Discours de réception de Michel Serres

Le 31 janvier 1991

Michel SERRES

Réception de Michel Serres

 

M. Michel Serres, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Edgar Faure, y est venu prendre séance le jeudi 31 janvier 1991 et a prononcé le discours suivant :

 

 

Les deux mercis

En équivalence au mot remerciement — celui que je vous dois, Messieurs, et que je commence à lire —, la langue française dispose des termes grâce ou gré, usités indifféremment dans une logique, masculine et douce, d’échanges gratuits : je vous rends mon merci ou je vous sais gré.

Or, en couple et comme à l’opposite, cet usage s’accompagne d’une signification féminine, dramatique et suppliante, du même vocable : la miséricorde et la pitié. Je vous rends grâces, mais j’implore votre compassion en demandant merci.

Passé tragique

Considérons, en effet, avec le courage nécessaire le caractère séculaire et tragique du dix-huitième fauteuil où les hasards de votre élection, me placent : au maréchal Foch qui l’obtint quand le siècle, récent, ne comptait que dix-huit ans, succéda un deuxième homme d’armes, comme la seconde guerre mondiale suivit la première, puis s’y assit l’ambassadeur François-Poncet, présent, actif, dans les négociations qui précédèrent et conclurent le deuxième conflit ; le président Edgar Faure enfin me devance, qui intervint comme procureur général adjoint au procès de Nuremberg. Ces patronymes scandent notre siècle au même rythme que les guerres, parmi des millions de morts sur les champs de bataille, sous les bombardements et dans les camps d’extermination. Siège terrible qui, martialement, me ramène à la jeunesse héroïque de mon père, combattant volontaire à Verdun, et à celle de ma mère, seule jeune fille de sa classe à pouvoir se marier parmi des camarades toutes veuves blanches de leur fiancé, ainsi qu’à ma propre enfance amère, assourdie de mensonges et terrifiée d’horreurs. Encore ne compté-je que les combats majeurs. Votre élu, vous le savez, représente une génération peu dense d’enfants de rescapés. L’immortalité dont, métaphoriquement, vous voulez bien m’honorer, Messieurs, s’adosse donc à ces morts bien réelles, brutales, cruelles, inoubliables.

Je remercie mais supplie, Je dis et demande merci, par deux fois : reconnaissance et pitié. À ces noms, en effet, s’associent la gloire militaire d’une victoire qui se réduisait peut-être à un suicide européen, la honte politique de la collaboration, la réconciliation diplomatique usuelle qui tente de précéder ou qui suit les conflits, enfin le jugement d’un droit international qui demande encore à naître. Quelle philosophie de l’histoire me permettra d’embrasser, dans la clairvoyance et la pitié, ce siècle barbare et fondateur dont nous ne savons si les progrès foudroyants balancèrent les plus archaïques régressions. Voici d’où nous venons, encore blessés. Où en sommes-nous, maintenant, et vers quel horizon nous dirigeons-nous ?

La nouvelle immortalité

Succéder à ces figures éponymes de combats, d’erreurs et de jugements, m’impose le devoir de travailler jusqu’à ma mort, imprévisible et banale, pour que ma place marque celle de la paix dans une Europe et un monde encore si universellement misérables que l’homo sapiens pourrait se définir par la pauvreté... Car est venu le temps d’une immortalité très nouvelle : non plus celle, imaginaire ou transcendante, des individus, fussent-ils élus par vous, de leur renommée ou de leur âme, mais l’autre, collective, si ancienne qu’au-delà de l’histoire elle nous relie, de génération en génération, à notre origine : celle de l’espèce ; la voici désormais en danger de s’interrompre.

Notre histoire coule dans une durée qui soude les petits écarts de nos morts en une continuité spécifique ; or, au plein milieu du siècle, l’événement d’Hiroshima nous enseigna l’éminente et caractéristique nouveauté que cette immortalité de l’espèce, que nous croyions évidemment donnée, nous devions la protéger, mieux, la construire. Nous ne pouvons plus inconsidérément jouer, comme le firent nos prédécesseurs, par guerres et massacres, avec une mort, qui ne fut, jusqu’à nous, qu’individuelle ou partiellement collective et qui maintenant menace la totalité du genre. Nous savons dorénavant notre espèce mortelle. Ses moyens de destruction, trop dangereux, nous acculent à ce choix : ou la philosophie, je veux dire la sagesse de l’amour, ou la disparition. Sous l’épée de la mort intégrale, cette immortalité distingue le temps présent de tout le passé humain.

Le siècle

Vous m’avez donc, Messieurs, involontairement invité à une méditation sur l’ensemble du siècle qui s’achève : sur deux conflits mondiaux, les guerres coloniales, les troubles de soixante-huit... enfin sur le segment qui va d’Hiroshima aux risques de mort universelle. Les partages et les rythmes de l’histoire proche concordent avec les noms inscrits sur ce fauteuil.

Sans doute une définitive opacité sépare la génération de mon prédécesseur qui hérita, passé la fin de la première guerre mondiale, d’un pays victorieux et encore largement premier du monde en matière culturelle, de la mienne qui souffrit, au même âge, d’une patrie battue et trahie, perdant le rang, les talents et l’âme. Entre ceux qui naquirent au début de ce siècle et ceux qui en connaîtront la fin se dressent le spectre de la défaite et celui d’immenses malheurs, débâcle, camps d’extermination, bombe atomique, croissance exponentielle de la misère du tiers monde, extension massive des banalités publiques.

Vie, œuvres et mort mêlées, mon illustre devancier aura connu trois tiers de ce siècle ; un premier, dont il n’aura pu mieux estimer que moi la parenté proche avec le précédent ; le milieu, où je survécus avec beaucoup de peine et dont il fut l’acteur virtuose ; enfin le tiers terminal, porteur du prochain millénaire, où je me sens à l’aise et qu’il a prévu, de sorte qu’à nous deux, malgré l’opacité de ma vision récurrente, se présente la chance de comprendre notre temps : lui, comme homme du vingtième siècle enfin dégagé du dix-neuvième, moi, comme enfin libéré de celui-ci, à mes yeux presque invivable, et tout à l’inquiétude et à la joie que s’ouvre enfin la voie du prochain.

I. PORTRAITS EN CONTRASTE

Par un contraste violent, je demande d’admirer l’absence de tragique et de réactions négatives, étonnante chez l’exilé d’Algérie pendant la deuxième guerre mondiale et le contre-interrogateur de Ribbentrop au procès de Nuremberg, lacune ou vertu incomprises dans un pays voué depuis deux générations aux contre-valeurs critiques ou destructrices.

Parmi les sens nombreux de l’épithète positif, il me semble que manque, en langue française, celui qui désignerait ou décrirait l’idiosyncrasie d’un homme, Edgar Faure, qui, par une prédisposition naturelle heureuse ou une force morale constante, s’attacherait à tirer de chaque personne, de toutes choses et des circonstances rencontrées, même et surtout les pires, le maximum de bonté. Nous ne disposons pas de ce vocable parce que notre tempérament porte à la diatribe et au ressentiment ; pis, la dénonciation, procédé abominable, a même pris des lettres de noblesse, chez nous, en philosophie et en morale ; nous n’affirmons pas seulement nos libertés de manière agressive : la face convulsive de la Marseillaise de Rude excellemment l’exprime ; prêts sans cesse à contredire, nous prenons les attitudes négatives pour de la profondeur et de l’indépendance, de sorte qu’il nous parait léger celui qui construit vraiment.

Positif

Voilà pourquoi nos concitoyens tinrent pour versatile mon illustre prédécesseur, quand il resta consistant dans ce caractère positif duquel je veux déduire son port, sa conduite et son œuvre publique. Il faut de la témérité, surtout dans notre culture dont la bouche collective crie non, pour répondre oui, infatigablement, aux questions destructrices qui harcèlent. Edgar Faure possédait l’étrange et puissante douceur de rendre grotesque l’excès ou caricaturale l’agression.

Par ce secret de positivité intelligente et fine, jointe au pouvoir de séduction, il aura tout réussi, sans aucune lacune, dans le droit et la politique, en somme dans l’histoire, écrite et active. Sa chance ne l’aura donc délaissé qu’une fois, infime et posthume, quand les aléas de l’élection et de la suite amènent devant vous, Messieurs, l’homme le moins propre du monde à prononcer son éloge. Solitaire, détaché des affaires publiques, provincial jusqu’à la rusticité, marginal dans des institutions assez inconfortables pour que je remercie à nouveau la vôtre de m’accueillir en ce jour, comment discourir pertinemment de qui brilla, souple d’entregent, dans le centre, à Paris, au pouvoir, et, dans les deux sens, social et spatial du terme, dans le monde ?

Imagine-t-on un Rancé, moine retiré, devoir par piété, à la fin de sa vie, dire publiquement celle d’un Chateaubriand ? Je redoute qu’une fois encore ne me quitte le succès, alors que la réussite, partout et toujours, aura favorisé l’objet de mon éloge.

En premier tracé de son portrait, esquissons donc une boule appétitive d’où rayonnent, sans ombre, l’intelligence vivante, une rapidité foudroyante, la reconnaissance sans absence des visages et des pages — et comme la meilleure des mémoires permet de laisser le passé, l’avenir seul sollicite sans cesse son action —, une propension de bonne volonté constante à la paix, aux accords, contrats et armistices, certaine sérénité, la faculté de travailler longtemps et de jouir beaucoup, les amours avouées, mais volages, du pouvoir, des honneurs, de l’argent, de la table et de mille objets divers. Rien de négatif, même en souvenir, ne trouble ce volume affirmatif et dynamique, désireux de toutes choses et dense de tous les dons, si rare en ces lieux et par ces temps ; pas de failles ni de manques — lui aura-t-il manqué le désert et une ignorance étrange de la pauvreté ? —, pas de creux ni de fissures, ni regrets ni remords, pas de vindicte ni de haine et, prise directement au roi des dieux, cette jovialité qu’une santé perpétuelle illumine. Toutes les critiques dont il fut la cible montrent l’incapacité courante de cerner d’un surdoué la surabondance.

Sensible

Sachez donc que les instruments de mesure les plus raffinés tremblent, si sensibles, si précis qu’ils vibrent autour d’un site d’équilibre sans repos, bas et haut, gauche et droite, comme cette balance que Montaigne, pour son doute, construisit ; ainsi, l’aiguille de la boussole oscille, sautille et paraît fluctuer. Le bon jugement demande cette sensibilité.

Nous ne saurons jamais si le cerveau abrite seul l’intelligence, mais nous observons, pour l’activité du premier, la courbe inattendue et fluctuante de l’électroencéphalogramme. L’attention balaie l’espace, stochastiquement. Faut-il en conclure que le discernement croit avec l’immense population des oscillations ? Avoir toujours raison dépendrait-il des vibrations autour du site de l’équilibre, ainsi que de leur fréquence ?

Intelligentes et fines, invariantes par cent variations, ces machines, techniques ou vives, nous enseignent à ne pas confondre le fidèle avec le stable. Dans des pages inintelligibles à beaucoup, Edgar Faure affirme avoir très peu varié, sur l’Europe et la décolonisation, sur le Maroc et la Tunisie, sur les finances et la croissance de l’économie, sur la paix dans le monde, alors qu’on le réputait versatile. Certes, ultra-fine, la balance vibre, et juge d’autant mieux qu’elle tremble et varie ; le compas garde d’autant plus sûrement le cap qu’il ne s’y arrête pas ; les embarcations marines roulent, alors que, lourdement stables, elles couleraient. Dans l’adjectif versatile, se montre et se cache la préposition vers, qui indique le cap avec précision donc tremblement. Voilà le secret du surdoué.

Sur la sphère instable ou métastable, des traits : bouche à la lèvre inférieure enfantine, ourlée, gourmande, jamais sevrée des dangereuses délices de la pipe, oreille bouddhique aux lobes larges et longs, corps et crâne ronds, tout dénote l’appétence vers la panoplie, de plats, d’idées, de mots, de livres, de titres, d’argent, de rencontres, tendances égales à partir d’un même centre.

Une belle maladresse manuelle manifeste même sa dextérité.

L’homme d’œuvre

En notre noble dialecte, l’homo faber se dit Faure, — Faouré, car nous autres, parleurs d’oc, chantons la riche triphtongue qui manque en la pauvre langue d’oïl — d’où je tire maintenant les traits de caractère : fidèle à son patronyme, il aima toujours l’ouvrage, les résultats, le plan et le projet à réaliser, bref la fabrication plus que le pouvoir, et le pouvoir plutôt en ce qu’il permet de faire : le terme positif, alors, désigne l’utilité pratique. Faure-Faire.

D’où se développent de hauts talents techniciens, éloquence éblouissante rendant appétissant un légendaire défaut de langue et un accent qui s’entendait de loin — prononcer louan —, art juridique subtil, habileté dans la construction d’architectures économiques et financières complexes, ingéniosités qu’heureusement ne gêne aucune contrainte d’idéologie.

Seul l’esprit libre pense et fabrique.

Latin

Du dialecte à la culture : natif de la Narbonnaise, bien adapté au transfert de l’Aude en Franche-Comté, parce que la France peut se partager selon l’axe vertical romain-germanique mieux encore qu’en Nord et Sud, Edgar Faure incarne, à mes yeux aquitains, donc restés gaulois ou celtes, la figure du dernier rhéteur de modèle latin, avant l’envahissement de la mode anglo-saxonne : le temps de la pensée, chez lui, part de la voix, sa carrière se bâtit sur cette élocution chaude, charnelle et gourmande ; préoccupé de clientèle, juriste spécialiste, en droit romain, de la capitation de Dioclétien, passionné d’histoire, écrivain, disciple de Pascal, de Xénophane, et du positivisme d’Auguste Comte, dont il préfaça une étude sur son lit de mort, rendant ainsi philosophique cette positivité qui le définissait, il se rapproche — Yves Marek l’a dit avant moi — exactement de Cicéron, dont la vie, sinon la mort, dont l’œuvre, surtout, et le caractère, suivent un pareil programme.

Or, étonnamment, son tempérament positif mime plutôt ce que prétend d’elle-même ladite mode anglo-saxonne, qui paraît donc dominer chez ce Languedocien, de part en part latin : aussi loin de toute théorie globale et de l’économie marxiste que Karl Popper, qu’il citait inlassablement, il demeure empirique et proche des circonstances, comme l’Écossais Law, qu’il réhabilita, et ne résolut jamais de problèmes d’après une grille a priori, mais leur découvrit toujours une issue inductive.

De même que ceux qui ont éradiqué la langue latine de leur liturgie l’ont décidé pendant un concile réuni à Saint-Pierre de Rome, par le même paradoxe, le ministre qui a contribué à l’effacer des lycées se définit sans peine comme un orateur romain. On ne peut juger d’un homme ou d’un type que lorsqu’il a disparu : par une étrange collaboration avec les maîtres actuels du monde, nous perdons nos racines latines, alors qu’ignorant de son génie, sans les apercevoir lui-même, il les faisait voir.

Le et la politique

Positif encore dans la décision : sans la politique, le politique garde une souplesse que gèlent et gênent les raideurs opposées de gauche ou de droite : la langue appelle justement opiniâtreté la rigidité plutôt que la rigueur de l’opinion. En ce siècle redoutable, la politique, doctrinaire, a produit, rarement, d’immenses hommes d’État, ou, plus souvent, de petits théoriciens très dangereux : le politique évite ces deux limites, d’où sa virtuosité technique.

Quoique la théorie avance parfois sur la pratique, l’inverse le plus souvent se produit, car la première ou reste critique, et se condamne alors à l’impuissance, ou entre organiquement dans l’action jusqu’à côtoyer le crime. Notre siècle se brisa sur ces deux écueils qu’Edgar Faure à merveille évita : sa pratique active, toujours optimiste, à la recherche de résultats et de solutions, admirez-la donc ; cette réussite tient à une intuition ou à une expérience fine du collectif, de ce qu’il est, de ce qu’il peut, surtout à la sensibilité au temps ; le politique l’emporte, en cela, sur le sociologue et le penseur, comme le médecin sur le biologiste ou le style sur la grammaire : ici, par l’embrayage direct sur le mouvement social accompagné au quotidien, pratique payée d’un paisible aveuglement théorique. L’histoire et l’abstraction ne font pas toujours un ménage facile. Connaissez-vous des peuples heureux gouvernés par des philosophes ?

Quand les théoriciens se contentaient de la spéculation et fermaient les yeux devant le sang que leur abstraction répandait, Edgar Faure gouvernait à l’estime. Certes, l’histoire, nécrophage, consacre grands les hommes d’État et les philosophes qui tuent innombrablement : dramatique expérience du siècle. Les solutions qu’il préconisa, au contraire, toujours réduisirent les tensions et ouvrirent à la paix. Reconnaissons donc les philosophies saines et les bons politiques à ce qu’ils minimisent le chiffre des victimes.

Voilà le contraste maximal entre destruction tragique et construction positive.

Gouverner, décider

Parmi ses réussites, il ne lui manqua donc que d’accéder à la magistrature suprême ; mais, après tout, cardinal et ministre, Richelieu lui-même ne devint jamais pape ni roi.

Le politique gouverne en décidant : comment ? Acte facile quand des avantages, là, s’opposent, ici, à des inconvénients ; malaisé, déjà, lorsque des avantages balancent d’autres avantages ; infiniment plus délicat, si des inconvénients répugnent à des inconvénients contradictoires. Dans le premier cas, usuel et commode, les bureaux prennent la décision ; le second appartient au ministre spécialiste en exercice et il en tire quelques fruits, puisqu’il peut satisfaire une heureuse moitié de bénéficiaires ; au sommet du pouvoir revient la somme entière des derniers qui, quoi qu’il décide, ne produisent que des mécontents. L’usure du pouvoir croît donc, héroïquement, en proportion de la hauteur hiérarchique.

Edgar Faure a su cela, ce pourquoi, sa vie durant, l’homo faber en lui préféra les réalisations de projets divers et la vie en sa somme au pouvoir suprême ; le temps, rapide, refroidissait son appétit et le faisait renaître vers d’autres objets de sorte que son impatience courte ne pouvait nourrir d’ambition à long terme.

À ce goût intime, il ajoutait la conviction positiviste que les choses telles quelles prennent seules les décisions et que les crises de régime, bienvenues, se chargent de l’histoire sans que les hommes, individuels ou en groupe, aient à intervenir. Les problèmes provoquent les crises qui en apportent les solutions : oui, le mot crise veut dire décision.

Voilà ce que pensait ou pratiquait la Quatrième de nos Républiques, dont nous condamnons peut-être vite l’instabilité, mais dont les crises permanentes témoignent souplement de l’ensemble de tous les déséquilibres que connut l’après-guerre, comme une balance ou un sismographe de sensibilité raffinée. Notre homme ressemblait donc à l’institution, qui le lui rendait.

La trinité du temps

Ces mouvements du temps, qu’il épouse, le politique les ressent et les restitue, alors que l’homme d’État cherche à intervenir, chirurgicalement, au risque de ne pas toucher aux articulations précises ; qu’il les trouve, alors les annales parleront de lui.

Deux figures plus tragiques forment un triangle, à nouveau très contrasté, avec la sienne, celles du général de Gaulle et de Pierre Mendès France, les deux références principales de sa carrière : plus grands que lui, entreront-ils, mieux que lui, dans l’histoire ? Sans doute ; sauf à dire, peut-être, que, moins en vue que les autres, il s’est, au bilan, aussi peu ou même moins trompé qu’eux : dans le vrai sans cesse sur la gestion économique et financière, à propos du Maroc, de l’Europe et de la Chine, au sujet des institutions, il ne mettait à cette assurance ni hauteur ni solennité. Or, de la forme plus que du contenu s’ensuit la reconnaissance.

Sauf à dire, enfin, que, faite de langue et de papier, de représentation collective, l’histoire prenait, en ces jours, déjà, la seconde place, derrière ou après les textes, les voix et les images des médias. Edgar Faure a moins su s’en saisir que ses deux maîtres et amis, à la naissance de leur montée en puissance : radio pour de Gaulle à Londres et télévision quand il vint au pouvoir, l’Express, pour Mendès, alors qu’Edgar Faure ne s’appuyait que sur la revue de sa femme, la Nef, plus classique, distinguée, mais de faible tirage : les plus grandes différences apparaissent là, dans la diffusion et la publicité, plus que dans les décisions économiques ou de politique extérieure, généralement parallèles.

II. ŒUVRE EN TROIS ACTES

Violence

Outre l’immortalité dont je parlais tantôt, la mise au point de l’arme atomique impose, au milieu du siècle, la stratégie de la dissuasion qui, contrairement aux thèses en vigueur, n’éloigne pas seulement l’intervention de tel ou tel ennemi désigné, mais le conflit en général, comme moyen de résoudre crises ou tensions. Il ne s’agit pas uniquement d’une arme qui inspirerait la peur à un agresseur éventuel, mais d’une terreur supérieure inspirée à tous par la guerre comme telle. Cela ne signifie pas, hélas, que nous vivons et vivrons en paix, mais que la violence organisée comme devant échouera désormais à dénouer les problèmes internationaux ; cette nouveauté, d’une extrême gravité, pèse sur l’heure présente.

Descendant de quelques militaires et génétiquement pacifique, Edgar Faure rencontre la violence martiale dès le jeune âge, après les deux guerres, au procès de Nuremberg, plus tard, dans les problèmes longs que posa la décolonisation, en Tunisie, en Indochine, au Maroc, et, avec moins de perspicacité, en Algérie, enfin dans les relations avec l’Est, Russie et Chine populaire ; à Messine, il porta l’Europe sur les fonts baptismaux, mettant ainsi un terme aux déchirements des deux premiers tiers de ce siècle.

À ces roulements de tonnerre qui formèrent nos entendements et nos sensibilités, celui qui baptisa la grande Arche de la Fraternité préféra constamment la négociation pour l’entente et la paix : « Un conflit, disait-il volontiers, est généralement plus onéreux que la mesure, même onéreuse, qui permet de l’éviter. » Aux limites du calcul, le prix d’un conflit mondial, maximum, coûterait, en effet, l’élimination de l’espèce.

Comme procureur, ministre des Affaires étrangères, président du Conseil, homme d’influence quand il présida l’Assemblée nationale et qu’il entretint maintes relations avec divers chefs d’État, Edgar Faute hanta toute sa vie ce lieu nouveau des rapports internationaux avec la violence, premier épicentre d’un des trois tremblements majeurs de ce temps. Un certain passé, au milieu du siècle, nous quitte, là. Le savons-nous aujourd’hui ?

Production

Descendant de vignerons audois, propriétaire lui-même d’un vignoble en Arbois, attentif aux traditions paysannes de France, ministre de l’Agriculture, avocat de causes touchant au pétrole, auteur d’ouvrages remarquables sur l’économiste Turgot et le financier Law, secrétaire d’État au Budget, ministre des Finances et des Affaires économiques, le voici maintenant sur le deuxième épicentre d’un autre tremblement majeur, celui qui, parmi des années dites glorieuses, transforma les rapports de l’Occident à la terre, à la production, aux échanges, à la richesse, à la consommation et au confort, cependant que s’évanouissait, au milieu de convulsions multiples, la grande ombre de Karl Marx.

De ce deuxième tremblement je m’attarde à décrire la partie la moins connue, à mon sens la plus profonde. Issue de la Jeunesse Agricole Chrétienne, une génération neuve de cultivateurs, la mienne, entre en conflit avec l’ancienne, en raison des problèmes nouveaux posés aux façons culturales par la mécanique et la chimie, le remembrement et la concentration rendus inéluctables par l’immense exode rural et produisant celui-ci en retour, mouvements qui bouleversent en quelques décennies les pourcentages millénaires de nos populations et notre archaïque rapport à la terre.

Au milieu du siècle, nous quitte, à son tour, un deuxième lambeau du passé.

Révolution ou turbulence ?

La collectivité la plus enracinée dans l’archaïsme héréditaire renverse ses relations internes. Alors que, depuis le néolithique, sans doute, le vieillard à la ferme commande aux jeunes gens silencieux, dès les années cinquante, le fils fait entendre sa voix au père qui ne comprend pas l’accouchement du nouveau monde, comme, tout à l’heure, le général n’entendait plus le nouveau lieutenant, devenu ingénieur atomiste, ou encore comme le financier déflationniste de la Troisième République s’affolait devant la croissance subite, l’inflation et le consumérisme ou le cardinal devant ce que prétendait le vicaire des faubourgs.

Tout à coup, les jeunes gens, par raison rigoureuse, persuadent les vieillards que leur expérience ne vaut plus : révolution, en vérité, cela veut dire volte-face. La science, qui pilote l’industrie et le commerce, tue l’agriculteur traditionnel.

Les événements se précipitent : dès 1959, commencent en Bretagne meetings et violences dans la rue ; le 8 juin 1960, des milliers d’agriculteurs envahissent la préfecture de Morlaix, le mouvement s’étend partout en France ; Michel Debatisse fait paraître, en 1963, La Révolution silencieuse, le combat des paysans, et la revue de Lucie Faure, la Nef, publie, en septembre 1962, un article-préface d’Edgar Faute sur l’ensemble de ces questions : « Pour la grande mutation de l’univers agricole qui s’accomplit sous nos yeux, le phénomène le plus remarquable n’est pas, pensons-nous, dans tel ou tel progrès de la technique ou dans l’ensemble de ces progrès. Il est d’ordre moral, spirituel. C’est la transformation, si l’on peut dire, psychosociologique de la classe des exploitants. » Edgar Faure analyse à merveille la mutation du mode agraire : « Le paysan de la nature devient celui de l’énergie. »

Comment se fait-il que nous nous souvenions avec autant d’acuité de la révolte des étudiants de Mai 1968 et de ses troubles sans blessure, alors que nous avons oublié celle des éleveurs qui fit, en 1967, des centaines de blessés à Redon, à Rodez, à Quimper et dans les Basses-Pyrénées ? Preuve qu’en ces temps-là, déjà, nous étions en train de perdre la terre, à laquelle, autrefois, nous participions tous, alors que ce qui s’y passait annonçait l’avenir.

La complicité, la familiarité multimillénaires de l’homme politique et du pasteur, de l’homme de culture et du cultivateur, de l’écrivain et du laboureur, Edgar Faure la parfait encore au moment de son évanouissement, quand l’homme politique se fait administrateur, savant et homme de médias. Quoique, bourgeois, il ait laissé ses racines dans l’Hérault, il les retrouve dans le Jura, et redevient, comme il convenait, viticulteur : l’un des derniers grands politiques terriens.

En cela encore, comme en ses réformes plus brillantes et mieux connues concernant l’industrie, le commerce et les finances, il vit et pense au point de rupture et de transition entre le tiers du siècle qui s’achève et celui qui vient.

Savoir

Né de grands-parents instituteurs, lui-même agrégé des facultés de droit, enseignant à ses heures, avocat plaidant pour le cinéma, plus tard ministre de la Justice, quoique de manière brève, ministre de l’Éducation nationale sous le général de Gaulle, en un moment dont tout le monde se souvient, président de la Commission sur le développement de l’éducation auprès de l’UNESCO, lui-même auteur d’articles dans la Nef et de livres notables sur la formation et l’apprentissage : Apprendre à être, Ce que je crois, le voici sur le troisième épicentre important, car un tremblement violent bouleverse, en ce siècle, tout ce qui touche religion et culture : l’instruction, la morale et le droit. Et de même que les paysans se soulevèrent avant les étudiants, le concile Vatican II, entre 1962 et 1965, réforma les textes et institutions de l’Église catholique avant que les universités ne le fissent pour les leurs propres. Toujours le plus ancien, par mouvements lents, prend de vitesse le plus récent.

Trois tremblements ou révolutions : la première touche les rapports de violence entre les hommes ; la deuxième, l’économie, la production et les échanges ; la troisième, la religion, la culture et l’éducation. S’agit-il d’un seul et même phénomène ? Oui.

Voici. Seules, les sciences physiques firent croître jusqu’aux limites nos puissances destructrices ; la production agricole augmente jusqu’à vider d’hommes les campagnes occidentales, par les sciences agronomiques et chimiques principalement ; les sciences enfin tendent à tout supplanter dans l’enseignement.

Au bilan, la connaissance exacte meut les bouleversements du siècle.

Admirez donc à loisir combien significatifs sont les postes d’Edgar Faure, mais surtout l’exactitude historique de la courbe qui l’amène de la violence à l’économie et de celle-ci à la pédagogie. Suivant le vecteur principal de l’évolution, sa trajectoire fait comprendre le siècle, comme celui-ci éclaire celle-là.

Les agriculteurs ni les étudiants ne vivent plus dans le même monde ni la même culture — conservons le même mot pour les deux sens, tant que nous nous en souvenons encore — que leurs prédécesseurs. Ni personne désormais. Agrochimie et agrobiologie s’opposent aux traditions des façons culturales de même que les révolutions scientifiques multiples s’affrontent à la mémoire culturelle.

Dans les formations sociales, les profondeurs, qui se meuvent le plus lentement, réagissent aux deux crises, en tout point comparables, qui s’expliquent, décidément, par cette rencontre de deux temps. Oui, l’histoire change quand l’écoulement même du temps se transforme. Cela produit ce qu’on nomme en physique une turbulence, phénomène qui accompagne les changements d’échelle. Nous vivons dans le régime turbulent de multiples transitions vers différents niveaux. En transformant nos moyens de plusieurs ordres de grandeur, la science change le temps.

Le tourbillon

Comment ? Pour décrire l’élément le plus petit ou l’ensemencement initial du tourbillon, considérons donc le couple éducatif : l’enfant et l’adulte, le jeune Télémaque face à Nestor l’ancien, en tout l’ignorant et le savant, double corps de l’instruction ; sait-on toujours ce que l’un doit à l’autre en échanges réciproques ? Expert dans les savoirs traditionnels blanchis par le temps, le vieux prêtre égyptien du Timée traite déjà les Grecs d’enfants, où je lis la perpétuelle jeunesse des sciences, leur manière méthodique de couper leur blé en herbe. La pédagogie connaît le nœud serré de ces deux temps. Dans le sens usuel de son écoulement, des vieillards vers les jeunes gens, se transmettent les humanités, anciennes ; il faut avancer en âge pour comprendre leur sagesse.

Dans le sens contraire exactement, des enfants vers les adultes, les sciences exactes font la passe inverse. Homère jouait l’aïeul dès l’aurore aux doigts de rose du troisième millénaire, alors que Théétète, jadis, Pascal, naguère, Abel ou Évariste Gallois, récemment, juvéniles inventeurs de théorèmes, meurent toujours à la fleur de l’âge. Les aïeux aux yeux noyés passent aveuglément des contenus, presque toujours obscurs, de culture, alors que leur reviennent de l’aval des messages clairs issus des jeunes gens au regard brillant. J’apprends interrogativement à mes petites-filles une bonhomie dont la hauteur encore me domine, mais, en retour, elles m’enseignent les récents développements et les performances des sciences et des techniques. Un savoir, en mûrissant, se comporte comme le bon vin pendant que, printanier, le second sans cesse reverdit. Prix Nobel de sciences tendres à côté de patriarches décorés pour la littérature ou la philosophie.

D’où il faut apprendre, en même temps, ce que l’on comprend et ce que l’on ne comprend pas : dans le premier cas, la durée disparaît, alors que le dernier la produit. L’obscur projette un temps que le clair abrège, ce clair-obscur fait notre histoire complexe. Enfants, apprenez par cœur Homère et La Fontaine ; inabordables à votre âge, ils mûriront lentement au centre de vos corps, toute votre vie, pour faire de vous des adultes éclairés, mais comprenez distinctement les algorithmes rapides.

Ces deux vecteurs inverses de l’âge, du corps et de l’intelligence éloigneraient à jamais de tout enseignement les deux corps du couple, ignorants l’un de l’autre, sauf à penser ou dessiner le tourbillon réel du temps. Celui de la vie monte, celui de l’entropie descend. De même, les sciences forment un contre-courant, j’allais dire un contretemps parmi la transmission traditionnelle, d’où ce trouble en vortex où le siècle est pris. Au sein de cette turbulence, enfin d’âge adulte, où le temps se noue, monte, tombe et paraît s’arrêter — on dirait une galaxie —, le Tiers-Instruit projette le temps naïf de la science, devant, et, derrière, les expériences de la culture, mais annule sans cesse, derrière, le temps par les courts-circuits de la distinction scientifique et constitue, devant, le temps long de l’humanité par la digestion lente des contenus traditionnels.

L’un des principaux thèmes d’Edgar Faure, en sa réforme, demandait l’association des sciences et des humanités : il l’annonce en ses discours et la décrit dans ses livres. Voilà le chaînon qui me relie à lui : j’ai travaillé toute ma vie pour former en moi ce Tiers-Instruit et le décrire comme type pédagogique. Nous avons à éduquer cet homme-là, qui invente la raison droite, mais se souvient du malheur humain.

Au bénéfice compensé des deux temps, l’adulte résume l’expérience et la rigueur.

L’âge de raison, enfin, nous viendrait-il ?

III. THÉORIE PHYSIQUE ET SOCIALE

Comme pour la planète Terre, il doit exister, pour l’histoire, une tectonique, gouvernant ce temps collectif aussi complexe que celui des choses. De même que Xavier Le Pichon cherche à en estimer les points faibles de rupture, je veux, de même, en sonder la profondeur. Autrement dit, quelles sont les plaques qui, sous nos pieds, roulent au plus bas et le plus lentement, tourbillon énorme, et que les ruptures superficielles décèlent ?

Qu’un siècle voie flamber au plus haut et universellement tous ses conflits, au point qu’ils atteignent le maximum d’horreur pour un minimum d’utilité, jusqu’à même annuler leurs effets, sous l’emprise, aujourd’hui, de l’arme atomique, et qu’après une telle explosion vaine de violence, les détenteurs de la puissance de destruction absolue n’envisagent la guerre comme une solution possible à des crises que par courte vue ; que le même siècle voie l’une des plus grandes Églises du monde procéder, de 1961 à 1965, à sa plus importante mise à jour depuis sa fondation bimillénaire, et, peu après, les agricultures occidentales entrer, dès 1966, dans une crise où elles perdirent encore de leurs effectifs ; il faut se souvenir, alors, aux limites de l’histoire écrite, que le cultivateur, le prêtre et le soldat tiennent continûment nos sociétés depuis le néolithique, et donc conclure que nos rapports à la terre, à la violence et au sacré forment les plaques les plus basses et les plus lentes dans le temps ; qu’elles se meuvent, alors tout se transforme autour de nous.

Que, de plus, bougent et se transforment le savoir et l’ensemble de ses transmissions, alors, réellement, nous nous trouvons en présence du tremblement d’histoire, comme on dit pour un séisme, le plus violent depuis plus de cinq mille ans. Les troubles de 1968 s’ensuivent comme répercussions en écho de ces trois chocs majeurs, moins puissants qu’eux, mais de la même famille.

Il s’agit moins d’histoire, là, que de son architectonique. Le vingtième siècle marque la fin d’un certain règne de Mars, le guerrier traditionnel, parvenu à sa puissance maximale et donc entraîné vers de nouvelles solutions, de Quirinus, producteur agricole ancestral, pour qui, désormais, l’abondance voisine avec la misère et succède à la rareté, de Jupiter, prêtre stable dans le temps ; s’évanouit la trilogie de nos plus vieux aïeux et dieux.

Nous ne produisons ni ne travaillons comme nous le fîmes, nous ne nous battons plus à l’instar de nos ancêtres, nous ne savons ni ne prions plus dans les mêmes certitudes ni les mêmes espérances qu’eux.

Changements si décisifs qu’ils découvrent l’origine, que les événements neufs dont nous avons vécu la brûlure l’ont reçue des archaïsmes les plus enfouis, comme les volcans mettent en court-circuit la surface de la terre et ses entrailles rouge et noir. Sous ce qu’on nomma l’infrastructure, non plus fixe, mais évolutive, gît donc cette tectonique, où glissent les unes sur les autres et se cassent les plaques du rite, de la rixe et du fruit.

Monde étrange, si jeune et si vieux, où les enfants se perdent parmi les archaïsmes qui reviennent et dominent souvent ; où les adolescents vivent le temps rapide et renouvelé de la science ; où les artistes s’obligent, en risquant de recopier, à tout recommencer ; où des catéchumènes, fraîchement, se reconvertissent... une telle dangereuse renaissance enthousiasme et rend optimiste et positif comme l’est votre élu et le fut Edgar Faure, témoin, acteur et parfois devin, au milieu des bouleversements dont nous percevons maintenant l’unité : le procès de Nuremberg, après la guerre et les camps de la mort, la montée en puissance des économies occidentales, le processus irrésistible de la décolonisation, la construction de l’Europe tirant un trait, enfin, sur des convulsions guerrières d’au moins cent ans, la crise du savoir et de ses enseignements.

La fin, parfois, dévoile la cause.

Edgar Faure en trois fonctions

En effet, par un miracle que préparent ensemble les hasards de l’histoire et l’audace des vaillants infatigables, il aura eu la chance et le mérite immenses d’occuper trois principales fonctions politiques, celle de l’Économie et des Finances, pendant ce glorieux temps où la France et l’Occident riches se reconstruisirent ; celle des Affaires étrangères, aux instants délicats de la décolonisation, quand il fallut prendre puis laisser les armes classiques face à quelques peuples amis d’outre-mer, ainsi que prendre et laisser les armes atomiques face à l’Est, aux temps de la guerre dite froide ; celle enfin de l’Éducation, quand elle commença cette longue série de crises et d’explosions, dont nous ne savons pas, encore aujourd’hui, quand et si elle s’arrêtera ; un seul Edgar Faure en ces trois fonctions ou personnes dont feu votre confrère Georges Dumézil écrivit qu’elles président aux destinées des sociétés indo-européennes traditionnelles, les nôtres : Quirinus, rue de Rivoli ; Mars en Tunisie, au Maroc et en Russie, voire en Chine ; Jupiter enfin, à la Chancellerie de la place Vendôme et rue de Grenelle ; qu’un homme remplisse, même et surtout aveuglément, cette grille anthropologique, et son image demeure, en nos cultures, longtemps.

IV. L’AGE DU SAVOIR

Du chaos

Nous ne comprenons plus rien à l’histoire depuis que Pascal, Condorcet ou Comte nous ont imposé de la penser selon le progrès linéaire, Hegel et Marx suivant l’alternance dialectique. Naïve prétention que de tailler des flux immenses, complexes, à éléments innombrables et en réactions réciproques, dans des logiques aussi pauvres ! Le mot révolution lui-même, par son origine, fait appel au cercle et, par ses usages, à la nouveauté : cela répète le même et l’autre, le conservatif ou le nouveau, le rouge et le blanc ; comment nos jugements, nos partis et nos conflits peuvent-ils naître d’une simplification aussi grossière ? Parmi les stratégies les mieux raffinées, au contraire, allons quérir des moyens souples de dire l’histoire et le temps.

Les sciences contemporaines analysent intelligemment des phénomènes extrêmement compliqués dont les lois, déterministes assurément, ne permettent pas, néanmoins, de prédire l’issue de leur processus. Le chaos apparaît dans le monde inerte. De même, le temps de l’histoire me semble comparable au temps qu’il fait, nuages, tempêtes et turbulences des vents, ou au temps de la planète Terre qui travaille, brûle et refroidit, sur des kilomètres d’épaisseur plus qu’au temps préjugé couler le long d’une droite uniforme. Oui, l’histoire est chaotique, au sens où les sciences de ce jour utilisent le mot : imprévisible assurément quoique sans aucun doute déterminée par un ensemble formidable de forces dont nous n’apercevons confusément qu’une part. Nos logiques simples ne suffisent point à comprendre ses fluctuations enchevêtrées, alors que nos stratégies les plus complexes les approchent mieux.

Du coup, je vous invite à résumer le comportement de l’homme Edgar Faure, dans la totalité finie de sa vie. Toutes les critiques alors se retournent pour virer à son éloge : balance ultra-fine, il vibre selon les frémissements de ce temps fortement turbulent, je le vois, je l’entends trembler, chaotiquement, comme un sismographe, reproduisant à merveille les écarts à l’équilibre de l’écorce temporelle du monde sociétaire. Nous autres, écrivains, traçons sur la page les petites vibrations, canonisées par une orthographe, de notre cortex ; plus globale, l’écriture de l’homme politique reproduit les mouvements, ténus ou oscillants de fièvre, du chaos historique, avec son corps entier, ses gestes, ses actes, ses décisions et, plus latéralement, ses mots et ses pensées. Sa subtilité ne naît pas de la théorie au sens que donnent à ce mot le peuple et les philosophes, mais d’un rapport réel au temps chaotique des choses et des hommes dans leur totalité, relation que peut avoir un sismographe sensible avec l’écorce mobile et la profondeur brûlante de la Terre.

Portrait d’Edgar Faure en délégué

Tout se passe comme si, au beau milieu de notre siècle, la France avait connu la chance d’envoyer un observateur surdoué au plus près de phénomènes très complexes. Observez-le, à votre tour, plongé parmi les crises et les tremblements de ce temps : frémissante de changements, vacillante d’adaptations, scintillante d’intelligence, sa vie entière exprime le travail formidable qui bouleversa les rapports de violence, l’économie agricole et industrielle, nos sciences, nos droits et notre instruction. Hypersensible aux mouvements chaotiques du temps, il les fait voir. Mieux encore, il montre nos erreurs grossières, quand nous essayons de le comprendre avec des moyens trop simples. Edgar Faure me sert d’envoyé pour expérimenter de près, sur différentes échelles, une nouvelle théorie chaotique du temps.

Il vient de nous apprendre à comprendre l’histoire.

Horizon

Du coup, il nous indique l’avenir. Certes, nous ne pouvons le prédire au sens de la prévision, mais nous devons le préparer, au sens de la prévoyance.

Aurai-je donc l’audace, enfin, de décrire, parmi cette complexité, une sorte de passage lent et malaisé de Mars à Quirinus, puis de Quirinus à Jupiter, c’est-à-dire de l’histoire des batailles à l’histoire économique, puis de celle-ci à celle du droit et des sciences, chemin qui suit, ô merveille, l’évolution singulière de la carrière politique d’Edgar Faure tout en recouvrant, globalement, les trois tiers du vingtième siècle : croissance de la violence mondiale jusqu’à son maximum, plus même, à sa dissuasion, développement de l’industrie et des finances, perdant leur position d’infrastructure, montée en puissance du savoir en général ?

Oui, vers la fin de ce siècle, toutes les lignes prospectives induisent l’idée que commence l’ère où domineront les sciences et l’éducation. Ainsi va la marche de ce siècle-ci, ainsi se décrit la marche d’accès à celui qui suit. Comment pouvons-nous préparer ce moment inévitable par un désastre ? Réponse constante : une crise catastrophique désigne toujours le lieu de la décision.

Je reprends donc l’œuvre d’Edgar Faure où je l’avais laissée. Qu’un conciliateur-né devienne ministre de l’Éducation ne pouvait que plaire à tous ceux, tels que moi, qui déplorent que le destin de nos filles et de nos fils reste lié, dans notre pays, à d’irréconciliables antagonismes politiques : depuis combien de temps nos concitoyens préfèrent-ils leurs chiens et les délices mortelles de la guerre. civile à leurs propres enfants ? Nous nous occupons tellement plus de nos haines opiniâtres que d’eux qu’ils sentent et comprennent que nous ne les aimons pas.

Du coup, depuis vingt-cinq ans, ils répondent constamment à cette indifférence, et, d’une indifférence égale, renversent, à rythme régulier, les gouvernements, et de gauche et de droite, qui les méprisent également et tout autant qu’ils accablent ce corps enseignant, dont le passage assez récent de la pauvreté à l’indigence et bientôt de l’indigence à la misère mesure ce dédain avec exactitude.

Français, qui tant aimez la chamaille politique, pourquoi délaissez-vous vos enfants pour jouir de vos divisions ? Hommes politiques, voyez-vous que les seules manifestations qui, dans les grandes villes, depuis un quart de siècle, dépassent le demi-million de participants, et font vaciller l’autorité sans se soucier de sa couleur, se soulèvent constamment pour poser des questions concernant l’éducation ? Peuple et représentants, observez que les grands problèmes contemporains se posent et se préparent là dans le savoir et sa diffusion, dans l’instruction publique et la formation dont le destin dessine la prospérité ou la misère ainsi que les inégalités sociales du siècle à venir.

Impitoyablement opposées sur ce problème, la gauche et la droite, ironiquement, se trouvent d’accord pour privilégier l’économie et la mettre à la base des raisonnements historiques et des réformes éducatives ; la même doctrine archaïque paraît ignorer que la prospérité d’un pays développé dépend déjà depuis longtemps du niveau général de son savoir. L’infrastructure nouvelle est d’ordre culturel, puisque désormais l’économie dépend des inventions scientifiques et des innovations techniciennes. Le plus léger soutient et promeut le lourd.

Oui, le temps réel court désormais dans le sens du savoir. Je ne dis pas que ce temps sera meilleur mais que cela sera.

Et, peut-être n’ai-je désiré, un jour étrange, succéder à celui qui fut mon ministre que pour disposer, au moins une fois dans ma vie, moi, marginal, d’un lieu central de parole d’où dire, avec la solennité requise, l’avenir de nos enfants, et la marche de ce temps qui devient, par bonheur, plutôt que le nôtre qui reste celui de la guerre, celui du savoir et de la paix que j’espère, le leur.

Dessein

Car ces drames séculaires en trois actes principaux nous enseignent une grande et terrible leçon, concernant, à nouveau, l’immortalité.

Notre culture nous dicte de gagner : sur les champs de bataille ainsi que dans la concurrence économique ou scientifique, forcenée. Or, aux limites de la première victoire, la bombe atomique programme la mort de l’espèce humaine ; la destruction de la planète et l’appauvrissement jusqu’à la misère mortelle de l’immense majorité de l’humanité se profilent aux extrêmes de la deuxième ; globalement mortifères, ces deux résultats mettent en péril, pour la première fois de l’histoire, la double immortalité de l’espèce et de la Terre. Parvenus aujourd’hui aux limites extrêmes des performances de la violence martiale et de l’économie, sommes-nous si sûrs, désormais, qu’il faille vraiment toujours gagner, y compris dans les domaines de l’esprit ?

Dites la recette de vaincre sans crime.

L’urgence ne demande-t-elle pas plutôt de réviser notre philosophie, notre morale, nos politiques et notre art de vivre ?

Les vaincus, les pauvres, les enfants, les faibles ne détiennent-ils pas l’ultime sagesse ? Voilà pourquoi l’instruction, infinie, enseigne la raison et sa rectitude, et l’éducation notre finitude pitoyable devant l’irréductible problème du mal.

De Dieu

À une heure où notre histoire multimillénaire circulairement se ferme en une brusque et archaïque régression vers l’Éden, île entre deux fleuves d’où ceux que nous reconnaissons pour nos premiers parents furent chassés de leurs amours heureuses par une faute qui, dit-on, tint au savoir, paradis perdu, aujourd’hui devenu l’enfer d’une guerre où s’affrontent les trois grands monothéismes de la postérité d’Abraham, prend un sens immense le plus grand silence de mon prédécesseur, si éloquent et si disert par ailleurs.

Les accents de son Pascal ne trompent point, Edgar Faure croyait en Dieu mais ne le montrait pas, lui dont l’exubérance cherchait sans cesse à penser toutes choses, et n’en parlait jamais, lui dont la parole ne cachait que soi, d’où je tire cette idée, contemporaine, peut-être, mais touchant l’instant et l’éternité en même temps, que Dieu est notre pudeur : la vergogne de notre force derrière nos fragilités, ou, à l’inverse, de nos faiblesses derrière nos explosions de puissance, la pudeur de notre intelligence inattendue sous nos manques prévisibles, ou de nos ignorances en dessous de nos raisons, celle de l’universel caché par notre moi singulier ou de notre singularité intérieure dissimulée par nos apparences généralement banales, celle de nos croyances derrière nos certitudes arrogantes, ou de notre invincible assurance derrière nos hésitations, de sorte qu’il est la somme de nos vergognes, l’intégrale des pudeurs, caché, non plus par la bombe et le tonnerre, mais sous le sourire intérieur et l’éclat mystérieux des yeux, plus intime et infime que nos timidités. Cette croyance noire restera-t-elle le mystère derrière la personne politique qui occupa longtemps le centre de la scène, au milieu du siècle, et la pudeur le secret de sa publicité ?

Je répute laïque ce mutisme pudique. Notre laïcité, nécessaire à une vie civile pacifique, notre histoire l’inventa lentement, parmi dix crises et convulsions, de sorte qu’elle porte nos couleurs, nationales, religieuses, et qu’elle s’exporte peu hors de nos frontières pour ne se traduire pas dans les langues ou cultures étrangères. Or, si nous voulons la paix, il nous faut changer, à nouveau, d’échelle et en inventer une nouvelle : universelle, internationale, interconfessionnelle.

Dans cette laïcité affirmée, multiple et publique, nécessaire au monde d’aujourd’hui, Dieu tient une place nulle mais intime, celle, libre, du sujet. Une théologie du néant ou de l’infinie fragilité de Dieu pourra-t-elle tirer les trois monothéismes de ce retour archaïque à la violence primordiale, désormais interdite par nos pouvoirs et nos savoirs, trop forts ?

J’ai commencé mon remerciement par merci et pitié ; le même mot l’achève sous sa forme de piété : pudeur sainte du silence, après mes paroles vaines et volantes.