L’Académie française : pouvoir intellectuel, pouvoir politique, une relation compliquée. Conférence prononcée à l’exposition universelle de Shanghai, Pavillon français

Le 23 septembre 2010

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

L’Académie française :

pouvoir intellectuel, pouvoir politique, une relation compliquée

Conférence prononcée à l’exposition universelle de Shanghai, Pavillon français

le 23 septembre 2010

 

 

De nombreuses académies existent dans le monde. Mais l’Académie française ne ressemble à aucune autre : par son ancienneté – près de quatre siècles – par la permanence de ses règles – elles remontent aux origines – par sa composition – inchangée – par le nombre de ses membres, enfin par son indépendance matérielle. Son histoire est celle de la continuité mais aussi d’une émancipation du pouvoir qui présida à sa fondation.  

 

Les débuts incertains de l’Académie

 

L’Académie est née en 1635 de la rencontre d’un groupe d’hommes d’esprit, réunis chez l’un d’entre eux, Valentin Conrart, pour parler librement art et belles lettres, et des ambitions politiques et littéraires du Cardinal de Richelieu. Le puissant ministre de Louis XIII ayant découvert l’existence de cette assemblée, lui proposa de se transformer en académie, sous sa protection. Son projet était cependant vague. Il avait compris l’intérêt de s’attacher une petite compagnie porteuse d’idées qui lui permettrait d’exercer une autorité dans le domaine de l’esprit. Plus confusément, il imaginait un large regroupement de diverses disciplines – ce que sera un jour l’Institut de France – mais il s’en tint à la fondation de l’Académie. Il poussa à l’élaboration de statuts et à la constitution d’un corps de quarante personnes à qui il donna pour mission de veiller à la pureté et au développement de la langue française. Il ne faut pas oublier que le français était langue du royaume depuis moins d’un siècle, peu répandu hors de la sphère du pouvoir, et que depuis François Ier les souverains avaient assis l’unité du pays sur la langue française. La fondation de l’Académie, porteuse de la langue du royaume, était donc bien un projet politique. Mais le Parlement de Paris qui devait enregistrer les lettres patentes signées par le roi Louis XIII, créant l’Académie, se refusa pendant deux ans et demi à le faire. Son opposition à la création de l’Académie tient certainement à ce qu’il craignait que cette compagnie acquière une autorité capable de rivaliser avec son pouvoir. Contraint finalement de céder, le Parlement avait fait introduire dans les statuts que l’Académie ne pourrait s’occuper que de langue.

La crise née de la querelle du Cid fut une première occasion de vérifier les ambitions et l’autorité de l’Académie. En 1636 – le conflit avec le Parlement durait encore – Le Cid de Corneille remportait un triomphe ; Richelieu, irrité, pria l’académie de juger la pièce. Une des raisons de sa colère lui était personnelle : homme de lettres ignoré du public, il n’aimait pas qu’un auteur, hier inconnu, obtint un triomphe dont on ne retrouvera l’équivalent que deux siècles plus tard avec Victor Hugo. Mais surtout, une raison politique expliquait sa réaction. Le Cid, que le public applaudissait, condamnait toute son action. C’était un éloge du duel qu’il avait interdit et la glorification des vertus espagnoles au moment même où les armées espagnoles pénétraient dans le Nord de la France et menaçaient Paris. Toute la politique intérieure et extérieure de Richelieu était ainsi mise en cause. L’Académie, priée par son protecteur de condamner la pièce, allait-elle se soumettre ? Richelieu disposait pour lui dicter sa conduite d’un argument puissant, même s’il n’était pas explicité, un argument financier. Il n’avait donné à son académie aucune ressource, elle n’était pas logée et les académiciens, dont certains étaient pauvres, n’avaient aucun traitement. Richelieu avait dit que la fonction d’académicien serait bénévole, afin de marquer l’indépendance de l’Académie. Mais Richelieu attribuait à ses favoris des pensions, incontestable moyen de pression sur eux. L’Académie se tira de ce premier conflit – sourd – avec son protecteur le moins mal possible. Elle fit quelques remarques critiques sur la pièce de Corneille, assez justes, mais dignes. Son indépendance avait été mise à rude épreuve. Elle devait constater à cette occasion que son protecteur entendait l’utiliser et qu’elle aurait du mal à assurer toujours sa liberté.

 

Richelieu mort en 1642, l’Académie choisit un protecteur plus neutre, le Chancelier Séguier qui l’installa dans son hôtel – l’Académie n’avait toujours pas de domicile – et exerça pendant trente ans un protectorat marqué par un développement remarquable de la Compagnie.

Progrès d’abord dans le recrutement. Les académiciens d’origine étaient peu connus. Entre 1642 et 1672 des élections prestigieuses donnent à l’Académie une nouvelle autorité qui n’est plus seulement celle que lui confère son protecteur mais qu’elle doit à la gloire de ses membres – Corneille, Bossuet, Charles Perrault et Colbert élu en 1667. Colbert avait déjà fondé la petite Académie, qui deviendra Académie des Inscriptions et Belles lettres, la Société royale de Peinture, et l’Académie des Sciences ; l’Académie française semblait reléguée au second plan par ce foisonnement d’académies. Colbert leur accordait son attention et des avantages (il hébergeait la petite Académie et l’Académie des Sciences se réunissait dans la bibliothèque du roi). L’élection de Colbert à l’Académie française rétablit la situation. Il en fut, à côté de Séguier, protecteur de droit, le protecteur de fait. Il attribua nombre de pensions aux académiciens, fit reconnaître à l’Académie l’égalité avec les cours supérieures ce qui assura sa prééminence dans le monde académique, et surtout il prépara le grand tournant politique, la protection royale accordée à l’Académie et à elle seule.

 

L’Académie face à son royal protecteur, Louis XIV

 

La mort de Séguier en 1672 facilita cette révolution du statut de l’Académie. Privés du domicile de leur protecteur, puisqu’ils siégeaient depuis trente ans chez Séguier, les académiciens songèrent à se tourner vers Colbert. Mais le roi fit savoir – Colbert l’y avait poussé – qu’il était disposé à assurer la protection de l’Académie. Les conséquences de ce changement étaient considérables. L’Académie, outre un prestige renforcé, allait enfin avoir la stabilité matérielle qu’elle n’avait jamais connue, donc l’assurance de durer. Sur les conseils de Colbert, le roi lui offrit un domicile – au Louvre ! – un fonds pour couvrir ses besoins, des jetons pour récompenser la présence aux séances ; il lui offrit aussi quarante fauteuils – signe de l’égalité totale entre académiciens.

 

Durant le long protectorat de Louis XIV, la vie académique fut marquée par des innovations : la séance de réception devint publique après la réception de Charles Perrault dont le discours avait tellement plu qu’on avait regretté qu’il fut prononcé en privé ; l’invitation de femmes aux séances publiques ; enfin les méthodes de travail et le rythme des séances – trois par semaine – furent précisés. Déjà l’Académie avait enrichi ses missions grâce aux donations qu’elle reçut. La première était venue d’un de ses premiers membres, Guez de Balzac, qui lui fit un legs pour décerner un prix d’éloquence. Son exemple fut suivi et l’Académie créa des commissions pour décerner les prix qui se multipliaient. La protection royale n’impliquait pas encore d’intervention dans la vie académique, sauf pour l’élection de La Fontaine. Candidat en 1683, au fauteuil de Colbert, contre Boileau, il déplut au roi pour ses Contes libertins, et surtout, il avait été l’ami et le défenseur de Fouquet. Même si le roi n’intervint pas directement au début, les adversaires de La Fontaine craignaient son hostilité. Lorsqu’un premier vote apporta seize voix à La Fontaine et sept à Boileau (candidat royal), le roi déclara s’opposer au scrutin. Cela ne s’était jamais produit. Certes Corneille avait attendu la mort de Richelieu pour se présenter à l’Académie. Mais ici le conflit était déclaré. L’Académie refusa de céder, maintint son choix. Quelques mois plus tard, un fauteuil vacant permit l’élection de Boileau et le roi décida alors d’accepter aussi celle de La Fontaine. La fermeté de l’Académie avait été payante. Ce fut le seul conflit ouvert entre elle et Louis XIV durant le long protectorat de ce dernier.  

Ensuite la relation entre Louis XIV et l’Académie a été faite de concessions réciproques et d’avantages matériels accordés à la Compagnie – pensions, abbayes.

Le bilan de ce protectorat est remarquable. À la fin du XVIIsiècle, l’Académie compte dans ses rangs Colbert, Bossuet, Corneille, Racine La Fontaine, Boileau, Fénelon, La Bruyère, Fontenelle, tous académiciens dont la gloire a traversé les siècles et dure encore. Les élections du début du XVIIIsiècle seront moins glorieuses, elles reflètent la « piété » du monarque vieillissant. On élit alors tant d’ecclésiastiques de renommée inexistante, qu’en 1711-1712 ils étaient à l’Académie, vingt-quatre sur quarante membres. Les « grands » avaient aussi fait leur entrée à l’Académie avec l’élection en 1652 du duc Armand de Coislin âgé de seize ans qui était le petit neveu de Richelieu et le petit-fils du Chancelier Séguier, mais qui n’avait jamais rien écrit et savait à peine lire. Son élection fut le fruit des pressions du Protecteur. Ses deux fils lui succédèrent, témoignage d’une certaine « docilité » de l’Académie. Mais l’élection de La Fontaine, trente ans plus tard, contre la volonté du roi montrera que l’Académie pouvait manifester son indépendance.

 

Louis XV, un protectorat marqué par la confrontation

 

Le protectorat de Louis XV permet de constater l’évolution de l’Académie dans le sens d’une plus grande indépendance intellectuelle. C’est le temps des Lumières et l’Académie va s’y accorder, alors que sous Louis XIV elle fut à l’image du règne, chrétienne et conservatrice. D’un règne à l’autre, le passage est étonnant. Majorités des prêtres dans les rangs de l’Académie, pour la plupart médiocres en 1715. Le nouveau règne commença par deux manifestations de faiblesse académique devant le pouvoir. Tout d’abord, l’exclusion en 1718 de l’abbé de Saint Pierre. Cet abbé élu en 1695, personnalité contradictoire, visionnaire par son projet de paix perpétuelle où il imaginait à Strasbourg un Parlement européen et une armée européenne, publia en 1718 un ouvrage sur la taille proportionnelle qui comporte des propositions fiscales intéressantes mais critique les idées financières de Louis XIV. L’Académie s’indigna de cette attaque contre le défunt roi et au terme de discussions multiples exclut l’abbé de Sait Pierre. Le Régent approuva. Quand l’abbé fut remplacé, son nom ne fut pas prononcé dans le discours de réception par son successeur Maupertuis. C’est la première exclusion ayant pour motif la critique du pouvoir royal, dont l’Académie – très ecclésiastique alors – a pris l’initiative. Mais peu après, quand les philosophes y entreront, d’Alembert et Condorcet salueront dans leurs discours de réception la mémoire de l’abbé Saint Pierre.

Le deuxième faux pas de l’Académie en cette période de transition fut l’élection, en 1720, du Maréchal de Richelieu, arrière petit-fils du Cardinal, âgé de vingt-quatre ans, presque illettré, au trente-deuxième fauteuil. Cette élection, voulue et organisée par la majorité ecclésiastique, fut désastreuse pour l’Académie. Richelieu, qui y siégea durant soixante-huit ans, manipula les élections, fit constamment intervenir le roi dans des conflits qu’il créait et se montra toujours odieux par son autoritarisme et son indifférence aux lettres.

Malgré cela, le protectorat de Louis XV sera pour l’Académie un temps glorieux. Fontenelle avait ouvert la porte aux philosophes. Dès 1728, le tournant s’accentue, Montesquieu est élu. Mais l’influence du Cardinal de Fleury – premier ministre – pèsera encore sur les choix académiques. Louis XV écoute toujours son premier ministre et celui-ci est hostile aux idées des Lumières et « protège » des élections plus traditionnelles et plus cléricales.

Ce n’est qu’à sa mort, en 1743, que les philosophes – Voltaire, Buffon puis d’Alembert qui deviendra en 1772 Secrétaire perpétuel – seront élus. L’Académie sera dès lors divisée entre philosophes et cléricaux, dont la querelle connue, par référence aux rivalités de la Chambre suédoise, comme celle des Chapeaux (les philosophes) et des Bonnets (les cléricaux) va durer un quart de siècle et marquer la fin du règne de Louis XV. Cette querelle fut confuse ; ainsi Condillac était abbé, donc Bonnet par son état, mais Chapeau par ses idées. Les Chapeaux réussirent à diminuer la part des ecclésiastiques dans les élections et assurèrent la montée des philosophes. Le dernier Chapeau du règne fut Marmontel, qui fut aussi le dernier Secrétaire perpétuel de l’Académie avant la révolution. On voit donc les philosophes s’emparer par cette fonction de la direction de l’Académie.

Le roi s’inquiétait de cette évolution. Il demanda en 1772 au duc de Nivernais d’y veiller. Un premier incident eut lieu, en 1772, avec l’élection de d’Alembert au Secrétariat perpétuel, élection combattue par le Maréchal de Richelieu qui menaça de le faire exclure. D’Alembert fut élu dans un mouvement de protestation des académiciens contre les interventions du Protecteur. C’est le roi par son acte d’autorité qui assura le triomphe des Chapeaux. Quand d’Alembert, inquiet des menaces d’exclusion proférées par Richelieu, demanda à Louis XV de confirmer son élection, le roi, sensible à la révolte montante de l’Académie approuva.

Le deuxième incident vit triompher le roi et humilia l’Académie. Deux candidats des chapeaux, Suard et Delille, avaient été élus. Mais Richelieu exposa au roi que ces élections qui auraient dû être séparées, ayant eu lieu le même jour, étaient nulles. Le roi refusa de les confirmer. Et l’Académie qui ne voulait pas que l’élection de d’Alembert fut remise en cause et qui craignait d’éprouver à l’excès la bonne volonté du roi, s’inclina.

Le conflit s’acheva sur un compromis. Le roi déclara qu’il autorisait les élections de Suard et Delille sur les prochains fauteuils vacants, mais exigea que soient inscrit sur les registres de l’Académie qu’il n’autoriserait aucune élection de candidat « dont la réputation ne soit intacte du côté des mœurs et de la probité ou dont les écrits et les discours soient répréhensibles par rapport aux matières de religion et de gouvernement » Le ton était donné, le roi entendait bine maintenir son autorité sur l’Académie en matière d’élections et avant tout d’idées. Et l’Académie s’inclinait.

Pour autant, le protectorat de Louis XV lui avait été très favorable. Elle était matériellement rassurée. Elle avait bien travaillé : trois éditions du Dictionnaire étaient achevées en 1718, 1740, 1762 ; et en 1793 lors de la suppression de l’Académie la Ve édition était prête.

Dans cette période où les grands noms se pressent à l’Académie, les philosophes, mais aussi Marivaux, Bernis, les relations entre le roi et l’Académie ont été intenses, marquées par des conflits avec le roi, mais aussi les faveurs de l’Académie. En 1752, le roi fit compléter son règlement, précisant son organisation, donnant au Secrétaire perpétuel les moyens matériels de sa fonction, précisant les dispositions électorales. Le règlement et les statuts sont encore en vigueur au XXIsiècle.

Aux attentions du roi envers l’Académie s’ajoute l’intérêt que lui accordent les souverains étrangers, signe de son prestige international. Après la reine Christine de Suède, Pierre le Grand, le prince héréditaire de Brunswick, le roi Christian VII du Danemark, le roi de Suède Gustave III, brillant francophone et francophile, tous viennent la visiter. Les souverains russes et suédois s’inspirent de l’Académie pour créer leur propre institution littéraire.

L’Académie fut-elle plus ou moins soumise à l’autorité royale durant ce règne ? Les diverses crises électorales obligent à des conclusions nuancées. Louis XV intervint souvent par l’intermédiaire de proches convaincus de servir ses intérêts, tel le Maréchal de Richelieu ou le Cardinal Fleury. Dans l’ensemble, il semble qu’il ait été tout à la fois inquiet de l’évolution des idées politiques de l’Académie et soucieux d’éviter ou d’apaiser les conflits. C’est sur le chapitre de l’expression des idées qu’en définitive l’Académie sera de façon croissante, sinon soumise à un contrôle direct, du moins priée de s’auto limiter sous peine de provoquer les réactions royales. En 1693 déjà, le discours de réception de La Bruyère fut si acerbe et déplaisant à l’égard de nombre de ses confrères qu’ils décidèrent que tout discours de réception devait être au préalable entendu par une commission nommée à cet effet. Par ailleurs, le discours de La Harpe pour l’attribution du prix d’éloquence de 1771 ayant été jugé scandaleux en matière de religion par les Bonnets s’agissant de la religion, le roi décréta que ces discours devaient recevoir au préalable le visa des théologiens. Sur l’invite pressante du Cardinal de Rohan, qui se situait dans le camp des Chapeaux, le roi recula ; cette exigence ne fut inscrite nulle part et la liberté de pensée de l’Académie réaffirmée. Mais une fois encore, pour éviter l’intrusion de l’autorité royale dans leurs travaux, les membres de l’Académie étaient invités à pratiquer un certain contrôle sur eux-mêmes.

 

Le protectorat de Louis XVI, l’Académie en déclin

 

Louis XV disparu, l’Académie fut confrontée à un nouveau protecteur dont la piété et la bonté étaient connues de tous, loin des idées qui agitaient l’Académie. Ce sera pour elle un temps de grand affaiblissement, conduisant inéluctablement à son anéantissement.

Le protectorat de Louis XVI fut en apparence sans histoire et sans heurt. Les élections, souvent peu remarquables, furent moins heureuses. Les souverains étrangers se succédaient. L’empereur Joseph II d’Autriche, frère de la reine de France, le futur Paul Ier, héritier du trône de Russie, le roi de Suède, si enchanté de sa visite passée qu’il souhaite être reçu de nouveau et le prince Henri de Prusse. Mais l’Académie se réjouit aussi du retour de Voltaire, lassé de son séjour à Ferney. Ce fut un immense événement. Au delà de cette vie académique apparemment semblable à celle du passé, des signes inquiétants doivent être relevés.

Tout d’abord le roi, passionné de géographie et de sciences, prête peu d’attention aux lettres ; et sa piété s’inquiète de cette académie où les Chapeaux semblent tenir les rênes. La mort de Voltaire contribua à l’irriter contre les académiciens puisque le plus illustre d’entre eux se livra alors à d’étranges volte-face, se confessant puis se tournant vers les francs-maçons. Mort, il fut tout aussi encombrant puisque l’Eglise et l’Académie entrèrent en conflit à propos de la messe que l’usage convenait de célébrer. Appelé à trancher, Louis XVI fut encore plus exaspéré. S’il ne décida rien, son frère, le Comte de Provence, plus attiré que lui par les lettres, suggéra qu’il fallait tout simplement supprimer l’Académie ou du moins la rattacher, sous forme d’annexe, à la Petite Académie. Consciente du péril l’Académie choisit d’élire surtout des candidats des Bonnets, propres, pensait-elle, à rassurer un roi qui ne l’aimait guère. Seule exception remarquable, l’abbé Morellet, dont le rôle dans la période révolutionnaire sera décisif pour l’avenir académique. Elu Directeur, il sera le dernier à exercer cette fonction. Il prépare en 1790 une réforme de l’institution qu’il sait indispensable pour tenter de la sauver. Il suggère de ne plus y élire des Grands mais seulement des hommes de talent ; de débattre librement de tout sujet et de renoncer à la protection du roi, ce qui convient parfaitement à Louis XVI. L’Académie décida dans cette période où elle se sent menacée de surseoir aux élections, ce qui à terme eût pu conduire à son extinction. Cette décision fut prise par l’Académie elle-même, sans aucune pression extérieure. Elle témoigne du désarroi de ses membres. L’Assemblée constituante ouvrit de son côté en 1791 un débat sur l’avenir des académies. Toutes furent contestées, mais l’Académie française plus particulièrement, car elle était le symbole même de l’Académisme, et croyait-on, de l’inégalité et des privilèges qui y étaient attachés. Au nom de l’égalité, le député Gilbert Romme appela la Convention à abolir les académies le 25 novembre 1792. David, membre d’une académie, le soutint. En août 1793, l’abbé Grégoire, toujours soutenu par David, obtint que la Convention supprime toutes les académies. Au Louvre ne siégeaient plus alors que quatre académiciens dont l’abbé Morellet qui, courageusement, va s’acharner à sauver les archives, les portraits et les documents de l’Académie. La cause paraissait entendue et la création de Richelieu morte à jamais.

 

Mort de l’Académie et renaissance partielle

 

Le sort, ou plutôt la Convention qui avait détruit les académies, décida avant de se séparer de doter la nation révolutionnaire de sociétés savantes sous la forme d’un Institut composé à l’origine de trois classes. Cet institut ignora ce qu’était l’Académie française, dans son organisation et par les nominations des membres. Aucune classe ne reflétait l’Académie. Les élections qui suivirent portèrent à l’Institut quelques survivants de l’ancienne académie. À l’exception du seul Ducis – poète assez moyen – tous les autres furent écartés. Jusqu’en 1799 un seul académicien siégea donc à l’Institut. La chance de l’Institut naissant et peut-être de l’Académie disparue, fut que Bonaparte, dont la gloire montait, y fut élu en 1797, dans la section de mécanique pour remplacer Lazare Carnot déporté après le coup d’Etat manqué du 18 Fructidor.

Le coup d’Etat du 18 Brumaire qui conférait un pouvoir considérable à Bonaparte ouvrit aussi les portes des corps du Consulat à ses confrères de l’Institut. Ducis fut nommé sénateur, mais fidèle à la tradition de liberté de son académie défunte, il refusa, donnant l’exemple d’une résistance du nouvel Institut à un pouvoir jugé illégitime. Puis le gouvernement voulut faire la paix avec ses critiques, rappela les proscrits de Fructidor et songea à les rétablir à l’Institut. Dès lors se posait la question du rétablissement dans toute sa dignité de l’Académie française. Une alliance rassembla autour de ce projet Lucien Bonaparte, ministre de l’Intérieur, Talleyrand, le troisième consul Lebrun et les académiciens Morellet et Suard. Le projet étudié au cours de deux réunions prévoyait la reconstitution pleine de l’Académie et l’élection par les membres survivants de membres qui complèteraient l’effectif de la Compagnie. Parmi les candidats souhaités, le premier consul Bonaparte, Lucien Bonaparte, Talleyrand, Lebrun, Bernardin de Saint Pierre. À peine le projet était-il couché sur le papier que Bonaparte revint d’Italie. La presse, informée, se déchaîna contre l’idée de la renaissance de l’Académie et l’opinion s’inquiéta de voir l’Institut, né de la révolution, devenir une institution secondaire au regard de la prestigieuse compagnie. Bonaparte s’opposa au projet et accepta seulement l’idée d’une société littéraire qui se consacrerait à la langue, mais n’aurait ni le statut ni le nom d’académie. Puis progressivement, son hostilité s’estompa. Il comprit l’importance des institutions tout en craignant l’Académie comme telle. Il fit donc la moitié du chemin, et par le décret du 3 Pluviôse an III (23 janvier 1803) décida la création dans l’Institut d’une classe de langue et littérature (IIe classe) où seraient nommés la plupart des survivants de l’Académie française, auxquels on ajouta des membres de la classe des Sciences morales et politiques que le décret supprimait. La seconde classe se réappropria les missions, les biens et les règles et statuts de l’Académie supprimée en 1793.

 

La vie de l’Académie sous l’Empire fut paisible à l’exception du conflit qui l’opposa à l’Empereur et dont le prétexte fut à deux reprises Chateaubriand. En 1810 l’Académie décernant ses prix n’y inscrivit pas le Génie du christianisme de Chateaubriand. Or un décret impérial prévoyait que les prix proposés par les classes de l’Institut seraient soumis à l’agrément de l’Empereur. Les académiciens étaient ainsi réduits au rôle de consultants. Napoléon exigea des explications sur le choix de la IIclasse qui contrevenait à son propre choix. Les académiciens persistèrent, refusant de s’incliner devant la volonté du prince. Furieux, Napoléon imposa en retour la candidature de Chateaubriand à l’élection du successeur de l’ancien conventionnel Marie Joseph Chénier le 10 janvier 1811. L’élection fut difficile, les opposants étaient nombreux et le quorum faillit manquer, signe visible d’hostilité. Le bras de fer qui avait opposé l’Académie à Napoléon se doubla d’un scandale autour du discours de Chateaubriand qui effraya l’Académie, mécontenta Napoléon qui le corrigea et braqua Chateaubriand dans son refus de réécrire le discours. Les académiciens cédèrent à la peur et Chateaubriand refusant toute réécriture ne fut pas admis à siéger.

 

L’Académie française reconstituée par Louis XVIII

 

La renaissance de l’Académie en 1816 fut l’œuvre de Louis XVIII qui trois décennies plus tôt rêvait de la supprimer. La réforme royale fut ambiguë. Louis XVIII maintint l’Institut, restaura les académies, rendit le premier rang à l’Académie française avec ses anciens statuts et la protection royale.

S’agissant de la composition de l’Académie française, les décisions du roi étaient nettement moins satisfaisantes. Il exclut autoritairement certains de ses membres, retint des académiciens élus sous la monarchie ou depuis 1803 et en, nomma d’autres de son choix. Mais l’Académie existait à nouveau. Un problème subsistera pendant presque deux siècles, lié au choix étrange du maintien de l’Institut, de la restauration des académies et de l’organisation, voire de la hiérarchisation, de ces diverses institutions. Ce n’est qu’en 2006 que l’ambiguïté sera levée et que l’indépendance absolue de chacune des institutions sera affirmée.

Les péripéties politiques qui agitent la France au XIXsiècle – révolutions de 1830 et de 1848, proclamation de l’Empire, chute de l’Empire et proclamation de la République – n’eurent pas jusqu’au milieu du siècle d’effets politiques visibles sur l’Académie. Certaines élections furent sans doute politiques. Celle de Raymond de Sèze, défenseur du roi en 1792, emprisonné durant la Terreur, isolé durant l’Empire et dont Louis XVIII veut voir saluer le courage ; celle voulue contre le roi de Royer-Collard en 1827, qui s’était opposé au projet de loi restreignant les libertés de la presse. Cette élection marqua de manière exceptionnelle l’opposition de l’Académie au pouvoir sur un grand problème politique.

Mais l’Académie se prépare alors à une tout autre bataille, littéraire, qui allait voir entrer le romantisme en son sein. Elle se fit en 1829, année où l’Académie, mue toujours par un esprit d’opposition au fait du prince, élit deux exclus de 1816.

Puis vient, et c’est la révolution intellectuelle, le tour de Lamartine, candidat improbable puisque diplomate, il est en poste à Florence, incapable de faire des visites et de répondre à l’obligation de résidence qui avait fait échouer bien des candidatures dont, au XVIIsiècle, celle de Corneille. Malgré ces obstacles, malgré un nombre élevé de candidatures rivales, malgré l’opposition des adversaires du romantisme, Lamartine l’emporta aisément, et il fut reçu par l’Académie au lendemain de la bataille d’Hernani. L’air du temps était bien au romantisme. A la révolution aussi. Celle de 1830 qui troubla quelque peu Paris, mais guère l’Académie. Celle-ci avant de pencher vers le romantisme rejeta un grand écrivain politique, Benjamin Constant, mais décida d’élire deux politiques d’envergures : Thiers en 1833. Il est alors Président du Conseil des ministres, plusieurs fois ministre et Président de la République de 1871 à 1873, il sera alors protecteur et membre en même temps de l’Académie. Cette situation exceptionnelle se reproduira en 1913, Raimond Poincaré, académicien, fut élu Président de la République et devint protecteur de ses confrères. Il eût fallu réfléchir au problème, mais la guerre menaçait, on remit la réflexion à plus tard.

L’influence de Thiers sera grande, il fera élire ses amis politiques, pèsera sur les élections et combattra vigoureusement les romantiques, Victor Hugo en tête. Autre élection politique, celle de Guizot en 1836. Guizot avait rétabli en 1832 l’Académie des Sciences morales et politiques et en était membre ainsi que de l’Académie des Inscriptions. Membre des trois académies à partir de 1836, il pesa de tout son poids sur la vie de l’Académie française où il prit la tête du Parti catholique (bien qu’étant protestant) et poussa l’Académie dans l’opposition à l’Empire.

Mais ces élections politiques ne peuvent effacer ce qui fut la grande affaire de l’Académie en ce temps, et lui donna un éclat exceptionnel au XIXsiècle, son ouverture au romantisme qui ne fut pas facile. Après l’élection de Lamartine, le romantisme sembla oublié par l’Académie. Pourtant, après Hernani, Victor Hugo en est le plus glorieux représentant et il domine la scène littéraire en France. Mais il pressent que l’Académie n’est pas prête à l’accueillir et attend 1836 pour se présenter. Il fut battu par un auteur de vaudeville, assez médiocre, Dupaty. Il ne lui faudra pas moins de cinq tentatives pour être élu en 1840 au fauteuil laissé vacant par le républicain Népomucène Lemercier qui toujours répétait « Moi vivant, Monsieur Hugo n’entrera pas à l’Académie ». Hugo élu, la partie était loin d’être gagnée. Vigny qu’il soutenait dut s’y prendre à six fois ; puis Musset, mais après trois échecs ; mais le romantisme était enfin installé à l’Académie.

Le coup d’Etat du 2 décembre 1851 va ouvrir le temps d’un comportement politique nouveau de l’Académie, celui d’une opposition systématique au Protecteur. Les élections en témoignent. En janvier 1851 déjà, l’Académie avait élu le Comte de Montalembert, défenseur ardent de la liberté de la presse, qui ne pouvait plaire au prince-président en marche vers le pouvoir absolu. En février 1852, l’Académie élut un grand avocat, Berryer, qui avait dans le passé défendu Louis Napoléon, mais par royalisme s’opposait à ses ambitions impériales. Cette élection et l’exil de Victor Hugo marquaient clairement que l’Académie était entrée en opposition. Les élections furent alors marquées par un jeu subtil. Les académiciens élisaient un ou deux opposants notoires puis acceptaient dans leurs rangs un candidat favorable au régime. L’opposant le plus éminent ainsi élu fut Jules Favre.

Les rapports entre l’Empereur, que ces élections exaspéraient, étaient aussi tendus par les ambitions académiques de Napoléon III. Il avait imaginé pouvoir être élu comme historien de Jules César, ouvrage qu’il avait commandé à Victor Duruy, alors ministre de l’Instruction publique. Quelques enquêtes, des comptages de voix lui démontrèrent que l’Académie ne l’élirait pas, que s’il se présentait, il devrait s’imposer. Il n’y aurait pas de vote, mais viol de l’indépendance de l’institution. Sagement Napoléon III renonça mais n’oublia pas. Le changement vint de l’évolution interne du régime, d’abord plus proche du parlementarisme et évoluant sur sa fin vers une monarchie constitutionnelle. L’Académie se rallia alors et commit l’imprudence d’élire le Président du Conseil, Emile Ollivier, au fauteuil de Lamartine, le 7 avril 1870. Cette élection scellait la réconciliation de l’Académie avec son Protecteur. Le régime allait mourir et Emile Ollivier, qui restera à l’Académie quarante-trois ans, sera toujours l’un de ses membres les plus encombrants.

Jusqu’à la guerre l’Académie vivra paisiblement, glorieusement même lorsqu’en 1896 elle recevra le grand allié, l’Empereur Nicolas II de Russie.

 

L’Académie des maréchaux

 

Après la victoire de 1918, l’Académie fut à l’unisson du pays, marquée par le patriotisme. Pendant la guerre on avait suspendu les élections, neuf fauteuils vacants faisaient craindre le moment où il n’y aurait plus de quorum pour voter. C’est pourquoi on recommença à voter dès février 1918, pour élire à l’unanimité le vainqueur de la bataille de la Marne. Le Maréchal Joffre avait été précédé à l’Académie en 1912 par un autre grand soldat, le Maréchal Lyautey. En novembre 1918, ce fut au tour du Maréchal Foch, élu comme Joffre à l’unanimité. De là vient l’expression « une élection de maréchal ». En 1929, Foch ayant disparu, l’Académie compléta le clan des maréchaux en élisant le vainqueur de Verdun, Pétain, qui sera reçu par Paul Valéry. Deux ans plus tard c’est le Général Weygand qui succède à Joffre. Il n’était pas maréchal mais généralissime et il mourut doyen de l’Académie. En 1934, le Maréchal Franchet d’Espèrey succédait à Lyautey.

En 1923 l’Académie fut secouée par une élection inhabituelle qui était très liée au climat politique de l’époque. Au fauteuil de Paul Deschanel, dont la présidence de la République s’était achevée, on le sait, dans le ridicule, se présenta le penseur de l’Action française, Charles Maurras, dont le talent était incontesté, mais dont les idées divisaient l’Académie. On lui opposa un ancien gouverneur de l’Algérie, alors ambassadeur au Vatican, avec qui la France venait de renouer, Célestin Jonnart, qui fut élu. L’Action française mobilisa les étudiants pour manifester contre l’Académie et publia les bulletins de vote qu’elle avait réussi à se procurer. Le scandale fut immense. Depuis lors les bulletins sont brûlés à l’issue de chaque vote.

Ces évènements regrettables certes ne devaient rien à des conflits avec le pouvoir mais étaient le fait de tendances diverses au sein de l’Académie et reflétaient les débats politiques du pays. Ce fut d’ailleurs une période où de grands noms, des romanciers surtout, y brillèrent : Clemenceau qui ne siégea jamais, Paul Valéry, Pierre Benoît, François Mauriac, le grand physicien Maurice de Broglie que son génial frère, Louis, rejoindra en 1945 Georges Duhamel, Charles Maurras enfin, élu en 1938, les frères Tharaud et combien d’historiens et d’essayistes. Le bilan littéraire de cette époque est glorieux même si les querelles politiques du temps – héritage de l’affaire Dreyfus, conflits ecclésiastiques, positions nationales – ont été souvent la clé des choix académiques. Mais l’Académie agit alors en toute indépendance, attitude que le second conflit mondial ébranlera profondément.

 

L’indépendance menacée puis conquise

 

La défaite de 1940 et l’occupation de la France par les armées allemandes auront de graves conséquences pour l’Académie. Un problème surgit avec l’effondrement de la République. L’Etat français installé à Vichy a pour chef le Maréchal Pétain, membre de l’Académie. Doit-il être tenu pour protecteur de l’Académie ? Entre les deux France qui se dessinent, celle de Londres, celle de Vichy, comment s’orienter ? En cette période tragique, les académiciens firent preuve d’une sagesse remarquable. Georges Duhamel fut désigné comme Secrétaire perpétuel en 1942. Les académiciens présents à Paris décidèrent d’éviter toute démarche envers le Maréchal Pétain et de suspendre les élections. L’Académie s’installa dans le silence.

En 1945 pourtant, l’Académie ressentit une certaine inquiétude. Avoir compté dans ses rangs le Maréchal Pétain, Charles Maurras, un ministre de l’Education nationale, Abel Bonnard et Abel Hermant qui écrivait dans la presse de la France occupée, aurait pu faire taxer l’Académie tout entière d’institution ayant « collaboré avec l’ennemi ». Si l’on y ajoute les cas plus marginaux de Pierre Benoît arrêté en 1945 et du Général Weygand, ministre de Vichy, la menace se précisait. Georges Duhamel craignait que le Général de Gaulle ne décide la suppression pure et simple de l’institution. Il décida donc de plaider son cas auprès du chef de la France libre à qui il proposa d’emblée de devenir membre de la Compagnie, ce qui fut refusé. Le Général avait un grand respect des institutions, il respectait l’Académie, il sut comprendre les choix faits durant l’occupation et se posa aussitôt en Protecteur.

Ecartée la menace de suppression, ce fut la composition de l’Académie qui fut débattue. Il fallait remplacer les morts et les éventuels exclus. Le Général de Gaulle souhaita que l’Académie recourre comme en 1803 à une procédure de nomination et suggéra l’élection d’un certain nombre de « résistants ». Fidèle à sa tradition d’indépendance, l’Académie réunie en hâte, refusa la procédure et l’idée de s’ouvrir aux « suggestions » du Protecteur. Elle vota dans des conditions exceptionnelles – sans quorum – et élit le Prix Nobel Louis de Broglie. Election prestigieuse et nullement politique. Deux élections suivirent, qui permirent de restaurer le quorum (vingt membres) et l’Académie fonctionna normalement. Mai il fallait résoudre le problème posé par les académiciens accusés de collaboration et condamnés ou en attente de jugement. Dans le climat passionné qui suivit la Libération, l’Académie fit preuve d’une pondération et d’un courage réels. A la volonté épuratrice de certains membres et aux pressions extérieures, la majorité opposa des décisions nuancées. Abel Bonnard et Abel Hermant, tous deux condamnés par la justice, furent exclus de la Compagnie et bientôt remplacés. Charles Maurras et le Maréchal Pétain furent l’objet de longs débats. Ils furent radiés dans une certaine ambiguïté, des votes incertains mais la décision la plus hardie fut de ne pas élire leurs successeurs aussi longtemps qu’ils seraient en vie.

Le Général de Gaulle, fort respectueux de l’Académie n’intervint dans les élections que dans deux occasions, pour indiquer ses réserves à l’égard de candidats. En 1958, alors que la France entrait dans une crise politique qui allait tuer la IVe république, Paul Morand se présentait à l’Académie. Sa candidature suscita des critiques intérieurs et un avertissement du Général de Gaulle qu’on savait sur le point de revenir au pouvoir dans une France transformée politiquement. Le Général fit savoir que s’il était à l’Elysée, il ne le recevrait pas, or cette visite au Président de la République valait à l’Académie française approbation de l’élection. L’élection fut suspendue. Mais pendant dix ans, le Général maintint son interdit et Paul Morand ne fut élu qu’en 1968. Il ne fut cependant pas reçu à l’Elysée. Il n’en alla pas de même pour Saint John Perse qui ne s’était pas rallié à la France libre en 1940 et à qui le Général ne le pardonna jamais et qu’il refusa de voir élire à l’Académie.

Depuis lors, l’Académie a connu cinq protecteurs, les Présidents Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand, Chirac et Sarkozy. Tous ont respecté l’indépendance de l’Académie – même si au lendemain de son élection, François Mitterrand avait émis le vœu de l’élargir en l’ouvrant à des hommes de son choix. Devant l’opposition d’une Compagnie unie, au delà de toutes les différences d’opinion, pour défendre la liberté de choix et les statuts de l’Académie, il eut la sagesse d’oublier ce projet. Il fonda, pour compenser ce recul, l’Académie universelle des Cultures qu’il installa au Louvre, signal de son mécontentement envers l’Académie. Mais cette institution fondée à la hâte a cessé d’exister, tandis que l’Académie s’est renforcée d’une réforme déjà évoquée, qui en 2006 a affirmé clairement le principe jusqu’alors flou, de son indépendance.

L’Académie paie cette indépendance de son autonomie matérielle. Elle vit de son patrimoine, ne recevant de l’Etat que son domicile le Palais Mazarin ou Palais de l’Institut – qu’elle partage avec les autres académies – et quelques collaborateurs aidant à accomplir les missions de service public qui lui incombent. Cette aide représente 7% de son budget alors que les missions de l’Académie sont innombrables. L’Etat pourtant contrôle, par l’intermédiaire de la Cour des Comptes, l’utilisation qu’elle fait de ses biens. Hors cela, sa liberté est totale. Dans les innovations remarquables, il faut signaler l’apparition de femmes à l’Académie – en 1978 la première élue fut Marguerite Yourcenar – cinq femmes y siègent aujourd’hui. LA tradition ecclésiastique si vivante jusqu’à la fin du XIXsiècle a disparu, l’usage prévaut d’élire un ecclésiastique théologien. L’Académie s’est ouverte aux représentants français d’autres origines – Henri Troyat, Julien Green, Léopold Sédar Senghor, Assia Djebar, François Cheng – ; et elle est en tête du combat pour la francophonie. Enfin, la tradition militaire s’y est perdue, le dernier représentant en fut le Maréchal Juin, mort en 1967 tandis qu’un ancien Président de la République, Valéry Giscard d’Estaing l’a rejointe en 2003. Mais bien qu’ancien protecteur de la Compagnie, il se plie à la règle de l’égalité qui préside à son existence.

L’indépendance face à tout pouvoir politique ou économique, l’égalité des membres de la Compagnie et le respect rigoureux des statuts et règlements, tels sont les fondements d’une académie restée fidèle à elle-même à travers près de quatre siècles d’existence, mais en même temps ouverte au monde dans lequel elle vit, et tirant son prestige et son autorité de sa capacité à accepter les réalités et les exigences d’un monde en très rapide mutation.