Discours de réception d’André Frossard

Le 10 mars 1988

André FROSSARD

Réception de M. André Frossard

 

   M. André Frossard, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. le Duc de Castries, y est venu prendre séance le jeudi 10 mars 1988 et a prononcé le discours suivant :

     Messieurs,

Mon père, qui avait une haute idée de la France et de ses institutions, en particulier de la vôtre, m’avait appris que le mot « française », pris adjectivement, appelait la majuscule dans deux cas seulement : celui de la République et celui de l’Académie.

Il s’attristerait fort de voir la « Française » réduite aujourd’hui le plus souvent à la minuscule, et je ne sais si de m’y apercevoir suffirait à le consoler.

Car m’y voici.

Enfin, presque.

En effet, l’ingénu qui a la témérité de s’exposer à votre jugement et de briguer votre suffrage est bien avisé de douter jusqu’au bout.

De douter d’abord de ses mérites, cela va de soi ; de douter ensuite d’être élu, et si par extraordinaire il l’est, de douter d’être jamais égal à l’honneur que vous lui faites.

Ainsi, sous cette coupole qui vous coiffe de lumière, se célèbre-t-il, dans le souvenir de deux cardinaux, celui qui vous fonda et celui qui vous loge, une religion originale où le doute est récompensé, où la modestie vient avec les lauriers, et où l’humilité du nouveau venu se fait annoncer par un roulement de tambour.

Je vous dois, messieurs, non pas un, mais deux remerciements.

L’un, pour l’assurance que vous allez — peut-être — me donner d’être loué un jour pour les vertus et qualités que l’on aura eu tant de peine à discerner en moi durant ma vie.

Grâce à vous, j’aurai au moins un lecteur ébloui, qui, sous l’inspiration conjointe de Cocteau et de Mallarmé, me décrira ici avec admiration, tel qu’en fauteuil enfin l’éternité m’aura changé.

J’ai un deuxième remerciement à vous faire, pour l’occasion que vous offrez au vilain polémiste que je suis de dire du bien de quelqu’un, votre élégance voulant que l’on ne puisse entrer chez vous sans avoir salué celui qui vient de sortir, usage d’une grande sagesse que notre société tout entière gagnerait à imiter.

Imaginez que le nouveau ministre de droite ne puisse exercer ses fonctions qu’après avoir rendu hommage à son prédécesseur de gauche, en des termes agréés par une commission pointilleuse sur le chapitre de la courtoisie, et que la nouvelle majorité parlementaire ne puisse prendre place, au singulier, ou au pluriel, qu’après avoir glorifié la majorité sortante ! Toute notre vie politique en serait transfigurée, pour son bien, pour le nôtre et celui de la République.

Je tiens à aller plus loin encore dans l’hommage en remontant la lignée de ce deuxième fauteuil, pour saluer Valentin Conrart, premier instituteur de votre Compagnie, poète qui se désolait de savoir si peu de grec, et l’un de ces doux protestants auprès desquels on se sent moins catholique ; Montesquieu, selon Voltaire, « génie mâle et rapide, qui approfondissait tout en paraissant tout effleurer » (entre nous, sans toujours prendre la peine d’ôter son gantelet de fer) ; Lebrun, qui venait à l’Académie avec un oreiller afin d’être mieux calé pour entendre, et non pour dormir, car qui s’endormirait ici ? La pensée, disait Valéry, n’a pas de paupières ; ce même Lebrun voulait faire élire les académiciens au suffrage universel, ce qui eût rendu singulièrement exténuant le protocole des visites ; Alexandre Dumas fils, guettant anxieusement la fin de vos délibérations et entendant Victor Hugo, rallié mais acide, lui lancer au passage : « Je viens de voter pour Monsieur votre père » ; André Theuriet, jadis l’un des principaux fournisseurs de morceaux choisis de la communale ; Jean Richepin, dont on ne lit plus guère La Chanson des gueux, que l’on appellerait plus aimablement aujourd’hui la chanson des mal-possédants ; Émile Mâle, explorateur émerveillé de nos cathédrales, ces tas de pierres soulevées par deux mains jointes ; le grand pasteur Boegner, qui voulait être avocat — et qui fut effectivement toute sa vie le défenseur des causes difficiles, de la justice et de la paix, et dont nul n’oubliera que pour l’honneur de la foi chrétienne, il tendit une main fraternelle au grand rabbin, par-dessus ce « statut des juifs » qui défigura quelque temps la France. Il ne pouvait avoir de plus digne successeur que René de Castries.

Messieurs,

Rien n’est plus aisé que de dire du bien d’un homme de bien, surtout lorsque l’on s’est découvert, par chance, un point commun avec lui, ce qui est mon cas : il n’y avait pas de cardinaux dans la famille de Castries, dans la mienne non plus.

Le reste, à vrai dire, était quelque peu différent.

Le duc avait des ancêtres ; nous n’avions que des anciens ; ce n’est pas une même chose, je vous dirai pourquoi : les anciens vieillissent, mais non pas les ancêtres. Chaque jour, ma grand-mère m’envoyait, enfant, porter une galette et un petit pot de beurre — je veux dire de cancoillotte — à mon arrière-grand-mère, recluse à l’autre bout du village dans l’angle d’une pièce obscure au sol de terre battue. Elle me regardait avec des yeux effrayés, comme si, mais je l’ai compris plus tard, trop tard, par cette porte ouverte, soudain, devait lui arriver une autre visite que la mienne. Elle était vieille, si vieille qu’elle n’était déjà plus qu’une ombre, faiblement insistante, parmi les ombres des murs de torchis. Impossible d’aller plus loin parmi nos anciens. Après elle, il n’y avait plus que le cimetière.

Au contraire, les ancêtres des grandes maisons se maintiennent à travers les siècles dans la force de l’âge, comme le montrent leurs portraits de famille. Les femmes scintillent à perpétuité parmi les lys et les falbalas, et, s’il leur arrive d’être mûres, elles ne le sont jamais au point de dépendre, au bord de l’extinction, d’un bol de cancoillotte. Les hommes sont rutilants, sillonnés de grands cordons et de voies lactées honorifiques. Superbes, indestructibles, ils démontrent ceci que tous les régimes politiques se nourrissant de transcendantaux, le transcendantal de la monarchie fut le Beau (l’honneur, la chevalerie, bref, la noblesse) comme celui de la République sera le Bien par la liberté, l’égalité, la fraternité ; je parle théorie. Les transcendantaux, qui sont sans miséricorde, se font une guerre inexpiable à travers l’histoire, et l’Un, transcendantal dévorant, a failli engloutir le XXesiècle dans le totalitarisme.

Mais dans l’immense galerie de Castries, où par ses fenêtres réciproques la lumière cause avec la lumière, le Beau règne encore, par l’entremise de ces personnages vêtus d’or qui accueillent le visiteur d’un regard lointain.

Quelle belle demeure, et comme votre Compagnie doit être heureuse que Monique et René de Castries aient eu la pensée de la confier pour sa sauvegarde définitive à votre immortalité ! L’extérieur est sévère et même un peu rude, avec de courts paraphes de pierre révélant le passage rapide d’une main italienne, et c’est le cas de relever l’étrange permutation des tempéraments du Nord et du Midi, selon qu’ils s’expriment par la parole ou par la règle et le compas. Alors que la maison méridionale est de lignes pures et sèches comme un paysage de cailloux, le Nord, censément raidi par le froid, donne volontiers dans le décrochement baroque et la volubilité décorative, comme si la pluie favorisait la croissance de la végétation ornementale, brûlée ailleurs par le soleil. Dessiné par le crayon infaillible de Le Nôtre, le jardin dit tout sur cet esprit français contrôlé par l’étiquette, qui allait droit son chemin en esquissant de temps en temps la révérence d’un massif arrondi, sans jamais s’égarer dans les sinuosités et les circonvolutions dilatoires de ces allées entrelacées où le promeneur semble chercher à se perdre, ou à se retrouver.

J’ai mis le siège devant le château, avec l’espoir d’obtenir la reddition du châtelain. Sans succès, je dois le dire. Le duc ne sortait jamais sans son donjon, ou plutôt, il était lui-même le donjon de sa demeure, haut, lisse et imprenable. Je n’ai eu la chance de le rencontrer que deux fois, l’une en chemin de fer, l’autre, la première, pour une visite académique où je me trouvais dans l’humble posture du postulant qui ne sait pas encore si les pères du chapitre lui accorderont la permission de prendre l’habit. Elle me fut refusée, ma formation ayant été trop hâtive, et ma connaissance de la règle laissant beaucoup à désirer. Le duc montra de l’affabilité, et même cette sorte d’empressement superflu que l’on témoigne aux malades qui ne savent pas encore la gravité de leur état. Il m’instruisit des mystères du sacré collège des Quatre-Nations, dont il a été le précieux exégète dans La Vieille Dame du quai Conti, dame imprévisible qui fut un peu sa Récamier, désirable et cruelle, qui ne lui céda qu’après dix années d’une cour persévérante et plus d’une fois découragée. Il me parut curieux des êtres, et je ne m’étonnai pas qu’il eût écrit tant de biographies. Mais s’il se prêtait volontiers au dialogue, il ne se livrait pas, et bien qu’il ne tombât que de la bienveillance de ses mâchicoulis, le petit-fils de paysan ne pouvait pas ne pas sentir, au pied du donjon, le fossé : « Ce grand seigneur, se disait-il en observant les longues paupières pareilles à une visière de heaume à demi-baissée, et qui laissaient filer un regard aimablement mêlé de café noir, a quelque chose de secret, d’insaisissable, protégé par cette politesse dissuasive qui vous tient en respect mieux qu’un fer de lance. Un château serait-il toujours une Bastille, l’éducation que l’on y reçoit aurait-elle pour effet de vous rendre inaccessible, et les lettres de noblesse ne seraient-elles, au fond, qu’une variante armoriée des lettres de cachet ? »

Il faut dire que, de sa vie, le petit-fils de paysan n’avait vu un duc d’aussi près. Il était naturel qu’il se posât beaucoup de questions, à commencer par la plus importante : quel enfant son prestigieux vis-à-vis avait-il été ?

Dans une lettre à son vieil ami Christian Melchior-Bonnet, le duc parle de son enfance « monotone et, ennuyeuse », et, pour qu’un enfant s’ennuie, il faut vraiment qu’il ne manque de rien ; ou que la bride lui soit tenue trop serrée, ou encore qu’une éducation durcie par les circonstances l’ait chargé de responsabilités dynastiques nettement excédentaires à un âge où l’on échangerait volontiers sa couronne contre un cerceau.

Je pense que ce fut le cas. Né en 1908, à La Bastide-d’Engras, élevé au château de Gaujac, René, Gaspard, Marie-Edmond de La Croix de Castries eut le malheur de perdre en la même année 1913 son père et son grand-père, ce qui le fit chef de famille à cinq ans.

Il apprit que ses aïeux étaient venus de Majorque à Montpellier au XIVe siècle, que la lignée comptait des lieutenants-généraux, des présidents de cours souveraines, des prélats, cinq chevaliers du Saint-Esprit, deux amiraux, un maréchal de France ministre de Louis XVI et de Louis XVIII, une première dame de France, épouse de Mac-Mahon ; qu’il y avait eu un saint dans la famille, saint Roch, patron des pestiférés, titulaire à Paris d’une église sur les marches de laquelle un certain Bonaparte avait conquis le titre de « général Vendémiaire » ; que la puissante maison de Castries avait même, incidemment, fourni un ministre de la Guerre à la Convention en la personne de Pache, concierge de son hôtel ; et qu’en conséquence de tout cela, fût-ce à cinq ans, un petit Castries n’avait pas la permission d’être petit.

« Je crois, écrit-il dans Papiers de famille, ouvrage massif et ordonné, sur le modèle de Castries, que mon enfance s’est déroulée dans un climat de grande tristesse, bien que mon caractère ait été plutôt porté à la gaieté. Je dois à ma mère une formation religieuse très solide qui ne s’est jamais trouvée en défaut et un goût profond de la tradition. Elle le poussa si loin qu’elle m’affirma toute ma jeunesse qu’un Castries ne pouvait être que soldat, marin ou prêtre, vocations que je ne ressentais nullement. »

La religion, c’est le règlement fondamental de l’existence morale ; la tradition des grandes familles est la constitution non écrite dont on ne saurait s’écarter sans trahir sa naissance. Le jeune Castries respectait le règlement, mais il n’en tirait pas l’enthousiasme qu’il faut pour endosser la soutane.

Soldat, il ne pouvait l’être, son sens critique et son esprit d’indépendance, visibles de bonne heure, étant incompatibles avec les alignements de la discipline militaire. Au surplus, l’idée ne lui souriait guère d’ajouter un commandement à un titre ducal qui lui semblait déjà lourd à porter, pour les devoirs qu’il implique, sans doute, mais aussi en raison des conditions dans lesquelles son grand-père l’avait repris de la branche aînée, éteinte.

Le jeune Castries était fort conscient qu’être duc par la branche cadette exigeait un supplément de prouesse qui n’était pas requis de la branche aînée. Sa mère et les deux parentes qui lui avaient fait, si j’ose dire, une enfance au-dessus de son âge l’élevaient dans cet état d’esprit, désolées qu’il ne voulût servir ni sur terre, ni sur mer, ni dans les armées du ciel.

Par chance pour lui, pour nous, et pour moi, il s’aperçut que s’il manquait un manteau, rouge parmi les illustres de la famille, on n’y voyait pas non plus d’académicien. Or, les académiciens portent l’épée, comme tout vrai gentilhomme, et s’ils ne s’en servent pas, c’est uniquement par obéissance aux édits de Louis XIII et du grand cardinal ; leur uniforme recouvre des mêmes ramages la plus étonnante diversité de caractères et de vocations ; et l’Académie ouvre une longue carrière à l’ambition, quand on songe au temps qu’il faut pour y entrer.

Objectif séduisant pour un jeune amoureux des lettres qui tient à être agréable à une famille attachée aux cadres traditionnels. On peut considérer que le jeune Castries a fait sa première visite académique à dix-sept ans, auprès de l’excellent historien Pierre de La Gorce, son voisin de garrigue, qui le reçut comme seuls les académiciens savent recevoir, avec cette mansuétude encourageante qui enflamme la foi de la jeunesse et ranime l’espérance chez le moribond.

Cependant, comme il était un peu tôt pour mener campagne, René de Castries entre à l’École des sciences politiques pour suivre les cours de finances et de diplomatie de cette grande institution, qui a l’avantage de ne pas compromettre l’avenir, dans la mesure où elle ne l’assure pas.
On serait mieux renseigné sur l’adolescence de René de Castries si les milliers de pages de son Journal n’avaient été déposées aux Archives nationales. Tout ce que l’on sait, grâce à l’une de ses rares confidences écrites, est qu’il traversa une crise de jeunesse dont il dit lui-même qu’« elle frisait l’anarchie », nous laissant d’ailleurs dans l’ignorance sur la manière dont l’« anarchie » se manifeste chez les ducs, si c’est par la haine de la chasse à courre ou le refus du baise-main. Cette crise coïncidait avec sa majorité et son entrée dans le monde, paré de ce titre ducal qui n’excitait nullement sa convoitise et que sa famille lui enjoignit de porter pour ne pas désavouer son grand-père. S’il désirait paraître, c’était en librairie, plutôt que dans la société.

En tout cas, ce moment de révolte, qui n’était pas allé jusqu’à l’empêcher d’accomplir loyalement son service militaire, prit fin en 1934, avec son mariage, l’événement décisif de sa vie, nous dira-t-il dans Papiers de famille.

Il y avait alors en Languedoc, du côté de Béziers, au milieu d’un océan de vignes, une néréide, enfin une belle demoiselle, que ses parents entendaient établir au plus tôt sur la terre ferme des unions sagement préméditées. En ce temps-là, on ne mariait plus les filles comme au XVIIe siècle en leur donnant le choix entre la soumission et le couvent, mais enfin, les parents des futurs avaient encore tendance à penser que s’ils parvenaient à s’entendre, leurs enfants y réussiraient aussi. Lorsque la demoiselle de Cassagne eut vingt-deux ans, on lui signifia qu’il était temps de prendre un parti. Elle avait déjà repoussé plusieurs prétendants des plus convenables, et qui s’étaient déclarés prêts, pour l’amour d’elle, à combattre le mildiou jusqu’au bout du monde. Lasse de ce défilé, elle décida que le candidat suivant serait le bon. Et il le fut ; c’était notre anarchiste. Il était le premier à ne parler ni sulfate ni récolte, et il semblait que le raisin fût pour lui un format de papier. Il savait beaucoup de vers, car il avait pris l’habitude d’en apprendre une dizaine chaque soir pour s’endormir en musique, et il les disait volontiers, informé qu’il était que les jeunes filles ne comprennent pas quand on leur parle en prose. Elle fut charmée, on les maria.

Ce fut un beau mariage chrétien, c’est-à-dire un pari sur l’absolu, où, moyennant l’échange d’une seule parole magique, un « oui » conforme à l’Évangile, autrement dit un « oui » qui soit un « oui » et non un acquiescement flottant sur les fonds sournois de la réserve mentale, deux êtres finissent par n’en faire qu’un sans même s’en apercevoir.

Un engagement n’est efficace que s’il est éternel, comme une loi n’a de valeur que si elle est immuable. Les épreuves, les traverses, les chocs de caractères, les petites faiblesses, enfin tout ce qui achève de dénouer les unions mal jointes, renforce au contraire les autres : il y a une sorte de néguentropie du mariage chrétien, qui le rebâtit sans cesse avec ce qui devrait le défaire. Et l’âge n’y fait rien, et chaque ride, qui fut un chagrin, souligne le contrat d’une ratification supplémentaire. Le bonheur est un don de la foi. C’est ainsi qu’à la fin de sa vie, avant de prendre poliment congé de ce monde, René de Castries a pu dire à celle qui restait : « Vous m’avez fait heureux. »

Et à vrai dire, il n’était pas tellement doué pour l’être. Sans la vive énergie de Monique, sa lucidité pouvait très bien l’incliner aux méditations ou aux macérations improductives, tout comme son expérience pouvait, avec l’âge, se concentrer en amertume — car il était des plus doués pour la maxime, genre pessimiste, et ses héritiers n’auraient aucune peine à tirer de ses œuvres complètes un livre d’aphorismes sarcastiques ou modérément revigorants qui nous donneraient de lui une image plus ressemblante que les gravures officielles, l’image d’un esprit parfaitement libre de tous les préjugés de sa classe, d’un juge impartial de l’histoire, et finalement d’un moraliste comme il y en eut toujours, ici ou là, dans nos châteaux. Et il avait le sien, passé aux d’Harcourt dans une vaste corbeille de mariage, et dont Monique de Castries, à vingt-trois ans, fut chargée de négocier le retour. La famille d’Harcourt, qui avait proposé le rachat, discuta le prix des terres, et abandonna le château sans combat, considérant, noblement, que Castries revenait aux Castries. Il suivit les tractations avec le sentiment désagréable d’assister aux préparatifs de ses propres funérailles. Il se voyait condamné à mener loin de Paris une existence factice de châtelain se desséchant dans une longue inertie et une lente évaporation de neurones, telle qu’il la décrira avec une sorte de causticité mélancolique dans son premier roman, Mademoiselle de Méthamis.

Les jeunes mariés entrèrent sans joie dans leur mausolée, puis ils se mirent courageusement à l’œuvre. Les terrasses retrouvèrent leur ligne idéale, les jardins de Le Nôtre remontèrent de dessous terre pour refleurir au soleil, les tiares lumineuses des lustres et les tourbillons d’argent des candélabres recommencèrent à briller dans les salons ; chose plus importante encore, toutes les archives éparpillées dans les demeures de la famille furent réunies. Le passé revint avec la vie dans l’imposante demeure longtemps inhabitée, et il n’était plus que de justifier le cri de guerre : « Castris quaesitus honos ».

Les événements allaient en fournir l’occasion.

Renvoyé dans ses foyers en juillet 1940, après un détour militaire par le Liban, il est nommé en 1941, à la demande des habitants de Castries, président de la « délégation spéciale » chargée d’administrer la commune. Ainsi appelait-on le maire et le conseil municipal depuis que la IIIe République avait tout perdu, y compris son vocabulaire.

Notre duc n’aimait pas le gouvernement de Vichy, il le fait savoir en clair dans plusieurs de ses ouvrages. Il lui reprochait essentiellement de s’être attribué plus de pouvoirs que ne lui en avait accordé l’Assemblée nationale le 10 juillet 1940. Le remplacement inopiné de la République par un État français qui n’était pas un État de grâce avait agacé ce monarchiste convaincu, attentif au principe de légitimité. Celle-ci vient du ciel, ou du peuple, ou des deux en même temps, cela s’est vu quelquefois. On ne saurait l’extraire d’une Assemblée démoralisée et qui peut déléguer tous ses pouvoirs, mais qui n’a pas celui de se désigner un héritier.

Le duc accepta la présidence de la délégation par devoir, et il l’exerça par fidélité au rôle qui avait été jadis celui de la noblesse des châteaux forts : protéger la population contre l’ennemi, défendre ses droits, accueillir les réfugiés ou les fugitifs, et n’être le premier qu’au-devant des coups. Mission remplie avec une telle exactitude qu’elle valut au duc une lettre menaçante du chef régional de la milice, l’avertissant qu’on le tiendrait pour responsable de tous les désordres qui pourraient survenir dans la commune, et qu’il devait à son nom, à ses ancêtres de montrer l’exemple de la soumission à l’ordre établi. Le duc avait l’impression que son nom et ses ancêtres lui demandaient tout juste le contraire, et il poursuivit ses coupables activités jusqu’à la fin de la guerre. Reconnaissante, la population, qui l’avait nommé président de son comité de libération, l’élut maire. À l’époque, la mutation d’un délégué de Vichy en magistrat républicain était rare. Mais le duc nous racontera dans son Louis-Philippe comment on peut être régent d’une monarchie de droit divin et être appelé à régner dans les plis du drapeau tricolore.

L’historien n’était pas encore né, mais le romancier avait déjà vu le jour, ou le demi-jour. René de Castries avait toujours eu le goût d’écrire, et sa vocation était si manifeste que l’académie de Montpellier l’avait reçu par anticipation, alors qu’il n’avait pas trente ans. Des dix romans qu’il compose à partir de 1942 « pour tromper, dit-il, l’ennui de la vie immobile à laquelle nous contraignait l’Occupation », trois seulement seront publiés. Les sept autres lui vaudront, de la part des éditeurs parisiens, nombre de lettres du genre : « Votre manuscrit est merveilleux. Malheureusement, le merveilleux n’entre pas dans le cadre de nos collections. »

Il faut dire que notre débutant met beaucoup d’ironie dans ses romans, et que l’ironie ne favorise pas l’embrasement de l’imagination. Il y a bien d’autres romanciers ironistes dans notre littérature, mais leurs romans sont des essais déguisés, ou bien, comme Stendhal, ils n’hésitent pas à donner avec désinvolture dans l’invraisemblable, et notre auteur a trop de raison pour déraisonner avec le cœur humain. Sa voie, qui n’est pas le roman, il la trouvera dans les archives de sa famille, et ce conseil d’un éditeur amical : « Quand un duc écrit, il écrit l’histoire. »

Et il est vrai que nos ducs sont volontiers historiens ou mémorialistes, pour la bonne raison que l’histoire passe souvent chez eux. Saint-Simon la recevait en robe de chambre et la faisait asseoir au bas bout de la table, entre le précepteur et le chapelain. Prince du style négligé, il nous jette les mots comme on lance des piécettes aux mendiants, et il n’a pas son pareil pour faire voler une perruque ou découdre un habit de cour d’un revers de lame. René de Castries aura moins d’agressivité, mais il est plus d’un passage de ses livres où il montre le tour de poignet de l’homme d’épée, tel ce coup de pointe à Saint-Simon lui-même : « Dans ses Mémoires, dit-il, on trouve de nombreuses allusions aux Castries, avec lesquels il s’était lié de plus en plus, sans pour autant les ménager. Vaniteux de sa couronne ducale et oubliant la minceur de son extra ion, Saint-Simon ne pouvait se défendre d’accès de snobisme, même à l’égard de ses meilleurs amis. »

Notre duc, de meilleure extrace et par conséquent moins altier, prenait la peine de s’habiller pour accueillir l’histoire, qui était entrée fort souvent dans la grande salle des états généraux du Languedoc, et avec laquelle il avait de longues conversations dans l’intimité de son cabinet de travail, dont le meuble principal était une énorme machine à écrire posée sur un petit bureau poussé contre un mur, afin, j’imagine, d’éviter la tentation contemplative proposée par les deux grandes fenêtres ouvertes sur un paysage immense, où les saisons multipliaient les fulgurations lentes ou la suggestion colorée.

Il y a lieu ici de dire un mot de sa méthode, probablement unique en son genre. Pendant six mois, il accumule les lectures : sa mémoire retient tout et ne laisse filer ni une date, ni un personnage, ni une anecdote. Durant les deux mois suivants, il dresse mentalement l’architecture de son livre. Il fixe la longueur des chapitres au paragraphe près, et détermine très précisément leur contenu. Puis la machine entre en action, et les rouleaux feront défiler le texte à la vitesse d’une rotative. En un mois l’ouvrage est achevé, corrigé, relu et dédié, généralement à Monique de Castries, dont il n’oublie pas qu’elle a été sa première lectrice, la première aussi à croire qu’il avait quelque chose à dire qui valait d’être écrit.

Pourtant, « de tous les genres littéraires, nous dit-il dans son Maurice de Saxe, l’histoire semble être celui où un auteur peut le moins s’exprimer : les réalités apportées par les archives font de lui le prisonnier des faits.

« S’il interprète ceux-ci d’une manière trop personnelle, il est taxé de partialité ; s’il les élague ou les simplifie, on le suspecte d’ignorance ; enfin s’il donne à son écrit un tour trop plaisant, il est accusé d’ordinaire de romancer la vérité.

« À moins évidemment, ajoute-t-il, qu’une trame véridique ne renferme à la fois tout ce qui peut séduire un écrivain : il arrive que la vie d’un personnage célèbre, tout en évoquant une période capitale, soit aussi un incroyable roman d’aventures, où le mystère et l’amour se mêlent sans arrêt aux considérations politiques. »

Ces divers ingrédients sont adroitement combinés dans les dix-huit biographies qu’il publie à partir de 1956.

À vrai dire, la première, Le Maréchal de Castries, illustration de la lignée, émigré par fidélité à la famille royale, qui lui accorda, royalement, le privilège de se ruiner pour elle avant de le faire ministre de la Restauration, fournit peu d’éléments romanesques au biographe. Il se rattrapera avec Mirabeau, qui ne déployait pas son éloquence à la tribune seulement, mais au boudoir aussi, démiurge foudroyé à l’entrée du monde nouveau dont il avait forcé les portes ; avec Madame Récamier, beauté sinueuse et évasive, qui a donné son nom au siège le plus malcommode de l’histoire de l’ameublement ; avec Julie de Lespinasse, fine mouche, qui savait bien que les hommes ne veulent pas qu’on les aime, mais qu’on les préfère, observation d’une profondeur littéralement mystique ; avec La Scandaleuse Madame de Tencin, qui ferait moins scandale aujourd’hui ; avec Henri IV, roi de cœur qui délaça la France, corsetée trop étroit, et qui respirait mal. L’histoire, chez René de Castries, passe volontiers par l’historiette. Tacite soupe chez Tallemant des Réaux, sans s’y attarder toutefois, juste le temps d’échanger quelques considérations sur le nez de Cléopâtre, dont on sait qu’il pouvait changer la face du monde s’il eût été plus court, et quelques aperçus rêveurs sur ce que le destin des peuples eût pu être si tels ou tels personnages s’étaient rencontrés ailleurs ou mariés autrement. Que serait-il arrivé si Aliénor d’Aquitaine avait eu un fils en France plutôt qu’en Angleterre, si Bonaparte avait écouté le commandant de Brienne, qui lui voyait plus d’avenir dans la marine que dans l’armée de terre, si... À côté de l’histoire « événementielle » et de l’histoire « non événementielle », c’est l’histoire hypothétique, dont les virtualités infinies charment le duc dans la mesure où elles lui permettent d’échapper au déterminisme, de montrer que le hasard est aussi puissant que la nécessité dans les affaires du monde, et, surtout, de se conforter dans cette idée que l’histoire est l’œuvre des grands hommes, de ceux qui chevauchent la crête de l’événement, le doigt ou l’épée pointés vers une Jérusalem imaginaire avant que la vague qui les a soulevés un moment au-dessus des autres hommes ne les culbute pour les noyer, les rejeter sur le sable, ou les déposer sur le rocher de Sainte-Hélène.

D’où ce goût de la biographie, qui nous a valu d’excellents portraits de Louis XVIII, qui ne fut nullement le roi-soliveau que suggère sa momification partielle par la goutte ; de Chateaubriand, dont Le Génie du christianisme nous aide encore à supporter le christianisme sans génie de certains réformateurs d’aujourd’hui ; de Beaumarchais, homme d’esprit et d’action, de théâtre et de coulisses ; de Louis-Philippe, beaucoup moins poire que sa configuration ne le donnait à penser aux caricaturistes ; de La Fayette, beau marquis tricolore, souvent repeint ; de Monsieur Thiers, talentueux petit homme de la variété grimpante, toujours juché sur les épaules de quelqu’un, d’un roi, d’une République ou de Bismarck, finalement « libérateur du territoire », en tout cas du Territoire de Belfort, et dont la figure discutée permet à l’auteur de nous donner l’un de ses meilleurs livres. Il attribue aux femmes, je ne dirai pas beaucoup de poids, le mot les effraierait, mais beaucoup d’empire, y compris sur les empereurs, et il nous offre de jolis médaillons de la Pompadour, de la pauvre Du Barry, de la reine Hortense, sans parler des nombreuses figures féminines qui ornent ses récits, et ce n’est pas sa faute si son amour de la vérité l’oblige de temps en temps à retirer ses pinceaux de l’huile douce pour les tremper dans la vinaigrette.

Car il aime la vérité, et plus encore l’intelligence : « C’est mon seul snobisme », dira-t-il un jour en pensant peut-être à Saint-Simon. Mais qu’est-ce que l’intelligence ? On se la représente parfois chez nous comme une fille de Dieu née en Grèce, baptisée à Jérusalem, élevée à Rome et mariée en France, où elle a eu beaucoup d’enfants, qui l’ont souvent confinée dans les tâches ménagères et rendue, pour l’heure, quelque peu popote. Pour René de Castries, elle est essentiellement l’art de tirer parti des circonstances au bénéfice d’un grand dessein, et dans son Histoire de France il pardonnera aisément leurs péchés aux hommes d’État capables de cette intelligence-là.

Cependant son grand travail d’historien, la poutre maîtresse de son œuvre, ce sont les dix volumes du Testament de la monarchie et de La Fin des rois, auxquels il convient d’ajouter la belle pièce de charpente de La Monarchie interrompue. De L’Indépendance américaine au Grand Refus du comte de Chambord en 1873, c’est exactement un siècle d’histoire où la France, après avoir guillotiné Louis XVI et un peu perdu la tête avec lui, a fait dans ses laboratoires politiques fumants et régulièrement secoués d’explosions l’expérience de tous les régimes possibles, la république à l’antique, la tyrannie vertueuse, le despotisme éclairé, puis avec abat-jour, l’empire, trois-types de monarchies, une république romantique — la Terre, qui tournait autour du soleil depuis Galilée, tournera autour de la Lune —, un régime de force, un régime d’assemblée, que sais-je ?

La planche à bascule de la guillotine a violemment symbolisé le passage des hiérarchies verticales de l’Ancien Régime aux relations horizontales de la démocratie future, car c’est le futur désormais qui domine le présent, et non le passé comme autrefois. L’imagination n’est pas au pouvoir, elle cherche, le plus souvent dans la rue, à le définir pour le rendre inoffensif, et à le prendre pour l’annihiler, idéal inaccessible, inspirant dix tentatives dont le peuple fera les frais, scrupuleusement versés à la classe privilégiée des nouveaux Grands, devenus les Gros. Le théâtre constitutionnel s’effondre périodiquement sur les acteurs interrompus au milieu d’une réplique, arrivés en carrosse, réexpédiés en calèche. Quelle histoire pour un romancier, quel roman pour un historien par-ailleurs amplement pourvu d’archives et de documents en grande partie inédits comme les journaux du maréchal de Castries, de l’abbé de Véri, du cardinal Loménie de Brienne ou du contrôleur général d’Ormesson. « Ayant pris goût aux écrits de ce temps, dit-il dans L’Agonie de la royauté, j’en ai lu un grand nombre, sans oublier le dépouillement des archives parlementaires.

« ...Quand on se replonge ainsi dans les sources et que l’on étudie au jour le jour, poursuit-il, le passage de la monarchie absolue à la République, on se rend compte à quel point est simpliste la doctrine officielle d’un brusque sursaut d’indignation du peuple français contre une monarchie qui l’opprime... Cette année 1789, que beaucoup se plaisent à considérer comme la naissance de la vraie France, ne fut que l’aboutissement d’une modification de l’architecture gouvernementale depuis longtemps en gestation. »

Cette Révolution qui voit tout finir et tout recommencer, le duc en cherche les causes, et l’une des plus claires à ses yeux est l’abaissement des grands sous Louis XIV, durant ce long règne où le soleil se lève et se couche à Versailles, au milieu des trophées, et de ces nobles asservis qui meurent d’une éclipse d’un quart d’heure. Dès lors, ces défenseurs attitrés de la monarchie se retourneront contre elle, et ils s’emploieront à l’affaiblir à son tour jusqu’à la rendre incapable de résister à l’épreuve qui l’attend. Dommage, dira notre historien, on pouvait très bien changer avantageusement de régime et aller vers une monarchie constitutionnelle « sans détruire l’armature qui avait assuré la naissance et la grandeur de la France » ; il eût suffi pour cela, selon lui, « de posséder un souverain énergique, capable de poursuivre ses bonnes intentions sans crainte de contrarier les plus favorisés de ses sujets. Car — je cite toujours — ceux-ci furent les plus coupables et la Révolution vint d’en haut et non d’en bas ».

Probablement aussi de plus loin.

Laissant l’histoire hypothétique pour la parabolique, on peut soutenir, par exemple, que la Révolution française a commencé le jour indéterminé du Moyen Âge où le boulanger de la rue Mouffetard a cessé d’être un contemplatif. Ce jour-là — je parle naturellement en figures — on est passé du roman au gothique, de la contemplation à la métaphysique. Ce ne sera plus Dieu qui descendra dans la douce concavité romane pour baigner le fidèle de sa lumière invisible, c’est le fidèle qui escaladera le ciel sur l’échelle vertigineuse des cathédrales, mais à la cime de la flèche ce n’est pas Dieu que l’on trouve, c’est Copernic, inspecteur des étoiles, et, plus haut encore, Armstrong sur la Lune. L’apparition du style flamboyant marque avec toute la précision désirable la fin de ce sublime accès d’épilepsie architecturale, le moment où l’appareil prend feu en retombant dans l’atmosphère terrestre. Depuis, le personnage principal de l’histoire n’est plus Dieu, comme au Moyen Âge, mais l’homme, qui redécouvre la perspective, occupe le centre de l’image et non plus l’un des coins, comme le donateur des anciens triptyques, et qui dira un beau matin « je pense, donc je suis », avec le sentiment grisant de s’être inventé lui-même. Et il cheminera, non pas tout droit, avec des détours, certes, des hésitations et des reculs, mais irrésistiblement vers l’affirmation de son autonomie, si l’on veut de son autogestion, vers la liberté, l’égalité, la déclaration de ses droits et ce jour où Mirabeau, comme mû par une inspiration subite, s’écriera : «Aujourd’hui, nous commençons à écrire l’histoire des hommes ». La Révolution légiférera sur l’émancipation intégrale de l’être humain, et s’efforcera prudemment de fermer cette brèche en nous depuis toujours ouverte sur l’infini, en l’obstruant avec la statue de la déesse Raison, la seule déesse connue qui se soit jamais interdit les miracles.

L’auteur, j’allais dire le notaire du Testament de la monarchie, plaint ce roi né pour la paix, qui s’est senti soudain étranger au milieu des siens, et ne s’est plus défendu contre la logique de sa propre abolition. Mais il enregistre assez froidement la fin de la monarchie absolue, et le déménagement du principe de souveraineté, qui va quitter ce que Chateaubriand appelait « les tabernacles du ciel » pour résider dans le peuple. Le principe de légitimité lui paraît plus important, et il ne voit rien qui le rende incompatible avec une certaine forme de monarchie parlementaire.
Dans La Fin des rois, il note que trois systèmes de gouvernement royaliste auront été essayés après Napoléon : le compromis entre le droit divin et le consentement populaire avec Louis XVIII, la résurrection éphémère du droit divin avec Charles X, qui en guise de paroles sacramentelles prononça trois ordonnances qui mirent fin à son règne, enfin la répudiation du droit divin au bénéfice du seul consentement populaire avec Louis-Philippe. Il constate que ces trois systèmes ont échoué tous les trois en opposant si bien les royalistes entre eux que tout rétablissement de la monarchie devenait impossible, et qu’en fin de compte « la République a été le régime qui divisait le moins les Français ». En 1873, le « grand refus du comte de Chambord », qui donne son titre au dernier volume du Testament de la monarchie, n’aura été qu’une manière distinguée de prendre acte de l’évolution des esprits. Le drapeau blanc ne fut qu’un prétexte, un signal de reddition à l’évidence, car si le comte de Chambord manquait de génie, il ne manquait pas de sagesse : il est clair qu’en France la monarchie a toujours reposé sur la foi, et que l’agnosticisme généralisé ne lui offre aucun point d’appui.

René de Castries raconte ce laborieux accouchement de la démocratie française, entrecoupé de césariennes, avec une parfaite probité intellectuelle. Il a l’œil clair, ses armes n’endommagent pas sa liberté de jugement, et il rend à chacun selon ses œuvres. Il ne craint pas de qualifier Catherine II de « sexagénaire nymphomane », ou le comte d’Artois de « voluptueux poltron ». Bien que ses hommages aillent de préférence à la famille opiniâtre qui nous a conduits vers nos frontières naturelles, excepté du côté où elles étaient trop loin, il n’hésite pas à saluer en Robespierre l’homme pur, et il reconnaît à la Convention, après avoir déploré ses excès, le mérite d’avoir « sauvé la France ».

Il ira jusqu’à affirmer, et ce n’était pas une banalité dans son milieu, que la grande assemblée révolutionnaire ne s’est pas montrée indigne de succéder aux Capétiens. Ainsi peut-il arriver que vos quartiers vous donnent quartier libre. Dans Les Émigrés, livre-document de grande valeur, sa pensée ne quitte pas le territoire national, bien qu’il y ait un respectable Castries de l’autre côté de la frontière, et je rangerai parmi ses rares fautes d’inattention le parallèle qu’il nous propose un instant d’établir entre l’émigration de Coblence et celle de Londres en 1940, comme si c’était une même chose de fuir ses compatriotes et d’échapper à l’ennemi, et de revenir combattre avec ou contre Brunswick. Le reste de l’ouvrage laisse peu de doute sur ses sentiments : en ce temps-là le drapeau capétien, c’était le drapeau de la République.

C’est qu’il est avant tout français, par la souche et par la branche, les réflexes et la réflexion, par le style aussi, simple, aisé, classique, protégé contre la digression par un remarquable esprit de synthèse, ennemi de tout ce qui prétend se soustraire au contrôle de la raison, expert à tirer de l’histoire la morale réaliste qui poivre les Fables de La Fontaine, l’auteur, finalement, auquel il ressemble le plus. En tout cas, il y a beaucoup de corbeaux et de renards, de loups, de rats, d’agneaux et de pigeons dans son Histoire de France, qui s’achève peu après l’affrontement dramatique et traditionnel des deux nationalismes français, d’origine et de signe contraires, celui de la terre et celui du ciel, ou de la pensée, celui de Danton (« on n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers ») et celui de Robespierre s’écriant à la Convention : « Il est du devoir des peuples d’aider la France, car c’est de la France que doivent sortir le bonheur et la liberté du monde », celui qui protégeait la lampe, et celui qui sauvait la lumière.

Notre duc, on le sait, gardait ses distances à l’égard de Vichy. S’il n’est pas gaulliste, c’est que de Gaulle pose au légitimiste un problème de légitimité apparemment insoluble. D’où venait-elle donc, cette légitimité qui ne procédait ni de la succession monarchique, ni des assemblées élues, ni du peuple hors d’état d’exprimer sa volonté ?

Ah, Monsieur le duc, dirais-je s’il était permis d’interpeller une ombre, et une ombre respectée, quand le territoire est démembré, les institutions détruites, la souveraineté illusoire, quand il y a si grande pitié au royaume de France qu’il n’y a plus de France que dans les cœurs, quand la grande nation humiliée n’a plus rien à perdre que l’honneur, eh bien, est capétien qui veut ! Je veux dire qui, tel de Gaulle, surgit à point nommé de notre histoire, pour nous la rappeler.

N’est-ce pas la leçon de tant de rois et de républiques, que la légitimité est liée à l’identité nationale, et que de fait son dépositaire provisoire est celui qui en relève le symbole, que des lys, des abeilles ou le faisceau du licteur soient ou non brodés dessus ?

Pour ma part, tel est l’enseignement que je tire des livres de René de Castries. Qu’ils prennent la forme de la biographie, du récit ou de l’essai, tous ont pour sujet la France, et leur auteur est de ceux qui croient que ce beau pré carré qui est le nôtre ne nous a pas été donné seulement pour y brouter. Je comprends qu’il n’eût jamais rien tant désiré que d’appartenir à votre Compagnie, qui fut de tout temps comme le résumé culturel de notre pays. Il parle de la France sans nulle exaltation, il la regarde d’un œil rincé de toute illusion. Mais comment ne s’étonnerait-il pas de la singulière persévérance dans l’être de cette patrie du désaccord, qui est allée à l’unité par la désunion, dont les habitants ne semblent avoir appris le même idiome que pour pouvoir se contredire et qui, après avoir perdu le rayonnement universel de sa langue, a conservé celui de sa personne, aimée des peuples pauvres ? Quel est donc ce principe de cohésion qui aura surmonté jusqu’ici discordes et déchirements, guerres civiles, révolutions et déroutes militaires, pour faire la France avec ce qui défait couramment les autres nations ? La réponse appartient aux historiens, et nul n’ignore que les membres de votre Compagnie ont toujours maîtrisé toutes les manières d’écrire l’histoire, quand ils ne les ont pas découvertes eux-mêmes.

Cependant, le rêveur professionnel ne peut que rêver, lorsqu’il s’aperçoit que le nom de son pays est devenu un prénom, et pour chercher une réponse à tant de questions l’on pardonnera au- chrétien de se fier au génie clairvoyant de Jean-Paul II, ce grand ami de la France, qui nous demandait un jour ce que nous avions fait des promesses de notre baptême.

Eh bien, si nous ne les avons pas tenues, je crois que nous ne les avons jamais oubliées tout à fait.

Il me semble — j’avance avec circonspection, crainte de heurter involontairement quelque conviction différente de la mienne — que les « Français ont été chrétiens bien avant d’être français, que l’eau lustrale a irrigué d’un bout à l’autre le pays qui serait le leur, baptisant même au passage quelques vieilles divinités gauloises, canonisées à titre surnuméraire et qui ont parfois donné leur nom à nos villages. Je crois qu’il nous est toujours resté quelque chose de cette conversion, et qu’un rien toujours vivant de la grâce du baptême n’a cessé de briller, fût-ce faiblement, dans notre histoire ; que nous lui devons de n’avoir jamais enfanté de monstres idéologiques, si nous avons eu assez de moralistes pour en pourvoir l’univers entier, plutôt nécessiteux dans ce domaine depuis quelque temps ; j’imagine que c’est par un effet persistant de ces antiques promesses que nous avons tous, et cette fois croyants et incroyants, chrétiens et humanistes, une notion objective, infiniment précieuse, du bien et du mal, qui nous empêchera éternellement de dire : « Plutôt une injustice qu’un désordre. »

Nous avons succombé une fois à cette tentation en condamnant Dreyfus, et l’injustice a engendré un tel désordre qu’il nous a bien fallu revenir au bon ordre de la justice. Heidegger prétendait que « lorsque les Français pensent, ils parlent allemand », lourde raillerie à l’adresse des intelligences françaises qui ne parviennent pas à se dépêtrer du nuage de pensée collante rabattu sur elles par le vent d’Est, et qui les enveloppe depuis plus d’un siècle. Mais Heidegger se trompe. Lorsque les Français pensent, ils parlent justice, liberté, morale. Ils savent leurs faiblesses et leurs défauts, qu’ils n’ont jamais cachés à personne ; la France se lit à livre ouvert et, si elle se plaît à feuilleter ses pages agréables, elle n’a jamais tenté d’arracher les autres. Exprimant tout ce qui est exprimable et se méfiant du reste, elle témoigne depuis de longs siècles des grandeurs et des limites de notre condition et, quand elle s’égare, elle sait le reconnaître assez tôt pour que ses erreurs elles-mêmes rendent service à l’humanité. Avec son cortège de couronnes, de casques, de trompettes et de lampions, l’histoire empanachée de gloire et de chimères avance ensanglantée, depuis le commencement des temps, sous une interminable voûte de cris, de rires et de sanglots, où la sempiternelle récurrence de l’absurde finit par donner une impression trompeuse de logique. Nous avions autrefois l’oreille assez fine pour distinguer sous ce vacarme le murmure de la divine charité, qui chemine dans le silence et le mystère des cœurs. Nous savions que les pensées de Dieu sont des fêtes, et que les pensées des hommes endeuillent la terre. Peut-être est-ce la mémoire qui nous en reste qui nous garde encore aujourd’hui des tentations de la démesure, avec l’obligeant concours d’une vieille sagesse, un peu étriquée, mais efficace. Il n’y a pas d’orgueil à être français, disait Bernanos. En effet, ce n’est pas un orgueil, c’est une responsabilité et je suis persuadé, messieurs, que le duc ne me désavouerait pas si j’ajoutais ici, pour tout dire en un mot de ce pays qu’il aimait tant, que, dans ce monde qui approche des étoiles et qui perd l’homme de vue, la France dont vous représentez toutes les formes de savoir a été, est encore, et doit rester la conscience des nations.