Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration d’une plaque apposée sur la demeure de Marcel Pagnol

Le 24 avril 1975

André ROUSSIN

INAUGURATION
DE LA PLAQUE APPOSÉE SUR LA DEMEURE

de

Marcel Pagnol

16, Square du Bois de Boulogne
à Paris XVIe

DISCOURS PRONONCÉ

le 24 avril 1975
par

M. André Roussin
de l’Académie Française
délégué de l’Académie

 

 

« Marcel Pagnol de l’Académie Française, auteur dramatique et cinéaste. »

Malgré le mythe traditionnellement attaché aux membres de l’Académie Française, ce n’est sans doute pas son titre d’Académicien qui assure à Marcel Pagnol l’immortalité ; c’est d’avoir été l’auteur dramatique et le cinéaste que nous connaissons. Et comme plusieurs de ses films furent à travers le monde, les agents de diffusion de ses pièces les plus célèbres, il est juste que l’initiative d’apposer cette plaque commémorative ait été prise par le Club Français des Industries cinématographiques dont il fut un des fondateurs et la personnalité de créateur la plus prestigieuse.

Personne ne fut plus simple et n’eût plus de vraie modestie que Marcel Pagnol, mais il savait bien tout de même qui il était et ce qu’il représentait de considérable. Comment admettre que nous ayons tous été pendant 40 ans témoins de sa gloire et qu’il eût été le seul à ne pas la reconnaître ? Aussi, je suis certain qu’il a souvent dû imaginer avec le sourire narquois que nous lui avons connu, la cérémonie à laquelle nous participons. Je l’entends même dire avec sa gouaille et son humour si personnels : « Une plaque pour signaler au passant que j’ai vécu et que je suis mort dans cette maison, voilà qui est tout à fait satisfaisant pour un grand homme de mon espèce. Le seul ennui c’est que ma maison se trouvant dans un square privé, nul ne lira jamais cette inscription parce qu’il n’y aura jamais de passant. » Avec la logique qui était la sienne, je suis certain  qu’il eût ainsi commenté l’événement.

Sa vie, sa carrière, je laisse à celui qui lui succédera sous la Coupole le soin de les retracer dans le détail, le jour où il occupera le fauteuil que Marcel Pagnol, hélas, a laissé vacant. Ici je voudrais parler de son œuvre unique et multiple.

Elle est aussi considérable par son volume que par son importance. Peu d’auteurs dramatiques ont le privilège de créer des personnages qui vivent d’une vie personnelle et qui entrent en quelque sorte dans l’existence des humains. En France, Molière a réussi cette gageure. Après lui Beaumarchais nous a donné Figaro, Bartolo, Almaviva, Rosine et Basile. Depuis, c’est-à-dire depuis deux siècles, Marcel Pagnol est sans doute le premier qui, continuant la tradition de ses deux grands devanciers (qui est la tradition du génie comique) ait su doter la littérature dramatique de personnages qui d’emblée, sont entrés dans le cœur populaire et qui sont devenus des êtres réels. Topaze, César, Marius, Fanny, Panisse appartiennent déjà à cette humanité des êtres fictifs, plus vivants que beaucoup de vivants, comme le sont Alceste, Monsieur Jourdain ou Figaro. Et déjà nous savons qu’ils continueront à vivre pour nos descendants, comme vivent aujourd’hui pour nous Tartarin ou le Curé de Cucugnan.

Nul auteur dramatique depuis Edmond Rostand, n’a connu une gloire théâtrale comparable à celle de Marcel Pagnol au lendemain de « Topaze ». Il n’avait alors que la trentaine. Il faut pour s’en souvenir évoquer les années 27/29. Les jeunes générations n’ont donc aucune idée de ce que fût cette gloire. Le jeune répétiteur d’anglais du Lycée Condorcet devint en un soir, après la Générale de « Topaze », le nouveau grand auteur comique français. Sa comédie fut comme « Cyrano », représentée aussitôt dans tous les pays du monde et le plus grand acteur de chacun d’eux tint à honneur de jouer le rôle de Topaze. Les auteurs les plus chevronnés saluèrent Marcel Pagnol comme un maître. C’était peut-être pour le faire tomber de plus haut, car il est bien rare qu’en plaçant un confrère au sommet, ceux qui l’y mettent ne souhaitent pas secrètement l’en voir descendre au plus tôt. Mais arrivèrent « Marius » et « Fanny » ! Et les espoirs secrets de chute furent à jamais anéantis : Marcel Pagnol laissait loin derrière lui tout aspirant à la gloire ; il l’avait réquisitionnée et personne au théâtre ne la lui a jamais enlevée.

Il venait par un doublé magistral — où son père dût reconnaître avec fierté le fils du chasseur de Bartavelle — de doter Marseille d’une famille et ce faisant, il en dotait du même coup le monde entier car ses héros grâce au cinématographe allaient être aussi connus en Amérique et au Japon que chez nous. Par là Marcel Pagnol a donné à Marseille un retentissement proportionné au triomphe mondial de son œuvre. Il est bien certain que Marseille existait avant lui, mais non moins certain que pour des milliers d’hommes sur la terre elle n’a existé qu’à partir de lui. Ce n’est pas un mince mérite ni un petit honneur pour un écrivain que d’avoir fait connaître au monde son pays natal et la couleur de sa sensibilité. Il est juste que les noms de Marseille et de Marcel Pagnol soient aujourd’hui inséparables.

Pendant que triomphaient ses pièces de théâtre, naissait le cinéma parlant. Marcel Pagnol comprit tout de suite l’importance de cette découverte. Les grandes œuvres pourraient être diffusées dans le monde entier et les mêmes acteurs être vus et entendus partout. Ils pourraient même être compris grâce à l’aide d’une traduction en sous-titre. Alors, Pagnol abandonna le théâtre et réalisa quatorze films, projetant sur tous les écrans du monde les images du pays qui était celui de son enfance. À l’opposé des grands déploiements de foules et de décors des films américains de cette époque, à l’opposé de toutes les techniques en vogue, Marcel Pagnol tournait ses films dans un décor naturel (village abandonné, collines entourant Aubagne, mas aux pierres sèches de Provence) et il inventait sans le savoir, par la seule force de son génie naturel ce que les Italiens devaient réaliser dix ans plus tard et à quoi on a attaché le nom d’une école. Les plus grands metteurs en scène du « néo-réalisme italien » ont reconnu que c’étaient les films de Marcel Pagnol qui les avaient inspirés et qui leur avaient ouvert la voie d’un style. Avec « Angèle », avec « Joffroi », avec « La femme du boulanger » Marcel Pagnol faisait œuvre absolument originale qui ne devait rien qu’au poète qu’il était. Il donnait une preuve éclatante que l’avant-garde — obligatoire dans tout art — n’est pas obligatoirement une forme de byzantinisme. Lui, c’est en racontant très simplement des histoires très simples de gens simples, qu’il a été un cinéaste d’avant-garde.

L’aventure n’était pas finie pour ce créateur perpétuel. S’étant affirmé comme un maître du théâtre puis comme maître du cinématographe, il laissa un jour sa caméra et reprit sa plume. Après avoir joué comme personne du dialogue et des images, l’âge des souvenirs arrivant, il voulut retrouver son enfance et publia coup sur coup les livres que nous connaissons, parallèlement à des romans de la même veine, tels que « Jean de Florette », ou « Manon des sources » et d’emblée, encore une fois, il se situa parmi les très grands écrivains, à une place bien particulière aux côtés de Virgile et Alphonse Daudet. Traduits encore dans toutes les langues, ses livres continuaient à faire connaître ce pays de collines sèches et de vallons parfumés à l’abri du rocher de Garlaban. La poésie rustique de cette campagne aubagnaise, le charme, la drôlerie des personnages, honnêtes et pittoresques dont Marcel Pagnol la peuplait, font de ces ouvrages écrits dans son âge mûr, des livres uniques, que lui seul pouvait écrire, ayant écorché ses genoux d’enfant sur ces rochers, ayant chassé derrière son père, dans ces sentiers peuplés d’argeiras.

Auteur dramatique et cinéaste glorieux, mémorialiste incomparable, Marcel Pagnol n’était pas seulement ce créateur, ce dialoguiste, ce styliste. Il se passionnait pour tout, et se rappelant quelquefois qu’il avait été professeur d’anglais, il traduisait Shakespeare. Se rappelant encore qu’il avait été bon latiniste, après l’Abbé Delille et Paul Valéry il traduisait les « Bucoliques ». Intrigué par le mystère du « Masque de fer », il consacrait des mois d’études à ce personnage et devenait historien. Se rappelant aussi qu’il avait été critiqué, il écrivait « La critique des critiques », livre après lequel — dit Jean-Jacques Gautier — on s’étonne qu’il y ait encore des critiques. Il n’est pas jusqu’aux mathématiques dont il ne voulait aussi percer les secrets. Et tel directeur de l’École Polytechnique venait en personne avec lui et s’étonnait des connaissances et des intuitions de Marcel Pagnol dans ce domaine. Non content d’être un inventeur génial de situations et de personnages, un conteur et un romancier succulents, il était aussi dans tous les domaines un chercheur, et pour tout dire : un sourcier. Car sitôt qu’il abordait un terrain où d’autres s’étaient déjà risqués, son incroyable instinct lui faisait découvrir une vérité toute simple qui dès lors, paraissait évidente et qu’en général, jusqu’à lui, nul n’avait entrevue. C’est le don particulier des poètes d’apporter en toute chose la lumière. Marcel Pagnol l’aura apportée partout, car il était lumière lui-même. Jean Cocteau a voulu que sur sa tombe on inscrivît cette phrase : « Je suis avec vous. » Il nous signalait par là que les poètes ne nous quittent jamais vraiment. Cette phrase pourrait aussi être gravée sur cette plaque, car le poète Marcel Pagnol, auteur dramatique et cinéaste, ne nous quittera jamais, lui non plus. Molière et Beaumarchais ont manqué à la gloire de l’Académie Française, mais Marcel Pagnol lui aura apporté la sienne. Par ma voix, l’Académie salue son souvenir avec émotion et reconnaissance.