L’enseignement du français

Le 25 octobre 1988

Léopold Sédar SENGHOR

L’enseignement du français
 

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DES CINQ ACADEMIES
le mardi 25 octobre 1988

 

 

     Monsieur le Président,
     Mes chers Confrères,
     Mesdames, Messieurs,

Nous sommes, aujourd’hui, quelque quarante-deux États, rassemblant environ 400 millions d’hommes, qui avons décidé de créer la Francophonie. C’est dire que, dans chacun de nos États, le français est déjà enseigné comme langue nationale, langue officielle, langue de communication internationale ou, simplement, mais essentiellement, comme langue de culture.

Le problème de l’enseignement de la langue française a toujours été lié à sa défense, très précisément, dès le XVIe siècle. « Défendre, inventer et créer la langue française », c’est la grande tâche que s’étaient assignée, pendant la Renaissance, les sept poètes de la Pléiade. Défense et Illustration de la Langue française, tel est le titre que Joachim du Bellay donna à son manifeste. Deux siècles plus tard, Antoine de Rivarol reprendra le thème dans son Discours sur l’Universalité de la Langue française.

Cela dit, il reste que le mépris des règles les plus simples de la grammaire, sans oublier la prononciation, et d’abord dans l’Hexagone, est la principale cause du recul du français dans le monde. Il est significatif qu’on trouve, aujourd’hui et dans les meilleurs journaux français, qu’ils soient de droite ou de -gauche, des fautes de syntaxe énormes. On comprendra, dès lors, que M. Jean-Pierre Chevènement, en son temps, ait préconisé le retour à « l’école primaire de Papa ». Ce retour, nous devons le faire, et en France, et dans les pays francophones d’outre-mer, en enseignant la morphologie, la syntaxe et la prononciation du français.

 

Nous commencerons par la morphologie en répondant à l’argument de ceux qui nous présentent le français, avec ses 150.000 mots, comme une langue pauvre en face de l’anglais, qui en aurait plus de 400.000. C’est vrai en un sens, sauf que plus des deux tiers des mots de la langue anglaise viennent du français, du latin ou du grec. S’il est vrai que les Anglais, mais surtout les Américains, fabriquent un riche vocabulaire, c’est, outre les emprunts que voilà, au hasard de l’inspiration, voire de l’humour.
Est-ce à dire que l’on devra enlever, des glossaires et lexiques des pays francophones, qui se multiplient, tout ce que nous ne pourrions faire entrer dans le Dictionnaire de l’Académie française, qui, selon Stendhal, « fait toujours loi » ? Que non pas ! Le bon sens veut qu’à côté de ce Dictionnaire, comme des autres dictionnaires de France, continuent de se constituer des dictionnaires des pays francophones.

Puisque, avec les dictionnaires, nous sommes dans la formation des mots, dans leur morphologie, la monitrice et l’instituteur prendront soin d’insister sur les différents éléments qui composent le mot. En vérité, c’est dès l’âge de trois ou quatre ans, dès la garderie d’enfants, qu’on doit commencer d’enseigner, comme des jeux, la lecture et l’écriture du français. On distinguera, à côté de la racine, les différents affixes qui lui donnent tout son sens, c’est-à-dire les pré-fixes, in-fixes et suf-fixes. Ces différents éléments provenant, en général, du latin ou du grec, c’est l’occasion de rappeler l’importance, dans l’enseignement secondaire, des humanités gréco-latines. Pour citer l’exemple du Sénégal, il y a été créé, depuis l’indépendance et dans l’enseignement secondaire, une « section classique », qui comprend le quart environ des élèves et où ceux-ci ont à choisir entre l’arabe et le latin-grec.

Cependant, sans négliger la morphologie ni, naturellement, la sémantique ou sens des mots, l’instituteur, puis le professeur, y compris à l’université, s’attacheront à enseigner la syntaxe, où se révèle le génie du peuple de France. La syntaxe, c’est-à-dire non seulement l’ordre des mots dans la proposition et des propositions dans la phrase, mais encore leurs autres relations. C’est là, en effet, qu’apparait l’expression la plus authentique du génie français : de la francité, comme j’aime à le dire. Mais c’est là aussi, et non dans la politique ni l’économie, que se manifeste le plus grand danger qui menace la France, et la Francophonie avec elle.

Il est significatif, encore une fois, que l’on trouve, dans les meilleurs journaux français, des fautes de syntaxe énormes, comme « bien que », voire « malgré que », suivis du verbe à l’indicatif, ou encore « si » avec le verbe au futur du même mode. Je me suis étonné, en son temps, qu’un candidat du Concours Charles-Hélou demandât la simplification des règles de la grammaire française, jugées par trop difficiles. Et de nous proposer, outre la « simplification de l’orthographe », l’abandon, et de la concordance des temps, et de certains emplois du subjonctif, et des règles d’accord du participe passé.

Si nous suivions cette logique de la facilité, il ne nous resterait plus qu’à voter pour la promotion de l’espéranto. Ce que ce dernier n’a pas et, pour être sérieux, les autres langues indo-européennes, ce sont les qualités qui, du XIIIe au XXe siècle, ont fait du français une sorte de latin, mieux, de grec moderne, c’est-à-dire la langue de la diplomatie parce que de la culture européenne. Ces qualités, ce sont essentiellement la logique dans l’élégance et la clarté dans la nuance. La logique, c’est-à-dire la cohérence qu’exige la justesse des idées. L’élégance, je veux dire la brièveté gracieuse qui fait le charme du français au sens étymologique du mot. Quant à la clarté, outre les qualités que voilà, elle s’appuie sur la précision des détails, mais nuancée par ce qui échappe aux faits, aux substantifs, pour se réfugier dans les adjectifs ou qualificatifs.

Ces qualités que voilà du français, nous les trouvons dans les substantifs, le plus souvent hérités du latin ou du grec, mais surtout dans les verbes, sur lesquels je m’arrêterai en comparant le français aux langues agglutinantes d’Afrique. Ici, les distinctions se trouvent essentiellement dans les systèmes verbaux, plus précisément dans les réalités des temps et des aspects. Tandis que le Français insiste sur le temps, c’est-à-dire le moment précis où se passe l’action par rapport au sujet parlant, l’Africain le fait sur l’aspect, qui est la manière concrète dont se déroule l’action ou bien se présente l’état exprimé par le verbe. D’où, en Afrique, l’abondance des aspects et, en France, celle des temps.

Si je prends le français comme modèle de langue indo-européenne, c’est, bien sûr, que nous sommes en France. C’est surtout que la langue de Descartes est la plus rationnelle, partant, la plus significative dans le domaine considéré. En face, je choisirai le wolof, qui est une langue agglutinante à classes nominales, comme le sont la moitié des langues africaines, dont l’ancien égyptien.

Or donc, le français, dans le système verbal, met l’accent sur le temps quand le wolof le fait sur l’aspect. C’est ainsi qu’au mode indicatif, le français a huit temps, sans compter les temps surcomposés, quand le wolof n’en a que cinq. Mais le wolof, au prétérit de l’indicatif, qui correspond à l’imparfait français, a quatre aspects suivant que l’action ou l’état appartient à un passé récent ou habituel, proche ou lointain.

À la complexité des aspects du verbe dans les langues africaines correspond celle des temps en français. H reste qu’il nous faut aussi parler des modes, qui sont une autre richesse de la langue française. On y distingue quatre modes personnels, qui sont d’un emploi délicat, sans oublier les modes impersonnels que sont l’infinitif, le participe et le gérondif. C’est dire que le professeur de français, si ce n’est l’instituteur, mais surtout en Afrique, devra insister sur les modes les plus caractéristiques : sur le participe, singulièrement le gérondif, mais surtout sur le subjonctif. Celui-ci est, en effet, comme on l’a dit, « le mode du dynamisme psychique ». Plus que tout autre, il exprime la sensibilité française dans sa richesse nuancée.

J’avancerai dans la syntaxe en parlant de la concordance des temps, qui est précisément l’ensemble des règles qui sont les plus caractéristiques du génie français. Pour simplifier, il s’agit, dans une phrase composée d’une proposition principale et d’une subordonnée, d’établir une correspondance entre le temps du verbe de la principale et celui du verbe de la subordonnée. Il y a là, qu’il s’agisse de l’emploi des temps ou des modes, une série de règles que le maître devra soigneusement apprendre à ses élèves, sans oublier les cas de discordance. Le cas le plus typique est celui où le verbe de la subordonnée exprime une vérité générale. Comme dans cette phrase : « La nature a fait que l’enfant ressemble à sa mère. » Le verbe de la subordonnée est au présent de l’indicatif, alors que celui de la principale est au passé.

Avec la concordance des temps, nous sommes au cœur même de la syntaxe, où nous trouvons, une fois de plus, la différence entre le génie albo-européen, plus précisément français, et le génie africain. Celui-ci a créé une syntaxe de juxtaposition et de coordination; celui-là, une syntaxe de subordination. « La syntaxe française est incorruptible », nous a dit Rivarol. En vérité, ce qui fait la force de la langue française, ce qui l’a imposée, en son temps, à l’Europe, ce qui peut en faire, au cours du troisième millénaire, une langue de l’universel, c’est sa syntaxe.

Naturellement, la syntaxe africaine n’ignore pas la subordination avec ses conjonctions, ni la syntaxe française, le style narratif, fait de propositions juxtaposées ou coordonnées, comme en poésie. C’est simplement une question de style, je veux dire de culture, la culture étant définie comme l’esprit d’une civilisation.

Bien sûr, pour être complet, il m’aurait fallu parler de l’emploi des majuscules comme des signes de ponctuation, domaines où se distinguent les Français. Ce disant, je pense moins aux règles de grammaire proprement dites qu’à la stylistique. Quand Jean-Paul Sartre, parlant de la négritude, la présente comme l’espoir de « découvrir l’Essence noire dans le puits de son cœur », le premier e de l’essence prend une majuscule philosophique. D’autre part, quand l’ordre des mots dans la phrase n’est plus celui de la logique grammaticale — sujet, verbe, complément d’objet, complément circonstanciel —, on encadre, par des virgules, les mots ou expressions ainsi mis en vedette, sans oublier ceux mis, pour ainsi dire, entre parenthèses. C’est le cas dans cette phrase de Jacqueline de Romilly, extraite d’un ouvrage sur Les Sophistes dans l’Athènes de Périclès : « Hippias, on l’a vu, donne, du moins dans Xénophon, une définition très relativiste de la loi, tenue pour une convention. » Ce n’est pas hasard si j’ai cité deux professeurs.

Il reste que l’instituteur insistera sur la prononciation du français. Que l’on écoute seulement, et à Paris, les hommes et femmes de la bourgeoisie, dont la prononciation nous est présentée comme le modèle, voire les speakers de la Radiotélévision française. On peut entendre des phrases comme celle-ci : « Quand je suis à la campagne, je suis souvent dérangé, soite le matin, soite le soir par mes voisins. » C’est ainsi qu’on relève partout, et dans tous les milieux, ces fautes qui consistent à prononcer une consonne à la fin d’un mot, et même à y ajouter un e, qui, id, n’est pas muet. C’est surtout le cas dans des mots comme fait et but, où le t final ne doit pas se prononcer.

La principale qualité de la prononciation française est sa netteté, mieux, sa précision nuancée. C’est ainsi qu’il n’y a pas de voyelles moyennes. Quelle que soit leur position, qu’elles portent ou non l’accent d’intensité, les voyelles françaises sont toujours ouvertes ou fermées. D’autre part, la plupart des phonèmes, qu’ils soient voyelles, consonnes ou semi-consonnes, sont articulés dans la partie antérieure de la bouche. C’est ce qui leur donne la netteté que voilà. Sauf les lèvres, qui s’ouvrent et se ferment sans contraction, rien du visage ne doit bouger. À l’élégance de la prononciation française doit répondre, en effet, un visage non moins élégant parce que calme.

Il est temps de conclure. Je le ferai brièvement.

Qu’il s’agisse de la morphologie, de la syntaxe, voire de la prononciation, ce qui caractérise la langue française, c’est, par-delà la richesse de ses moyens, la clarté des principes qui président à leur usage, où l’exception confirme la règle. C’est qu’ici la clarté est complétée par les nuances, et l’harmonie enrichie par ses composantes. Aujourd’hui, plus que jamais, où, nolentes volantes, nous nous acheminons vers la Civilisation de l’Universel, le français peut, doit être la langue d’un nouvel humanisme.