérieure à la légalité ? Aussi n’aura-t-il, la Libération venue, de préoccupation plus pressante que de travailler à reconstituer un appareil d’État plus efficace. L’occasion lui en est donnée avec la mission de rénover la formation des futurs fonctionnaires : réalisant un projet qu’il avait ébauché en 1936, il fait approuver la création d’une École Nationale d’Administration dont le concours d’entrée se substituera à la pluralité des recrutements particuliers par corps. Cette institution sera critiquée plus tard par une démagogie qui supporte mal que les intérêts des groupes soient subordonnés à l’intérêt général dont l’État est le garant, mais la France lui doit d’avoir disposé d’un corps de grands commis, sans lesquels n’aurait pu être menée à bien la modernisation de l’État et de l’économie. Michel Debré s’inspirera de cette création, quinze ans plus tard, pour le Centre National des Études Judiciaires, matrice de l’École nationale de la Magistrature.

     Ce sont deux exemples, entre autres, de son activité réformatrice. Michel Debré est un réformateur. Il est convaincu que la société demande à être constamment réformée, faute de quoi elle dépérit ou est vouée à se déchirer. Il n’y a pas d’adversaire plus déclaré de l’idée paresseuse que le temps arrange les choses et se chargera de faire les changements à la place des hommes. C’est à l’État et au politique de prendre l’initiative des réformes nécessaires. Cette conviction, n’est-ce pas ce qui fait la différence entre le politicien et l’homme d’État ? L’impopularité ne lui semble pas une raison de renoncer aux réformes qu’il juge indispensables : elle lui paraîtrait plutôt le signe qu’il a raison. Mais il a aussi la passion de convaincre et toute une partie de ses écrits comme de ses discours vise à gagner l’opinion à la cause qu’il défend.

     Or, par une succession de circonstances exceptionnelles, l’histoire lui a donné plusieurs occasions d’être associé à des entreprises réformatrices ou d’en prendre l’initiative. En 1938-1939, au cabinet de Paul Reynaud, qui dirige le ministère des Finances mais inspire aussi l’effort de redressement du gouvernement Daladier, il participe à la préparation des décrets-lois, préfiguration de la rédaction, vingt ans plus tard, des ordonnances. Au Comité général d’étude, il est associé à la réflexion sur les réformes dont la défaite a montré qu’elles étaient plus nécessaires que jamais.

     Mais il y eut plus extraordinaire : à trente ans le jeune maître des requêtes se voit confier la responsabilité la plus insolite qui soit, la plus essentielle aussi : mettre en place dès le temps de la clandestinité l’administration appelée à la Libération à relever celle qui servit Vichy pour prévenir l’installation d’autorités qui, pour émaner des armées alliées, n’en serait pas moins une administration étrangère, et éviter l’anarchie ou la prise du pouvoir par une faction. Mission capitale, et qui fait justice de l’idée, qu’on a vu récemment resurgir insidieusement, selon laquelle le général de Gaulle se serait accommodé de l’appareil de Vichy. Michel Debré s’applique à tisser la toile : il choisit un par un les futurs commissaires de la République qui porteront seuls tout le poids de l’État dans leur région : Michel Debré se réserve celle, chère à son cœur, d’Angers. Il rédige les instructions qui définissent leurs missions et leur confèrent des pouvoirs exceptionnels. Au jour dit, ils se feront reconnaître et se substitueront sans difficulté aux autorités en place. Ils feront face à toutes les nécessités d’une situation sans précédent. Si le transfert de pouvoir s’est alors opéré et la transition effectuée sans convulsion, le mérite en revient à l’énergie et au sens du devoir de cette poignée d’hommes mais en premier lieu au discernement de celui qui les choisit. Ce n’est pas le moindre titre de Michel Debré à la reconnaissance de la nation.

     Dernier rendez-vous avec l’histoire, le plus prestigieux et dont les conséquences sont toujours actuelles : la charge en 1958 comme garde des Sceaux de préparer une nouvelle constitution. Peu d’hommes ont eu ainsi la chance de pouvoir traduire leurs vues institutionnelles en dispositions juridiques et d’en faire la loi fondamentale de la République. Qui plus est, c’est à lui que le Président de la nouvelle République confie la tâche de mettre en pratique le texte qu’il a contribué à rédiger. L’honneur lui restera à jamais d’avoir été le premier des Premiers ministres de la Ve République.

     Le voici à quarante-six ans, assuré de la confiance de l’homme qu’il admire éperdument et disposant d’une latitude d’action infiniment supérieure à celle de ses prédécesseurs. Le réformateur peut donner libre cours à sa passion de réforme. Tout est à refaire : l’État, l’administration, la justice, l’économie. Et d’engager son action dans toutes ces directions. Il avait déjà commencé dans le cadre des pouvoirs que le gouvernement s’était fait accorder de légiférer par ordonnances. Pour évoquer cette activité, il trouvera des accents à la Hugo ou à la Bonaparte : de la France il dit : « J’ai modernisé son vieil État, rénové sa justice ». Le rapprochement avec l’inspirateur du code Napoléon est moins arbitraire qu’il ne paraît. François Furet aurait-il récusé le parallèle entre 1800 et 1958, ces deux moments exceptionnels de notre histoire que caractérise une pareille effervescence législatrice ? En quelques mois sont réformées la carte judiciaire, les études de médecine, l’institution hospitalière. L’ancien commissaire de la République aurait souhaité modifier aussi notre organisation administrative pour créer une circonscription plus large que le département que ce jacobin trouvait trop étroit. La loi d’orientation agricole, la première du genre, favorisera la mutation rapide de notre agriculture et, quand il aura la charge de l’économie, il s’emploiera à moderniser l’industrie et le système bancaire.

     Dans son désir d’affranchir la vie politique des hypothèques du passé, il s’attaque au règlement de notre plus ancienne querelle idéologique, la question scolaire, séquelle du conflit séculaire entre l’Église catholique et la République. Plutôt que de contourner la difficulté comme avaient dû faire de précédents gouvernements par quelque expédient, le légiste qu’il est prend le problème à bras le corps et conçoit une formule originale, encore qu’elle s’inspire de principes qui ont déjà prévalu en d’autres secteurs pour régler les relations entre religion et société : l’établissement de relations contractuelles entre les écoles privées et la puissance publique, fondées sur une exacte symétrie entre les avantages concédés et les obligations imposées. Combattu alors par les deux extrêmes pour ce qu’il avait de contraire à leurs intransigeances affrontées, le régime institué par la loi Debré n’a pas depuis été sérieusement remis en question, présomption qu’il n’était pas très éloigné du point d’équilibre recherché par son auteur.

     Après des tâches aussi exaltantes pouvait-il y avoir pour lui autre chose que déceptions et regrets ? Son éviction, le 15 avril 1962, de la direction du gouvernement, même assortie d’un hommage flatteur du général de Gaulle qui pouvait laisser espérer qu’il lui succédât un jour, fut pour cet homme plein de projets et débordant d’énergie, passionné du bien public, mais aussi doué d’une vive sensibilité et d’une capacité de souffrir égales à son ardeur à vivre, une surprise douloureuse dont la blessure ne se cicatrisa jamais. L’ingratitude de ses électeurs, quelques mois plus tard, aviva encore des sentiments que ses Mémoires évoquent en termes pathétiques :
« Je ne nourris aucune illusion. Les compliments sur mon action passée sont autant de fleurs jetées sur un convoi funèbre. Mes ambitions sont mortes. Ma vie politique est brisée. Tout est vanité. »

     Déclaration assurément excessive : sa vie politique est loin d’être finie. Il dirigera encore quelques-uns des plus importants ministères : I’Économie et les Finances, les Affaires étrangères, la Défense et dans chacun de ces départements il fera sentir son action, mais rien ne compensera le chagrin d’être écarté de la responsabilité majeure. Il n’a que cinquante ans, il se sait en mesure de rendre encore d’éminents services et souffre de ne pas être employé à la mesure de ses capacités. Il voit les réformes à faire et enrage que son successeur ne partage pas son ambition réformatrice. Il ne supportera pas, lui ministre en titre de l’Économie et des Finances, d’être tenu à l’écart des pourparlers de Grenelle en mai 1968. En lisant ses Mémoires, comment ne pas être frappé par une note de tristesse répandue sur le dernier tome : « La tristesse m’étreint le cœur » ou encore « La tristesse que je porte en moi ». Pressentiment, anticipation de la maladie qui affligera ses proches et limitera son rôle public ?

     Qu’on ne s’y trompe pas ! En dépit de l’épithète qu’un hebdomadaire satirique accola à son nom, Michel Debré était moins amer que malheureux dans sa passion du bien public, son amour inquiet pour la France, son sens de l’État. Le bonheur familial, la piété filiale, les satisfactions de la vie privée, la fidélité de ses amis, l’attachement de ses anciens collaborateurs ne le consolaient point de ne pas être entendu quand il dénonçait les périls qui lui paraissaient menacer notre pays et de ne plus rien pouvoir pour les conjurer. D’avoir été associé à quelques-uns des événements les plus glorieux et aussi les plus dramatiques de notre histoire contemporaine, d’avoir pris une part éminente à quelques-unes des décisions les plus importantes pour notre avenir ne faisait que rendre plus douloureux le contraste entre les réussites éclatantes d’hier et les déceptions du présent. Ces sentiments qui nous le rendent proche suscitent avec l’estime et la reconnaissance, une sympathie dont je présume qu’elle aurait inspiré à François Furet des expressions d’autant plus précieuses que venant de quelqu’un que rien ne disposait à être proche de Michel Debré.

     Michel Debré était venu à la politique par la Résistance et il en fit la raison de son existence pour avoir vu ruinés par le départ du général de Gaulle ses espoirs d’un redressement de la France. François Furet s’est engagé en politique par espoir d’une révolution. Et pourtant s’il est une œuvre historique dont le principe d’explication est à l’opposé des postulats de l’idéologie inspiratrice de son engagement, c’est bien la sienne. Du retournement de sa réflexion d’historien et du détachement du militant, lequel fut la cause et lequel la conséquence ? Il est probable que les deux s’influencèrent réciproquement, sa recherche faisant prendre conscience à l’historien de son désaccord avec une vision déterministe, et l’actualité politique donnant à l’observateur des raisons de douter de la justesse de la ligne suivie par le Parti. Cette double évolution atteste avec la rigueur de l’intelligence sa capacité à édifier une vision personnelle de l’histoire.

     Arrêtons-nous un instant à considérer les lignes maîtresses de l’histoire telle qu’il la concevait et telle qu’il l’a pratiquée. Lui-même nous y invite : il laisse, épars dans ses écrits, tous les éléments d’un discours de la méthode en histoire et il nous a introduits dans son atelier, pour reprendre le titre du recueil d’études qu’il a fait précéder d’un texte qui sonne comme un manifeste.

     Pour définir cette histoire je la qualifierais d’intellectuelle, si je ne craignais que le terme ne fasse confusion avec je ne sais quelle construction désincarnée. Or l’histoire que pratique François Furet n’a rien d’abstrait : elle restitue la vie aux êtres et aux choses. Il sait raconter ; il excelle dans l’art, combien difficile ! du portrait : c’est même là que son talent atteint peut-être aux réussites les plus achevées. Certains de ses portraits sont des chefs-d’œuvre de finesse et de pénétration : telle la notice du Dictionnaire critique sur Mirabeau ou celle sur Bonaparte, qui fait amèrement regretter qu’il n’ait pu mener à bien son projet de biographie pour lequel il avait déjà effectué ce qu’on appelle au cinéma les repérages.

     François Furet était de ces historiens qui estiment qu’ils n’ont pas mené leur démarche jusqu’à son terme tant qu’ils n’ont pas prolongé le récit par une réflexion sur le sens et la portée des événements. Rien ne caractérise mieux cette visée que le titre du livre publié en 1978 et par lequel il marqua son territoire : Penser la Révolution. Il fallait une belle audace, après tant de travaux sur la période, pour oser proposer une révolution dans son interprétation. Cet infinitif qui sonne comme un impératif sera encore le titre de son intervention dans une discussion sur la séquence la plus controversée de cette époque troublée : Penser la Terreur.

     Comment mieux définir l’histoire telle qu’il la conçoit qu’en lui empruntant de ses formules ? Je cite : « C’est une histoire qui construit ses données à partir de questions conceptuellement élaborées ». Une histoire problématique qui a entendu la leçon de Lucien Febvre et de Marc Bloch. Une histoire critique qui remet en question les vulgates et ne s’en laisse pas conter par les scoliastes : ce qui lui vaudra de tenaces rancunes. L’adjectif retenu pour la grande entreprise menée de concert avec Mona Ozouf est à cet égard emblématique : Dictionnaire critique de la Révolution.

     Cette histoire réfléchie et réflexive prend souvent son point de départ dans la relecture de vieux auteurs qui pratiquaient déjà cette histoire au second degré. Il ne néglige pas pour autant les sources habituelles : il sait faire parler le document d’archives, mais sa préférence va aux historiens anciens dont il se plaisait à dire avec un soupçon de provocation à l’adresse de nos contemporains que ceux-là avaient mieux compris la Révolution. Il a ainsi relu Burke et Augustin Cochin, redécouvert Edgar Quinet, médité Tocqueville. Cette lecture au troisième degré a été déterminante pour le renouvellement de l’histoire de la Révolution.

     Cette conception, il l’a appliquée principalement à l’histoire politique, et singulièrement des idées politiques, comme s’il souscrivait à la formule de Thibaudet : « La politique, ce sont des idées ». François Furet est à l’aise avec les idées politiques. Il excelle à les analyser comme à reconstituer la façon dont elles s’assemblent et s’organisent en systèmes. Il les aime vivantes, quand elles deviennent des idées-force et suscitent les passions. Il sait d’expérience que la politique n’obéit pas à la seule raison logique et que l’empire des idéologies se fonde sur toute sorte de facteurs. Son livre sur le communisme est essentiellement ordonné à l’intelligence des raisons, pas seulement rationnelles, qui expliquent la fascination d’une idéologie qui l’avait lui-même séduit un temps avant de se convaincre que c’était une illusion.

     Il a aussi appris que, l’histoire échappant à tout déterminisme, l’historien doit se garder d’abuser de l’avantage que lui donne la connaissance de la suite des événements et de se défendre de croire que les choses devaient nécessairement se passer comme elles ont fait. Il n’a jamais cessé de méditer sur le caractère contingent des événements. Il ne partage pas le dédain de certains de ses confrères pour l’événement. « Il n’y a pas, dit-il, de faits non événementiels et de faits événementiels : l’histoire est un événement permanent. » Quant à la Révolution, sujet majeur de sa réflexion, c’est le contraire même de la fatalité.

     La Révolution. Elle a été l’objet de son premier travail d’historien, écrit en collaboration avec Denis Richet, lui aussi trop tôt disparu. Elle sera le sujet constant et la source principale de sa méditation sur l’histoire des sociétés. L’interrogation sur ce phénomène étrange d’une rupture volontaire a dominé sa réflexion et confère à son œuvre sa cohérence.

     Dans ce premier essai, de facture très classique, certains aspects étaient déjà assez neufs pour être perçus comme provocants et déclencher des controverses qui ne s’éteindront pas. S’y laissent aussi pressentir quelques-unes des intuitions qui illumineront ses écrits ultérieurs. L’idée d’une révolution qui aurait comme échappé à ses auteurs, l’image, qu’il corrigera plus tard, d’une dérive ou d’un dérapage impliquent que les infléchissements du processus n’étaient pas inscrits dans le code génétique de la Révolution. Les Lumières ne portent donc pas la responsabilité de la Terreur. François Furet restitue au cours des événements leur caractère imprévisible, sinon explicable a posteriori. En conséquence la Révolution n’est pas ce bloc infrangible qu’il faudrait accepter en totalité ou rejeter dans sa globalité. Il n’y a lieu ni de la sacraliser, ni de la diaboliser. François Furet introduit cette relativisation qui est le devoir et le propre de l’historien, à égale distance des thuriféraires inconditionnels qui croient devoir révérer tous les actes de la Révolution, crimes compris, et de l’école contre-révolutionnaire qui l’exècre en bloc. Selon lui ces interprétations contraires répètent l’erreur majeure des révolutionnaires qui fut de reporter sur le politique une espérance proprement religieuse, d’où l’impossibilité ensuite de penser et d’accepter le pluralisme qui est constitutif de la démocratie. En pratiquant ce discernement François Furet, — pourrait-on dire en transposant la formule qui servit à qualifier la révolution opérée par Marx dans la pensée philosophique —, a ramené l’étude de la Révolution du ciel des interprétations idéologiques sur la terre des analyses historiques.

     Il n’est, ce faisant, animé d’aucune intention profanatrice. Comme il l’a dit : « Ma période de polémique avec l’historiographie communiste de la Révolution française est terminée depuis longtemps. Ce que j’ai à cœur de reconstruire sur les ruines de ce qui a été longtemps l’interprétation dominante de la Révolution est une histoire critique des idées et des représentations politiques dont celle-ci a été à l’origine ». Il reste impressionné par la grandeur tragique de l’événement, la noblesse de l’ambition première, comme par sa résonance indéfinie : il sait bien que depuis deux cents ans la France a vécu sur l’impulsion donnée et que c’est aussi l’événement qui a conféré à notre histoire singulière son caractère universel.

     Si François Furet n’a cessé d’approfondir le sillon qu’il avait ouvert, il a parallèlement élargi le champ de l’étude par un jeu de comparaisons avec d’autres événements présentant quelque analogie : ce jeu de miroirs est l’autre source du renouvellement de sa vision. Dans cet exercice il est passé maître : il n’est pas de ces érudits qui ne connaissent rien en dehors de leur spécialité ou de leur pays et que leur ignorance du reste du monde rend inaptes à apprécier l’importance relative de l’objet qu’ils étudient. La Révolution française est loin d’avoir absorbé toutes ses capacités d’attention. Il a exploré d’autres champs : la démographie l’a intéressé, il a mené avec Jacques Ozouf des recherches neuves sur l’alphabétisation et l’apprentissage de la lecture. Il a porté son regard sur d’autres sociétés, deux en particulier : les États-Unis et Israël.

     Il a progressivement élargi le cercle de ses comparaisons entre la Révolution française et d’autres, à commencer par les deux révolutions anglo-saxonnes : la révolution anglaise de 1688 et surtout la révolution d’Amérique. Il connaît bien les États-Unis : il y a fait de fréquents et longs séjours, il y a enseigné ; il a apprécié l’originalité de la société américaine et l’expérience qu’il en avait n’a pas été étrangère à son évolution. La comparaison entre les deux révolutions souligne la singularité de la nôtre et explique les caractères originaux de notre culture politique restée jusqu’à ce jour impressionnée par elle et plus encore par ses représentations.

     La même leçon se dégage de la comparaison avec l’autre grand fait révolutionnaire : la Révolution d’Octobre. L’essentiel de l’œuvre de François Furet s’ordonne ainsi en deux massifs correspondant aux deux grandes révolutions qui ont bouleversé le cours de l’histoire : 1789-1917. Loin de dissoudre l’originalité de la Révolution française dans la généralité du phénomène révolutionnaire, le rapprochement avec la Révolution d’Octobre la fait mieux ressortir. François Furet met en garde contre les erreurs d’optique qui résulteraient de rapprochements spécieux : il a dénoncé les interprétations qui établissent entre les deux révolutions une fallacieuse relation de filiation, que ce fût pour justifier les crimes soviétiques par le précédent de notre Terreur ou, au contraire, pour les condamner solidairement au motif qu’elles ont pareillement recouru à la terreur d’État. Ces lectures contraires négligent une contradiction qui suffirait à dissocier les deux révolutions : on ne peut condamner les totalitarismes, qu’au nom des droits de l’homme dont notre Révolution, au moins dans sa première phase, a fait le principe fondateur de la société moderne.

     Si, en étudiant 1789, François Furet a probablement toujours eu 1917 à l’esprit, il n’a entrepris de parler en historien de la révolution bolchevique qu’après qu’elle a été révolue à son tour en 1989. L’extraordinaire concomitance entre la commémoration du bicentenaire de la première Révolution et l’effondrement du régime instauré par la seconde a enrichi le réseau des comparaisons sur le fait révolutionnaire. Car est-il déraisonnable de considérer la restauration de la démocratie et le retour en force des identités nationales en cette fin de siècle comme une troisième révolution ? Il s’est même prêté à une comparaison inévitable, nécessaire même, mais hasardeuse entre les deux grands totalitarismes de notre siècle.

     Plusieurs révolutions, mais un unique sujet de réflexion : la Révolution comme irruption du changement dans l’histoire des sociétés. Sait-on beaucoup de problèmes qui soient plus dignes et d’une explication par l’historien et de la méditation du philosophe ? Est-il phénomène plus mystérieux dans ses causes comme dans son déroulement ? Comment comprendre pour le communisme qu’une utopie inspirée d’un désir sincère de faire le bonheur de l’humanité ait en définitive fait le malheur des hommes ? Le mystère de cette dérive intriguait chez François Furet l’homme de réflexion ; en quelques passages de son œuvre perce une inquiétude d’ordre métaphysique : n’y aurait-il pas en action dans le dynamisme des idées politiques un mystère du mal ?

     Mais ce qui l’intéresse par dessus tout, c’est de comprendre les passions des hommes et de découvrir les connivences, avouées ou cachées, qui expliquent le succès de ce qui lui est apparu avec le temps n’être qu’une illusion. Pour l’avoir partagée un moment, lui-même était préparé à saisir les ressorts de sa fascination : dans l’inventaire qu’il dresse des motivations qui conduisirent tant de ses contemporains à adhérer au Parti comme à une Église, je crois entendre comme une discrète confidence. Si chez d’autres le souvenir de leur errance altère souvent le jugement et si leur ferveur passée tourne en détestation, rien de tel chez François Furet : il parle de l’objet de son ancienne passion sans haine ni amertume . Ai-je tort de pressentir comme un aveu chuchoté dans l’attachant portrait qu’il trace, avec une tendresse quasi fraternelle, de Pierre Pascal, ce chrétien qui embrassa la cause du communisme universel par fidélité à l’Évangile ? et quand il évoque la rupture de celui-ci avec le communisme, ne pense-t-il pas autant à lui-même qu’à l’historien du Raskol ? Je le cite : « À l’enthousiasme du croyant succède un beau jour le regard critique et les mêmes événements qui illuminaient une existence ont perdu ce qui faisait leur lumière ».

     C’est à saisir de quels rayons divers se composait cette lumière que tant de militants et d’intellectuels ont cru voir se lever sur Moscou, que François Furet a consacré son dernier grand livre qui est comme une herméneutique des représentations du fait révolutionnaire. Le succès qu’il lui valut est pleinement justifié par l’ampleur du dessein, la profondeur des vues, la fermeté d’une synthèse qui allie le détail significatif aux idées les plus générales, la finesse des analyses psychologiques, le talent de l’écrivain. Avec Le passé d’une illusion c’est tout un pan de l’histoire politique et intellectuelle de notre siècle qui revit. Le relisant, le rapprochement m’est venu à l’esprit avec un autre grand livre publié il y a quelque soixante ans : celui de votre ancien confrère, Paul Hazard, sur La crise de la conscience européenne, qui s’attachait de même à décrire et à expliquer une révolution des esprits. On se souvient de la formule qui la résumait : « Hier tout le monde pensait comme Bossuet, aujourd’hui tout le monde pense comme Voltaire ». Comment de tels retournements sont-ils possibles ? C’est à percer l’énigme de ces révolutions de l’esprit que François Furet a consacré le meilleur de son intelligence.

     Cette ébauche de portrait risquerait de proposer une image de lui dans laquelle ceux qui l’ont bien connu ne le reconnaîtraient pas tout à fait, si je ne tentais d’esquisser quelques autres traits de sa personnalité. Cet intellectuel, au sens plein du terme, était un homme de plein vent, amoureux de l’existence, dont les épreuves, la maladie entre autres, avaient avivé l’ardeur à vivre. C’était tout sauf un solitaire, y compris dans le travail, la recherche et l’écriture : plusieurs de ses livres sont le fruit d’une collaboration étroite avec des collègues, des amis. Ce savant attaché à la poursuite de son œuvre n’était pas avare de son temps et n’a jamais refusé d’en distraire pour prendre sa part des tâches collectives. Porté à la présidence de l’École des Hautes Études en Sciences sociales à la suite de Jacques Le Goff, il remplit ponctuellement les devoirs exigeants d’une charge lourde, y mettant en oeuvre les idées qu’il avait contribué à faire prévaloir au lendemain de la crise universitaire.

     C’était aussi une façon de traduire en action ses convictions de citoyen rallié à la démocratie libérale. L’historien ne pensait pas que son activité scientifique le dispensât de s’engager. Engagé, il ne l’était pas à la manière des professionnels de la signature de pétitions : il l’était dans l’exercice et le prolongement de son métier d’enseignant. Il a ainsi enseigné à des générations de futurs journalistes. Journaliste lui-même, il collabora à de très nombreux périodiques du Nouvel Observateur à Commentaire et au Débat et à combien d’autres ! Je me garderai d’oublier telles émissions de télévision sur la Révolution qui sont de superbes leçons d’histoire. Il désirait ardemment que la connaissance du passé éclaire les esprits et les prépare à des choix raisonnables. C’était le sens de sa participation à la Fondation Saint Simon, comme à l’lnstitut Raymond Aron. Son tout dernier article destiné au Débat. et auquel sa soudaine disparition a conféré le caractère d’une sorte de testament, sur « L’énigme française » reste un modèle de discernement : il brûle du désir d’arracher ses contemporains à la stérile fascination des utopies défuntes et la sourde inquiétude qu’on y pressent sur l’avenir de la France est-elle si éloignée de celle qui inspira les derniers combats de Michel Debré ?

     Cette Révolution française qui fut l’objet majeur de sa réflexion est-elle aussi de ces utopies auxquelles il serait temps de signifier leur congé ? Le moment est-il enfin venu de la déposer, elle et son cortège de souvenirs et de passions, dans le linceul de pourpre où les peuples ensevelissent leurs dieux morts ? En d’autres termes ce chapitre de notre histoire est-il clos à jamais ? La question n’a pas moins retenu l’attention de François Furet que celle de ses commencements et de ses infléchissements. Lui-même a formulé plusieurs réponses qui, pour être différentes, ne sont pas contradictoires : elles correspondent seulement à des aspects distincts du fait révolutionnaire.

     Une première réponse découle du récit classique de la période : comme événement la Révolution a pris fin au 18 brumaire : après dix ans d’errances, elle a trouvé sa conclusion. Que les institutions sorties du génie du Premier consul aient duré presque jusqu’à nous, est bien la preuve que, comme événement, la Révolution a alors pris fin et c’est probablement une raison pour laquelle François Furet avait formé le projet d’écrire un Napoléon.

     Deuxième réponse : celle qu’il a énoncée au terme de sa magistrale étude d’un siècle d’histoire dans une formule qui fit choc : la Révolution a fini en 1880. Du choix de cette date les raisons sont, elles aussi, évidentes : en 1880 la République est définitivement fondée et avec elle la démocratie et la société moderne ; sauf accident on ne reviendra plus sur cet acquis qui fait désormais partie de l’héritage. La Révolution est entrée au port : elle est bien finie comme mode de transformation de l’ordre social.

     Mais elle n’est pas finie pour autant comme culture politique : deux siècles plus tard la légende révolutionnaire continue d’exercer sur l’imaginaire collectif et la pensée politique une influence dont François Furet comme citoyen déplorait l’emprise. Il estimait que le souvenir des événements que l’historien s’est attaché à déchiffrer a sur l’esprit public des effets pernicieux ; entretenant une complaisance suspecte pour le recours à la violence, légitimant par la référence à l’histoire les atteintes à l’État de droit. Le culte de la Révolution opposerait une résistance à tout effort pour opérer par la voie des réformes les changements nécessaires. Surtout il ne prémunirait pas les esprits contre la séduction des idéologies : c’est par la brèche ainsi ouverte que s’est engouffrée l’illusion communiste au nom de la prétendue continuité des deux révolutions. Bref, la pérennité de la référence à la Révolution française aurait retardé de quelque deux cents ans l’entrée de la France en démocratie. Telle est la thèse du livre écrit par François Furet avec Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, La République du Centre. Heureusement estime-t-il, les esprits ont récemment évolué et se seraient enfin soustraits à la tyrannie de la légende révolutionnaire. Tant pis si notre histoire y perd de son attrait et si la France cesse d’être une exception pour le monde : elle y a gagné la paix civile. Le livre prend acte de l’extinction des querelles sur les institutions qui ne sont plus l’enjeu de divisions toujours renaissantes. Les Français sont enfin devenus adultes et la France une démocratie comme les autres. La Révolution comme culture politique est bien finie : c’est sa troisième et dernière conclusion.

     Serait-ce se laisser impressionner par la circonstance exceptionnelle de ce double hommage que d’observer que, si l’interminable débat sur les institutions est aujourd’hui clos et si personne ne cherche plus dans un changement de régime le remède aux maux de la société, nous le devons sans doute, autant qu’à la maturité de l’esprit public, à une Constitution qui a réconcilié les deux traditions qui se disputaient depuis deux cents ans la référence à la démocratie ? François Furet a écrit à propos de la refonte consulaire de 1800 : « La France vient de trouver cette monarchie républicaine qu’elle cherche à tâtons depuis 1789 ». La formule définit avec bonheur le sens de l’événement et rend compte de son succès. Ne pourrait-elle, avec les réserves qu’impose la différence des temps ; s’appliquer aussi bien au texte de 1958 dont le principal rédacteur fut celui-là même dont François Furet aurait dû faire l’éloge et dont je prononce le nom, en le rapprochant une dernière fois du sien : Michel Debré ?