Réponse au discours de réception de François Jacob

Le 20 novembre 1997

Maurice SCHUMANN

Réception de François Jacob

     Monsieur,

    Vingt ans, Monsieur... Né le 17 juin 1920, vous aviez vingt ans plus un jour quand la voix du 18 juin 1940 a traversé la nuit.

Vingt ans, c'est aussi l'âge de cette infirmière au voile blanc qui, quelques semaines avant le 11 novembre 1918, enroule une bande de pansement dans un de ces hôpitaux surpeuplés qui inspireront à Georges Duhamel son récit de la Vie des martyrs. Un photographe a fixé les traits de celle qui sera votre mère. Elle sourit, mais avec gravité. Quand, le 1 er juillet 1940, vous signerez votre engagement volontaire dans l'avant-garde de la France combattante, sa présence incessante, son ombre trop familière vous obséderont : elle s'est éteinte moins d'un mois avant, « à temps (direz-vous) pour ne pas connaître l'horreur ». Dès lors, dans votre mémoire, la détresse de la France et la mort de votre mère se sont confondues. « Elles ne forment (direz-vous encore) qu'un seul et même événement. » Vous garderez la souvenance nostalgique de « celle qui ne parle plus, et qui racontait si bien ».

Mais, au moment où s'achève le mois des deux deuils qui n'en font qu'un, l'espérance se relève, une vie nouvelle se lève : celle de l'homme qui a pris congé de son enfance. Et cette vie, la vôtre, forgée par vos mains, sera digne d'être racontée par d'autres mères à d'autres enfants.

Vous nous avez confié que, jadis, vous aviez parfois rêvé d'être un autre. Vous arrive-t-il aujourd'hui de vous demander à quel sort cet autre aurait été promis ? L'ordre de la Libération l'eût peut-être compté parmi ses membres, le Collège de France parmi ses professeurs, le jury des prix Nobel parmi ses lauréats. Mais une certaine statue intérieure nous assure que l'autre, si doué fût-il, n'aurait jamais récolté tous ces lauriers, et qu'il n'aurait pas rendu l'Académie française impatiente de l'accueillir.

Ne croyez pas que ce portrait fidèle m'empêche de déceler votre plus grand mérite : nous vous avons entendu dire que, de votre angoisse, vous avez fait votre métier. Mieux encore : de l'insatisfaction, vous avez fait l'inséparable compagne de vos réussites, une loi morale au fond de votre cœur. Rien n'est plus révélateur que le choix d'une ponctuation. Je ne crois pas être le seul de vos lecteurs qui, après être parvenu à la dernière page de vos livres, les ait gardés longtemps ouverts entre ses mains. Pourquoi ce besoin d'inachèvement ? Parce que La Logique du vivant prend congé de nous par un point d'interrogation et La Statue intérieure par trois points de suspension. Quant au point final, il n'est pour vous qu'un objet d'aversion. Vous n'avez jamais été plus sérieux ni plus sincère que lorsque vous avez écrit : « J'aime les idées fixes, mais à condition d'en changer. »

Faut-il vous condamner à entendre, comme la tradition l'exige, ce nocturne qu'est toujours le récit d'une vie écoulée, alors que seule la musique des lendemains est agréable à vos oreilles ? Accordez à votre biographe d'un jour le privilège de vous rassurer ! Votre passé — celui du jeune rêveur comme celui du grand blessé, celui du savant comme celui du penseur — n'a jamais été qu'un producteur d'avenir.

Vous veniez de publier La Statue intérieure, tout entière taillée dans le marbre d'une fierté discrète, quand vous avez livré à Jean Marin dont l'ombre m'accompagne aujourd'hui cette confidence révélatrice : « Je n'ai pas changé ; une idée fixe n'en cache pas une autre ; pendant quatre ans, mon axe de marche a été la France libre. » Que représentait donc pour nous la France libre quand nous avons rejoint, le 21 juin 1940, sans nous connaître, le même paquebot polonais au large de Saint-Jean-de-Luz ? Un serment qui, sous les couleurs du présent, semblait puéril et qui apparaît aujourd'hui comme le comble du raisonnable : celui de ramener notre pays enchaîné au premier rang des vainqueurs. La voix du 18 juin nous avait convaincus : la seule faute que le destin ne pardonne pas aux peuples est l'imprudence de mépriser les rêves.

Notre rêve, le très jeune étudiant François Jacob devenu médecin auxiliaire l'a incarné, combattant sans armes et sans relâche, dès la première heure.

Votre grand-père, général de corps d'armée, aurait aimé vous voir servir sous la croix de Lorraine comme le petit-fils de Foch et le petit-fils de Franchet d'Esperey. Il se serait plu, sans doute, à rapprocher sa croix de guerre de vos cinq citations, dont deux à l'ordre de l'Armée et deux à l'ordre de la Division. Aurais-je dû en donner lecture ? La crainte de vous déplaire a balayé ce beau dessein. Je ne résiste pas, cependant, à la tentation de vous rappeler la louable sobriété des adjectifs sur lesquels s'ouvre la première de vos citations, la seule qui se contente d'être à l'ordre du régiment : « consciencieux et calme ». Les deux vertus ainsi reconnues sont assurément essentielles, s'agissant d'un jeune adjudant qui s'est porté à maintes reprise en première ligne pour sauver des blessés sous un feu nourri. Je crois devoir infliger une autre épreuve à votre modestie. S'il ne tenait qu'à moi, vous auriez droit à une sixième citation pour « manquement à la discipline ». Un beau jour de 1942, le médecin général Sicé, maître incontesté de la médecine tropicale, vous convoque à Brazzaville et, d'une voix que j'entends encore, vous dit en substance : « Mon jeune ami, vos études médicales ont duré deux ans ; c'est trop peu pour un futur chirurgien de grand renom ; comme vous le savez, les Français libres sont maintenant chez eux à Beyrouth, où il y a une Faculté de Médecine qui vous attend. »

Sicé vous appréciait, mais vous connaissait mal. Il ne s'attendait pas à votre réponse : « À quoi me suis-je engagé, mon Général ? À retourner en classe ? Sûrement pas. Je voulais être artilleur, comme mon grand-père le général Franck. On ne m'a pas laissé le choix : il fallait des médecins auxiliaires ; j'ai obéi. Cette fois, je suis prêt à désobéir. Au besoin, je déserterai pour m'engager dans l'armée britannique. » Il va de soi que vous étiez sûr de ne pas être réduit à cette extrémité. Partagé entre la stupeur et l'estime, Sicé se rappela qu'il était à la fois militaire, médecin et gaulliste. Comment aurait-il oublié qu'il avait lui-même désobéi en 1940 ? Pour vous punir, il vous donna provisoirement l'affectation médicale la moins enviable, en attendant de vous verser dans une unité combattante. Exilé pour quelques mois dans la brousse, vous y avez, entre autres opérations, sauvé la vie d'un homme en le trépanant. Tant il est vrai que, si l'on est doué, on peut aussi bien apprendre à ouvrir une boîte crânienne sur le terrain qu'à la Faculté de Beyrouth.

Servir en étant prêt à recevoir la mort sans pouvoir la donner : ce cadeau vous fut offert, sans que vous l'ayez souhaité ; cependant, si lourde qu'ait été la rançon (vous n'avez pas fini de la verser), cette façon de faire la guerre sans tuer convenait à votre nature profonde. Si votre conduite n'avait eu pour théâtres que le Fezzan, la Tripolitaine et la Tunisie..., on n'aurait parlé que de votre vaillance. Parce que vous avez eu le temps (juste le temps) de humer, sur « la terre de France, Terre promise », une grande gorgée d'air avant de perdre connaissance dans la nuit normande, les archives de l'ordre de la Libération évoquent aussi, surtout, votre abnégation. Ce mot est un des rares qu'on n'ose pas galvauder. 8 août 1944 : l'armée Patton lance une vaste offensive pour prendre à revers les troupes allemandes de Bretagne et de Normandie. Quel est son but ? Ouvrir la route de Paris. Nous y entrerons dans la nuit du 24 au 25 août. Nul n'a mieux mérité que vous de remonter les Champs-Élysées déserts le 25 ou de descendre le 26, avec de Gaulle, les Champs-Élysées surpeuplés. Pourquoi n'y serez-vous pas ? Parce qu'une contre-attaque de l'aviation vous a grièvement blessé, parce que vous êtes pour de longs mois encore sur un lit d'hôpital, parce que vous savez qu'il vous faudra compter sur le secours des béquilles ? Sans doute, mais avant tout, parce qu'il y avait eu un moment où vous aviez spontanément, librement choisi de renoncer pour autrui à l'essentiel : « Non loin de moi, allongé près d'une voiture, les traits crispés, le lieutenant B. geignait doucement ; à son flanc une tâche de sang qui s'élargissait. Je lui souris. Il me regarde tristement sans mot dire. Je commençai à fendre son blouson pour lui appliquer un pansement. Quand on essaya de le relever pour le placer sur un brancard, il se mit à hurler. À ce moment, on entendit à nouveau le halètement des junkers... Le fossé était là, à moins de dix mètres. Les yeux agrandis d'angoisse, B. me prit la main : "Ne me laisse pas." Tout le monde autour de nous courait se mettre à l'abri. Je regardai le fossé avec envie. Pas question d'y traîner B., ni de l'abandonner. Quand sifflèrent les premières bombes, je me serrai contre lui. » Vous saviez que vous étiez promis à l'implacable. Soudain vous ressentez une violente secousse sur le côté droit. Un instant de lucidité s'écoule que vous cherchez à prolonger, comme si vous saviez déjà que « rien après ne serait pareil ». Puis surgit la douleur massive. Puis, sur le petit champ de Normandie, vous perdez conscience, près du fossé que vous n'avez pas gagné et plus près encore du mourant que vous n'aviez pas laissé.

Plus tard, la gloire vous donnera rendez-vous. Dès votre vingt-cinquième année, vous aviez donné rendez-vous à la grandeur.

Dans les sentiers difficiles du monde, un être d'exception laisse toujours deux traces : celle qu'a gravée sa vie ; celle qu'a dessinée sa légende. La légende de François Jacob se ramène à cette affirmation têtue : la science est redevable de vos découvertes à la tragédie qui a failli faire de vous un « mort pour la France » parmi tant d'autres ; si cette « ardente souffrance du grand blessé » que chante Apollinaire et dont vous ne parlez qu'à vous-même n'était pas restée la compagne de votre solitude, on ne trouverait votre nom que dans les annales de la chirurgie ; en d'autres termes, votre prix Nobel serait, en quelque sorte, la conséquence de ce coup du sort qui vous a interdit d'obéir à votre vocation, la compensation surnaturelle d'une des innombrables horreurs de la guerre.

En suivant votre parcours pas à pas, j'ai acquis une certitude qui nuance sans l'effacer cette image de votre haute aventure. Certes, vous vouliez être chirurgien ; et le seriez devenu si vous aviez traversé la guerre sans la faire ; peut-être même vous arrive-t-il de penser avec nostalgie à cet autre combat, lui aussi chargé de risques, dans lequel l'homme n'a d'autre ennemi que la mort. Mais vous n'auriez pas été un chirurgien comme tous les autres parce que votre réussite dans l'art opératoire, si brillante qu'elle eût été, ne vous aurait pas dispensé de percevoir et d'écouter cet appel du futur, cette voix des lendemains qui se nomme la recherche. Bien loin d'être hasardeuse, cette assertion m'est dictée par une preuve imprimée. Reportez-vous, docteur François Jacob, presque exactement à un demi-siècle en arrière. Vous n'avez pas tout à fait vingt-sept ans. Certes vous n'avez pas échappé, mais vous n'avez pas obéi aux sollicitations de la facilité. Comment n'auriez-vous pas envié fugitivement les voyages lointains d'un grand reporter ou ce qu'il y avait d'enivrant dans l'existence d'un ami cinéaste ? Cependant, si vous n'aviez pas conduit jusqu'au serment d'Hippocrate vos études de médecine interrompues par les années terribles, vous ne célébreriez pas cette année le cinquantième anniversaire de votre premier ouvrage : une thèse prémonitoire qui contient en germe tout votre avenir. En effet, vous ne vous êtes pas contenté d'élire comme sujet un antibiotique moins célèbre que la pénicilline, ce mot miracle qui a pris son essor pendant la dernière année de la grande tuerie. Où l'avez-vous étudié, isolé, interrogé ? Dans un laboratoire que vous vous plaisez à décrire déjà comme votre milieu naturel bien que vous n'en ayez (dites-vous) ni connaissance, ni expérience. Rien ne manque à ce dessin minutieux des semaines d'apprentissage : la manipulation des souches, l'impatience angoissée que suscite la contamination des cultures, le soulagement ressenti dès que le milieu devient limpide, tout nous donne l'impression d'assister à vos fiançailles avec les bactéries qui refusent d'abord et acceptent enfin de se multiplier, comme si elles marivaudaient. Des enfants qui jouaient dans un square parisien vous ont, dès cette époque, surpris en train d'explorer le sol de leur univers. Qui cherchiez-vous ? Des germes capables de produire des antibiotiques. Le comble est qu'il vous advint d'en isoler un qu'un de vos aînés avait, hélas, découvert avant vous. Ce petit épisode nous révèle en quoi le chercheur ressemble à l'enfant que, comme dit Descartes, nous avons été « avant d'être hommes ». Leur commune hantise est l'exploration du monde. Il était écrit dans vos chromosomes que vous aviez en partage cette heureuse façon de rester en enfance.

À ce propos, ce serait vous méconnaître que passer sous silence une marque distinctive de votre caractère : vous n'avez pas attendu d'être père pour éprouver le sentiment paternel. Cette antériorité vous a même inspiré une de ces pages d'anthologie qu'incite à relire le bonheur des mots. Une fois de plus, il vous a fallu retourner au Val-de-Grâce. En sortant de ce haut lieu, vous marchez au hasard « dans un Paris de neige et de boue », hanté par les ombres des compagnons tués à Bir Hakeim, assassinés au Tchad ou à Alger, abattus en flammes, disparus en mer ou déportés dans l'enfer concentrationnaire. On se dit que vous avez peur d'oublier le nom d'un des vingt officiers de votre première compagnie de marche, vos compagnons volontaires de 40, dont trois seulement ont survécu. Dans ce quartier triste, « le long des murs qui suintent le malheur et l'humidité », une litanie de quatre mots accompagne la cohorte des vingt : « Et j'avais froid. » On ne s'attend plus qu'à entendre retomber la dalle du désespoir. Mais c'est alors que l'emporte la générosité envers le monde qui n'avait rien fait pour la mériter. Une dernière fois, vous avouez : « Et j'avais froid », mais pour ajouter aussitôt : « Et, peu à peu, en descendant vers la Seine, j'ai senti monter en moi, du plus profond, irrésistible, le désir d'avoir un enfant. » Le devenir avait attendu, pour surgir, l'instant de la plus lourde tristesse. Plus le deuil était incurable, plus s'imposait l'éternelle relève. Nous savions déjà pourquoi vous ne pourriez être que chercheur. Nous comprenons maintenant pourquoi votre choix exigeant devait se porter sur la vie, sa genèse, sa transmission, ses secrets. Vous n'avez pas oublié cette interrogation de Paul Valéry : « Qui sait si la première notion de biologie que l'homme a pu se former n'est point celle-ci : il est possible de donner la mort ? »

Cependant, sur le chemin sans retour qui mène à l'Institut Pasteur, à André Lwoff et à la science de l'hérédité, l'actualité politique va vous rejoindre et vous stimuler. Vous ne vous attendiez pas à cette rencontre. Il arrive rarement, mais — Dieu merci — il advient parfois que la vie publique mette clairement en cause les valeurs essentielles et ne dispense personne soit de les renier, soit de voler à leur secours. Sans doute suffisait-il, pour vous attirer vers la génétique, qu'elle fût installée au cœur même des êtres vivants et qu'elle embrassât l'ensemble des transformations subies par les substances qui constituent un organisme ; mais, pour lui conférer un prestige à la fois neuf et ineffaçable, il n'était pas négligeable à vos yeux qu'un tyran lui eût involontairement rendu l'éclatant hommage qui est entré dans l'histoire sous le nom d'« affaire Lyssenko ». Ainsi s'appelait un charlatan qui avait compris, vers la fin des années trente, que la prosternation devant le pouvoir absolu était une industrie rentable. En 1900, plusieurs savants authentiques qui ne se connaissaient pas avaient vérifié, à la faveur d'expérimentations différentes, l'exactitude des lois que le génial botaniste Gregor Mendel avait d'abord tirées, quelques décennies plus tôt, de patientes observations dans le jardin de son couvent ; les deux patrimoines héréditaires d'un être vivant, celui qui provient du père et celui qui provient de la mère, sont formés d'un grand nombre d'unités distinctes ; ces deux patrimoines coexistent chez un individu donné en gardant la possibilité d'être désunis dans sa propre descendance ; ces combinaisons se font et se défont selon les lois du hasard. Pourquoi Trofime Lyssenko jugeait-il ce constat insupportable ? Parce que les travaux accomplis dans son laboratoire avaient conduit à le remettre en cause ? Que non pas. Mendel et ses disciples avaient tort pour un motif péremptoire : leurs conclusions étaient incompatibles avec la conception stalinienne du matérialisme historique qui exigeait que la docilité infligée aux grands-pères dans l'archipel du Goulag fût automatiquement transmise aux gênes de leurs petits-fils. Fallait-il une démonstration ? La police politique s'en chargerait, par exemple en déportant les membres récalcitrants de l'Académie des sciences. Vous avez apprécié a sa juste valeur cette substitution de l'univers concentrationnaire au microscope électronique. Dès lors, entrer (si j'ose dire) en génétique, c'était aussi poser un axiome : la science est en elle-même une morale qui récuse tout ensemble le délire idéologique et la servilité.

Pourquoi le bonheur refait-il irruption dans vos travaux et vos jours dès votre entrée au laboratoire d'André Lwoff ? Parce que, tout aussitôt, vous vivez au futur, défiant ainsi l'usure, le déclin et la tombe.

Que signifie cette poursuite éperdue ? Votre définition ressemble à une profession de foi dynamique : « Plus que les réponses importaient les questions et la manière de les formuler car, dans le meilleur des cas, la réponse obligeait à poser de nouvelles questions. » « Sonnant dans l'âme un creux toujours futur » : avec ce beau vers du Cimetière marin, Paul Valéry — dont le fauteuil devient aujourd'hui le vôtre — semble annoncer en vous son digne successeur. Quand le chercheur, loin de s'enfermer dans les limites de la méthode et du savoir, l'une et l'autre également nécessaires, suscite l'imprévisible en sachant qu'il n'y aura pas de fin, il donne à l'humilité ses lettres de noblesse.

Mais voici le moment difficile. Après avoir franchi sur vos traces le seuil de l'Institut Pasteur, dois-je m'aventurer sans protection dans l'univers des vingt-trois paires de chromosomes, des enzymes et de l'acide désoxyribonucléique pour découvrir avec une stupeur devenue banale que les mécanismes de l'hérédité sont les mêmes dans tout le règne vivant et transformer en précepte la boutade de Jacques Monod selon laquelle « ce qui est vrai pour la bactérie est aussi vrai pour l'éléphant » ? Il me faudrait alors vous demander si la réciproque est aussi vraie, en d'autres termes si ce qui est vrai pour l'éléphant est aussi vrai pour la bactérie. Avant de m'éclairer, vous ne manqueriez pas de déceler un doute dans mon intonation. Car il me semble (mais j'ose à peine l'avouer) que la bactérie est totalement indifférente au microscope électronique qui l'observe, tandis que mes petits-enfants (comme leur grand-père au temps jadis) sont béats d'admiration devant les chefs-d'œuvre chorégraphiques qu'accomplissent en commun, dans les grands cirques, la science des dompteurs et l'intelligence des éléphants.

À une époque encore étrange, donc encore fascinante, où il est loisible au commun des mortels de fréquenter, au lieu du vieux café cher à Courteline, le cybercafé récemment ouvert dans son quartier et de jouer à converser avec Internet au lieu de « faire une petite belote », le mot cybernétique est entré dans le langage courant. Que désigne-t-il ? Tout ce qui concerne le contrôle, la régulation non pas seulement dans la machine, mais aussi dans l'être vivant. Ai-je tort de me dire que je me mets en état de suivre votre itinéraire à partir du moment où j'ai compris qu'il y a un contrôle, une régulation, une communication internes à la cellule ?

Cette existence cybernétique intracellulaire, vous l'avez si intensément décrite que nous avons parfois l'illusion de vous accompagner dans un monde où l'allégresse et l'angoisse font bon ménage, où se confondent la logique et la passion.

Vous avez trente ans quand nous entrons avec vous dans la grande maison que Pasteur n'a pas quittée.

Docteur en médecine, vous redevenez étudiant : après deux certificats de licence, vous serez à trente-quatre ans docteur ès sciences. Vous avez gagné et justifié la confiance d'André Lwoff qui vous regarde un peu comme un père ; il a conquis la vôtre parce que, direz-vous, « la Science, pour lui, c'était charnel ». Le dialogue entre l'imagination et l'expérience a commencé ainsi : la transformation cellulaire par un virus appliquée au cas particulier de la bactérie. Mais déjà l'étonnement est au rendez-vous avec l'énigme, sa compagne. Soit un virus mangeur de bactéries. Fait-on en sorte que la cellule unique de la bactérie accueille ce virus ? Voici qu'il devient inactif. Il pourra certes être réactivé ; mais ce qu'il provoque, pour l'instant, c'est l'apparition d'un nouveau groupe de gènes de la bactérie.

1954 : quand s'ouvre une nouvelle phase, pourquoi ressentez-vous la joie laborieuse du vrai pastorien ? Parce que le maître, encore et partout présent, vous a inculqué ce précepte : ne t'enferme pas dans le silence du cabinet avec tes problèmes pour les interroger indéfiniment et les adjurer vainement de te répondre ; dès qu'ils sont bien posés, hâte-toi de les transposer en questions soumises à l'expérimentation, accueillies au laboratoire. La méthode appliquée par Pasteur à la rage comme au ver à soie, à la vigne comme au choléra, est-ce bien celle qui a permis avant vous d'établir qu'un acide, le fameux A.D.N., est la substance même des gènes et détermine l'hérédité ? Ce tournant dans l'étude du monde vivant vient d'être franchi ; les propriétés d'une espèce moléculaire ont métamorphosé la science de l'hérédité ; vous-même, dans votre thèse de doctorat brillamment soutenue, avez décrit l'altération de l'A.D.N. par certains composés chimiques, quand vous rejoint, sur la voie royale de l'expérimentation, un compagnon dont le nom mérite d'échapper à l'oubli : il s'appelle Élie Wollman ; son père et sa mère ont expié dans une chambre à gaz le crime d'être nés ; prolonger leurs recherches est la seule façon de les disputer à la mort ; les travaux que vous avez, durant près de quatre années, accomplis en commun ressemblent, selon vous, à un roman policier. Ne croyez-vous pas plutôt que votre microscope électronique observe alors une histoire d'amour ? Vous nous apprenez, en effet, l'existence chez le colibacille d'une différenciation sexuelle. Pourquoi ne pas appeler mâle celui qui se comporte comme un donneur de matériel génétique ? Pourquoi ne pas nommer femelle le receveur ? Pour reconstituer chacune des étapes de la vie du couple, vous ne reculez devant rien ; vous allez, par exemple, jusqu'à placer les partenaires dans un mixeur de cuisine dont l'objet initial était de préparer les purées offertes à l'appétit de vos jeunes enfants, pour ce que vous définissez pudiquement en latin comme un coïtus interruptus.

L'épreuve est dure, mais la peine ne sera pas perdue : la conjugaison bactérienne a cessé d'être un mystère pour devenir un outil, grâce auquel l'analyse de n'importe laquelle des fonctions de la bactérie devient possible. Pendant un bref moment, vous vous laissez aller à la jubilation ; mais le démon de la recherche ne tarde pas à vous ressaisir. Votre oreille l'entend murmurer : un outil est fait pour qu'on s'en serve.

Et voici la minute cruciale : Jacques Monod a besoin de vous pour pousser plus avant sa recherche ; vous avez besoin de Jacques Monod pour mettre à l'épreuve l'arme pacifique que vous avez forgée. Le sens profond de ce rendez-vous qui n'a rien d'une rencontre fortuite nous est implicitement révélé par un témoin en quelque sorte symbolique : Léon Szilard, qui est un des pères de la bombe atomique, comme Einstein, est tourmenté par les morts d'Hiroshima au point de délaisser ses travaux antérieurs pour se donner un autre avenir. En choisissant d'étudier les structures et les fonctions des acides constituants des noyaux de nos cellules et des protéines, ces substances dont la présence est constante dans tout ce qui respire, en bref des deux grands composés biologiques, un des concepteurs du véhicule de l'anéantissement offrait une revanche à la vie. Vous sentiez, sans vous le dire à voix haute, que votre inéluctable association avec Jacques Monod, comme votre collaboration initiale avec André Lwoff tirait de cette finalité tacite son éminente dignité. En l'an de grâce 1965, le jury du prix Nobel avait, dit-on, le choix entre quatre-vingt-cinq chercheurs de haute volée. Pourquoi fut-il unanime à couronner votre équipe ? La réponse va loin ; le texte qui la traduit est trop rarement cité ; il est bon d'en écouter l'exorde, accessible au commun des profanes. Il célèbre « la découverte d'un genre de gènes inconnus jusqu'ici, dont la fonction consiste à régulariser les autres gènes. Quelques-uns de ces gènes régulateurs émettent des signaux chimiques qui sont saisis par d'autres gênes régulateurs ». La suite de cette citation à l'ordre du savoir invite à emprunter les avenues nouvelles que vous avez percées, qu'il s'agisse de la « survie de la cellule dans des conditions variées » ou d'un « principe vital pour la stabilité et le développement des espèces ».

Comment est née cette nouvelle loi de l'hérédité (car telle est bien la portée de cette grande découverte) qu'on a nommée la régulation génétique ? Le jury du prix Nobel (lui toujours) vous a rendu personnellement justice en louant dans sa conclusion « la coordination des méthodes ». Cet euphémisme vous rappelle sans nul doute l'inoubliable minute de votre vie scientifique. « Il y a, disait Bergson, des instants qui durent une éternité. » La journée décisive de juillet 1958 avait mal commencé : une lassitude inhabituelle vous avait contraint à interrompre la préparation d'un important voyage outre-Atlantique. Une séance de cinéma allait-elle vous divertir ? Fort heureusement pour la biologie moléculaire, le film vous parut ennuyeux. L'orage intérieur saisit cette occasion pour éclater. Afin de le remercier, vous avez choisi les mots justes : « Et soudain, un éclair. L'éblouissement de l'évidence. Comment ne pas y avoir pensé plus tôt ? Contrairement à ce qu'on a cru trop longtemps, les gènes ne sont pas des structures intangibles, hors d'atteinte. On peut les activer ou les inhiber, les faire travailler ou les forcer au repos. »

Bien entendu, cette révélation, même s'il lui avait suffi pour jaillir d'une nanoseconde, était le fruit d'une lente et laborieuse conquête. Il nous est maintenant loisible d'en reconstituer les étapes.

À Jacques Monod, comme à vous, André Lwoff a indiqué une direction de recherche. Nous vous avons vu mettre la bactérie en présence du virus qui la dévore et peut lui accorder une trêve d'une durée imprévisible. Nous aurions pu voir Monod mettre la bactérie en présence du sucre, plus précisément du sucre de lait, aux prises avec les réactions provoquées ou accélérées par ces substances organiques solubles qu'on appelle des enzymes. Sexualité bactérienne, accouplement bactérien qui précède l'apparition des enzymes ; il y a des bactéries mâles et des bactéries femelles ; loin de se reproduire exclusivement par scissiparité, comme on l'a cru si longtemps, la bactérie peut être soumise à la loi commune qui régit la naissance et conséquemment la mort.

Car telle est bien, pour un profane, la signification profonde de « l'induction érotique », selon l'expression à première vue étrange dont vous usez pour rapprocher l'une de l'autre deux expériences distinctes, l'une sur les virus mangeurs de bactéries, l'autre (qui avait intrigué Jacques Monod pendant quinze ans) sur l'affrontement de la bactérie et du sucre de lait. « Même résultat, même conclusion (dites-vous, fort d'une conviction que vous ferez partager, non pas instantanément, mais très bientôt). Dans les deux cas, un gène gouverne la formation d'un constituant fondamental de la cellule vivante, qui bloque l'expression d'autres gènes. » Jacques Monod l'appelait « le redresseur ». Ce nom lui convient aussi bien quand il empêche la multiplication des virus. Il était donc logique que « l'éblouissement de l'évidence » vous ouvrit le chemin de Stockholm avec André Lwoff et Jacques Monod dont, en ce moment même, vous revoyez les visages.

Cependant la recherche est une phrase parsemée de virgules mais qui ne s'arrête jamais. Aussi n'avez-vous pas tardé à vous demander si le développement de l'embryon obéissait au même principe que la régulation bactérienne, sans jamais oublier que le temps des certitudes définitives est révolu. Est-ce à dire que toute la science se ramène au fameux principe d'incertitude ? En épousant votre pensée, on rencontre, au contraire, d'aveuglantes certitudes ; mais aucune d'elles n'est statique ; à force d'être dynamiques, on pourrait les croire fugitives.

Il est présomptueux, quand on n'est qu'un béotien, de commenter, fût-ce par la confession d'un rêve, une découverte dont l'ampleur ne peut être mesurée que par un savant. Je pousse cependant la témérité jusqu'à m'interroger sur un avenir que verront peut-être les yeux de nos enfants.

Le prix Nobel des trois « pastoriens » est encore tenu pour un prix de physiologie. Est-il interdit de croire qu'il pourrait bien, un jour, mériter pleinement son autre titre : prix Nobel de médecine ? Est-il inconcevable que la médecine préventive et la thérapeutique des maladies totalement ou partiellement héréditaires puissent, tôt ou tard, se révéler les grandes bénéficiaires de la biologie moléculaire et de la cartographie du génome humain ? J'ai eu le privilège de rencontrer Claudie-Andrée Deshaies, notre première cosmonaute ; j'ai constaté avec un joyeux étonnement que, plus elle se rapprochait des étoiles, moins son cœur s'éloignait des terriens. Médecin jusque dans les espaces infinis, elle semblait avant tout soucieuse de ramener sur sa planète natale des observations propres à tirer, des réactions d'un corps humain libéré de la pesanteur, un ensemble de conclusions qui accroissent les chances de guérison. Je me suis alors rappelé que le docteur Jacob était le confrère de la cosmonaute.

Le choix du jury suédois à peine connu, les cancérologues du monde entier furent les premiers à dire : merci. Parmi tous les témoignages recueillis, il ne vous déplaira pas d'entendre, une fois encore, celui qui vous est venu de Stockholm : « Si vos découvertes, a dit le professeur Moeller, n'ont pas conduit directement à des résultats pratiques, elles ont projeté une lumière entièrement nouvelle sur la formation des gènes et des cellules, donc permis d'étudier le mécanisme par lequel le cancer se déclenche. » Et la voix de Jacques Monod faisait aussitôt écho : « Cela ne veut pas forcément dire que nous aboutirons à une thérapeutique. Mais de quoi s'agit-il ? D'apporter une aide à la compréhension du cancer. » Après trois décennies, ce langage a-t-il vieilli ?

En somme, êtes-vous « un homme-un », comme le voulait Maurice Barrès ? Une même trame court-elle à travers toutes vos pensées ? Ce n'est pas sans étonnement que j'ai cru déceler le trait vraiment distinctif qui révèle votre singularité et la rend à tel point attrayante : partout, toujours, vous êtes et mettez en garde contre la tentation de la démesure ; vous n'avez peur que du juste courroux de la raison. L'année qui s'achève était en cours lorsque vous m'avez, à votre insu, livré votre secret. Les oreilles les plus fines, mais aussi les plus épaisses, venaient d'entendre un bêlement sans précédent ; pour la première fois était né un mammifère qui n'était pas un fruit de l'instinct, du plaisir ou de l'amour ; une brebis nommée Dolly mettait la multitude en émoi ; sans fécondation, un nouvel Adam allait-il voir le jour ? Déjà se répandait une sorte de grande peur, devant cette fille d'une cellule de mamelle qu'on avait transplantée dans un ovule privé de son noyau. Mais la fièvre serait vite tombée si nous avions connu l'opinion du biologiste qui a poussé le goût de la simplicité jusqu'à se surnommer « le bricoleur de l'évolution ». Tout ce que nous savons pour le moment, c'est que Dolly vous a conduit à introduire une ligne modificative au bas d'une page de votre dernier livre. Pour ma modeste part, je me suis laissé dire qu'il y avait eu un clonage réussi sur 277 tentatives. Certains se sont, en outre, demandé si, pour produire une brebis vivante, il n'avait pas fallu finir par avoir la chance de prélever sur la mamelle naturelle (si j'ose employer cet adjectif) une cellule jeune et indifférenciée, une de ces cellules souches qui servent au renouvellement des tissus. Il reste, même si cette hypothèse est retenue, qu'il s'agit bien d'une cellule prélevée sur un animal adulte, et non pas sur un embryon. Vous n'avez pas été téméraire en annonçant que l'ambition du vingt et unième siècle serait non seulement de déchiffrer mais aussi de transformer le monde.,

Faut-il pour autant avoir peur des progrès de la connaissance ? Le millénaire promis à notre descendance sera-t-il celui des apprentis sorciers ? La science-fiction répond oui ; d'une voix tranquille, vous pourchassez ses fantasmes. Pour le commun des mortels, le dédoublement de l'homme après celui de la brebis est un sujet de conversation effrayant et inépuisable. Pour François Jacob, la vraie question est plus rassurante : l'homme aura-t-il jamais le moindre intérêt à se dédoubler lui-même ? Vous possédez et pratiquez l'art de calmer les méninges que tant d'autres se plaisent à remuer. Et c'est sans aucune gêne que vous pouvez remercier vos émules d'outre-mer grâce auxquels l'embryologie dispose d'un outil sans doute angoissant mais précieux pour mieux comprendre les premiers instants de la vie. Ce jugement semble confirmé après que Polly a vu le jour ; peut-être pourrait-elle, grâce au gène humain qu'elle contient, devenir, usine vivante, productrice de médicaments.

Accueillerez-vous sans déplaisir le deuxième hommage qu'il me faut rendre à votre vertu majeure ? Il s'agit d'un aveu personnel : six pages de l'essai sur la diversité du vivant que vous avez intitulé Le Jeu des possibles m'ont conduit à reconnaître en vous le maître à réfléchir d'un homme public qui bat, à défaut d'autre mérite, le record de la longévité parlementaire. Écoutez-vous : « Il devrait être bien clair aujourd'hui qu'on n'expliquera pas l'univers dans tous ses détails par une seule formule ou par une seule théorie... Toute théorie de quelque importance risque d'être utilisée de manière abusive et de déraper vers le mythe... À être utilisée sans discernement, elle perd son utilité et devient un discours vide. » Après quoi, vous vous en prenez notamment aux « fanatiques », parce qu'ils ne savent pas « repérer cette frontière subtile qui sépare une théorie heuristique (en d'autres termes propice à la découverte) d'une croyance stérile ; une croyance qui, au lieu de décrire le monde réel, peut s'appliquer à tous les mondes possibles ».

Ce qui donne tout son prix à votre mise en garde contre le dérapage de la théorie vers le mythe, c'est qu'elle vise indistinctement deux cibles : la doctrine politique que ses adeptes présentent comme un remède universel, et la doctrine scientifique que ceux qui l'ont confisquée transforment en réponse à toutes les questions, y compris à celles qui ne sont pas encore posées. Les exemples que vous invoquez pour illustrer votre argumentation vous ont été indifféremment suggérés par votre double expérience, celle du savant et celle du citoyen.

Quand vous lisez Karl Marx, vous ne refusez pas à ce photographe implacable des cruautés de l'âge industriel le mérite d'ajouter une méthode à l'étude illimitée de l'évolution des sociétés humaines : vous ne reconnaissez pourtant ni au marxisme le pouvoir d'arrêter l'histoire à force de la simplifier, ni à certains marxistes le droit de dépeindre le stalinisme comme un visa de transit vers l'hypothétique félicité des générations futures.

Quand, après Marx qui n'avait rien de freudien, vous lisez Freud, qui n'avait rien de marxiste, vous ne vous interdisez pas d'apprécier à sa juste valeur l'investigation dont le but est de ramener à la conscience les sentiments obscurs ou refoulés ; mais vous ne serez jamais de ceux qui s'acharnent, avec l'énergie du désespoir, à « rationaliser l'irrationnel » pour le contraindre à tout expliquer, jusqu'à l'aspect le plus visible de n'importe quelle attitude. Le signe le plus révélateur et le plus louable de votre aversion vigilante à l'égard des panacées me paraît être cependant la scrupuleuse insistance avec laquelle vous dénoncez l'usage abusif du darwinisme. C'est Charles Darwin et la vigueur de sa vraie pensée que vous défendez quand vous ne craignez pas de répéter que la sélection naturelle rend compte de l'évolution du monde vivant, mais qu'elle n'est pas un modèle, surtout pas un modèle universel. Le cosmos évolue, et la culture aussi, la chimie évolue, et les idéologies aussi, la physique évolue, et les sociétés aussi. Mais vous nous incitez à nous demander non sans effroi où nous allons si nous cédons à la tentation d'appliquer sans discrimination à tous les types d'évolution le même système de sélection. L'évolution culturelle ne se prête pas à la même étude expérimentale que l'évolution chimique. L'ombre de Darwin vous remercie de nous avoir défendu de faire du darwinisme l'alibi scientifique dont toutes les tyrannies ont besoin pour justifier les inégalités qui servent d'excuses aux persécutions et les persécutions qui finissent en génocides. Mais la troisième des illustrations de votre vertueuse prudence que je tenais à célébrer est celle qui se rattache à la métaphysique, donc à l'essentiel. Vingt années se sont écoulées depuis cette nuit de 1977 pendant laquelle je préparais un cours intitulé : « De la molécule à l'antidestin. » Je revois le cahier sur lequel j'ai griffonné trois mots, non sans les faire suivre d'un point d'interrogation : « Monod ou Jacob ? » Je venais de lire deux textes que je m'étais procurés en les croyant, a priori, complémentaires. Ils m'apparaissaient maintenant comme inconciliables.

Le 7 mai 1965, vous aviez achevé votre leçon inaugurale du Collège de France par ce constat qui ne préjugeait rien : « Nous ignorons encore totalement le langage moléculaire du système nerveux, le code dans lequel est chiffrée la mémoire. » Et vous poursuiviez : « La connaissance de structures et l'intelligence de mécanismes suffiront-ils à la description de processus aussi complexes que la pensée ? Y a-t-il une chance de préciser un jour dans le langage de la physique et de la chimie la somme des interactions d'où jaillissent une pensée, un sentiment, une décision ? Il est permis d'en douter. » Deux ans et demi plus tard, le 3 novembre 1967, dans une chaire voisine du même Collège de France, Jacques Monod consacre la partie la plus audacieuse de sa première leçon à la répudiation de votre doute. Il prend certes comme point de départ la découverte de certaines protéines dont la structure est telle qu'elles peuvent mettre en relation les uns avec les autres des corps entre lesquels aucun échange n'aurait lieu et qui resteraient dépourvus de toute affinité chimique s'ils étaient livrés à eux-mêmes. Mais la probité intellectuelle qui rendait fascinante la proverbiale intransigeance de Jacques Monod lui interdit de présenter comme le fruit d'une expérimentation les assertions qui vont suivre : « Ma foi dans l'unité du monde vivant serait déçue si le système nerveux central de l'homme n'utilisait pas ce noyau de communication moléculaire. » Où veut-il en venir ? L'hypothèse va relayer la foi, sans altérer l'honnêteté du vocabulaire : « Supposons, écrit Monod, cette spéculation vérifiée. Aurions-nous alors le droit de dire que nous connaissons le rapport physique ultime de la pensée, de la conscience, de la poésie, des idées politiques ou religieuses, comme celui des projets les plus nobles et des ambitions les plus basses ? Oui, certes, nous devrions dire que tout cela, tous ces êtres qui nous habitent sont, en effet, contenus, inscrits dans les déformations géométriques de quelques milliards de petits cristaux moléculaires. » Et Jacques Monod qui redoute souvent de ne pas aller assez loin n'hésite pas à renchérir: « Nous devrions le dire, comme nous devrions reconnaître que les œuvres de Racine sont écrites dans le livre que voilà et celles de Shakespeare dans tel autre. » Ce contraste frappant entre votre circonspection et sa témérité n'enlève rien au précieux bonheur de votre travail commun, à la valeur éminente de votre gloire partagée. Pour Monod comme pour Jacob, la physique codifie le fatal, la biologie codifie le possible, la biologie moléculaire s'exprime et s'analyse comme un dialogue incessant du fatal et du possible.

Pour lui comme pour vous, la « pierre philosophale » de la biologie est l'A.D.N. ; le fameux ange gardien de l'hérédité. Pour lui comme pour vous, les êtres vivants se distinguent des objets et des systèmes non vivants par leur aptitude à reproduire des structures de complexité croissante. Pour lui comme pour vous, la logique du vivant ressemble à une analyse de texte et le gène à une phrase de quelques milliers de signes, commencée et terminée par une ponctuation.

Mais, si vous êtes d'accord sur ce que vous appelez parfois « les franges poétiques » de votre pensée, la controverse indirecte et pourtant explicite qui oppose l'une à l'autre vos deux leçons inaugurales du Collège de France n'en reste pas moins saisissante. Comment ne pas s'étonner d'emblée d'un apparent illogisme ? Celui qui juge pour le moins improbable que le jaillissement de la pensée ou du sentiment puisse jamais être précisé dans le langage de la physique et de la chimie est le savant qui ne sort pas un instant des limites de son laboratoire et s'en tient aux méthodes de l'expérimentation ; en revanche, celui qui jure le contraire, qui dénie toute spécificité au système nerveux central de l'homme, donc au royaume des idées et de la connaissance, qui refuse d'admettre qu'une pensée ou un sentiment transmissible soit un être autonome, est un savant qui a pris provisoirement congé de la science pour s'en remettre à un acte de foi. En somme, Monod s'adresse à l'unité du monde vivant comme Teilhard de Chardin s'adresse à Dieu. Marcelin Berthelot disait : « Nous nous sommes délivrés du mystère » ; moins péremptoire, Jacques Monod voulait désespérément pouvoir en dire autant. C'est, par contraste, au bord du mystère que, pour lui faire sa juste part, s'arrête votre agnosticisme. Par respect pour la science ? Sans nul doute. Mais permettez-moi d'ajouter : par égard pour le surnaturel.

Cependant, ne me soupçonnez pas de chercher, en vous prenant au mot, à vous entraîner au-delà des mots ! En marge de votre pensée, je n'écrirai pas même la prudente formule de Jean Guitton : « Une rencontre entre la science et la foi, pourquoi pas ? » Je préfère, encore et toujours, vous écouter sans vous interrompre en sachant tout ensemble que vous ne me décevrez pas et que vous ne ferez pas écho au beau cri de Victor Hugo : « Eh bien non ! Je choisis l'ignorance étoilée ! » Cet alexandrin, me risquerai-je à le traduire ainsi dans notre prose : les constituants de la vie, acides nucléiques et protéines, d'où procèdent-ils ou de qui ?

Je n'étais pas déçu quand j'ai achevé la lecture de votre dernier livre (le dernier jusqu'à présent) : les premières pages m'avaient expliqué pourquoi notre condition est inexorablement liée à l'imprévisible ; vous vous accommodez de ce constat contrairement à Einstein qui ne se résignait pas à voir la physique quantique calculer la probabilité de la dissolution d'une particule instable dans la nanoseconde qui va suivre, sans être capable de transformer ce calcul en prédiction. Mais, quand vous parvenez à la phrase finale de La Souris, la mouche et l'homme, vous prenez, pour ma plus grande joie, le risque d'avancer une prophétie : « Le siècle qui se termine s'est beaucoup occupé d'acides nucléiques et de protéines. Le suivant va se concentrer sur les souvenirs et les désirs. » À chacun ses souvenirs, à chacun ses désirs. Pourquoi ce portrait anticipé de notre descendance m'a~t-i1 enchanté sans m'étonner vraiment ? Parce que votre ouvrage le plus récent m'a rappelé ce passage révélateur et précieux de votre ouvrage le plus ancien, parce que jamais je n'avais oublié le regard personnel que jette sur l'évolution l'auteur de La Logique du vivant : « On peut voir (nous disiez-vous alors et déjà) dans la même collection d'objets une population d'individus qui ne sont jamais exactement identiques. Chaque membre du groupe prend ainsi un caractère unique. Il n'y a plus un modèle auquel se référent tous les individus... Le type moyen n'est plus qu'abstraction. Seuls ont une réalité les individus avec leurs particularités, leurs différences, leurs variations. »

Cette rencontre, cette jonction, de l'évolutionnisme et du personnalisme aurait comblé d'aise le romancier des Forêts de la nuit. Lors de notre dernier entretien, le cher Jean-Louis Curtis m'a remercié d'avoir, dans un colloque sur Bergson, invoqué Claude Bernard qui, sous une forme propre à son siècle, a, comme vous, revendiqué pour l'homme le droit à la particularité : « On ne ramènera jamais les manifestations de notre âme aux propriétés brutes des apparents nerveux, pas plus qu'on ne comprendra par les seules propriétés des bois et des cordes du violon la suavité de la mélodie. »

Est-ce à dire que l'auteur de 1'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale figurait, avec Darwin et Pasteur, parmi les maîtres dont vous ressentiez, à Stockholm, un certain grand jour, la présence invisible et tutélaire ? Votre père eut le privilège mérité (qui ensoleilla ses dernières années) d'être là quand vous fut remise votre part de prix Nobel. Mais nous savons que, derrière vos yeux, revivaient vos plus chers disparus : l'oncle médecin débonnaire et bourru, le grand-père général à quatre étoiles, le petit jockey tombé à Bir Hakeim qui avait cru dire au revoir à la France en la regardant s'éloigner sur le pont du navire nous emportant vers la voix du 18 juin, le compagnon par excellence dont vous avez tout fait (quatre ans plus tard en Normandie) pour partager l'injuste agonie, tous ceux dont les vies brisées ne cesseront jamais de vous consterner et qui pourtant vous ont conduit à la certitude que la bonne façon de les aimer était de susciter des vies nouvelles.

Cependant les six mots que voudraient vous redire, au moment où vous nous faites l'honneur de nous rejoindre, les disciples que Pasteur accueillit avec vous dans son Institut et les volontaires que Leclerc entraîna comme vous dans son combat, seule la voix maternelle qui ne s'était jamais tue pouvait, ce grand jour-là, les murmurer, tout près de votre oreille : « François, je suis fière de toi. »