Éloge d’une vertu, discours prononcé lors de la séance publique annuelle

Le 1 décembre 1994

José CABANIS

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
le jeudi 1er décembre 1994

Éloge d’une vertu

par M. José CABANIS
Directeur de la séance

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Il fut un temps, au moins chez certaines gens et en province, où les enfants ne parlaient pas à table. Lorsque des enfants me furent donnés par la Providence, je m’empressai d’en finir avec cet usage, plus intéressé par ce qu’ils disaient que par les propos des autres. Peut-être leur ai-je rendu un mauvais service. Quand j’avais une dizaine d’années, invité au silence, j’écoutais. Je ne pense pas y avoir appris ou gagné grand-chose, si ce n’est l’essentiel : l’esprit critique. Le plus vif de mes étonnements me fit, dès cette époque, me poser des questions sur la vertu.

Il n’y avait alors à mes yeux aucune confusion possible entre le bien et le mal. Élève d’un collège comme on n’en fait plus, j’avais appris que la vertu par excellence est la pureté du cœur. Autour de la table familiale, rien que des convives aux mœurs assurément irréprochables. Et voilà que, souvent, une anecdote, des souvenirs, l’écho d’une lecture ou d’un spectacle, évoquaient à mots à peine couverts cela même qui conduisait la damnation éternelle. On en riait. Ma mère riait. Était-ce possible ? Parfois elle m’envoyait dans ma chambre, le temps d’un plat, quitte à me rappeler, l’histoire achevée, et j’en étais mortifié, surtout stupéfait : elle ne voulait pas que je fusse scandalisé, mais elle ne l’était pas. Tandis que je regagnais ma place, assez sombre, de ce qu’elle avait entendu elle souriait encore. Pouvait-on plaisanter avec le mal ? Le mal serait-il drôle ? Je ne connaissais pas encore le mot, mais je pressentis très tôt que le bien lui-même pouvait relever de la dichotomie.

Quelque dix ans passèrent, j’étais étudiant. Je suivais les cours de Raymond Naves, spécialiste reconnu de Voltaire, qui mourut peu après dans les camps nazis. Il nous parlait de Diderot. Cette voix qui a dû s’éteindre dans quelle solitude et quelle angoisse, au comble de la misère humaine, je l’entends encore dire, détachant chaque mot qu’il savourait, la première phrase du Neveu de Rameau : « Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid... » Il analysait pour nous les théories désenchantées du neveu de Jean-Philippe Rameau, cet homme, dit Diderot, « composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison ». À l’entendre, « le souverain, le ministre, le financier, le magistrat, le militaire, l’homme de lettres... », et l’énumération n’en restait pas là, mènent volontiers une existence sans reproches. Ils pratiquent seulement, çà et là, en fonction de leur état et de ses servitudes, des idiotismes de métier. Chaque langue a ses constructions propres, que les grammairiens nomment des idiotismes. Raymond Naves articulait avec précision ce mot, qui détaché de son contexte paraissait tout chargé de sous-entendus. On comprenait ce qu’il devenait, passant du langage à la morale, ce qu’il autorisait en sous-main. Pour le personnage de Diderot pérorant au café de la Régence, comme toute règle de grammaire a ses exceptions, toute vie, même vertueuse, connaît ses défaillances, chaque fois que c’est utile ou agréable.

Le Dictionnaire auquel nous apportons tant de soins est non seulement riche d’excellentes définitions, mais aussi d’exemples souvent savoureux. J’ai relevé au mot broncher cet exemple, qui est peut-être un proverbe : « Il n’y a si bon cheval qui ne bronche. » Bref, des entorses fussent-elles volontaires, ne mettent pas en cause les principes, et sans de fréquents idiotismes la vie ne serait pas possible. Lors des déjeuners de vacances de mon enfance, alors que j’écoutais, consterné, on pouvait se livrer à d’innocents badinages, Diderot et Le Neveu de Rameau m’ont aidé à comprendre ces adultes que j’avais jugés sévèrement.

À les absoudre ? Il va sans dire, car ce n’était rien. L’indulgence est plus malaisée, lorsqu’on observe ceux qui mènent le monde.

Il n’est pas de vertu qui ne soit publiquement célébrée. L’amour de la vérité, l’honnêteté, le dévouement, le courage, la solidarité, la rigueur intellectuelle, voire la générosité et la tolérance, devant des foules émues qui ne les a vantés ? Dans les faits, les grands de ce monde ne connaissent, ne respectent, n’admirent qu’une valeur : l’efficacité, qui n’est que la valeur d’un moyen, au service de n’importe quelles fins, fussent les pires. C’est là une étrange perversion.

Robespierre disait d’un de ses adversaires girondins : « J’aime assez Barbaroux : il ment avec une noble fierté. » L’art ne s’en est pas perdu. Il ne s’agit plus ici d’exceptions commodes, d’idiotismes de métier, mais d’un habituel déguisement, et en donnant à ce mot son sens le plus fort, d’une manière d’être, qui ne trompe pas les initiés et fait partie de la vie des nations : on s’en accommode, ce que je fais moi-même, n’étant concerné en rien, mais n’en pensant pas moins.

Dans le seul domaine qui m’est cher, la religion, il en est autrement, et c’est là que le bât me blesse. Jacques Maritain disait : « Il y a beaucoup de gens qui pensent que du point de vue chrétien, certaines choses ne sont -pas à faire, mais... » Maritain ajoutait : « C’est par ce mais... que le diable fait son chemin. »

Les disciples de celui qui, disait-il, n’avait même pas sa tanière à la différence du renard, ont habité des palais. Ils devaient aller sur les routes sans argent ni bagages, tout juste un bâton, et encore à ce sujet les textes divergent. Ils ont amassé des richesses incalculables. C’est la douceur qui devait leur faire gagner la terre. Ils ont levé des armées. Un humble pêcheur galiléen fut changé en Saint-Jacques-Matamoros : matar, comme chacun sait, veut dire : tuer. Cîteaux, lieu de contemplation et de prière, qui déjà avait prêché plusieurs croisades, a engendré l’Ordre de Calatrava, voué à l’extermination des infidèles. Des moines-soldats, sans doute, et le courage est une vertu, mais il avait été dit : « Tu ne tueras point. » Quelle forme singulière avait pris cette vertu quand on débarquait en Amérique, la croix au poing, pour passer au fil de l’épée tant de prétendus sauvages ?

François Mauriac a écrit : « Ce fut au nom du Fils de l’homme, en invoquant l’Agneau de Dieu que la cupidité des chrétiens tortura, massacra ou asservit des races entières. » Il a écrit aussi : « Le Jésuite attaché à un mât et près d’être englouti, au début du Soulier de satin, et qui offre sa vie pour son frère Rodrigue, ne donne pas une pensée aux peuples innocents que Rodrigue asservit ou massacre. Et ce scrupule n’a pas dû effleurer Claudel lorsqu’il concevait son cher Rodrigue. Mais il se trouve des chrétiens qui, aujourd’hui, ne peuvent pas ne pas y penser. Au vrai ils ne peuvent penser à rien d’autre. »

Il avait été enseigné aux premiers d’entre eux : « Que votre oui soit oui, que votre non soit non. »Iln’existe qu’une petite secte qui a pris cela au sérieux. On remarquera que les péchés capitaux, qui sont l’envers des vertus les plus notoires, ne sont qu’au nombre de sept, le mensonge n’est pas sur la liste. Rien d’étonnant si, de longue date, est apparue dans les homélies ce qu’on appelle si volontiers de nos jours la langue de bois. Le pardon des injures, la tendresse pour les ennemis, l’insouciance de l’avenir qui est une des prescriptions les plus répétées de l’Évangile, tant d’autres vertus chrétiennes, ont été si souvent bafouées par ceux qui se faisaient les champions de la Foi, que parler, là aussi, de dichotomie, de partage en deux, ne convient pas, et pas davantage des idiotismes de Diderot, qui ne seraient que des accidents. Il s’agit de ce qu’on peut appeler, dans un sens un peu détourné, j’en conviens, la tradition de l’Église. Les Caves du Vatican, visitées par André Gide, seraient-elles le repaire de ce qu’il nommait Les Faux Monnayeurs ? Pas seulement là. Quand une main sur la Bible, on lâche de l’autre une bombe atomique ou une nuée d’avions sur Dresde, il y a de quoi décourager les catéchumènes.

C’est encore notre Dictionnaire qui nous propose la clef d’un tel comportement et nous suggère une vue plus sereine. Au mot chasteté, on peut lire : « Vertu qui soumet la vie sexuelle et affective au primat de la charité, et qui s’exerce différemment selon les états de vie. » Cette définition est un chef-d’œuvre. La vie sexuelle n’est pas condamnée, ce qui rassurera plus d’un. Elle est seulement soumise au primat de la charité, ce qui ouvre des perspectives sans limites puisqu’il n’est pas de limites aux mouvements de la charité. De plus, elle s’exerce différemment selon les états. Ainsi la chasteté conjugale, proposée en exemple, n’est pas celle de saint Jérôme dans le désert, toujours à portée de la main une pierre pour s’en meurtrir la poitrine et chasser jusqu’au soupçon d’une pensée frivole. Voilà donc une vertu, jadis tant prônée par les prédicateurs, que chacun doit accommoder à sa façon. On est en droit de penser qu’il pourrait en être de même pour les autres.

On dira que Tambourin, Escobar et Caramuel, vilipendés par Pascal, ne sont pas loin. Ces casuistes n’eurent-ils pas raison ? C’est Port-Royal qui a été condamné, sinon avec charité, du moins avec sagesse. Nous tenons là pour chaque vertu, si j’ose dire, le mode d’emploi. S’il fallait croire à la vertu telle que l’enseignent les moralistes, et la pratiquer sans jamais respirer, s’il fallait, comme le dit encore André Gide, aller constamment à « contre-courant » d’une nature qui nous entraîne ailleurs, on perdrait cœur.
Vertus familiales, vertus civiques, vertus chrétiennes, tout simplement on en prend à son aise quand il le faut, et que cela vous arrange. C’est une agréable habitude. On a dit que depuis bientôt deux mille ans, il n’y a eu qu’un seul chrétien : François d’Assise. Je serais tenté de le croire, encore disait-il qu’il ne fallait pas s’y tromper, qu’il était fort capable de faire un enfant. Saint Jérôme dont je parlais tout à l’heure était connu pour son mauvais caractère, il injuriait ses contradicteurs. Le pape Sixte-Quint, contemplant un tableau où cet anachorète était figuré se frappant d’une pierre, lui dit : « Garde-la, ta pierre, sans elle tu n’aurais jamais été canonisé. »

On en vient à admettre que tout homme ou femme, depuis la faute originelle, est incapable d’une pure vertu. Dois-je faire l’éloge de ce qui n’existe pas, me rendre complice d’un millénaire compromis, ou finir par une conclusion morose ? Pas du tout. Il est une vertu que je suis heureux de pouvoir célébrer ici, qui a ceci de particulier que tous nos manquements, loin de l’altérer, la suscitent. Elle s’impose naturellement, à voir ce que nous sommes et le train du monde. Elle suffit à assurer notre salut dans l’autre : l’humilité.