L’originalité en littérature

Le 26 octobre 1999

Hector BIANCIOTTI

L’originalité en littérature

par M. Hector Bianciotti

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DES CINQ ACADÉMIES
le mardi 26 octobre 1999

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

     A quelle époque l’écrivain a-t-il éprouvé le scrupule de l’originalité ?

     Platon, et plus tard Aristote, ont emprunté des phrases, des métaphores à Homère, à Hésiode, à Pindare, à Euripide...

     Quelques siècles s’écoulent, jusqu’à l’ère chrétienne, où l’on trouve des écrivains qui ignorent encore l’idée d’originalité et d’autres qui en ont conscience et commencent à justifier leurs emprunts.

     Comme l’observe Pietro Citati — ce n’est qu’un exemple — Jean, l’auteur de l’Apocalypse, n’est ni un « voyant » ni un « visionnaire » : son monde est plein de livres. Sans le vouloir, Jean nous l’explique dans un verset célèbre, qu’il a lui aussi dérobé à un autre texte : il mange, avale des livres dont le papier pénètre dans ses entrailles : l’Exode, Isaïe, Ézéchiel, Daniel, Zacharie, Joël.. Jean combine, entremêle, peaufine les images qu’il s’est appropriées. Avec une sorte d’ivresse hallucinée, Jean transforme ce qu’il avait englouti. Et ainsi ce texte, qui n’est pas né d’une expérience visionnaire, est devenu le plus grand texte visionnaire d’Occident.

     Quelques décennies avant l’Apocalypse de Jean — écrit, dit-on, en 96 — Sénèque justifie sa façon de s’approprier les sentences d’Épicure. Il y a peu de sens, dit-il, à les donner sous forme de citations, puisqu’elles ne sont pas la propriété intellectuelle d’Épicure, mais le bien commun de son école : c’est un signe de pauvreté d’esprit que de vouloir à tout prix ranger ses propres idées sous l’autorité d’autrui. Il faut s’assimiler les pensées des autres, non pas vivre dans la dépendance des livres ou de leurs auteurs : faire sienne toute notion acquise, sans s’accrocher à un modèle, sans se retourner à tout bout de champ vers le maître...

     Un siècle après Sénèque, et au moins un demi-siècle après l’Apocalypse de Jean, Apulée, le richissime gentilhomme africain, considéré comme le plus grand prosateur latin de tous les temps, écrit Les Métamorphoses — ou L’Âne d’or—.

     Pour les connaisseurs, L’Âne d’or est un plagiat, plutôt la combinaison de très nombreux plagiats de divers écrivains : de sorte que, pour Apulée, écrire n’est pas, à proprement parler, une création, mais la métamorphose d’une phrase, d’une métaphore, d’un motif déjà employé par d’autres. « Apulée — je cite Pietro Citati — Apulée était un plagiaire, un artiste de la marqueterie. [] Mais les Métamorphoses sont probablement le roman le plus original que l’on ait jamais écrit, et sans lequel on ne pourrait imaginer ni le Décaméron, ni la peinture italienne de la Renaissance, ni la mystique occidentale de tous les siècles, ni le Don Quichotte, ni La Flûte enchantée, ni Nerval, ni même les Lehrjahre de Goethe. »

     Au XIVe siècle, Pétrarque. Pétrarque est peut-être le premier parmi les grands écrivains, les grands poètes, à éprouver l’intime nécessité d’avouer sa dette envers les Anciens : Il avoue donc qu’il a lu et relu Virgile, Horace, Tite-Live et Cicéron, non pas en diagonale, mais en profondeur ; que ce qu’il a absorbé le matin, il l’a digéré le soir ; que ce qu’il a mangé étant jeune, il l’a ruminé en homme mûr : « Ces lectures se sont si intimement accumulées et fixées en moi, non seulement dans ma mémoire mais jusque dans la moelle de mes os. [] Quant au nom des auteurs, il m’arrive de temps en temps de l’oublier, surtout qu’un long et constant commerce avec certains passages me donne souvent l’impression de les avoir écrits moi-même ; ils sont par ailleurs tellement nombreux que, parfois, je ne me rappelle plus de qui ils sont, ni même qu’ils ne sont pas de moi.. »

     Hier, Paul Valéry : « Le désir d’originalité est le père de tous les emprunts/de toutes les imitations./ Rien de plus original, rien de plus « soi » que se nourrir des autres. Mais il les faut digérer. Le lion est fait de mouton assimilé. »

     Mais revenons aux classiques. À un maître de la citation et de la paraphrase, Michel de Montaigne : « Je feuillette les livres, je ne les étudie pas : ce qui m’en demeure, c’est chose que je ne reconnais plus être d’autrui ; c’est cela seulement de quoi mon jugement a fait son profit, les discours et les imaginations de quoi il s’est imbu. L’auteur, le lieu, les mots et autres circonstances, je les oublie incontinent... » Pour finir, Montaigne, qui revient souvent sur le thème de la lecture et de la mémoire, opte pour la belle métaphore qui fut de Sénèque et ensuite de Plutarque : « Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après leur miel, qui est tout leur. »

     On compte quatre cent cinquante-trois citations dans les Essais. De Cicéron, de Sénèque, de Tite-Live, de Quintilien, de Tacite, de saint Augustin. Dix-neuf de saint Augustin, et toutes de la Cité de Dieu : aucune n’est tirée des Confessions. Pourtant... Il est surprenant que personne n’ait remarqué la similitude du célèbre chapitre où Montaigne évoque l’amitié et la mort d’Étienne de La Boétie, et celui des Confessions où Augustin pleure la mort de son ami.

     Impossible d’imaginer que Montaigne ait ignoré ce passage des Confessions : à onze siècles de distance, le ton ému et mélodieux est semblable, et surprenante la sublime citation que tout deux utilisent...

     Montaigne et son amitié avec Étienne de La Boétie : « Nous nous cherchions avant que de nous être vus [] ; nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fût si proche que l’un à l’autre... [] Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui ; parce que c’était moi. »

     Et Augustin, sur la mort de son ami : « Je m’étonnais de voir vivre les autres mortels, puisqu’il était mort celui que j’avais aimé comme s’il n’eût jamais dû mourir ; et je m’étonnais encore davantage, lui mort, de vivre, moi qui’ étais un autre lui-même. Quelle heureuse expression a su trouver, parlant de son ami, le poète qui l’appelle « moitié de mon âme ». Oui, j’ai senti que son âme et la mienne n’avaient été qu’une âme en deux corps ; c’est pourquoi la vie m’était en horreur, je ne voulais plus vivre, réduit à la moitié de moi-même. Et peut-être ne craignais-je de mourir que de peur qu’il ne mourût tout entier, celui que j’avais tant aimé. »

     Retenons les mots qu’Augustin attribue à un poète dont il ne donne pas le nom : « moitié de mon âme »... « une âme en deux corps ».

     De son côté, Montaigne : « [] leur convenance n’étant qu’une âme en deux corps selon la très propre définition d’Aristote, ils ne se peuvent prêter ni donner rien. »

     On trouve le mot dans la Vie d’Aristote, de Diogène Laërce... Avaient-ils lu la même biographie, Augustin, qui fait allusion à un poète, et Montaigne, qui cite le philosophe ?

     Dans ce siècle qui glisse sous nos pas, l’un de ses grands écrivains, Jorge Luis Borges — Borgès —, considérait l’originalité comme un mythe appauvrissant. Selon lui, la part d’innovation accordée à un écrivain est mince. Il était convaincu que l’idée de texte absolument personnel, étant donné les incalculables répercussions des textes antérieurs, ne relève que de la religion ou de la fatigue. Et de soutenir que chaque génération se consacre à la réécriture des œuvres de générations passées : « Nous répétons toujours les mêmes fables et nous redécouvrons les mêmes métaphores. [] Nous regardons la lune et nous la voyons à travers Virgile, à travers Shakespeare, à travers Verlaine... Nous voyons l’univers d’une manière qui a été modifiée par la tradition, par les langues, par les mythes... »

     Tard dans sa vie, Borges visita l’Égypte. À son retour, il écrivit ces lignes désormais célèbres : « À trois ou quatre cents mètres de la Pyramide, je me suis baissé, j’ai pris une poignée de sable, je l’ai laissé couler silencieusement un peu plus loin et j’ai dit à voix basse : « Je suis en train de modifier le Sahara. »

     S’agissant de Borges, ces mots pourraient être interprétés ainsi : le poète prend dans sa main un bouquet de lointains souvenirs de lecture, les dépose sur la page, les dispose à sa façon, et dit pour lui-même : « Je suis en train d’enrichir la littérature. »