Réponse au discours de réception de Jacques-Yves Cousteau

Le 22 juin 1989

Bertrand POIROT-DELPECH

Monsieur,

     Comme ce premier mot de « Monsieur » vous va mal ! On aimerait tellement mieux vous appeler par vos initiales, comme vos proches, JYC, ou, avec le monde entier, « Commandant » ! Puisque l’Académie, égalitaire à sa façon, nous veut dépouillés de nos titres, va pour « Monsieur » ; et tâchons que ces propos de bienvenue vous ressemblent d’autant plus.

     Pour célébrer comme elle le mérite la révolution que vous avez apportée dans la connaissance des océans, il aurait fallu que notre Coupole, au lieu de vous recevoir à l’air libre comme c’est platement l’habitude, fût remplie d’eau de mer, jusqu’aux voûtes.

     Rêvons, voulez-vous ? La quille brune de votre chère Calypso s’apercevrait, là-haut, à l’envers. Les amis qui vous font face ouvriraient des yeux ronds de poissons à l’affût. Les chapeaux roses dont vous parliez à l’instant feraient office de coraux, d’anémones. Balancés par le courant, nos costumes auraient perdu leurs variétés de vert pour ne former qu’un herbier bleuâtre où se fondraient nos plus rouges rubans, puisque les profondeurs marines, vous nous l’avez révélé, changent en bleu nuit toutes choses, jusqu’au sang. En guise de tambours, on aurait entendu des éclaboussements de plongeons

     Et vous seriez apparu dans une gerbe de bulles cristallines, suivi des caméras qui vous perdent rarement de vue. Bouteilles sur le dos, votre illustre œil d’azur collé au masque, vous nous auriez dévisagés comme on vous l’a vu faire tant de fois dans vos films, flairant en nous, qui sait ? quelque mérou... Et vous auriez plané vers votre place, dans un élégant battement de palmes, oserai-je dire, académiques...

     Figurez-vous que cette vision surréaliste, je ne l’ai pas inventée, mais rêvée, peu après votre élection, en traversant l’Atlantique à la voile. Choisi, croyais-je, pour vous accueillir, je prononçais le fatidique « Monsieur », oubliant, dans mon sommeil, que la réception avait lieu sous dix mètres d’eau ; et je buvais la tasse, réveillé, en réalité, par les embruns d’un hublot mal fermé !

     Arrivé aux Antilles, j’ai appris (comment ne pas croire, après cela, aux prémonitions !) que j’aurais effectivement l’honneur et le bonheur, bien immérités sinon par la communion dans votre passion éperdue pour la mer, de rappeler qui vous êtes, s’il en était besoin, du haut de cette passerelle de marbre.

     C’est un grand honneur, en effet, de saluer à votre banc de nage un des marins qui, depuis un demi-siècle, ont redonné conscience de son destin maritime à ce pays, qui lui avait incroyablement tourné le dos, malgré quatre mers, trois mille kilomètres de côtes somptueuses, un long passé de suprématie navale, de flibuste et de croisières imaginaires. Ainsi avez-vous rétabli dans sa fierté la patrie de Suffren, Surcouf, Bougainville et Jules Verne !

     Et à un moment où la France court après son passé universaliste en glorifiant des Droits de l’homme dont elle n’a eu ni tout à fait l’idée ni toujours le respect, votre popularité inouïe fait que, pour l’humanité entière, c’est un Français qui répond avec le plus d’indépendance et de pertinence aux angoisses universelles devant l’avenir menacé. Le triomphe réservé à votre humanisme en acte rejaillit sur l’Académie, qui doit, à son tour, vous en remercier.

     Honneur de vous recevoir, mais aussi bonheur, car vous m’offrez d’évoquer beaucoup mieux qu’une carrière, comme souvent ici : ce qui donne le plus de sel à l’existence, une aventure. Une aventure heureuse, désintéressée et, pour comble, utile !

     Vos exploits doivent tant à un seul homme, ils ont connu tant de rebondissements et d’échos, qu’on les a souvent tournés en légende. Sacrifions à l’imagerie.

     Il était une fois... la plage de Bandol, un beau jour de juin 1943, Un officier de marine de trente-trois ans, tout en nez et en os, crache dans son masque de plongée pour en chasser la buée, geste qui deviendra aussi rituel que le signe de croix du torero à l’entrée de l’arène. Il endosse les trente kilos de matériel livrés le matin même par un ami ingénieur à L’Air liquide ; et, après quelques enjambées pataudes, dignes du premier marcheur sur la Lune, il disparaît sous l’eau pour de longues minutes, y retrouvant la liberté des danseurs, la grâce de l’oiseau. Le scaphandre Cousteau-Cagnan est né ! Et avec lui commence la conquête visuelle de la troisième dimension des mers.

     En ralliant la rive, non sans avoir attrapé deux langoustes pour agrémenter les menus familiaux rationnés par la guerre, il vous semble que vous avez violenté la nature, mais qu’il ne peut y avoir de « punition, je vous cite, pour un péché aussi merveilleux » ! Et moi qui allais vous comparer à Mauriac, à cause du visage à la Greco adouci par l’humour, et des origines bordelaises, propices aux réussites têtues ! Ce serait mal connaître votre mépris des contraintes et des contritions inutiles, face au seul devoir, à vos yeux : mieux comprendre la nature pour mieux l’apprécier. Savoir et saveur, on le verra, seront vos maîtres mots.

     Respectons vos scrupules envers vos devanciers : avant vous, des scaphandriers aux semelles de plomb et aux gros casques de cuivre ont déjà levé un coin du voile, au bout de leurs tuyaux ventilés à la pompe à bras. Au siècle dernier, Rouquayrol et Denayrouze ont cherché à rendre le plongeur autonome. Le Prieur y est presque parvenu en 1926. Les marines alliées et allemandes s’apprêtent à jeter des hommes-grenouilles dans la bataille...

     Mais, faute d’appareils sûrs, le dessous des mers est resté aussi inconnu et chargé de mythes, jusqu’aux années quarante de ce siècle, que depuis la nuit des temps. Les pieuvres géantes de Victor Hugo et la baleine de Melville n’ont pas plus de vraisemblance que les monstres antiques, images persistantes d’une ignorance et d’une frayeur inchangées.

     En quelques mois, vous et vos amis allez vaincre cet obscurantisme millénaire, en perfectionnant le plus-lourd-que-l’eau avec autant d’enthousiasme bricoleur que les pionniers du plus-lourd-que-l’air. La plongée libre ouvre l’océan à nos regards aussi subitement que si la médecine était passée, d’un bond, de l’auscultation acoustique de Laennec aux prodiges de l’endoscopie d’aujourd’hui.

     Et dans le temps où les effractions pratiquées par l’homme sur l’atome, l’espace et la cellule inspirent plus de terreurs qu’elles n’en conjurent, l’exploration des profondeurs océanes d’où nous sommes issus va se donner tout naturellement pour logique douce de préserver nos chances de survie.

     Permettez encore quelques concessions au légendaire, qui veut des signes du ciel et des vocations précoces. L’idée d’aller voir plus bas que la quille des navires vous serait venue en 1936, à constater les premiers ravages de la pêche au harpon sur la Côte d’Azur, et, trois ans plus tôt, à voir de jeunes Indochinois rivaliser de descente en apnée.

     Complétons l’image d’Épinal : avant vos records de nageur universitaire (cent mètres en une minute quatorze, ce qui n’était pas si mal pour l’époque !), tout aurait commencé par une punition en colonie de vacances, aux États-Unis, dans les années vingt. Pour avoir boudé les séances d’équitation, vous fûtes condamné par un moniteur à nettoyer un étang, et le spectacle des branches mortes sous l’eau glauque aurait décidé d’une fascination qui n’allait pas se démentir durant soixante-dix ans...

     Je vois se dessiner sur votre visage le sourire blasé avec lequel, depuis le temps  ! vous accueillez les inventions des journaux. Nous ne sommes pas ici, que je sache, pour vous déplaire. À quoi servirait de contrarier votre refus constant des biographies, du passé, et des étalages intimes dont se servent les éloges académiques !

     Plutôt que de bavarder à Paris sur le sujet qui vous passionne le moins, vous-même, nous avons choisi de passer une semaine ensemble à bord de la Calypso, le mois dernier, en mer de Thaïlande. Comme nous avons eu raison ! Et comme je vous en sais gré ! C’est dans son élément, au milieu des siens, qu’on peut le mieux saisir, chez un homme d’action comme vous, l’essentiel, cest-à-dire non tel ou tel vacillement de conscience, mais la manière dont il a apprivoisé ce poisson des abysses qu’on appelle le hasard, à partir de quelles données ordinaires se force, se forge, une destinée hors série.

     Et par un esprit de contradiction. qui résume assez bien vos défauts et vos talents, vous vous êtes généreusement livré, vous, l’ennemi des confidences, au fil des plaisanteries de coursives, dans la connivence silencieuse des exaltations partagées.

     Au nombre des hasards qui vous ont façonné, citons d’abord votre naissance, voilà soixante-dix-neuf ans, d’une mère de devoir, qui vous donnera l’armature morale qu’on vous connaît, et d’un père moins conformiste, aventurier même, à l’image de l’affairiste américain dont il était l’avocat itinérant. De ce père plein de fantaisie, vous tiendrez, outre l’ouverture au grand large, à l’Amérique, à ses jeux de rue, sa langue, son sens du défi et son horreur de l’échec, un héritage dont vous jouerez toute votre vie, qui éclate à cet instant, il suffit de vous regarder : le chromosome ineffable du charme !

     Hasards, encore : ce grave accident de voiture de 1935 qui, en interrompant votre formation de pilote d’avion, vous laissera disponible, le jour venu, pour d’autres intrépidités. Fortuits, toujours, les effets de la guerre : l’équipement des automobiles au gaz de ville, qui donnera à Gagnan l’idée du détendeur pour scaphandres ; l’essor de techniques et de matériaux utiles à la plongée, bakélite, caoutchouc, nouvelles émulsions photographiques ; l’invasion allemande de la zone Sud qui empêchera votre nomination à Lisbonne et vous conduira à faire, de la plongée autour de Toulon occupé, la couverture de votre espionnage au profit de Londres. Hasard toujours : qu’un mécène, monsieur Guiness, vous fasse cadeau, en 1950, d’un transbordeur repéré par vous à l’île de Malte, et que cet ancien dragueur de mines au profil de bande dessinée se nomme... la Calypso.

     Mais je devine votre agacement à cette énumération. « Il n’y a pas de hasards, ni de sorts exceptionnels, ni de vocations », m’avez-vous répété sur tous les tons : « Il n’est que de travailler dur, je vous cite, en s’amusant, en étant bien dans sa peau ». Pas de découverte qui tienne sans curiosité pour ce qu’on vous cache (surface de l’eau ou rapport d’expert) ; pas de succès sans obstination à surmonter des handicaps.

     Prédestiné à la plongée, l’enfant Cousteau ? Allons donc ! Vous étiez malingre, et affligé d’un souffle au cœur qui, parait-il, s’entend encore. (Qui le croirait à vous voir descendre, il y a quelques semaines, à quarante mètres de fond, aux applaudissements secrets de vos cadets  !) Vous avez dû profiter d’une inadvertance des médecins, à la visite réglementaire, pour pouvoir vous présenter à l’École navale, en 1930. C’est le même chétif, doublé d’un farceur impénitent, qui, ayant été chassé du lycée Saint-Louis pour chahut, d’où sa préparation à Stanislas, et étant reçu vingtième au concours d’entrée, se battra pour sortir second...

     Car vous avez été, Monsieur, un de ces officiers d’active dont, depuis la mort du maréchal Juin, l’Académie manque, faute d’en trouver de victorieux ; sans étoile sur la manche, certes, mais étoile à vous seul, et fort de la plus belle des victoires, sur l’ignorance et le gâchis.

     Vous voilà le septième officier de la Royale à prendre le Quai Conti à l’abordage, après l’amiral d’Estrées en 1715, l’amiral de la Gravière en 1888, Pierre Loti en 1891, Maurice de Broglie en 1934, Claude Farrère en 1935, et, en 1936, l’amiral Lacaze, ministre de la Marine pendant la Grande Guerre, cet amiral un peu coléreux, à qui Henri Mondor, en bon médecin, lança un jour, pour prévenir un coup de sang : « Amiral, attention à vos vaisseaux ! »

     Puisque nous en sommes à vos états de service, et bien qu’ils ne vous intéressent guère plus que vos états d’âme, rappelons-les d’un mot. Au sortir de Navale, en 1934, séjour à Shanghai et divers embarquements. La guerre de 1939 vous trouve à bord du croiseur Dupleix, chassant le cuirassé de poche Graf-von-Spee. Officier de renseignements à Toulon en 1942, vous arrachez à des membres de la Kriegsmarine, enivrés par vos soins, la preuve qu’Hitler, contrairement à la conviction candide de Vichy, veut s’emparer de notre flotte. Vous en persuadez le commandement, qui prendra la tragique décision de sabordage que l’on sait. Vous volez le code secret de la commission italienne d’armistice, au prix d’un cambriolage de film policier. Décoré de la Légion d’honneur au titre de la Résistance, vous sauverez par vos démarches la vie de votre frère, engagé dans un choix moins heureux.

     Dès 1945, vous reprenez votre marotte de la plongée libre à but scientifique. Vous créez le Groupe d’études et de recherches sous-marines. Vous décidez Paris à armer, et à vous confier, le premier navire océanographique français, l’ex-aviso allemand Elie Monnier. Vous prenez part à l’aventure des bathyscaphes. Quand la Calypso vous échoit, en 1950, vous vous faites placer en congé « dans l’intérêt de la défense nationale » jusqu’en 1957, date à laquelle vous quittez la marine, avec le grade de capitaine de corvette qui reste le vôtre à ce jour, à titre honoraire. Quatre modestes galons que vous envient, j’imagine, bien des camarades de promotion plus chamarrés et depuis longtemps rentrés dans l’ombre de retraites inoccupées. De 1957 à l’an dernier, soit pendant plus de trente ans, vous dirigez le Musée océanographique de Monaco.

     Voilà pour les notices d’annuaire. Reste ce qui a marqué votre vie, et la nôtre à tous : un demi-siècle de trouvailles en cascades, les caméras étanches, les propulseurs sous-marins, la soucoupe plongeante, les expériences de séjour prolongé sous l’eau, l’invention de la turbovoile, les quelque cinquante expéditions autour du globe, de l’Antarctique à la mer Rouge, de Cuba à l’Amazonie, bref un saut décisif dans un ensemble de disciplines voisines : physiologie de la plongée, mœurs des poissons, santé des fleuves et des mers, archéologie des épaves, réserves nutritives des océans, survie des espèces, économie des pêches, et bientôt, état général de la planète dont, beaucoup grâce à vous, les hommes ont enfin compris que, comme on disait des mères autrefois, des mè-res, on n’en a qu’une, et la même pour tous !

     Cette brassée d’inventions et de méditations, ni le plongeur, ni le chercheur, ni l’éditorialiste n’aurait pu les rassembler et les transmettre s’ils n’avaient été doublés, dès l’origine, d’un artiste.

     Il nous arrive parfois de regretter, entre académiciens, de ne plus compter d’hommes d’images parmi nous depuis la disparition de Marcel Pagnol et de René Clair : vous êtes aussi, et peut-être d’abord, cet homme d’images-là  ! « Sous l’eau, m’avez-vous dit en regardant fixement au-dessus de vos lunettes, l’œil passe avant les poumons  ! » La palme d’or du Monde du silence, en 1956, à Cannes, n’a fait que consacrer, avec le talent naissant du cinéaste Louis Malle, un goût du cinéma manifesté, lui aussi, dès votre enfance.

     À treize ans, vous jouez avec une caméra Pathé-Baby, dont vous développez vous-même les films avec des produits chapardés dans la pharmacie d’un de vos grands-pères. Dès 1934, à Shanghai, vous tournez des films amateurs. À peine le scaphandre Gagnan est-il mis au point, en 1943, vous retournez à l’eau avec des vieilles caméras enfermées dans des pots de confiture ou des chambres à air. C’est à l’aide d’un de vos premiers courts métrages en noir et blanc que vous intéressez l’état-major, après la guerre, à la recherche sous-marine...

     Homme d’images, vous l’êtes à ce point que sous votre appartement parisien vous avez installé, telle une salle des machines, une table de montage. Il n’est pas rare que vous redescendiez, la nuit, visionner à nouveau une séquence en chantier, modifier une collure, ou composer un accompagnement sonore ; car vous êtes également musicien, estimant, en bon navigant, que « trop fort n’a jamais manqué », et qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même...

     Cette passion de l’audiovisuel sous ses aspects les plus techniques ne tourne pas le dos à l’écriture. Nous qui sommes presque tous, ici, des hommes de livres, nous apprécions que vos cinq longs métrages et vos cent films de télévision aient inspiré une soixantaine d’ouvrages.

     Si tous ne sont pas écrits de votre main (vous en abandonnez clairement la semi-paternité à Yves Paccalet ou à Philippe Diolé), tous sont riches de vos actes, de vos idées, et de formules où l’on vous reconnaît. Le Monde du silence, en même temps qu’il était projeté partout dans le monde, donnait lieu à un succès de librairie traduit en vingt-cinq langues. Vos enquêtes sur la mer Rouge, la Méditerranée, l’Amazonie, les baleines, les dauphins ou la turbovoile remplissent des rayons de bibliothèque. N’oublions pas que votre première « œuvre » d’adolescent fut un récit auto-édité : Une aventure au Mexique. Quant à l’énorme Encyclopédie Cousteau, la seule création écrite que vous revendiquiez personnellement, elle porte la marque d’un écrivain, le même qui vient d’évoquer Jean Delay si lumineusement, aussi capable de précision savante que d’élévation philosophique et de poésie.

     Il reste que le fou d’images l’emporte, chez vous, sur le fou de mots. Je ne suis pas près d’oublier votre extase muette, le soir où nous quittions Bangkok, devant un crépuscule de mousson, bouleversant, en effet, avec ses lueurs d’incendie jaune safran.

     Ce don du regard procède du souci de partage dont j’ai déjà parlé. D’autres que vous, après le choc visuel des premières plongées libres, n’auraient eu de cesse de limiter le club des initiés à tant de splendeur. Si vous commercialisez le scaphandre, et bricolez aussitôt un boîtier de caméra étanche, c’est par hâte que votre découverte profite au grand nombre. L’envie de faire voir relaie la joie d’avoir vu. Aux douze millions de plongeurs recensés dans le monde s’ajoutent aujourd’hui les deux ou trois cents millions de spectateurs que rassemble chacun de vos films télévisés.

     Car vous avez compris, avec trente ans d’avance sur les théoriciens oiseux de la communication, et sans fausse honte, que le savoir-faire n’irait plus sans faire-savoir, qu’il n’y aurait désormais de vérité, et de beauté, que mises en spectacle, et réclamées comme telles par la multitude.

     Au « documentaire » qui retardait péniblement l’arrivée du grand film, dans les cinémas de notre enfance, et qui est mort d’ennui, vous avez substitué ce qu’on pourrait appeler le film d’ « aventure vécue ». Le caractère jamais-vu de l’univers sous-marin vous aidait à capter l’attention, mais aussi sa morale et son esthétique immanentes, comme on le dit de la justice.

     À terre, les marchands de tourisme peuvent vendre l’illusion de l’aventure à des troupeaux de timorés : la mer, elle, dessous comme dessus, ne tolère aucune frime, c’est le secret de sa magie et de sa majesté. La joie d’une plongée se prépare, se mérite, et elle se limite d’elle-même. Les règles de sécurité ont engendré spontanément un code d’honneur. Le flirt avec la narcose des profondeurs renseigne à lui seul, mieux que tous les sermons, sur les vertiges de la drogue, et sur la maîtrise de soi comme voie du bonheur. Ce n’est pas seulement votre nature et votre éducation qui ont fait de vous un moraliste, c’est votre sport même, qui sécrète l’éthique, comme il respire, si je puis dire, la beauté.

     Les plongeurs sont condamnés à avoir des gestes harmonieux s’ils les veulent efficaces, fraternels s’ils les veulent sauveurs, et les paysages qu’ils nous révèlent semblent autant d’effets de l’art.

     Quand vous et vos amis remontez du fond, on dirait, à vous entendre, passés les brefs échanges techniques, que vous arrivez d’un vernissage de tableaux non figuratifs, tant vous vous émerveillez, avec une fraîcheur intacte, devant les formes et les couleurs rencontrées, devant les nageoires bariolées de certains poissons, leurs bouches amères, et toutes ces fantaisies ravissantes ou ignobles avec lesquelles les animaux des grands fonds, à longs et lents coups de reins, poursuivent dans la pénombre la tâche inlassable de survivre...

     Voir l’envers de l’eau, le faire voir, et, dans la foulée, ou plutôt le sillage, faire rêver : ainsi s’élargit votre ambition, non à la façon bêtifiante d’un Walt Disney, dont les mensonges anthropomorphistes nous ont fait tant de mal, mais avec la hantise de redresser de fausses réputations.

     La murène ne mérite pas l’image féroce que lui ont value les caprices de Néron. La liche se révèle d’une tolérance cosmopolite. Le barracuda est moins dangereux, à vous croire, qu’une épine d’oursin. Le dauphin tire sa jovialité de la prestesse avec laquelle il réussit à se nourrir, en six minutes par jour, le reste de son existence étant voué à l’amour et au jeu. (Beau programme pour les ministres chargés de nous ménager, parait-il, du « temps libre » !)

     Tant qu’à emprunter d’un règne vivant à l’autre, vous auriez tendance à chercher du poisson dans l’homme, plutôt que l’inverse. C’est le cas lorsque vous comparez les réflexes circulatoires du plongeur, cet animal encore inconnu il y a cinquante ans, à ceux de nos ancêtres les mammifères marins, cédant ainsi à une sorte d’ichtyomorphisme, mot inconnu des dictionnaires et que nous tâcherons d’y faire entrer.

     J’ai dit que vous emportiez le public dans de l’aventure vécue : le vrai est que, sans tricher avec le réel, vous n’hésitez pas à arranger les choses. Vous qui supportez mal, dites-vous, la fiction chez les autres, vous êtes resté fidèle au petit Cousteau de treize ans, dont le premier film, loin de traquer la vérité, racontait des histoires.

     En plongée, tandis que le savant, en vous, recense flore et faune, le scénariste échafaude déjà l’intrigue qui tiendra son public en haleine, le preneur de vues fait du repérage autant que de l’exploration, et le monteur ménagera ensuite des redites volontaires, pour laisser au téléspectateur le temps de s’absenter et de satisfaire sa soif ou autres besoins, sans rien perdre du message.

     Professionnel du spectacle, vous l’êtes enfin quand, interprète de votre propre rôle, vous vous pliez aux corvées du vedettariat, sans complaisance ni illusion. C’est que le dur métier de plaire, comme on dit au théâtre, exige une escalade indéfinie de moyens et de sensations. Plus rien ne nous étonne, depuis le temps que vous nous surprenez ! Dernièrement, vous avez filmé deux exclusivités qui feront l’ébahissement des grands et des petits, à la rentrée, et dont j’assure id la bande-annonce : un éléphant nageant sous l’eau avec sa trompe en surface en guise de respirateur et un requin blanc avalant... la caméra qui le filmait. Comment couper encore le souffle, après cela ?

     Cette nécessité de récolter de l’image vendable, en plus des renseignements scientifiques, l’équipe de la Calypso s’y plie avec entrain. C’est un régal de voir autour de vous ces plongeurs soudés par leur commune passion du fond et par leurs spécialités complémentaires, biologie, médecine, archéologie, cadrage ou prise de son. Tous partagent votre sens du jeu avec l’imprévu. Si préparées soient-elles, les missions subissent, en effet, la part de « fortune » qui est propre à la mer. « Si je savais pourquoi j’y vais, je n’irais pas ! » dites-vous de vos randonnées, citant un vainqueur de l’Éverest.

     L’autre jour, nous risquions de revenir bredouilles de nos ronds dans le golfe de Siam : eaux peu profondes, donc troubles, espèces connues et souvent photographiées, rien de bien neuf à découvrir ou à montrer ! Dans ces cas de malchance, la visite d’épaves sert de rattrapage. Les cartes de la région signalaient plusieurs bateaux coulés. Déjà, les imaginations s’enflammaient, comme toujours avec les vestiges et la perspective d’y accéder en premier. S’agissait-il d’un naufrage antique ? D’un combat naval de la dernière guerre ? D’une collision ? Hélas, les détecteurs refusaient de grésiller. Sur la passerelle, la déception s’affichait.

     Tout à coup, sous le vent de l’île Ko Tao, le sondeur remonte en flèche de quarante à douze mètres, suggérant un piton sous-marin ignoré des cartes. L’hélicoptère s’envole pour voir, les Zodiac vont y regarder de plus près, les groupes électrogènes grondent, les plongeurs se harnachent avec la célérité de pompiers courant au feu.

     La pêche aux sensations s’annonce moyenne : roches quelconques que drapent des filets de chalutiers perdus en route, jeunes Thaïs plongeant sans précaution à l’aide de compresseurs rafistolés. Ce demi-fiasco donnera la mesure, soit dit en passant, des efforts et des dépenses à fonds perdus que supposent vos expéditions, et qu’aucune organisation autre ne pourrait consentir. Au reste, vous saurez tirer parti, j’en suis sûr, du peu que nous avons vu. J’attends qu’un de vos prochains films raconte la danse de mort de ces enfants thaïs en loques, sous l’œil de demoiselles (ce sont de larges poissons bleu roi) et d’un requin assoupi.

     Ce que le film ne dira pas, et dont je dois témoignage ici, c’est le bonheur fraternel qui éclate le soir, au carré, entre deux discussions sur l’origine ou l’avenir de la galaxie ; bonheur privilégié de participer à ce jeu permanent, sur le plus vieux et le plus célèbre des bateaux du monde, aux bordés craquants, aux machines ferraillantes, au roulis de manège forain, mais toujours brave, avec, sur sa plage arrière, ses rangées de scaphandres, sa soucoupe et son « hélico » couleur de jouet...

     Tandis que la Calypso s’enfonce dans la nuit tropicale, comme auraient dit les documentaires d’autrefois, tandis que les musiciens du bord improvisent des tangos, et que vous imitez les danseurs argentins de votre jeunesse, le moment paraît venu de mettre à l’honneur l’équipe qui se renouvelle autour de vous depuis cinquante ans.

     Permettez que pour les représenter, et en tête, je cite le plus ancien compagnon dans le grade le moins élevé, un grand bonhomme, je veux parler... de votre épouse Simone Cousteau, plongeuse des temps héroïques et gardienne tutélaire de la Calypso ; le maître à bord, l’inconditionnel Albert Falco, Sancho Pança de notre Don Quichotte ; votre fils Jean-Michel, devenu votre alter ego outre-Atlantique ; et votre autre fils Philippe, disparu voici dix ans dans la lumière étincelante des vies risquées, et dont je sais que l’absence, ce soir, empêche votre joie d’être sans ombre.

     Si l’équipe Cousteau manifeste une telle cohésion, ce n’est pas seulement par le miracle de toute vie en mer, et par croyance en l’épopée commune. C’est qu’il dépend des prouesses scientifiques et artistiques de chacun que se poursuive l’œuvre de tous. Que l’effort se relâche, qu’une mission déçoive, et ce sont les cent cinquante salaires de la Fondation (moins le vôtre, vous n’en touchez pas !), ce sont les frais de deux bateaux, soit quinze millions de centimes par jour, qui ne seront plus assurés, puisque vous avez décidé une fois pour toutes, dès vos premiers brevets, de ne tendre la sébile à aucun gouvernement, fût-ce le vôtre.

     Parfaitement, et cela mérite d’être répété bien haut : en ces temps d’assistance généralisée, malgré votre utilité et un renom qui auraient fait de vous un budgétivore très présentable, vous n’avez, Monsieur, jamais encaissé le moindre centime d’argent public ! Admirons cette hérésie : vous n’acceptez les contribuables que bénévoles !

     Les trois cent cinquante mille cotisants des Fondations, dont trois quarts aux États-Unis, paient les deux tiers de vos dépenses ; et deux cent cinquante millions d’humains vous apportent indirectement le reste, en regardant chacun de vos films, vous évitant l’autre humiliation que ce serait, ayant échappé à la mendicité publique, de souiller la Calypso, comme on le voit pour tant d’engins sportifs, avec des réclames autocollantes de carburant ou de saucisses. Les chercheurs en chambre subventionnés feraient bien de méditer votre exemple de liberté, de créativité et de civisme, avant d’ironiser sur la mise en scène dont s’accompagnent, et dont vivent, vos travaux.

     Homme d’affaires, vous l’êtes par obligation, mais sans complexe, comme votre père, à l’américaine, loin des hypocrisies et des jérémiades à la française. Lycéen, vous aviez créé votre société de production dès votre premier film amateur. Vous acceptez avec le sourire que l’avenir de la turbovoile essayée à bord d’Alcyone dépende de sa rentabilité par rapport au prix du pétrole, qu’à deux-trois dollars près du baril votre invention soit ou non justifiée. Cette sanction libérale ne vous parait pas plus absurde, ni dangereuse, que celle des bureaucraties !

     L’État français vous a renforcé dans votre défiance en vous évinçant voici trente ans, et c’est tant mieux, d’organismes qui, sous couvert d’étendre la recherche océanographique, n’ont guère élargi que... leurs bureaux. Contre cette tendance invincible de l’administration, vous avez montré, en 1981, dans Français, on t’a volé ta mer, que le pamphlétaire, en vous, gardait des chevaux en réserve, comme on dit des moteurs en régime de croisière.

     J’ai avancé que la plongée libre produisait d’elle-même une morale et une esthétique. J’ajouterais volontiers : une idéologie, si ce mot n’avait été dévoyé par nos tribuns et ne signifiait plus, improprement, que « les idées des autres », erronées et nocives par définition. Né techniquement sous le signe de l’ « autonomie », le scaphandre Cousteau semble pousser quiconque le respire à se vouloir autonome en tout, coupé des politiques comme de la manne que ceux-ci distribuent.

     J’ai bien dit : « les » politiques. « La » politique, comment ne pas en admettre la nécessité et l’essence noble ! Ce sont les professionnels du pouvoir, ces serviteurs devenus abusivement nos maîtres, qui avivent votre causticité et votre jubilation de ne rien devoir, ni rien concéder. Vous dites à plaisir que vous leur préférez les paniers de crabes et les requins ; les vrais !

     L’autre jour, en mer, il fallait voir avec quel enchantement narquois vous avez éconduit au téléphone un candidat aux européennes, soudain pressé de tirer des traites électorales sur votre crédit dans tous les secteurs de l’opinion. (Peu importe lequel des candidats dut ravaler son compliment : là-dessus, ils se valent tous !) Et comme vous avez bien fait, après réflexion, de ne pas vous présenter aux présidentielles de 1981 ! Vous auriez peut-être conservé votre âme, mais vous auriez perdu le pouvoir qui est le vôtre, et qui dépasse de loin, dans le temps et dans l’espace, celui des élus.

     Votre indépendance économique et politique, jointe au discrédit où sombrent les technocrates, explique en grande part votre renommée, à laquelle les moyens modernes de communication ont donné des dimensions planétaires sans précédent historique, du vivant de celui qui en est l’objet.

     Depuis votre élection à l’Académie, les mesureurs de réputations m’abreuvent de chiffres, comme c’est devenu une manie pour les choses les moins matérielles. Vous seriez, Monsieur, le Français le plus connu au-dehors des frontières, et un des hommes les plus célèbres dans le monde.

     C’est encore trop peu dire ! J’ai pu constater que les pêcheurs du fin fond de l’Asie vous tenaient, autant que les passants parisiens, pour un membre de leur famille. Parbleu ! C’est par centaines de millions qu’hommes, femmes et enfants des cinq continents vous ont reçu dans leur foyer, vous, votre bonnet, vos glissades féeriques au fond de la mer nourricière, et votre libre souci du bien commun.

     Cette reconnaissance sans égale, on imagine dans quelle griserie narcissique elle jetterait les vaniteux que nous sommes. Je peux attester qu’elle vous amuse, sans vous étourdir, et que, si vous la soignez du mieux qu’il faut, c’est pour ce qu’elle permet. « Une simple clé anglaise, dites-vous de votre notoriété fabuleuse, si je ne m’en servais pas, j’aurais l’impression de trahir !

     — Trahir quoi, grands dieux ? »

     La réponse tombe, militaire :

     — « L’avenir ! »

     Nous y voilà. Après avoir fait voir l’invisible, et fait rêver, vous vous êtes juré de faire réfléchir.

     Faire réfléchir les hommes d’État, bien sûr, à qui vous êtes sans doute le seul être humain à pouvoir arracher un rendez-vous et dire leur fait sans ménagement, sous le contrôle d’une presse mondialement prévenue en votre faveur (cela aussi est sans précédent, et je crois savoir qu’à la rentrée vous allez prendre régulièrement à témoin les téléspectateurs des réponses obtenues).

     Mais d’abord vous entendez faire réfléchir les peuples eux-mêmes, seuls en mesure, pensez-vous, de contrecarrer les logiques mégalomaniaques des gouvernements, et tout aussi capables, plus capables même, que les soi-disant experts, de comprendre, si on leur explique clairement, ce qui, dans la science qu’ils financent par l’impôt, qui donc leur appartient et hypothèque leur avenir, va être bon ou mauvais pour une planète désormais solidaire.

     Pour pressentir les fameux « impondérables » avec lesquels le progrès ne cesse de parier à l’aveugle, et devant lesquels nous sommes tous égaux, les jours de « Tchernobyl », une jeune femme analphabète allaitant son nouveau-né vaut largement, c’est là votre plus tendre credo, les gestionnaires à veste et mine grises qu’avec un dédain soixante-huitard pour les valeurs bourgeoises d’établissement vous appelez les « graisseurs du système », ces cadres empâtés par leurs déjeuners d’affaires, et qu’on voit pianoter sur des calculettes, lugubrement, dans les avions.

     Ces alarmes que vous lancez aux décideurs du monde sous le contrôle de votre public, on ne peut plus les ignorer, mais rappelons-les très vite, puisque la circonstance présente vous a conduit, exceptionnellement, à parler d’autre chose, et pour suivre votre vœu que tout, même les solennités académiques, serve la cause des causes qu’est pour vous l’écologie.

     Le XXe siècle restera, dans l’histoire de l’espèce humaine, celui où, d’agressé par la nature, l’homme est devenu un agresseur qui ne connaît plus sa force. Ce n’est pas tant la pollution qui vous inquiète et vous révolte, qu’une atteinte à l’environnement encore plus injurieuse, fatale, et dont le nom sonne comme l’onomatopée d’un coup de hache dans une mâture : le saccage.

     L’humanité salit moins qu’elle ne dilapide. En un siècle, elle aura asséché des réserves d’hydrocarbures qui ont demandé des millions d’années à se constituer.

     « De grâce, suppliez-vous, ne renouvelons pas, aux dépens des océans, le mythe d’un sous-sol inépuisable, en imaginant la mer riche à jamais de nodules polymétalliques ou de protéines. » Loin de proliférer à l’infini, le poisson est un accident rare dans la chaîne des espèces, et de mauvais rendement alimentaire. Pour sauver les hommes de la famine, plutôt que la pêche à outrance, catastrophique, mieux vaudrait, par exemple, gaver les moutons d’algues, s’ils y consentent.

     Refaisant le parcours de nos ancêtres passés de l’eau à l’air, vous avez étendu aux continents votre croisade initiale pour des océans propres. Cela vous a moins bien réussi. Les murs du béton, de l’argent et du tourisme de masse se dressaient sur votre route, peu soucieux de morale immanente, ou seulement du lendemain.

     Mais vous récoltez ces temps-ci les fruits d’une vie entière de foi vibrante et de désintéressement. Vous êtes sur le point d’avoir gain de cause pour l’exploitation de l’Antarctique, auquel les grandes puissances menaçaient d’appliquer le droit néocolonial du premier arrivant, et le ridicule de petits drapeaux claquant dans le blizzard. L’idée dune réserve internationale gérée par tous fait son chemin.

     On veut croire, avec vous, que l’ensemble des locataires du globe, les pauvres et les désarmés comme les riches, seront enfin associés à la mise en valeur des dernières parties communes de la planète, ainsi qu’à l’étude de l’énergie éolienne ou thermique des mers, éternelle parce que dérivée du soleil, et capable de remplacer, sans souillure, des milliers de centrales nucléaires. Ainsi aurez-vous contribué à faire reconnaître un « droit de l’homme » jusqu’ici sacrifié aux commodités du présent : le droit des générations futures, qui mériterait de figurer dans les constitutions et les chartes internationales.

     Un des secrets de vos succès, c’est l’optimisme. D’autres, à force de faire craindre le pire, y prennent goût, telle Cassandre. Vous : non. Votre dernière vocation de préposé au futur est née de deux chocs pour ainsi dire poétiques.

     Le premier, au début de vos plongées, en apercevant, sur un lit de posidonies admirables, une page de journal jetée là par quelque pique-niqueur.

     Le second choc, c’était devant la première photographie de notre planète vue de la Lune, devant le bleuté uniforme que lui confèrent à distance, majoritaires, les océans. Vous avez voué à cette chère boule, à dater de ce jour, une tendresse inquiète. Vous m’avez parlé de cette photographie, je m’en souviens, avec une bouffée d’émotion de jeune père penché sur un berceau !

     Ce trait de sensibilité nuance et résume le portrait que je viens de tracer au fil de vos exploits. Tout, de vous et de votre aventure, s’explique par un amour frémissant et chauvin de la vie, dans ses manifestations spontanées mais aussi dans les moindres innovations ou bricolages de l’intelligence humaine, qui vous ont toujours passionné. Les progrès techniques non dégradants, tels ceux des transmissions, vous inspirent des curiosités d’adolescent. Ils confortent votre foi dans la démocratie directe, rendue possible, selon vous, par l’électronique, et mieux faite que les régimes représentatifs pour vaincre le culte technocratique du secret et préserver le long terme, que tend à sacrifier la logique du profit.

     S’il fallait donner le fin mot d’une psychologie qui, encore une fois, vous laisse indifférent, j’ai d’abord penché pour l’esprit de contradiction, sans lequel vous n’auriez pas fouillé la mer dont vos contemporains se contentaient de contempler la surface, ni construit la citadelle de votre indépendance. Il faudrait d’ailleurs chercher une expression plus forte que l’esprit de contradiction, à voir comment vos collaborateurs sont obligés de biaiser pour vous souffler une décision, et comment, habitué à avoir raison, vous tenez prête une objection pour tout, les opinions des autres paraissant, d’avance, vous importuner. Dans le carré de la Calypso, ce n’est pas un hasard si le portrait accroché à la place d’honneur est celui de Cambronne. Tout un programme, et dont vous vous êtes donné, vous, les moyens !

     Têtu, oh oui, de la race extrême qui se cherche sans cesse de nouveaux sujets d’entêtement, au risque de conforter l’adversaire, comme dans une récente campagne que vous vouliez d’hygiène morale, contre des provocations négligeables. Mais la passion de la vie et du bonheur vous définit mieux que l’obstination. Je vous entends encore proclamer tout à trac dans la radio de bord, en survolant le sillage de la Calypso « Les deux plus belles inventions du monde sont le thé de Chine et... l’hélicoptère » Quelle gourmandise et quelle ferveur, alors, sur votre visage ! Quel formidable goût de la « modernité », comme on dit maintenant, et, je le répète, du partage ! Votre œuvre en est, si je puis dire, inondée. Parmi les services que vous avez rendus, je me demande si la foule de vos jeunes admirateurs ne placerait pas en tête celui d’avoir si bien rempli votre vie, et épousé, devancé votre temps, d’avoir prêché d’exemple pour une joie jaillissante, inventée par chacun dans le respect de tous, contre la pacotille des plaisirs commercialisés, grégaires, clés en main.

     Cette sagesse est affaire d’instinct, plus que de philosophie, mais une vision du monde la sous-tend.

     Vous refusez le matérialisme, c’est clair, sans avoir, pour autant, de spiritualisme précis à lui opposer. Vous ne vous êtes jamais converti à l’islam, comme s’en est répandue la rumeur avec la légèreté d’une époque qui colporte n’importe quoi sans chercher à savoir. Vous êtes catholique d’éducation, de cœur, et, en tout cas, théiste par raison. Vous êtes prêt à démontrer que la création, au-delà des hasards et des nécessités, obéit à une orientation, à un programme préétabli, tout le reste relevant de probabilités et de doutes, auxquels la fin de votre dialogue imaginaire avec Jean Delay donnait une sorte de tremblé lyrique.

     Vous ne vous réclamez pas d’une morale apprise. La paix de votre conscience vous tient lieu de tribunal, et de résultat. Le chemin du paradis, pour vous, c’est le paradis même.

     Vous ne vous raccrochez pas non plus à la consolation d’une autre vie. Celle d’ici-bas vous comble, malgré la mort, à laquelle vous êtes reconnaissant d’avoir permis les progrès de l’espèce, et qui, en bornant nos jours, les embellit à vos yeux. Vous regrettez avec Valéry que « le don de vivre soit passé dans les fleurs », modèles d’acquiescement à la nature. Lorsque l’heure de la retraite sonnera pour la Calypso, il se pourrait que vous la couliez exprès, afin qu’elle aille rejoindre symboliquement au fond des mers vos premiers éblouissements et les dépouilles des compagnons engloutis. Telle est la loi de notre passage, qu’il nous faut aimer, nous n’avons pas le choix. Vous aurez joué votre partie dans vous ne savez trop quel hymne à l’éphémère, voilà tout !

     Ce culte assez bouddhiste de l’instant exclut les retours complaisants vers le passé, l’esprit de musée, et il porte aux projets. Révélons-en quelques-uns.

     Dans peu de jours, s’ouvre aux Halles de Paris un parc océanographique conçu par vous. À la rentrée se succéderont sur le petit écran vos entretiens avec les décideurs du monde. Côté expéditions, l’Indonésie est au programme, ainsi que la Corée, le Japon et la Chine (si on cesse d’y insulter l’avenir).

     La Calypso II se dessine. Elle utilisera le vent pour naviguer, quel que soit le prix du pétrole. On y collationnera en permanence les fiches de santé de toutes les mers, et on y plongera à six mille mètres avec une soucoupe en verre infracassable, comme votre épée, laquelle aura ainsi servi à autre chose qu’à la parade, selon un souci de l’utile qui est propre aux marins, et qui tient chez vous de l’obsession.

     Écrire vos Mémoires, vous n’y songez pas, cela vous ressemble si peu ; sauf le jour, qu’on imagine mal, où vous ne pourrez plus rien faire d’autre. Auparavant paraîtra un recueil d’ « utopies raisonnées », c’est votre formule, sous le signe des êtres les plus aboutis des trois règnes vivants : l’homme, la pieuvre et l’orchidée. Vous y prophétiserez, pour rire et sans rire, comme tout ce que vous faites, qu’accomplissant l’espoir d’immortalité prêté à notre Compagnie, la biologie va neutraliser dans quelques siècles le gène du vieillissement et nous rendra éternels... sans la ressource qu’avaient les dieux de l’Olympe de descendre se divertir chez les mortels, tellement plus heureux !

     Heureux, vous le paraissiez tout à fait, l’autre jour, quand, retour de plongée, et encore luisant comme un morse, vous vous êtes écrié, en soulevant votre masque :

     « J’ai trouvé ! »

     Quoi donc ? s’enquérait l’équipage. Un galion chargé d’or ? Le requin-léopard manquant à votre collection ? Le moyen d’empêcher l’accord de Wellington ? D’interpeller le pape sur les dangers du natalisme ?

     Nous n’y étions pas.

     « J’ai trouvé, avez-vous triomphé, la façon dont ... je parlerai de Jean Delay le 22 juin ! »

     Vous avez trouvé, en effet. L’entreprise, comme tout ce à quoi vous touchez, n’était pas sans périls. Tout vous opposait à votre prédécesseur. Vous, l’homme du concret, j’allais dire : des concrétions, indemne de toute pathologie mentale au point de ne supporter les profondeurs que marines, à l’exclusion des abîmes psychiques, ennemi de l’introspection, cette baliverne pour civils oisifs, pour terriens littéraires (car, comme souvent les êtres de conviction et d’action, vous ne faites pas forcément dans la nuance !), comment alliez-vous parler d’un maître de la médecine des âmes, venu à elle par le chemin subtil de la littérature, avant d’y retourner sur le tard comme à sa vocation première, au sens de : primordiale ?

     Au vrai, vous ne manquiez pas de points communs. On retrouve des échos du sensualisme gidien dans votre exaltation des nourritures terrestres, fussent-elles trempées d’eau de mer. Vous aussi, vous faites partie des êtres bénis à qui tout réussit.

     Vous avez donc investi le cas Delay, comme vous organisez une plongée, avec des brusqueries un rien militaires. Mais votre art de démasquer ce que la surface dérobe à la vue a fait merveille. Vous nous avez montré à quel point se ressemblent l’investigation du plongeur et celle du clinicien, leurs incertitudes devant la folie et devant le plancton.

     Tous deux vous plaidez pour cette intelligence latérale, transversale, imaginative, artiste pour tout dire, qui distingue l’homme des animaux, d’où sont nées les plus fortes intuitions scientifiques, et que n’égaleront jamais les machines les plus agiles.

     Vous avez pris à bras-le-corps le vaste débat dont l’œuvre de Jean Delay restera le meilleur reflet, sur les rapports de l’organique et du psychique, les vertus de la chimie et du retour freudien sur soi pour soulager la pire des maladies, celle qui nous prive de nous-même. Grâce à votre amitié par-delà le temps, vient de revivre sous nos yeux le penseur Jean Delay, l’homme de compassion et l’écrivain attentif au noyau de mystère que n’épuisera aucune science. Vos mots délicats et brillants nous aideront à cultiver la mémoire d’un être d’érudition, d’un confrère exquis, dont la haute silhouette penchée, le sourire accueillant, continuent d’habiter nos séances.

     Si vous avez trouvé les termes justes, en savant et en homme de cœur, c’est qu’une parenté peu connue vous unissait à Jean Delay. Vous avez songé naguère à faire votre médecine, et vous vous êtes promis un jour de vous y mettre à quatre-vingts ans. Vous venez de commencer, d’une certaine façon, avec un an d’avance.

     Je m’avise qu’il vous reste quelque chose de cette première vocation, dans la manière de vous pencher sur le sort de la planète, de déceler ses maux, de prescrire des régimes, de rédiger des ordonnances. Du moins est-ce ainsi que les peuples vous regardent : comme le médecin de famille de qui viendront les diagnostics indépendants, les remèdes originaux, la fin des gaspillages et le miracle d’une concertation mondiale sans laquelle le cataclysme est au bout.

     Monsieur, le moment approche de refaire surface. Rappelez-vous la vision qui s’imposait à moi, en commençant : cette Coupole inondée, le bleuâtre des profondeurs partout répandu en votre honneur. En plongée, trois quarts d’heure sont un maximum qu’on ne dépasse pas sans risque de somnolence. À terre, aussi. Observons donc l’ultime palier de décompression qu’exigent, dans votre univers liquide comme dans le nôtre, les retours sans encombre à l’air libre... Et arrêtons-nous à cette image du « Docteur Cousteau » au chevet d’une planète malade.

     Avec l’explorateur ingénieux et artiste, nous accueillons ce soir le veilleur à bonnet rouge, scrutant les informations mondiales sur la nature, là-haut, à la passerelle, l’officier de quart grâce à qui le navire « Terre » sommeille en paix, et prêt à réveiller rudement l’équipage, s’il le faut.

     Vous comptez sur nous, j’ai cru comprendre, pour rejoindre, au premier coup de sifflet, nos postes de combat. L’habitude du commandement vous fait sous-estimer, je le crains, les individualismes dont s’enrichit notre maison.

     Mais croyez bien que votre souci des générations futures, envoyées tête baissée par les économistes contre le mur de la croissance et de la consommation sans fin, croyez bien que ce souci est le nôtre. Sous nos airs d’un autre âge, l’avenir, figurez-vous, nous intéresse. Et nous pouvons pour lui ce que peuvent les institutions, c’est-à-dire beaucoup, car elles ont pour elles les libertés de l’esprit, la longévité des énergies propres, l’éternité du soleil.

     Avec nous, vous aurez à combattre un saccage qui rappelle celui de la nature : le salissement des mots, lesquels nous sont aussi chers que les océans, à raison d’une même beauté fragile. Les vocables faussement savants ou crétins dont nous abreuvent politiciens et publicitaires, de plus en plus confondus, sont, pour le langage, autant de déchets plastiques à la dérive et de marées noires, sans parler des lieux communs et des calembours à tout propos qui abrutissent la vie intellectuelle et publique.

     C’est pour prévenir ces offenses au génie de notre langue que Richelieu a lancé, outre les navires qui fondèrent notre grandeur maritime, cette nef altière qu’est l’Académie. Votre savoir, votre gloire et votre art moderne de convaincre nous seront précieux.

     Vous manquiez, Monsieur, à l’équipage du Quai Conti. Ah ! et puis non : pas de « Monsieur » ! Tant pis pour le protocole. Mes confrères me passeront, j’espère, le bonheur de vous dire en leur nom, avec estime et affection : « Bienvenue à bord... Commandant ! »