Discours de réception de Jacques Soustelle

Le 24 mai 1984

Jacques SOUSTELLE

Réception de Jacques Soustelle

 

   M. Jacques Soustelle ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Pierre Gaxotte , y est venu prendre séance le 24 mai 1984, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Au moment de prendre place sous cette Coupole historique, comment ne ressentirais-je point à la fois émotion et gratitude ?

Émotion, car cette illustre Compagnie, après trois siècles et demi d’une existence souvent menacée, en dépit des guerres, des révolutions et des tribulations qu’elle a su toujours traverser sans succomber, symbolise aujourd’hui comme hier aux yeux de la France et du monde un certain sommet de la pensée. Or celui qui vous parle, quand, il y a bien des années, il faisait ses premiers pas de chercheur sur les steppes balayées par les vents glacés ou dans les forêts torrides du Tropique, n’aurait même pas osé penser qu’il pourrait quelque jour siéger parmi vous.

Quant à ma gratitude, elle découle tout naturellement d’une constatation : il n’est pas douteux que plus d’un écrivain, plus d’un historien, plus d’un philosophe de ce pays auraient pu se prévaloir de titres égaux aux miens pour obtenir vos suffrages. L’honneur que vous avez bien voulu me conférer en m’élisant n’en est que plus éclatant.

Je n’ignore pas que j’ai été précédé ici par d’insignes représentants des sciences dites humaines. Si l’ethnologie et l’histoire des religions ont droit de cité dans cette Académie, si les mythologies amérindiennes et les systèmes de pensée des Indo-Européens y rencontrent des thèmes plus traditionnels, c’est à travers moi l’Amérique autochtone, celle du Mexique passé et présent, que vous accueillez aujourd’hui. Je pense en cet instant à ces Indiens taciturnes aux yeux d’obsidienne qui font encore résonner de nos jours les langages de l’Antiquité sur les plateaux de l’Anáhuac et dans la brousse du Yucatán; je pense aussi aux œuvres incomparables que leurs ancêtres ont laissées comme traces de leur passage sur la terre, à la grandeur et à la grâce des monuments maya, à la subtilité des hiéroglyphes, à l’austère beauté de Teotihuacán, au symbolisme bouleversant de la sculpture aztèque. « Tant que le monde durera, a écrit l’historien indien Chimalpahin Quauhtlehuanitzin, jamais la gloire et l’honneur de Mexico-Tenochtitlán ne devront être oubliés ». Cette gloire, cet honneur, je me suis efforcé d’en montrer comme le reflet ; il me plaît de me considérer comme l’humble interprète non d’une civilisation, mais d’un essaim de civilisations toutes apparentées et néanmoins diverses, nées il y a plus de trois mille ans sur ce vaste morceau du continent américain, longtemps méconnues, et qu’il est juste de placer au premier rang parmi ces constructions éphémères et admirables que les hommes, s’arrachant de temps à autre à la médiocrité, réussissent à édifier au milieu de l’indifférence du monde.

J’ai prononcé il y a un instant les mots : « sciences humaines ». Je tiens ce pluriel pour trompeur : de même que l’homme, sous tous les cieux et dans toutes les périodes, est certes multiforme mais fondamentalement un, de même il n’est qu’une science de l’homme, une anthropologie lato sensu qui englobe les diverses disciplines ou plutôt s’incarne tour à tour en elles. À la réalité « homme », si complexe et si énigmatique, cette science s’attaque pour ainsi dire par tous les moyens : elle interroge le présent et le passé, scrute les labyrinthes de la croyance et du mythe, observe les rites qui les manifestent, dissèque les structures des sociétés, fouille aussi bien les tombeaux qu’elle analyse les langages. En somme, tout lui est bon qui permet de serrer au plus près cet étranger qui est aussi notre semblable.

Et comme « tout s’écoule », comme le temps entraîne sans retour les hommes et les choses, les cités et les nations, l’anthropologie reconnaît qu’au fond tout est histoire : sans doute le document écrit – tablette de terre cuite, panneau sculpté, papyrus, manuscrit enluminé – est-il le plus précieux support que puisse trouver l’historien. Mais le, vase au décor peint ou gravé déposé en offrande auprès d’un mort, l’outil de pierre ou de métal, la flèche de silex et le collier de jade, constituent autant de documents qui parlent sans écriture à qui déchiffre leur message obscur. Il n’y a pas de peuples sans histoire.

Quand au cours des années 1920 à 1930 l’école sociologique française de Durkheim et de Lévy-Bruhl, représentée à l’École des Hautes Études puis au Collège de France par un des esprits les plus éminents de ce temps, Marcel Mauss, vint à s’associer au courant naturaliste qui S’incarnait au Muséum puis au Musée de l’Homme dans la personne de Paul Rivet, tout un nouvel horizon s’ouvrit à nos yeux. Un monde se découvrait à nous jeunes chercheurs, et ces maîtres nous en donnaient les clés. Aujourd’hui que l’Académie française accueille celui qui fut leur élève, puis leur ami, je tiens à rendre hommage à l’ampleur de leur érudition, à la hauteur de leurs vues et surtout à leur éminente vocation d’éveilleurs et de guides.

Sans doute un profond abîme séparait-il, au moins à première vue, l’objet des études classiques que nous poursuivions, rue d’Ulm, quand j’y entrai douze ans après Pierre Gaxotte : les littératures et la philosophie d’Athènes et de Rome, l’histoire des civilisations méditerranéennes – et celles des antiquités précolombiennes, des cultures indiennes de l’Amérique. J’ai dit : « à première vue », car il n’est pas absurde de comparer, par exemple, les Olmèques aux Sumériens ou l’empire aztèque à celui des Césars. Quoi qu’il en soit, point n’était besoin de recourir à ces parallélismes, jeu d’images plus poétique peut-être que scientifique où excellait Oswald Spengler : ne suffisait-il pas de prendre conscience du riche héritage que la science française, la recherche française avaient accumulé durant le siècle précédent en soulevant le voile sous lequel était demeurée cachée l’humanité autochtone du nouveau continent ?

De Baradère à Aubin, de Brasseur de Bourbourg à Charnay, une suite ininterrompue de chercheurs français a établi un pont entre notre pays et cette Amérique moyenne, mexicaine et centre-américaine, foyer des plus hautes civilisations autochtones.

À considérer les travaux de ces précurseurs, on se demandera peut-être s’ils furent des historiens, des pré-historiens, des ethnologues, des linguistes. Nous nous apercevons qu’il ne nous est pas possible de les classer, de les insérer dans des cases bien séparées. Face à des réalités humaines polymorphes, ils ont fait, si j’ose dire, feu de tout bois. Rien ne leur a paru indigne de leur attention, qu’il s’agît de pyramides ou de huttes, de statues anciennes ou de rites actuels. Ils ont apporté ainsi leur contribution à cette science globale de l’homme que j’ai évoquée il y a un instant.

Or Pierre Gaxotte, dont vous avez bien voulu, Messieurs, que je fusse le successeur, historien classique tourné avant tout vers des époques et des styles classiques, m’est apparu de plus en plus nettement à mesure que je prenais connaissance de ses ouvrages, comme un représentant éminent de cette histoire aux multiples facettes qui ne dédaigne ni l’événement daté, ni les évolutions techniques, intellectuelles, religieuses à plus longue amplitude.

Dans un texte à la fois concis et substantiel qu’il publia en introduction à un recueil de morceaux choisis de Voltaire – ce Voltaire dont on sent bien qu’il ne pouvait s’empêcher de l’admirer tout en détestant certains aspects de sa pensée et de sa personne – Pierre Gaxotte rendait à l’auteur de Candide un hommage significatif : « Il a fondé, écrivait-il, l’histoire comparée et l’histoire universelle, ce qui n’est pas peu de chose ».

L’histoire telle que l’entend Gaxotte est en effet « comparée » et « universelle ». L’avant-propos de sa monumentale Histoire des Français expose admirablement sa pensée « Au milieu des plus grands intérêts politiques, nous dit-il, il m’est arrivé de parler mode, jardins, voyages, gros sous et cuisine. Non point par mégarde ou par fantaisie, mais après réflexion et selon un dessein médité ».

La plupart des livres d’histoire, poursuit-il, « sont en somme des histoires du territoire et des histoires de l’État. Le lecteur semble se tenir toujours au côté des rois, des ministres, des généraux, des ambassadeurs, des chefs de partis... Il ne voit guère les Français... J’ai essayé de les lui montrer d’âge en âge, tandis que la France se bâtit, avec leurs façons de vivre, leurs formes sociales et administratives, leurs usages, leurs croyances, leurs techniques, leurs manières de penser et de sentir... Je voudrais que le lecteur sentit toujours la terre sous ses pieds et la vie autour de lui ».

Et lorsque Pierre Gaxotte décrit ce que fut la Gaule romaine, il a soin de noter qu’avec les légions et les colons de l’Italie vinrent s’implanter chez nous les fruits : figues et châtaignes, cerises, pêches et poires, les légumes tels que les choux et les fèves, et que la vigne, remontant vers le Nord, étendit son domaine jusqu’à la Bourgogne et à la Moselle. « Ces détails, ajoute-t-il non sans malice, sont indignes sans doute de la majestueuse histoire. Cependant, de quoi est faite l’existence humaine sinon de toutes ces choses qu’oublient les annalistes pour ne penser jamais qu’aux ambitions et aux exploits des guerriers ? »

Toute son « Histoire des Français, « majestueuse » certes par l’érudition extraordinaire qui s’y déploie, est pleine de ces « détails indignes », c’est-à-dire de tout ce que la préhistoire et l’archéologie, la démographie, l’histoire économique et sociale, peuvent apporter à la connaissance, à la compréhension des époques successives. Décrit-il les invasions barbares ? Les fouilles effectuées à Bordeaux, dans l’Eure, dans le Centre lui fournissent des documents non écrits, monnaies cachées, ruines portant les traces d’immenses incendies. Ces témoins muets lui permettent de reconstituer, mieux qu’avec des chroniques balbutiantes, « ces temps de mort et de terreur ».

Veut-il évoquer les origines les plus lointaines de notre capitale ? Ce sont les sculptures de l’antique Lutèce, les vestiges de thermes, de mausolées et de palais qui lui donnent une réponse.

S’il écarte catégoriquement, en quelques lignes, l’explication raciale de l’histoire, ce mythe « germanolâtrique » qu’il qualifie de « vieillerie malfaisante », heureusement rejetée par Fustel de Coulanges, il se montre attentif à l’évolution démographique. À chaque étape de notre longue histoire, il fait état des recensements, compare la population des campagnes à celle des villes, cherche à décrire l’état d’esprit et les sentiments du seigneur, du paysan, du bourgeois. Les progrès techniques retiennent son attention : il ne néglige pas les conséquences non seulement économiques mais sociales et politiques des inventions telles que le moulin à eau, la brouette, la herse en fer, le soufflet de forge, le harnachement moderne du cheval, la boussole, le gouvernail – inventions dont certaines sont arrivées en Europe par les Arabes et les savants juifs. Il a tenu à s’expliquer lui-même en écrivant : « À mêler comme nous le faisons l’histoire des inventions à l’histoire politique, économique et sociale, on risque d’encourir le reproche de sacrifier à un matérialisme élémentaire... (Mais) la vie d’une époque nous restera à demi étrangère si nous ignorons de quels moyens les hommes disposaient alors pour communiquer entre eux, se déplacer, se vêtir, maîtriser la nature hostile ».

Cette préoccupation constante de pénétrer jusqu’au plus profond de la vie quotidienne se reflète dans toute l’œuvre de Pierre Gaxotte. Un des sous-titres de son grand livre déjà cité est significatif : « l’histoire vue de la cuisine » ; ces pages consacrées au menu de deux repas à Paris en 1405 et en 1438, et à la comparaison des prix des denrées, sont un régal sinon gastronomique du moins intellectuel. « Matérialisme élémentaire » ? Non, certes. Pas davantage matérialisme historique ou dialectique à la mode de la vulgate marxiste : mais une observation minutieuse, une vision globale, une histoire totale. Pierre Gaxotte ne manifeste pas moins de virtuosité à démêler le sanglant écheveau de nos guerres de religion qu’à dépeindre la vie humble et effacée des générations disparues. Il n’apporte pas seulement à cette œuvre la minutie du savant mais encore la sympathie de l’humaniste à qui rien d’humain ne demeure étranger.

Si je n’ai pas eu l’honneur de rencontrer Pierre Gaxotte – un projet de rendez-vous dut être renvoyé, puis annulé en raison de sa maladie – j’avais il y a longtemps découvert son œuvre. Au Lycée du Parc, à Lyon, alors que je préparais le concours d’entrée à l’École Normale supérieure, notre professeur d’histoire, excellent homme au demeurant, était un admirateur passionné de Pierre Gaxotte ; tellement passionné qu’il avait appris par cœur la Révolution française qui venait de paraître et nous en débitait le texte, leçon après leçon, chapitre par chapitre. Nous étions évidemment enchantés par ce cours d’un éclat exceptionnel. Bientôt, cependant, nous nous aperçûmes que la source en était ailleurs, et, malicieux comme on l’est à cet âge, nous nous empressâmes d’étaler sur nos pupitres la belle couverture couleur d’or du livre d’où notre professeur tirait son érudition. Sagement, ce dernier feignit de ne rien voir. Et c’est ainsi que j’ai passé plusieurs mois en compagnie de Pierre Gaxotte par le double truchement d’un livre inspirateur et d’un professeur inspiré.

Cet ouvrage, fort solidement documenté et d’un style impeccable, marquait le début d’une longue série de publications de haute qualité. Pierre Gaxotte avait à peine dépassé la trentaine ‘quand il l’écrivit ; il avait réussi au concours de l’agrégation d’histoire sept ans auparavant. Professeur au Lycée d’Évreux, il avait contribué aux travaux de Louis Bertrand en recherchant des documents sur le règne de Louis XIV. Faut-il voir là l’origine de sa prédilection pour les XVIIe et XVIIIe siècles ? Je ne sais. Ce qui est certain, c’est que sa Révolution française, plusieurs fois rééditée par la suite, fut un coup de maître qui le plaça d’emblée au premier rang des historiens et des écrivains.

Pierre Gaxotte était né en 1895 dans un village de Lorraine, Revigny, auquel il a consacré bien des pages émouvantes et émues, tendres et acides à la fois. Il se plaisait à rappeler que Revigny avait fait partie, non de la Lorraine mais de la principauté de Salm, qui ne fut rattachée à la France que 27 ans après l’annexion de la Lorraine. Nul n’a dépeint mieux que lui les origines de la Lotharingie, les avatars des seigneuries du Saint Empire, les tribulations subies depuis deux millénaires par les populations placées à l’articulation du monde latin et du monde germanique. N’en fut-il pas lui-même la victime, de ces tribulations, quand les armées d’invasion occupèrent son village et l’incendièrent, le détruisant totalement ?

Il a décrit son enfance dans ce livre charmant : Mon village et moi et dans ses chroniques alertes du Figaro : enfance heureuse, comme il le dit lui-même ; l’école où deux fois par semaine l’instituteur donnait des leçons d’instruction civique tandis que Monsieur le Curé avait à sa charge la métaphysique ; le grenier où il aimait rêver dans la solitude tandis que le chat dormait sur des piles de revues dépareillées ; chaque année, la préparation cérémonielle des confitures de groseilles ; le marchand de peaux de lapin, le ferblantier, le mendiant institutionnel, les comices agricoles, la visite périodique d’un cirque.

En ce temps-là, sous l’égide du président Fallières à la barbe fleurie, la France – et ici je cite Pierre Gaxotte – « était austère et républicaine. La maison civile et militaire du Président comptait bien une dizaine de personnes... ce qui ne nous empêchait pas d’avoir des alliances, des colonies, une flotte, des juges et même une armée qui a été victorieuse de la plus grande puissance militaire de l’Europe ».

De cet univers de l’enfance, il passe au Lycée de Bar-le-Duc, qui lui a laissé surtout le souvenir du froid qui y sévissait, mais aussi celui des « bons maîtres » à qui, devait-il écrire plus tard, « je ne puis penser qu’avec respect et reconnaissance... pas de réforme semestrielle : on ne mettait pas à tout propos les examens cul par-dessus tête », ajoute-t-il. Il obtient la mention « Bien » au second baccalauréat : quelques semaines plus tard éclate la première guerre mondiale.

On sait que les constantes d’une personnalité se fixent très tôt dans le cours d’une vie. Chez Pierre Gaxotte apparaissent dès l’enfance et l’adolescence le goût de la méditation, la sympathie pour ses semblables les plus humbles, et aussi un réalisme – trait de caractère lorrain selon lui – qui débouche sur un certain scepticisme. Il raconte, à ce propos, qu’ayant répondu pendant la guerre de 1914-18 à l’appel du gouvernement et remis à la Banque de France quatre louis d’or constituant ses économies, il reçut en échange un beau certificat signé de M. Ribot, et la somme, en billets, de 80 Francs, « qui ne vaut pas aujourd’hui, écrivit-il en 1968, quatre dix-millièmes du nouveau franc. Le Monsieur de Paris, conclut-il, m’avait donné une grande leçon : grâce à lui, je ne crois plus à l’éternité du capital, ni aux intérêts, ni à bien d’autres choses ».

Un petit drame de sa vie enfantine lui donne l’occasion de méditer. Trop éveillé, trop curieux, le jeune garçon avait laissé paraître quelque doute quant au passage du Saint Nicolas qui apportait aux enfants leurs cadeaux de Noël. En conséquence, « l’année suivante, Saint Nicolas ne s’arrêta pas. Si du moins la leçon m’avait profité ! Que n’ai-je fait semblant de croire aux gens en place et aux choses qui rapportent : je serais opulent, fier, orgueilleux, doré sur tranche... Tant pis ! Tant mieux ! ».

Pierre Gaxotte rejoint le lycée Henri-IV à Paris alors que la guerre se déchaîne. Réformé, il prépare le concours de l’École normale ; il entrera rue d’Ulm en 1917.

Son destin semblait tout tracé : d’abord l’Agrégation, puis l’enseignement, de Lycée en Lycée en province, ensuite la thèse, le doctorat, la Sorbonne peut-être. Mais qui peut enclore avec certitude la trajectoire d’une vie dans un cadre tracé à l’avance ? « L’avenir n’est à personne ». Pierre Gaxotte est à la recherche de ressources qui lui permettent de vivre à Paris. Guidé par Arthème Fayard qui fut son « correspondant» quand il était interne au Lycée Henri-IV, il devient secrétaire nocturne auprès de Charles Maurras. Il a décrit avec verve le petit cercle pittoresque qui gravitait à l’Action française autour de l’auteur d’Antinéa, et qui comprenait des hommes tels que Léon Daudet, Jacques Bainville, André Levinson. Ses responsabilités relevaient de la technique et non de la politique ; le plus clair de son temps se passait au « marbre » dans l’âcre odeur des linotypes. Il demeura toute sa vie fidèlement attaché à son vieux maître, sans toutefois partager toutes ses options. Il raconte lui-même, dans un article particulièrement émouvant, qu’il essaya de persuader Charles Maurras pendant la guerre de « saborder », comme on disait, son journal. Poursuivi par la Gestapo, ayant échappé de peu à l’arrestation, il se réfugia en Auvergne. Dans une lettre adressée à l’un de vous, il narre avec humour les péripéties qu’il dut traverser à cette époque quand « trois argousins » selon son expression, vinrent le « cueillir » et qu’il « leur fila au nez ».

Arthème Fayard – toujours lui – avait eu en 1924 l’idée de créer un hebdomadaire littéraire et politique : ce fut Candide, que Pierre Gaxotte dirigea depuis sa fondation jusqu’à la deuxième guerre mondiale. La formule de ce périodique plaisait à un public qui aimait la lecture, une lecture souvent de qualité. La radio ou comme on disait alors la TSF n’offrait pas une concurrence dangereuse, et la télévision n’existait pas. La France faisait encore partie de l’univers de la parole imprimée. Le succès de Candide fut rapide et considérable. Pierre Gaxotte, de façon caractéristique, n’en devint pas pour autant un homme du « Tout-Paris » ni un passionné des dîners en ville.

Je me rappelle que Candide, à l’époque de l’occupation et du régime de Vichy, ne négligeait aucune occasion de contourner les règles sévères de la censure et de donner à ses lecteurs au moins le plaisir d’un sourire. J’étais alors à Londres auprès du général de Gaulle, et je revois encore un numéro de cet hebdomadaire qui nous était parvenu et qui, sous prétexte de déplorer les malheurs des Indiens du Pérou dans l’empire totalitaire des Incas, dépeignait assez clairement la tristesse de la situation des Français. Ce genre de plaisanterie n’était pas sans danger pour ses auteurs. Rien n’irrite autant les pouvoirs intolérants que l’indépendance de la pensée. Pierre Gaxotte a fait l’expérience du danger que tout esprit libre court dans les périodes troublées où se déploie la volonté de puissance.

En 1953, Pierre Gaxotte est élu membre de l’Académie française pour succéder à René Grousset, insigne historien de l’empire des steppes. Il prenait place dès lors à la suite des dix-sept académiciens qui avaient occupé le 36e fauteuil : le premier d’entre eux, le Dr Marin Cureau de la Chambre, médecin des Précieuses, en avait été le titulaire de 1634 à 1670. La Bruyère, Auguste Barbier dont chacun se rappelle la célèbre apostrophe à Napoléon « Corse aux cheveux plats », et plus près de nous l’Abbé Bremond, ont plus particulièrement illustré ce siège académique.

Pierre Gaxotte a publié une excellente histoire de cette Compagnie. Il en a retracé les débuts modestes quand Conrart, réputé pour le « silence prudent » dont le caustique Boileau l’a marqué pour l’éternité, réunissait chez lui rue Saint-Martin, en 1629, quelques beaux esprits de ce temps, « sans bruit, sans pompe, sans autre loi que celle de l’amitié ». Ces réunions, si privées qu’elles fussent, ne pouvaient longtemps échapper à l’œil vigilant du cardinal de Richelieu : ainsi naquit, officiellement en 1635, cette Académie dont Gaxotte a écrit qu’elle « ne ressemble à aucune autre... Elle n’est ni une pure assemblée de gens de lettres, ni un salon, ni un Comité de bienfaisance ni un simple corps de l’État. Elle porte en elle quelque chose d’indéfinissable qui fait que, dans toutes les branches du savoir, de l’éloquence, du talent, de la politique, des affaires, de la diplomatie, de la prédication, les hommes parvenus au plus haut de leur carrière voient en elle le suprême honneur ».

Que pourrais-je ajouter à ces quelques phrases si substantielles ? L’histoire de l’Académie par Pierre Gaxotte – à propos de laquelle je regretterais de ne pas évoquer aussi celle de notre éminent confrère le Duc de Castries – est riche en précisions sur plus de trois siècles où n’ont manqué ni épreuves ni rebondissements imprévus. Mon prédécesseur ne s’est pas interdit les anecdotes qu’il raconte cum grano salis, par exemple quand il rappelle que le richissime Monsieur de Montyon avait prudemment réalisé ses capitaux en 1788 et les avait placés à l’étranger, puis les rapatria dix ans plus tard, et « grâce à la débâcle des assignats, racheta pour rien ce qu’il avait vendu très cher. Plus riche que jamais, il remit à l’Académie des fonds suffisants pour restaurer les prix qui portent son nom et qui perpétuent ainsi la gloire d’une évasion-fiscale réussie et d’une heureuse spéculation à la baisse du franc ». Et Pierre Gaxotte de conclure : « La morale n’en souffre pas ».

Des notations de ce genre, de ce ton à la fois allègre et sceptique, font briller un sourire espiègle dans ses ouvrages les plus sérieux. Elles reflètent une conviction, c’est que la part de l’accidentel dans l’histoire des hommes est immense. Dans un article essentiel pour nous permettre de mieux comprendre sa pensée, sous le titre « mon métier d’historien », Pierre Gaxotte écrivait : « Depuis quelques années on s’est ingénié à obscurcir le sens du mot « histoire ». On lui a donné un caractère sacré... On lui prête des intentions, une volonté, un but... Ces propos sont le triomphe de la confusion mentale ». Pour illustrer son relativisme inné, mon prédécesseur rappelle qu’en Suède, quand le fils du chancelier Oxenstierna fut en âge d’occuper un poste, son père « lui tint ce petit discours : Et maintenant, mon fils, vous allez apprendre par quels imbéciles les affaires du monde sont menées ». Gaxotte ajoute : « La bêtise a sa part dans l’explication des événements »... L’histoire (selon la définition de Cournot) est un mélange de lois nécessaires et de faits accidentels. Elle n’est ni une géométrie inflexible ni une succession d’événements fortuits... Le passé nous apparaît ainsi comme une énorme expérience faite à la fois de calculs et d’imprévus... Si l’histoire enseigne quelque chose c’est... le sens du relatif ». Et, citant le journal tenu, pendant la Révolution française, par le gourmand Grimod de la Reynière, il observe qu’il y a une façon gastronomique d’écrire l’histoire.

« Tout est bon à l’historien, a-t-il écrit encore, depuis le somptueux recueil de documents diplomatiques que l’on consulte aux archives des Affaires étrangères, jusqu’aux détritus domestiques et aux débris de cuisine que la drague retire des lacs du Jura et des Alpes... Bien souvent la vérité se découvre à l’historien par des voies très humbles et très imprévues. »

C’est dans cet esprit et selon ces méthodes que Pierre Gaxotte a édifié, après la guerre et surtout depuis son entrée à l’Académie française, une œuvre prodigieusement vivante car nourrie de tous les matériaux écrits et non écrits et animée par une sorte de scepticisme – au sens étymologique du mot – rebelle aux illusions dogmatiques mais attentif à toute observation, à tout document quelle qu’en soit la nature. Cette œuvre d’un fils de la Lotharingie profondément français se situe en France et en Allemagne, et pour l’essentiel aux XVIIe et XVIIIe siècles, bien que l’Histoire des Français et l’Histoire de l’Allemagne recouvrent depuis les origines préhistoriques jusqu’à nos jours la vie des deux nations.

Comment a-t-il vu se former notre France hexagonale ? Il ne croyait ni aux « frontières naturelles », ni à la fatalité ni à quelque mystérieux dessein du Ciel. A quelle date l’hexagone commence-t-il à prendre forme ? Sous Louis XIV, dans le dernier tiers du règne. « La figure s’achève sous Napoléon III, par la réunion de Nice et de la Savoie. Il y a un peu plus d’un siècle. C’est peu ». Et il conclut : « La France a été solidement faite. Elle n’en est pas moins une œuvre humaine... (Elle) ne se conservera pas sans intelligence, sans efforts, sans sacrifices, sans suite dans les efforts et les sacrifices ».

Pierre Gaxotte s’est attaché plus particulièrement à ces deux siècles que dominent les noms de Louis XIV et de Louis XV : époque où la puissance française, la langue française, les styles, les modes de la France donnent le ton en Europe. Je trouve significatif le soin qu’il a pris de retracer dans son Molière la carrière de l’illustre comédien ; déployant une autre facette de son talent, ce n’est pas seulement en historien qu’il reconstitue, malgré la rareté des documents, la vie de Molière, mais en critique littéraire et, pourrait-on dire, en philosophe qu’il commente Tartuffe et le Bourgeois gentilhomme, les Précieuses ridicules ou l’Avare. Le combat que Molière doit mener, sa vie durant, contre les précieux, les turlupina et les dévots, souvent grâce à la protection du roi, il nous le fait revivre avec les témoins de l’époque. Cela lui donne l’occasion, d’ailleurs, de s’élever en quelques phrases ironiques contre certaines mises en scènes qui dénaturent l’œuvre de Molière « en prétendant savoir mieux que lui ce qu’il a voulu dire », où Sganarelle est « poujadiste », Célimène « une nymphomane », Arnolphe un Monsieur qui téléphone tout en sablant le champagne, Scapin un cow-boy qui manie le revolver. Sans être laudator temporis acti, Pierre Gaxotte se refusait à admettre ces innovations qu’il qualifiait de « torrent d’incompréhension et de prétention ».

Pour lui, évidemment, le théâtre de Molière se dressait comme un monument particulièrement cher à son cœur, mais parmi d’autres, dans cet ensemble prestigieux que fut le siècle de Louis XIV, siècle classique par excellence. L’historien n’est pas tenu de demeurer impassible et de refouler en lui toute préférence. Gaxotte a aimé de tout son cœur l’époque classique du XVIe siècle et l’âge de douceur de vivre qui l’a suivie au XVIIIe. De cette inclination profonde ont découlé, à mon humble avis, non moins subjectif que le sien, ce que j’appellerai une réhabilitation méritée, celle de Louis XV, une complaisance excessive face à certaines erreurs lourdes de conséquences néfastes telle la révocation de l’Édit de Nantes, et un excès de sévérité à l’égard de l’empereur Napoléon.

Le Louis XV de Gaxotte est un magnifique ouvrage, qu’on peut considérer véritablement comme le fidèle miroir de toute une époque. Si on lui adjoint son Paris au XVIIIe siècle, je ne vois nulle part de tableau aussi complet, aussi coloré, aussi vivant, de ce que fut la France avant 1789. Tout ce microcosme, modèle du monde civilisé d’alors, est là sous nos yeux grâce à Pierre Gaxotte : la cour et la ville, les intrigues politiques et les rivalités mondaines, l’ameublement et les jeux, les hardiesses de la philosophie et l’élan des Lumières, les rues de Paris et les femmes galantes. S’il est vrai que Louis XV, aux applaudissements de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’intelligentsia progressiste, a sacrifié bien légèrement les « arpents de neige » du Canada, précurseur à son insu de renoncements bien plus vastes, on doit lui reconnaître le double mérite d’avoir voulu imprimer une orientation nouvelle à la politique extérieure de la France et d’avoir soutenu, trop tard malheureusement, une réforme administrative et fiscale que sa mort interrompit brutalement et qui aurait peut-être détourné dans un sens plus paisible le cours de notre tumultueuse histoire.

Pierre Gaxotte a fait œuvre de justice en restituant à notre patrimoine la véritable figure de ce « roi du progrès », « mort trop tôt », sous le règne de qui la paysannerie française fut la plus heureuse d’Europe. Sans doute ne fut-il pas particulièrement vertueux, en un siècle où la vertu devint peu à peu à la mode. Qu’il me soit permis de citer la phrase finale du Louis XV: « Louis XVI fut le roi le plus vertueux de notre histoire, et, sur le trône, le mari le plus fidèle : c’est lui que les Français ont guillotiné ».

Que mon éminent prédécesseur ait éprouvé envers nos monarques de l’Ancien Régime une particulière prédilection, on ne saurait ni se le dissimuler, ni le lui reprocher. D’où une indulgence que ses lecteurs peuvent ne pas toujours partager. Il est peu d’erreurs de jugement d’un chef de l’État, peu de décisions infondées qui aient entraîné pour la France des conséquences aussi néfastes que la révocation de l’Édit de Nantes. S’étant laissé abuser par de perfides conseils, Louis XIV non seulement déchaîna une affreuse répression contre la population humble et fidèle des Cévennes, mais encore rendit inévitable l’exode qui, succédant à la guerre civile si imprudemment déclenchée, renforça aux dépens de la France cette Prusse dont la capitale vit doubler le nombre de ses habitants par une immigration de qualité. Certes, Pierre Gaxotte ne cherche pas à cacher ces suites désastreuses de la Révocation ; on sent toutefois que – peut-être mal à l’aise – il n’y insiste pas et passe bien vite à autre chose. En revanche, sa sévérité demeure sans faille quand il évoque l’aventure napoléonienne. Elle le choque précisément dans la mesure où elle est une aventure qui prolonge la tourmente révolutionnaire. L’équipée des Cent-Jours lui paraît impardonnable, et, s’écartant dirait-on pour une fois de sa ligne coutumière, il la condamne comme si l’histoire rendait des jugements, comme si ce tribunal suprême à la mode de Hegel avait décidé que l’Empire s’effondrerait définitivement à Waterloo.

Aussi ne devons-nous pas attendre de Pierre Gaxotte qu’il accorde beaucoup de sympathie au romantisme, à Victor Hugo, à la légende de l’Aigle. Cela ne l’empêche pas de décrire très justement dans l’Histoire des Français ce que fut le XIXe siècle « bâtisseur, cossu et dépensier » qui n’est pas parvenu à créer un style, mais qui, se prolongeant jusqu’au 4 août 1914, a apporté à la France une somme impressionnante de progrès techniques, scientifiques, médicaux, souvent au détriment des libertés : les plébiscites de 1851, de 1852 et de 1870 n’ont-ils pas toujours fourni à l’Exécutif autoritaire une approbation franche et massive, même à la veille de Sedan ?

Retenons la sage leçon que nous donne Gaxotte en conclusion de ses remarques sur ce Second Empire que pourtant il n’aimait guère : « Avec l’éloignement, nous donnons plus de poids aux données constantes, aux évolutions lentes mais décisives. Les contemporains n’y prêtaient pas attention, parce qu’ils ne les distinguaient pas, ou parce qu’elles leur paraissaient si évidentes qu’ils n’y pensaient pas. En revanche, bien des circonstances s’effacent en s’éloignant. Les républicains ont accusé Napoléon III de tous les crimes... Ils l’ont comparé à Sylla, à Néron, à Soulouque. Avec le temps, cette horreur s’est atténuée. Le Second Empire apparaît même à beaucoup comme un temps où il faisait bon vivre ».

Et c’était, en effet, pour reprendre un titre de chapitre de l’Histoire des Français, « la fête impériale ». Gaxotte se demande : « Temps de perversité ? Par un dimanche d’août 1864, la foule qui se promenait au jardin des Tuileries s’ameuta contre trois demoiselles qui osaient fumer en public : la garde mit bon ordre à ce scandale ». Encore et toujours la relativité des croyances, des usages, des morales.

Tout serait à mentionner, tout à citer de ce livre monumental. Les tableaux et les analyses qu’il consacre à des événements récents tels que la deuxième guerre mondiale, l’occupation, la libération, les IVe et Ve Républiques, la dislocation de l’Union française en Indochine et en Afrique, ne sont ni moins documentés ni moins significatifs que les chapitres relatifs à des périodes plus anciennes. On ne peut que rendre hommage à l’effort d’impartialité que Pierre Gaxotte, engagé comme nous tous dans cet enchaînement tumultueux et sans cesse accéléré, s’est imposé pour faire face à ce qu’il qualifie lui-même de « mutation ». Force est bien de reconnaître que la France « diminuée, rétrécie, déchue de son rang », est aujourd’hui « moins libre, moins indépendante, moins maîtresse de ses décisions qu’autrefois ».

Parlant des jeunes gens qui ont eu vingt ans vers 1960, Gaxotte écrivait : « Reconstruire l’État, reconstruire un code de vie morale et civique ne sont pas des tâches au-dessus de leurs forces. C’est affaire de conscience et de volonté ».

C’est sur une note d’espoir, comme on le voit, très modérée, plus raisonnable que chaleureuse, qu’il achève son grand livre en se bornant à constater qu’« une ère nouvelle commence ». Même note, peut-être même plus sombre, en conclusion de sa magistrale Histoire de l’Allemagne. Comment ne pas être sensible à son inquiétude quand il déplore que l’Allemagne, dont il a retracé en profond connaisseur la dramatique aventure depuis Arminius jusqu’à Hitler – « n’ait été amarrée à l’Occident que par les liens économiques du Marché Commun institué en 1957, liens fragiles qui ne sont même pas renforcés par une communauté monétaire et dont on peut douter qu’ils résisteraient à une crise grave » ? Comment ne pas admettre avec lui « que le XXesiècle est celui du déclin de l’Europe » ?

Il y a de toute évidence chez Pierre Gaxotte un philosophe qui a trop contemplé le flux et le reflux des marées humaines, trop vu s’effondrer les empires, les nations se dissoudre, s’avilir les individus, pour ne pas jeter sur le monde un regard désabusé. Il aurait sans doute souscrit aux affirmations du sage qui, porté par le destin à la suprême autorité du monde antique - j’ai nommé l’empereur Marc-Aurèle - pouvait méditer sur « la promptitude de l’oubli où tombent toutes choses », sur « la destinée énigmatique, la renommée indiscernable », sur la vie de l’homme qui n’est que « songe et vapeur ». C’est la vision qui couronne une plus vaste connaissance, celle des historiens de haut rang et des souverains capables de réfléchir sur leur condition. Séparé du César stoïcien par l’abîme du temps et le gouffre de l’espace, un roi-philosophe du lointain Mexique, Nezahualcoyotl, obsédé par la fuite des années, chantait lui aussi au XVe siècle le déclin de toute chose :

« Même le jade se brise
Même l’or se fend
Même la plume de quetzal se déchire.
Nous ne sommes pas pour toujours sur la terre,
Seulement un court instant ici ! »

Il est inévitable, semble-t-il, qu’une contemplation quelque peu sérieuse de notre histoire conduise à une sorte de sérénité non exempte d’une certaine tristesse. Telle est bien la nuance que revêtent, dans leurs conclusions, les œuvres de Pierre Gaxotte. Cela dit, il serait inexact de retenir ce seul aspect de sa personnalité. Ses souvenirs, ses articles, son livre Les Autres et moi publié en 1975, nous mettent en présence d’un homme souriant, à la fois malicieux et candide, capable de gratitude, de sympathie et de tendresse. De modestie, aussi : car il n’insiste pas, dans ses mémoires, sur les succès qu’il remporta dans sa carrière universitaire, notamment rue d’Ulm, bien que, dans la suite, l’Université l’ait abandonné, selon ses propres paroles, « sur le pavé de Paris, tel un bloc erratique oublié dans une vallée par un glacier farceur ».

À part un court voyage en Pologne, où il retrouva les traces exquises du XVIIIe français baroque et rococo, puis à Rome avant l’avènement du Duce, Pierre Gaxotte n’a connu que la province normande où il enseigna brièvement, puis Paris et encore Paris jusqu’aux tribulations de la guerre. Que d’anecdotes, que d’incidents cocasses ou touchants dans ces souvenirs de jeunesse, depuis le désarroi du candidat qui, pressé par l’examinateur de décrire ce que fait un ténia dans l’organisme qu’il parasite, répond : Eh bien... il fait ce qu’il peut ! jusqu’aux affreux calembours dont se régalait un Zamacoïs. Nous voyons le jeune Gaxotte fasciné par Sarah Bernhard dans Athalie, fouilleur des boîtes de bouquinistes d’où il extrait des traités de civilité puérile et honnête, puis, à la tête de l’hebdomadaire que lui avait confié Arthème Fayard, objet des foudres de l’abbé Bethléem : n’avait-il pas commis le péché de publier des chansons de Maurice Yvain, écrites pour Mistinguett ? Commentaire amusé de Gaxotte « Peut-être les chante-t-on à la messe aujourd’hui dans les paroisses hippies. Non. Elles sont trop convenables ».

Au fil des pages et des chapitres se dessine pour le lecteur de Les Autres et moi le portrait, ou l’un des portraits possibles, de l’homme que fut Pierre Gaxotte. Il n’est pas sans signification qu’ayant longtemps vécu de la façon la plus simple dans une petite chambre de la rue de Constantinople, il ne se soit résolu à chercher un appartement – celui où s’achevèrent ses jours – que pour la raison qu’il lui fallait à tout prix accommoder dans son logement une Encyclopédie, la grande Encyclopédie de Diderot, en 35 volumes. De même, comment ne pas relever avec intérêt et sympathie ce qu’il écrit sur « le prince des chats », un Siamois « puissant, doux, silencieux, tendre et malin » qui régna sur lui comme ont coutume de le faire les chats sur ceux qui les aiment ? Je ne puis manquer d’évoquer à ce propos la mémoire d’un de nos confrères, Moncrif, élu en 1733 au 35e fauteuil. Auteur d’une Histoire des chats, il fut surnommé « Miaou » après que, le jour de sa réception, quelque plaisantin eut introduit sous la Coupole un félin irrespectueux.

Les chroniques que Pierre Gaxotte a données, des années durant, au Figaro, forment comme un kaléidoscope où se structurent en quelques paragraphes alertes, dansants d’un pas léger, des thèmes que l’on retrouve dans ses mémoires et aussi, pour peu qu’on les y cherche, dans son œuvre historique, teintés d’un humour bienveillant et traités de telle sorte qu’à travers une anecdote, un souvenir d’enfance, une nouvelle de presse, une leçon plus sérieuse se laisse entrevoir, mais sans insistance, sans lourdeur, avec cette frivolité apparente qui est bien dans le style du XVIIIe siècle français.

Sous le titre « la fin du sourire », Pierre Gaxotte fait l’éloge du scepticisme. « Il y a un an, écrit-il (en 1963), les caisses de l’État débordaient, l’économie était au beau fixe, tout allait de mieux en mieux... Aujourd’hui le péril est à nos portes... on prêche l’austérité... Qui peut sourire ? Le sceptique, que l’ingéniosité de l’esprit et l’innocence du cœur protègent des excès ». Et de fustiger ceux qui « se prennent au sérieux » ; car « les sceptiques... sont faciles à vivre ».

Le thème de la jeunesse revient très fréquemment sous sa plume, soit qu’il se réfère à son adolescence, et qu’il narre avec esprit les problèmes d’un Normalien, externe, tenu de se loger et de se nourrir avec 125 F par mois, soit qu’il déplore, dans une chronique intitulée « À moi, jeune, deux mots » la tendance d’une certaine jeunesse à se satisfaire de ce qu’il appelle « des astuces de marchands de cravates ».

Comme il sied à l’un des Quarante, Gaxotte avait à cœur la défense de la langue française. Il a consacré à ce thème bien des articles, où se montre son horreur du langage ampoulé, du charabia prétentieux. « La boursouflure et l’impropriété, écrivit-il, sont des maux anciens qui renaissent périodiquement. S’ils sont plus répandus et plus virulents aujourd’hui, c’est que tout est publicité... le ton tendu, les formules majestueuses, le précieux, la prétention, les expressions gonflées sont désormais si ordinaires que les journalistes et les parleurs de la radio ont la plus grande peine à exprimer simplement les choses simples ». Il signale, d’ailleurs, que de telles maladies de notre langue étaient déjà signalées, et combattues à l’Académie, au XVIIIe siècle, comme en fait foi un discours de Gresset, directeur de l’Académie en 1774. Le mal n’est donc pas nouveau. Aujourd’hui, il découle pour une part de l’abus de mots étrangers, pour une autre part de nos modes de penser : « abus du sensationnel, manie du travestissement dramatique, recherche du grossissement verbal, subordination de la réalité à l’effet, goût de l’arabesque, du tordu, de l’étrange, du pédant, haine du commun ». On ne peut que se réjouir de voir Gaxotte s’attaquer avec esprit aux ridicules de notre temps, qui prouvent, soit dit en passant, que Vadius et Trissotin reparaissent de siècle en siècle. « On nous a tellement dit que nous étions un peuple léger et frivole, écrit-il, que, pour nous racheter, nous avons conçu un respect infini pour les gens pompeux, pour les professeurs de vertu, pour les penseurs manieurs de grands mots ». Aussi persifle-t-il les « pièces à thèse » qui ont trait « à l’existence de Dieu (ou) à l’avenir du prolétariat », et dont on doit se méfier « comme de la peste ou tout au moins comme du rasoir ».

« Notre civilisation, a déclaré Pierre Gaxotte ici même le jour de sa réception, n’a pas fleuri dans l’énormité... L’histoire grecque tient dans un mouchoir de poche, dans le creux d’une main. Mais la Grèce a donné au monde la perfection ». C’est bien là une profession de foi, celle d’un homme qui a éprouvé toute sa vie une répulsion instinctive pour l’excès, pour ce que les Grecs, précisément, appelaient hybris, et dont l’idéal de juste modération a trouvé à s’incarner mieux qu’ailleurs dans la France classique. Cette conviction innée, se prolongeant en un patriotisme qui n’exclut pas la lucidité, a été le moteur de toute son œuvre. Et cette œuvre, comme toutes celles qui comptent parce qu’elles sont issues d’un esprit de haut rang, exprime pour qui sait la scruter avec sympathie une philosophie implicite : conception du monde et de l’homme qui est de tous les temps et de tous les pays dès lors que se conjuguent connaissance et méditation.

Infatigable chercheur, analyste minutieux et subtil capable des plus larges synthèses, styliste sans défaut apte à manier avec exactitude et clarté cet instrument incomparable qu’est notre langue, Pierre Gaxotte a été aussi, par les deux faces opposées, pour ainsi dire, de sa personnalité, un conteur alerte et caustique, en même temps qu’un penseur aux profondes réflexions.

Comment n’éprouverais-je pas, Messieurs, un sentiment mêlé de fierté et d’humilité quand je me vois appelé par vous à prendre ici sa place ?