Réponse au discours de réception de Marc Fumaroli

Le 25 janvier 1996

Jean-Denis BREDIN

Réception de Marc Fumaroli

 

Monsieur,

I. Il y a huit mois, et cet heureux jeudi suivait un mercredi des Cendres, l’Académie vous désignait pour occuper le sixième de ses fauteuils. Ce fauteuil vous convenait-il ? Faisant l’éloge d’Eugène Ionesco vous nous avez révélé tout ce qui vous rapprochait de votre prédécesseur que nous pouvions croire fort éloigné de vous, et vous avez donné l’émotion de le retrouver parmi nous. Eugène Ionesco avait succédé à Jean Paulhan, dont vous venez d’évoquer le souvenir, Jean Paulhan auquel vous avez souvent rendu grâce parce avait, dans ses Fleurs de Tarbes, ramené l’attention du public sur « la vieille rhétorique » qui, disait-il, « n’avait jamais été si souveraine que depuis qu’elle était parvenue à se faire oublier ».

Je vois aussi, occupant ce sixième fauteuil, en votre cher XVIIe siècle et encore au XVIIIe et au XIXe siècle, une très longue lignée d’aristocrates éclairés qui illustrèrent j’imagine, ce bel esprit, ces bonnes manières, cet art de vivre noblement que vous avez souvent exaltés, et que semblent exiger de nous les statuts de notre Académie nous prescrivant d’être « de bonnes mœurs, de bonne réputation et de bon esprit ».

Remontant le temps, j’aperçois à votre fauteuil l’abbé de Boisrobert qui en fut, en 1634, le premier titulaire, et Chamfort qui en devint, en 1781, le septième. L’un et l’autre ont joué dans l’histoire de notre Compagnie un rôle qui ne peut être indifférent à celui qui, plaçant l’Académie dans les hauts lieux de la mémoire française, écrivit une lumineuse histoire de cette Coupole qui nous abrite aujourd’hui. Vous nous avez rappelé que ce fut l’abbé de Boisrobert, aumônier du roi, favori de Richelieu, qui le premier parla à son maître de ce cercle de « Beaux Esprits » qui se réunissait, très discrètement, le lundi, chez M. Valentin Conrart pour partager un agréable repas et le plaisir de la conversation. C’est à Boisrobert que Richelieu commanda de demander à ses amis « qu’ils s’assemblassent comme de coutume, et qu’augmentant leur Compagnie ainsi qu’ils le jugeraient à propos ils avisassent entre eux quelle forme et quelles lois il serait bien de lui donner à l’avenir ». « Académie des Beaux Esprits » ? « Académie de l’Éloquence », et ce nom vous eût satisfait ? « Académie éminente » ? Ce fut « l’Académie française ». Ainsi Conrart, dont vous nous avez dit qu’il était « le véritable père de notre Académie », Conrart et ses amis devinrent-ils, grâce au zélé service de votre prédécesseur, l’illustre Compagnie qui vous reçoit aujourd’hui.

Tout différent fut le rôle de Chamfort, votre autre prédécesseur. Quand il apparut, en 1789, que les Académies pouvaient être tenues pour des foyers d’aristocratie littéraire, et que leur existence risquait de porter ombre aux principes de la Révolution, c’est à Chamfort que Mirabeau eut l’idée de commander un pamphlet destiné à ridiculiser l’Académie. Qu’était donc cette Académie française ? « Un mélange de courtisans et de gens de lettres ». Leur dictionnaire ? Il était « médiocre, incomplet, insuffisant ». Qu’étaient les discours de réception ? « Un volumineux verbiage », « une insipide collection ». « Rendons cette justice à l’Académie française, concédait Chamfort, qu’elle entre pour peu dans le "déficit" et qu’elle est la moins dispendieuse de toutes les inutilités. « Publié en 1791, le pamphlet de Chamfort aida à la suppression des Académies qui intervint deux ans plus tard sur le rapport de l’abbé Grégoire. Tels furent les destins contraires de vos deux confrères successivement assis à votre fauteuil : l’un servit à faire l’Académie, l’autre à la défaire.

Mais à quelque fauteuil que ce fût, cette Compagnie vous attendait sans doute, car vous avez parlé d’elle comme peu le firent, et vous lui avez reconnu, dans l’histoire de l’esprit et notre mémoire, les plus grands mérites. Elle a, bien sûr, veillé sur la langue, sur cette langue française tant aimée de vous, afin que celle-ci demeurât « douce », « claire », « agréable », « naturelle » et « noble », capable, avez-vous dit, de faire de la France « un royaume du bonheur d’expression ». Vous avez vu dans notre Académie le lieu privilégié de la conversation, et de l’esprit de conversation, « nature, art et grâce ». Réfléchissant sur l’éloquence et les rapports des choses et des mots, vous avez décrit notre Académie comme la gardienne vigilante « de cette partie de l’éloquence qui regarde les mots et leur confère le poids des choses ». Vous avez bien voulu observer en outre que, pour remplir ses missions, notre Compagnie n’avait cesse d’accueillir les esprits apparemment les plus différents, et qu’elle n’avait cessé de favoriser « les genres d’intérêt général » servant la formation de ce qui est pour vous « un sens commun des esprits éloquents ». Par surcroît, vous nous avez reconnu une vocation éminente pour défendre « les bonnes manières » entendues par vous non comme des rites, mais comme l’agréable expression de cette politesse et de cette tolérance que vous avez souvent louées. Bref vous avez éclairé, en termes réconfortants pour une Compagnie parfois inquiète d’elle, tous les lieux de sa vocation universelle.

Mais vous nous avez rappelé aussi la longue tradition des critiques faites à notre Compagnie. Vous nous avez rappelé que Furetière, qui fut, il est vrai, exclu de l’Académie, en 1685, pour avoir osé concevoir le projet d’un « dictionnaire universel », ce qui le rendait indigne, a d’écrit l’Académie française comme « le refuge des esprits de second ordre ». Barbey d’Aurevilly y voyait « un havre de vieux hérons moroses ». La voici plus tard présentée comme une « assernblée de notables », comme un « sénat de vieillards », comme « le siège d’une orthodoxie littéraire insupportable aux jeunes générations ». Au vingtième siècle, les critiques sont devenues plus sévères encore, s’acharnant à ridiculiser les rites de la cathédrale du quai de Conti.

Enfin vous avez bien voulu vous interroger sur l’avenir de cette Compagnie en des temps nouveaux qui ne vous plaisent guère. « Quel rôle, quel avenir, vous demandez-vous, peut être réservé à l’Académie française dans un monde érodé par une langue d’usage et une sous-culture transnationales ? » Cette question, nous dites-vous, doit demeurer sans réponse. Mais vous nous avez réconfortés, à votre manière intelligente et volontiers ironique. « C’est son inutilité apparente, nous avez-vous dit, sa faible fécondité en tant que "corps", sa monumentale et relative immobilité qui en définitive ont préservé la fonction centrale et vitale de l’Académie. » Ce jugement peut nous rassurer. Il ne nous réjouit pas forcément.

Ainsi cette Compagnie semblait-elle faite pour vous accueillir. Mais voici que me reviennent les règles de tout discours, fût-il de réception, qu’enseignait votre maître Quintilien : « Tout discours est composé de choses et de mots ; dans les choses il faut considérer l’invention, dans les mots l’élocution, dans l’un et dans l’autre l’arrangement ou la disposition... » Quintilien précisait que l’exorde du discours devait avoir pour but de « s’attirer une audience favorable ». Je m’aperçois que j’ai sans doute manqué aux exigences d’une vraie rhétorique, et qu’il me faut passer aux temps qui suivent.

II. Serait-il permis de parler de vous sur le ton de l’éloge ? Ce XVIIe siècle, si bien connu de vous, fut le siècle de l’éloge, et vous nous avez montré comment, à l’Académie française, l’éloge de la langue se confondit alors avec l’éloge du roi. « Le panégyrique, avez-vous écrit dans votre histoire de cette Coupole, est le genre institutionnel de l’Académie française. Il rythme depuis trois siècles l’année académique. Il réaffirme la prééminence du grand style et des grands genres de l’éloquence. » Si même nous pouvions retrouver, par miracle, les secrets du grand style, il resterait que vous n’aimez pas entendre parler de vous, ce qui vous distingue, semble-t-il, de la plupart de vos contemporains. « Je vis avec moi, m’avez-vous dit, dans un rapport sceptique, dans une indifférence amusée. » Tous ceux qui vous connaissent, un peu, ont observé votre discrétion, votre délicatesse, votre extrême pudeur. Vous n’aimez pas du tout les confidences, ni les faire, ni les lire, ni les entendre ; « connaître, c’est s’oublier », m’avez-vous dit encore. La cérémonie d’aujourd’hui veut vous être agréable. Ce pourquoi je parlerai de vous le moins qu’il se peut.

Assez cependant pour regarder dans votre vie ce qui rejoint, ce qui peut éclairer votre œuvre. Vous êtes ne à Marseille, votre père était de famille corse, et c’est à Fès, dans cette ville « hors du temps », direz-vous, à Fès où votre père était fonctionnaire et votre mère institutrice, que vous avez fait vos études primaires et secondaires. C’est à Marseille que vous avez commencé vos études supérieures. Vous les avez poursuivies à l’Université d’Aix-en-Provence, avant de venir à Paris. Vous n’avez cessé d’aimer passionnément l’Italie « votre seconde patrie ». Vous parlez l’italien comme le français, et c’est à Rome que vous donnez, cette année, votre cours au Collège de France, sur la « République des lettres franco-italiennes ». Vous ne m’en voudrez pas d’observer cette tendre relation avec la Méditerranée qui n’a cessé d’influencer votre œuvre. Platon et Aristote, Cicéron et Quintilien sont devenus vos intimes. Votre ardeur, parfois votre véhémence, peuvent sembler très méridionales. La civilisation que vous aimez et que vous défendez contre les temps modernes, elle est bien l’enfant légitime, ou naturel, des civilisations grecque et latine.

C’est dans votre maison familiale de Fès que votre mère vous apprit à lire et à écrire. Elle fut votre premier professeur, et vous vivrez désormais dans les livres. De grands maîtres que vous eûtes la chance de connaître, à Marseille, puis à Aix, puis à Paris vous ont ouvert des chemins que vous ne quitterez pas. Professeur, vous le serez, professeur à Lille d’abord, où nous fûmes collègues sans nous rencontrer, puis à Paris, en 1976. Professeur à l’Université Paris IV Sorbonne, où vous avez succédé à Raymond Picard, vous fûtes élu au Collège de France, en 1986, dans une chaire intitulée « Rhétorique et société en Europe (XVIe et XVIIe siècles) ». Professeur vous l’êtes aussi en Belgique, en Angleterre, aux États-Unis, en Italie bien sûr, à Rome et à Florence. En bon professeur vous avez créé des centres d’études, présidé des sociétés savantes, collaboré à des revues où se dispensaient l’intelligence et l’érudition. Les maîtres, dont vous avez reçu le merveilleux enseignement, vous ont peut-être laissé la nostalgie de cette « République des Professeurs » dont vous avez souvent fait l’éloge. Mais vous n’entendez nullement cette République comme une organisation de solidarités et de supériorité intellectuelles. Elle est pour vous une communauté où s’apprend l’art de la parole, elle est aussi un haut lieu de cette liberté de l’esprit dont votre œuvre ne cessera de porter témoignage.

Comment avez-vous rencontré ce XVIe et ce XVIIe siècle qui mériteront de vous tant de travail et d’amour ? Sans doute est-ce à Marseille en hypokhâgne et en khâgne. Venu à Aix-en-Provence, vous avez soutenu un mémoire de maîtrise consacré à Racine. À Paris, vous avez commencé de préparer une thèse sur Pierre Corneille, aujourd’hui votre confrère à l’Académie. Vous avez vite appris que, pour bien comprendre Corneille, vous deviez connaître les Jésuites, rechercher les sources de cette culture et de cette pédagogie qui avaient fondé leur rayonnement. Ai-je tort de croire que c’est de l’enseignement jésuite que vous êtes parti à la découverte de cette rhétorique « de la Renaissance au seuil de l’époque classique » qui devint finalement le sujet de votre thèse ? La rhétorique et la langue française ne vous quitteront plus dans vos recherches, dans vos combats, et aussi dans vos déceptions. Vous voici désormais assis au « Banquet des mots », disponible pour toutes les fêtes de l’éloquence.

M’est-il permis de passer, sans transition, de votre vie a votre œuvre, au risque d’offenser la rhétorique en mêlant deux parties d’un discours ? J’évoquerai, pour tenter de me justifier, le souvenir de Marguerite Yourcenar, à qui j’eus l’honneur de succéder ici : « La réalité d’un écrivain, assurait-elle, est à chercher dans ses livres. » Or vous êtes écrivain, plus que vous ne le confessez.

III. La langue française est une femme, avez-vous constaté, maternelle évidemment, transmise par la bouche des mères, mais féminine de toutes les manières, belle, parée du naturel et de la grâce, et volontiers voluptueuse. Très féminines aussi sont ses quatre sœurs, la rhétorique, la parole, l’éloquence, la littérature, que vous avez tantôt mêlées, tantôt séparées pour mieux observer leurs relations. Mais votre remarquable livre L’Âge de l’éloquence venu de votre thèse, et beaucoup de vos cours et de vos articles dépassent leur objet apparent. Vous travaillez sur une société, peut-être une civilisation, en tout cas sur un art de vivre, de penser et de parler qui ne cesseront jamais de vous passionner. Vous vous définissez comme un érudit, comme un historien de la littérature. « Mon genre, nous avez-vous expliqué, c’est la connaissance érudite de la tradition littéraire... » Il me semble qu’en réalité votre œuvre, s’approfondissant, n’a cessé de devenir plus vaste et plus exigeante. Ce que vous étudiez, ce que vous aimez, au-delà des règles du discours, ce sont les finalités de la parole, ce sont les valeurs d’une morale, c’est l’âme d’une société dont vous voulez être le vigilant gardien.

Qu’est-ce que la rhétorique pour le philosophe que vous êtes devenu malgré vous ? C’est au premier abord l’ensemble des règles qui gouvernent le bien-dire. Elle est l’art de persuader, englobant les trois finalités de tout discours : convaincre, plaire, émouvoir. Mais cette rhétorique que vous nous enseignez vous ne la réduisez pas au discours. Elle s’impose aussi à la littérature. La littérature c’est pour vous « une autre parole à l’intérieur de soi », peut-être même une forme supérieure de la parole. Discours oral, discours écrit pour être dit, parole devenue livre, votre rhétorique les gouverne tous. Vous nous avez même appris, dans votre beau livre L’École du silence, que la rhétorique régissait aussi l’image que le regard découvre, la peinture, la gravure, la sculpture. Vous nous avez invités à écouter l’éloquence des œuvres plastiques, « des œuvres qui nous parlent dans leur silence ». Ainsi toute forme d’art, reçoit de vous vocation à appartenir à la rhétorique.

Après Cicéron, après Quintilien, vous nous avez savamment expliqué les formes du vrai discours, et aussi les trois styles du discours, le style « bas, qui peut rester simple mais risque de devenir « ordurier », le style « moyen » qui l’emporte généralement et sert aux usages ordinaires, enfin le « grand style » qui peut atteindre au « sublime », ce sublime défini par le mystérieux traité grec du Sublime, que traduisit Boileau et auquel vous faites souvent référence, ce sublime qui, précise ce beau texte, « enlève l’âme de quiconque vous écoute », et « renverse tout comme un foudre ». La rhétorique dont vous nous parlez, elle est une méthode, un art conduisant au sublime et qui traverse toutes les disciplines de l’esprit.

Et l’on peut fréquenter avec vous, grâce à vous, ce monde qu’ont illustré les siècles que vous aimez. La parole, portée par l’éloquence, y tient le rôle essentiel. Bien dire, c’est parler aux autres, pour les instruire, pour les émouvoir, ce n’est pas s’enfermer dans ses mots, s’y complaire, les imposer. La parole va à l’autre, elle l’écoute en lui parlant. Elle est l’expression véritablement humaine de ce que l’on appelle aujourd’hui, d’un mot qui ne vous plaît pas du tout, la « communication ». Mais l’éloquence ne se réduit pas au monologue, à l’oraison, au plaidoyer. Elle régit le dialogue, qui a fait selon vous de Socrate « le maître immortel de l’Académie », le dialogue que vous nous décrivez comme « la forme civilisée de la plus haute pédagogie », le dialogue qui enseigne, le dialogue qui connaît tous les détours de la réflexion et même l’ironie qui « peut voiler le sublime en humilité ».

Vous nous avez expliqué aussi toutes les vertus de la conversation, que vous considérez comme « une forme suprême du bonheur pour les hommes libres ». On pourrait croire que vous avez gardé la nostalgie de l’Europe des cours, puis des salons français où dialoguaient des aristocrates éclairés, habiles aux bonnes manières, et de beaux esprits « porteurs de bon sens ». La conversation, nous avez-vous dit, c’est le meilleur de la rhétorique, « ce qu’il reste d’elle quand on a tout oublié ». Vous avez, de nombreuses fois, fait l’éloge de ces femmes merveilleuses, de ces « maîtresses de maison » dont l’hôtel, le jardin, la chambre même furent des lieux d’éducation et de plaisir de l’esprit. Vous avez joliment disserté sur l’empire des femmes, sur l’esprit de joie, sur la grâce et tous les agréments de « la bonne compagnie » dans la France de l’Ancien Régime, sur cette « civilisation du loisir privé » qui vous a enchanté. Madame de Rambouillet eût sans doute aimé vous recevoir, vous écouter, et aussi Madame de Lambert, et Mademoiselle de Scudéry qui fut ici le premier lauréat du prix d’éloquence. Madame d’Épinay et Madame du Deffand vous ont vainement attendu. Peut-être avez-vous rencontré, dans le salon de Madame Necker, cette enfant puis cette adolescente très douée, Minette devenue Germaine, à laquelle Marmontel dédiait ses poèmes en forme de chansons, l’abbé Raynal ses compliments, Grimm ses bons conseils, cette Germaine qui deviendra Madame de Staël, si proche de vous quand elle vantera les mérites de la langue française et de l’esprit français. « Rien ne saurait égaler, écrira-t-elle, le charme d’un récit fait par un Français spirituel et de bon goût... il prévoit tout, il ménage tout... il s’arrête quand il le faut et jamais il n’épuise même l’amusement. » Ce portrait, vous pourriez l’avoir écrit ensemble.

Oui, ces délicieux salons étaient faits pour vous accueillir. Je ne crois pas que vous auraient autant séduit, à la fin du XIXe siècle, les dîners du mardi soir chez Mallarmé, rue de Rome, où l’on écoutait le maître parler, parler si bien, ni les goûters du samedi chez Heredia, et non plus les affrontements passionnés des symbolistes au café des Deux Maillets, au café Vachette, « où tout était infect » au point que Moréas renvoyait tous les plats, au Chat Noir, dans le quartier des femmes faciles. Ces jeunes gens insolents parlaient tous ensemble, ils refaisaient le monde, ils méprisaient toute académie, ils détestaient la Sorbonne et les professeurs qui osaient enseigner comment bien penser et bien écrire, ils rêvaient d’être libres, et rebelles, et même d’être décadents s’il leur plaisait. « J’aime le mot de décadence », vous aurait dit Verlaine, et je ne suis pas sûr que vous vous seriez bien compris.

Plus étranger encore eussiez-vous été, au milieu de notre siècle, aux rendez-vous des Deux Magots, ou du Flore, ou de la Coupole, où se réunissaient, selon vous, les prétentieux apôtres d’une nouvelle terreur, celle de l’intellectuel. Vous avez dénoncé la triste victoire du café sur le salon. La conversation, déplorez-vous, a cessé d’être un art. Elle est devenue un « lieu de mémoire », « objet quelque peu funéraire de célébration et d’historiographie ». Nous manquent aujourd’hui, déplorez-vous encore, « la liberté, la modestie, le respect des autres, ce lien privilégié avec la vérité, avec la beauté ». Mais ce pessimisme vous l’abandonnez parfois, vous vous efforcez alors de croire au miracle, au retour de la conversation, cet art que l’Europe, pensez-vous, pourrait bien demander à la France, ce luxe de l’esprit que vous liez irréductiblement à la liberté.

« Je suis un historien de la littérature », avez-vous écrit trop modestement. Dans votre dernier livre, La Diplomatie de l’esprit, vous avez assemblé quelques-uns des regards que vous avez portés sur l’éloquence de l’écrit. Vous avez consacré à Montaigne, qui fut selon vous « l’instaurateur de la littérature française moderne », un beau chapitre auquel vous avez donné pour titre « L’éloquence du for-intérieur ». « Montaigne parle, nous expliquez-vous, car il s’agit bien pour le lecteur des Essais d’une rencontre avec une parole dictée peut-être, mais sans rature. » Pour vous les grands épistoliers français, Madame de Sévigné, Voltaire, Diderot, Flaubert « sont ceux qui donnent par écrit l’illusion de la voix... ».

On ne s’étonnera pas qu’ouvrant, avec Montaigne, La Diplomatie de l’esprit vous refermiez votre livre en compagnie de La Fontaine et de ses fables, ce La Fontaine que vous ne cessez, me semble-t-il, d’aimer davantage. Pourtant vous redoutez vite, de la poésie, la prétention du style, le refus méprisant du dialogue. Mais La Fontaine, le poète, ne cesse d’être un prosateur. Le propre de la prose est pour vous de s’adresser au « sens commun », de « parler à ceux qui écoutent ». Ce que fait La Fontaine, car ses vers, nous dites-vous, sont « limpides, doux, brefs, simples, ils sont recevables par tous ».

Ainsi les écrivains, ces diplomates de l’esprit, remplissent-ils, en littérature, les hautes missions qui sont celles de l’éloquence. Et vous définissez ainsi ce qu’est pour vous la fonction de la littérature française : « Le grand écrivain français, dites-vous, n’a pas le droit de n’être qu’écrivain, et moins encore poète. Il lui faut travailler à fixer la plus volatile des essences, le simple bon sens qui puisse réunir les Français. »

Vous conviez ainsi notre littérature à une thérapeutique du sens commun, telle que la pratiqua La Fontaine, aide de son génie et de son sourire. Que d’objections pourraient être présentées à cette mission obligée de la littérature, et aussi à cette exception française que vous magnifiez ! Mais je voudrais ici souffler un instant pour tenter de vous mieux regarder. Vous nous aviez confié, introduisant votre Diplomatie de l’esprit que « tous vos essais rassemblés vous avaient conduit insensiblement, par détours et traverses, à un même carrefour... » et que vous perceviez une « lumière d’ensemble » que vous souhaitiez nous faire partager. Au carrefour où nous sommes venus, nous voyons cette lumière d’ensemble. Au XVIe et au XVIIe siècle se sont composés un projet, et un rêve, que vous éclairez et que vous défendez. Ce monde merveilleux, il ressemble à la rhétorique, qui est pour vous plus qu’une méthode, plus qu’un art, une certaine conception de l’homme. L’idée est constamment présente dans votre œuvre que l’éloquence, orale ou écrite, doit être entendue, comprise, et qu’elle doit porter vers le sublime. Pour vous l’élévation de l’esprit, la modération, la douceur, la sagesse, le sourire et encore le bon goût, et même les bonnes manières doivent se transmettre, ce à quoi vous travaillez. « Je suis résolument classique », avez-vous proclamé, et vous l’êtes. Vous vous méfiez de la modernité, « cette fiction perverse » de l’actualité. Vous êtes classique, précisez-vous, au sens du Littré, au sens de Jules Ferry. Vous vous voyez parfois comme un « prince de l’exil » dans un monde que conquièrent « les nouveaux riches de la culture ». Vous êtes aussi, surtout peut-être, un humaniste, et le mot humanitas revient souvent dans votre œuvre, un humaniste qui croit au progrès de l’esprit porté par une culture universelle. « Ce qu’il y a d’unique dans la Révolution française, assurez-vous, c’est son intention d’universalisme. Elle le doit à la littérature, la littérature française des Lumières, nourrie des classiques. »

Vous croyez vous aussi à la vocation universelle de la France, où il vous semble que les gens d’esprit ont abondé, la France dont la langue vous paraît porteuse d’un génie particulier, parce qu’elle établit un mystérieux rapport entre les mots et les choses. Mais ce « génie de la langue française » dont vous avez fait l’apologie et dont votre ami La Fontaine disait qu’il était « une éducation de la liberté », vous ne le mettez pas à la disposition d’une seule nation, qui serait enveloppée dans son privilège. Vous le voulez comme une « contagion éloquente » qui devrait s’étendre à toute l’humanité. Et si ce rêve est trop ambitieux, le génie du français pourrait au moins, selon vous, éclairer l’Europe, offrir une expression à la conscience européenne. « La chance de la France, avez-vous écrit, c’est la mémoire de l’Europe. » Aucune nation, aucune langue ne vous ont enfermé, et vous avez porté votre propre parole dans beaucoup de pays du monde. Pour vous, l’âge de l’éloquence n’est pas forcément achève, et son royaume n’est pas clos.

IV. Ainsi votre œuvre nous dit-elle, tant elle parle de vous si vous n’en parlez pas, vos passions, vos nostalgies et vos rêves. Elle nous dit aussi vos méfiances. Nous nous souvenons de vos mots : « Je n’ai jamais souhaité poser à l’écrivain, et surtout pas au romancier. » Le roman vous l’aimez, vous avez donné à plusieurs romans de remarquables préfaces, mais il vous préoccupe dès qu’il vous semble devenir bavardage, licence, ou simplement confidence. Proust vous inspire parfois des jugements réservés. Il vous semble « trop affecté et trop anxieux pour faire oublier qu’il écrit ». Les romans de Céline vous aident à prendre distance avec votre époque, car vous y voyez de « l’hypertrophie intestinale et de l’atrophie spirituelle ». Regardant notre temps, vous redoutez que la littérature en vienne à s’identifier au seul roman, et plus précisément au roman autobiographique. Mais plus que le roman la poésie vous inquiète quand elle vous paraît ne plus parler à personne, et se nourrir d’elle-même. Vous nous avez prévenus : « La poésie doit être une prose un peu plus ornée ; au-delà on tombe dans la vanité et la volupté coupable des mots. » La poésie vous semble devenir un art mineur quand elle ne porte plus que le culte des mots et le mépris des choses.

Et nous voyons se dérouler une histoire où le XVIe siècle vous est très cher, car, puisant aux traditions grecque, latine et chrétienne, il a voulu restaurer la rhétorique, une histoire où le XVIIe siècle vous ravit car il permit l’épanouissement de toutes les formes de l’éloquence. Le XVIIIe siècle commence déjà à s’éloigner de vous. Certes l’Europe des cours est très vivante, les salons exercent une heureuse influence, et Voltaire, « ce candidat perpétuel, direz-vous, à la direction de conscience politique des princes », vous est très familier ; mais ce siècle déjà vous semble bavard, étalant ses enthousiasmes, ruisselant de confidences, et substituant volontiers le despotisme de l’esprit à sa liberté, sous le prétexte de vaincre des préjugés. Du moins les Lumières sont-elles là. Elles ne font plus que clignoter pour vous en ce XIXe siècle où l’emphase romantique ne vous convient guère, et non plus la passion de soi, l’exhibition de soi, et non plus l’euphorie des mots mis en musique, ce XIXe siècle où resplendit pourtant l’œuvre de Chateaubriand. La République des Professeurs rêvant d’une République des Lettres, vous la trouvez encore présente dans tous les projets de la IIIe République, et encore dans ceux du Front populaire. Mais elle fut irrémédiablement détruite en 1940.

Est venu, après la guerre, le temps de l’État culturel dont Malraux fut pour vous le redoutable fondateur, et que ses successeurs n’ont fait, pensez-vous, que renforcer. Cette culture, cette « sous-culture » de la seconde moitié du XXe siècle, vous avez dressé contre elle de véhéments réquisitoires. Déjà le cinéma vous est parfois apparu comme « un art infirme », annonçant, préparant la dictature de l’image. Vous avez d’énoncé le culte imbécile de la modernité. « Au seul mot de moderne on a appris en France à se mettre au garde-à-vous. » La culture vous semble devenue un mot valise, un mot écran, la propagande culturelle « un énorme bonnet d’âne bureaucratique ». Vous avez redouté « le flot montant de l’ignorance » et vous avez détesté ce que vous avez appelé les « supermarchés de la culture », l’art congelé, les grands travaux, les fêtes de la musique tenues sur ordre de l’État, et plus encore les fêtes du bicentenaire de la Révolution : « On était bien entré ce soir-là, protestez-vous, dans des temps nouveaux, des temps où la grande affaire française est devenue l’organisation collective des spectacles, des loisirs... » Cet État prétendument culturel, vous l’accusez de ne plus être que le champion d’une distrayante médiocrité.

C’est, bien sûr, à la télévision que vous réservez votre plus vive hostilité. Son « indigence », son « conformisme », son « culte des publics robots », sa détestation de l’intelligence ne trouvent à vos yeux aucune contrepartie. La télévision et le tourisme sont pour vous « les deux mamelles de cette existence néo-bourgeoise que construit notre fin de siècle ». Nous ne serons plus demain que « des consommateurs de produits culturels » : ce que vous qualifiez de désastre français. Déjà votre ami La Fontaine avait mis son pessimisme en vers :

« Je prévois par mon art un temps où l’Univers

Ne se souciera plus ni d’auteurs ni de vers

Où vos dignités périront et la mienne.

Jouons de notre reste avant que ce temps vienne. »

Vous pensez avoir, aujourd’hui, quelques raisons de croire que ce temps est venu.

Êtes-vous juste ? Il me semble que ce réquisitoire passionné, porté au nom dune civilisation que vous craignez de voir mourir, ne se donne pas pour mission être objectif, et, très bon pamphlétaire, vous savez que la caricature peut être un moyen d’expression, exagéré mais efficace, de votre vérité. Faudrait-il observer que vous êtes plus bienveillant à l’égard du rôle culturel de l’État, quand vous le regardez dans les siècles que vous aimez ? Et que notre Académie semble ne pas vous déplaire, alors même qu’elle fut fondée sur l’ordre de Richelieu ? Faudrait-il se demander si vous n’êtes pas parfois porté par la nostalgie d’une société de gens d’esprit dont les salons étaient l’agréable expression, de gens de très bonne compagnie dont la naissance, la fortune, l’éducation, les relations soutenaient la culture ? Se demander encore si, en cette fin de siècle, la plupart des Français ne recevraient pas, de cette culture qui ne ressemble guère à la vôtre et que vous tenez pour dévoyée, plus de connaissances, de jugement, d’émotions et de joies qu’ils n’en pouvaient trouver dans les temps que vous célébrez ? Se demander si le vrai procès que vous instruisez n’est pas en réalité celui des élites françaises dont vous redoutez, non sans raison, le déclin ? Un très long déclin en vérité, car déjà le Traité du Sublime, au ler siècle, étudiait « les causes de la décadence des esprits ».

Mais vous n’avez pas voulu que votre parole fût prudente et modérée quand elle défend les siècles passés. « Le passé, m’avez-vous dit, c’est comme les pauvres, personne n’en veut. » On aperçoit, tout au long de votre œuvre, l’attachement à une tradition à laquelle vous avez consacré votre vie, le rêve d’une démocratie d’hommes libres, tolérants, aspirant à l’universel, une tradition où revit l’héritage grec, et qui est pour vous l’esprit même de notre civilisation. Au-delà vous marchez sur l’un des chemins de la générosité. « Dans son mouvement profond, nous avez-vous dit, la rhétorique telle que je l’entends est un acte de partage et d’amour. »

Je m’aperçois qu’il faut finir. Les règles d’une vraie rhétorique nous enseignent que la péroraison ne doit pas répéter l’exorde. M’est-il permis de leur être une dernière fois infidèle ? À nouveau je vous regarde. je regarde cette Compagnie qui vous reçoit aujourd’hui. Vous étiez vraiment faits l’un pour l’autre. Cette Coupole vous en avez superbement honoré la mémoire. Vous y rencontrerez sans doute quelques-uns des agréments de l’éloquence. Les couloirs vous proposeront quelques dialogues, les séances du jeudi d’heureuses conversations, et il n’est pas impossible que survivent, ici où là, une ou deux salles à manger ressemblant à des salons. Peut-être vous agacerez-vous un jour ou l’autre, apercevant chez nous quelques symptômes de ces vices du Sublime que redoutait ce Traité qui vous est si cher : l’enflure du style qui croit aller au-delà du grand, ou la puérilité qui n’est autre chose « qu’une pensée d’écolier », ou encore « la fureur hors de raison », le médiocre échauffement. Mais qu’importe ! Toutes les disciplines de l’esprit ici assemblées, dans cette République des Lettres, servent, au-delà de leurs différences, ce mystérieux rapport des mots et des choses que portent la langue et l’écriture telles que vous les aimez. Et vous trouverez ici un peu de cette gaieté, de cette ironie, de ce sourire du sens commun que vous prêtez à l’éloquence. Vous vous entretiendrez avec Jean Paulhan qui, pour votre bonheur, vous relira quelques pages de ses Fleurs de Tarbes. Vous retrouverez bien sûr Eugène Ionesco, devenu aujourd’hui votre ami. La délicatesse, la discrétion, la crainte de toute critique vous réuniront. Vous lui apprendrez les vertus de la rhétorique classique, vous le promènerez dans ce XVIIe siècle où vous serez un si bon guide. Peut-être Ionesco vous enseignera-t-il le goût de l’invisible, et aussi cet art mystérieux des mots qui permet de dire à la fois une chose et son contraire, et encore la nostalgie de l’enfance, et surtout l’angoisse de la mort, la mort serrant la vie dans ses bras. Enfin, vous rencontrerez dans ce palais quelques-uns de ceux que vous avez tant admirés et souvent aimés. Montaigne est né trop tôt pour vous donner le bonheur d’être son confrère. Mais Corneille, et Racine, et Voltaire, et Chateaubriand, et la plupart de vos intimes seront là, prêts à partager avec vous d’éternelles conversations. « L’histoire de l’Académie, avez-vous écrit, est une méditation continue s’adaptant aux méandres de l’histoire. » Cette méditation continue, vous en poursuivrez donc l’histoire.

Monsieur, cette Compagnie est la vôtre, soyez-y le bienvenu.