Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration d’une plaque apposée sur la maison natale de Marcel Achard, à Sainte-Foy-lès-Lyon

Le 20 septembre 1975

Jean-Jacques GAUTIER

INAUGURATION
DE LA PLAQUE APPOSÉE SUR LA MAISON NATALE

de Marcel ACHARD

à Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône)

DISCOURS PRONONCÉ

le 20 septembre 1975

Par

M. Jean-Jacques GAUTIER
de l’Académie Française
délégué de l’Académie

 

 

Mesdames,
Mesdemoiselles,
Messieurs,

« C’est une chance inimaginable de vivre.

... Seigneur quand vous aurez décidé de me rappeler à vous, faites- moi d’abord la grâce de me délivrer du goût de vivre.

... Rien ne me prédisposait à l’optimisme, même pas mon visage ni mon corps. J’ai fait de l’optimisme ma règle de vie, et mes défauts ont travaillé pour moi.

... Vous voulez qu’on vous aime, commencez donc, mais commencez tout de suite.

...Il n’y a pas de salauds, rien que de pauvres types qui font des saloperies.

Et il y a tellement de braves gens.

Rien à faire, je meurs et je ne suis pas dégoûté. »

Vous avez reconnu ces phrases, ce sont celles que j’ai extraites d’un texte, d’un disque appelé « le dernier quart d’heure ». Et c’était, vous l’avez reconnu aussi, l’inimitable accent, la voix un peu engorgée, un peu grasseyante, mais si chaude et si tendre, la voix de Marcel Achard.

La voix d’un cœur, du plus tendre des cœurs.

Il disait drôlement :

« Il faut toujours dire du bien de soi. Plus tard, ça se répète et on ne sait pas qui l’a dit. »

Il disait aussi qu’il avait une chance inouïe qu’on ne pouvait lui ôter : à cause de son nom, dans les énumérations de personnalités, il venait toujours en tête ! Dans notre peine aussi hélas ! et là, l’initiale de son nom n’y est pour rien, mais le fait que tout son cœur, son talent et son goût ne soient plus avec nous.

Il a donné, à je ne sais combien de ses pièces, des titres de chansons toutes plus jolies les unes que les autres.

Il est le seul auteur dramatique qui se soit choisi pour héros un homme ayant inventé une fleur. Il avait cet esprit de finesse de l’âme des poètes, tellement plus attirant que l’esprit de géométrie des scientifiques et des savants.

Il était imbattable sur l’histoire théâtrale et les ressources de l’art du théâtre du monde entier.

Dans un de ses plus jolies livres intitulé Rions avec eux, il a mis tout son esprit à faire valoir l’esprit de ses confrères morts ou vifs, et il fallait plus d’élégance et de générosité pour rendre justice à ses contemporains : Marcel Pagnol et Sacha Guitry, que pour vanter les disparus Tristan Bernard et Courteline, Robert de Flers et Georges Feydeau.

Il n’a jamais été envieux. Jamais jaloux d’aucun talent, d’aucun génie littéraire.

Il a été le plus travailleur des paresseux. Il a écrit plus d’une quarantaine de pièces. Quand en a-t-il trouvé le temps, lui dont on avait l’impression qu’il ne faisait que s’amuser ? Il était toujours libre pour déjeuner, sortir, dîner avec des amis, jouer aux chevaux de plomb, au poker menteur, à la belotte boxée. Et il était de tout, on le voyait partout, tandis que, lui, voyait toutes les pièces. Il était particulièrement assidu à l’Académie, ce qui ne l’empêchait pas de passer la plupart de ses après-midis au cinéma, sortant, parfois, de l’un pour entrer dans l’autre. Il lui arrivait de s’y rendre trois fois dans la journée. Il allait, en outre, regarder du théâtre en Amérique et des films à Londres. On se mettait à parler devant lui, de « musical comedies » et de chansons, on s’apercevait, aussitôt, qu’il n’ignorait rien des airs, des paroles, des auteurs et des artistes qui avaient contribué à l’enregistrement des derniers disques « pressés » outre-Atlantique...

Oui, à quels moments s’installait-il devant sa table de travail ?

S’amusait-il aussi en écrivant ses pièces ? Il me disait, un jour, avec une sorte de jubilation cocasse : « J’écris une comédie, ce sera le Wagner du rire ! »

Je sais qu’il lui arrivait de ne pas dissimuler le plaisir qu’il prenait à les entendre.

Un soir, sous l’Occupation, c’était au début de la carrière d’une de ses pièces : Colinette. Je le connaissais à peine. En tout cas, il ne m’avait pas vu. À côté de moi, dans l’ombre discrète, se trouvait un petit homme au visage chafouin, à l’œil malicieux derrière d’énormes lunettes d’écaille. Il regardait, la tête un peu renversée en arrière, souriait de temps en temps ; applaudissait de bon cœur, avec toute la salle, certaines sorties de Bernard Blier et de François Périer ; éclatait de rire sans retenue, à gorge déployée, à un bon mot que, comme nous sans doute, il trouvait drôle. Pendant tout le dernier acte, il garda au coin de la bouche une cigarette non allumée. Mais, par moments, on voyait très bien ses lèvres remuer sans qu’un son en sortît, et, à leur mouvement qui suivait exactement celui de la bouche des comédiens, on reconnaissait que le petit homme brun aux grosses lunettes, savait le texte par cœur, forme de reconnaissance de paternité : un père a bien le droit d’être fier de sa fille. C’était le cas de dire comme dans la chanson : « Y a pas d’mal à ça, Colinette ! »

À propos du poète qu’il a été, je voudrais citer Pierre Brisson dans Le Théâtre des Années folles :

« Voulez-vous jouer avec moâ ?... Pierrot, Colombine, Jules Lafforgue et Charlie Chaplin l’avaient inspiré. Une écuyère pailletée semblait surgir d’un cerceau. Ses yeux reflétaient un ciel pur, et ses mensonges respiraient l’innocence. La pièce entrecroisait des espiègleries du cœur, les jeux de la piste, les naïvetés foraines. Le dialogue était parsemé de rêveries et de petites inventions tendres ou drolatiques. Il y avait là une gentillesse d’esprit qui, dès le premier soir, conquit et enchanta : « Qui est-ce ? D’où vient-il ? Mais c’est délicieux ! »

« Un peu plus tard, Malborough s’en va-t-en guerre précisait ses grâces de page, ses privilèges et sa séduction d’ingénu littéraire. On voyait s’affirmer ses dons pour les jolies fables fines et chantantes. Les aventures qu’il inventait, dansaient d’un pas léger. Elles avaient des cadences et la facilité d’un refrain. Sur quelques notes, il composait des mélodies fragiles où l’ironie musait au bord d’un songe. Ses comédies participaient de la guinguette et du guignol au clair de lune. Elles exprimaient de surcroît un grand plaisir de vivre à peine contrarié par l’expérience du cœur. »

Par la suite, il allait réaliser le rêve de tout auteur dramatique créer des personnages qui vivent et continueront d’exister au-delà de lui-même dont la présence nous fait défaut. Ils lui survivent parce que ce sont des caractères vrais, d’une vérité permanente comme tout ce qui est de l’homme même. Il a inventé un Dom Juan qui se retrouve dans plusieurs de ses pièces sous des formes différentes. Le Dom Juan qui amuse, qui divertit, qui fait rire. Qui tire la plus grande partie de son charme, de son esprit, de l’art qu’il a de désennuyer les femmes. Ce Dom Juan-là existe dans la vie. C’est un des plus dangereux séducteurs que je connaisse, car une femme ne demande qu’à être distraite ; et celui qui réussit à lui arracher un sourire, a déjà entamé ses défenses. Le personnage existait dans la vie. Il fallait le porter à la scène. Notre ami l’a fait. Avec toute sa sensibilité il a réussi et créé un type.

L’autre personnage merveilleusement juste qu’il a observé et dépeint, c’est celui du meilleur ami jaloux que, tous, nous connaissons et qui accompagne, tout au long des années, son vieux camarade, inséparable comme le poisson pilote du requin. Mais l’auteur de Patate avait bien compris que, s’il ne faisait pas de sa pièce, une franche comédie, le tableau fidèle d’une si noire vérité, serait intolérable aux spectateurs.

Un dernier mot : il aimait l’espèce humaine, il croyait que chacun de ceux qui ne font pas le bien, a des excuses, et, s’il fait le mal, de bonnes raisons ; il savait se mettre à la place des plus méchants qui ne sont pas toujours les plus malheureux, mais il faisait comme s’il croyait le contraire, aussi a-t-il, par commodité et gentillesse, pratiqué, pendant toute son existence, la théorie bienfaisante de la foi dans l’homme à tout prix, du bonheur à tout prix, de l’optimisme à tout prix, de la bonne humeur à tout prix. C’est pourquoi il a toujours été si agréable, si plaisant, si aimable, si précieux à tous ceux qui le connaissaient, qui, de ce fait, étaient ou se croyaient, tous, ses meilleurs amis.

Il me disait : « Je ne suis mal avec personne même pas avec les gens qui sont mal avec moi. »

Il voulait que tout le monde soit gentil avec lui. Alors il était gentil avec tout le monde, y compris ceux qui ne l’avaient pas toujours été avec lui, mais qui ne pouvaient plus « ne pas l’être » à partir du moment où il leur souriait et leur tendait une main cordiale, ce qui était sûrement la façon la plus gracieuse de leur témoigner son mépris de la méchanceté ; et la plus charmante, de se montrer égoïste. Un égoïsme à la manière de Philinte. Alceste n’est pas bon. Alceste n’aurait jamais écrit les pièces de Marcel Achard, né, il y a soixante-quinze ans, à Sainte-Foy-les-Lyon, où nous sommes aujourd’hui, pour cueillir la fleur du souvenir, la rose moire de Jean de La Lune, la fleur chère au cœur tendre de Marcel Achard.