Discours prononcé à l’occasion d’une cérémonie pour la remise de l’édition du premier volume des papiers de Richelieu

Le 31 mai 1975

Jean-Jacques GAUTIER

Cérémonie pour la Remise de l’Édition
du Premier Volume des Papiers de Richelieu
pour les Affaires intérieures (1624-1628)

DOMAINE DE RICHELIEU

DISCOURS PRONONCÉ

le 31 Mai 1975
par

M. Jean-Jacques GAUTIER
de l’Académie Française
délégué de l’Académie

 

Mesdames,
Mesdemoiselles,
Messieurs,

En quel autre lieu du royaume de France qu’il gouvernait d’une main de fer gantée de velours pourpre, le cardinal de Richelieu eut-il mieux « savouré, comme il disait, le silence des grands parcs solitaires et royaux avant de se commettre de nouveau aux tintamarres de Paris » ?

On sait qu’un soir du début de l’année 1634, l’abbé de Boisrobert s’en vint conter à son éminent maître, qu’il avait découvert, l’après-midi même, l’existence d’une réunion de beaux esprits qui, ne jugeant rien de plus incommode dans la grand ville que d’aller fort souvent se chercher les uns les autres sans se trouver, avaient décidé de s’assembler régulièrement chez l’un d’eux, M. Conrart, pour s’y entretenir de toutes sortes d’affaires et de Belles-Lettres...

Fallait-il leur garder le secret ? Et si ces personnes allaient s’occuper d’autre chose, et fronder, sait-on jamais ?, l’autorité...

En vérité, Armand du Plessis n’aimait guère qu’on se réunit loin de ses regards. N’inventa-t-il pas à cet instant la phrase qui viendrait, trois siècles plus tard, à l’esprit de Jean Cocteau : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur. »

Aussi, après avoir loué le dessein littéraire des gens dont on lui parlait, demanda-t-il à Boisrobert si ces messieurs ne voudraient pas former un corps et s’assembler régulièrement sous une autorité publique...

— À mon avis, répondit l’abbé, une telle proposition serait reçue avec joie...

Il en était moins sûr qu’il ne l’affirmait, mais qu’eut-il pu dire d’autre ?

Son rutilant interlocuteur n’offrait point en vain sa puissante affection. C’est ainsi que le vigoureux abbé se vit amené à aller proposer à M. Conrart le patronage éminentissime de son illustre maître.

D’abord l’objet de son ambassade ne fut pas du goût de l’assemblée. Nos amis craignaient que l’hommage qu’on leur faisait, vînt à troubler la douceur de leurs entretiens... Quelques-uns furent d’avis qu’on s’excusât auprès du Cardinal du mieux qu’on pourrait. Il valait mieux imiter de Conrart le silence prudent. Le messager en profita pour représenter au petit cercle de ceux qu’il était venu visiter que l’amitié d’un grand homme est un bienfait des Dieux et qu’il serait peut-être imprudent d’en faire fi.

Vous avez affaire à un homme qui ne veut pas médiocrement ce qu’il veut.

Il était inutile d’insister. Alors Conrart enfin parla. Cela ne devait pas arriver souvent. Mais il eut un mot qui devait devenir historique ; Il dit :

« Je vous ai compris. »

Aussi Boisrobert fut-il chargé de « remercier très humblement M. le Cardinal de l’honneur qu’il faisait à ces Messieurs et de l’assurer qu’encore qu’ils n’eussent jamais eu une si haute pensée, et qu’ils fussent fort surpris du dessein de Son Eminence, ils étaient tous résolus de suivre ses volontés. »

Voilà pourquoi l’Académie existe. Voilà pourquoi nous existons — je parle des Quarante — voilà pourquoi je suis ici, car vous y seriez sans moi et moi, pas sans l’Académie.

Voilà pourquoi enfin, lorsque nous pénétrons dans l’illustre maison du quai Conti, par la vertu du suffrage de nos électeurs, on nous amène devant un petit placard ouvrant sur la salle de travail de notre Compagnie, et à l’intérieur duquel se trouve un tableau de dimensions modestes, mais très beau, très impressionnant, et qui représente le visage du Grand Cardinal sur son lit de mort.

La tradition veut qu’on ne montre qu’une seule fois ce portrait au nouvel immortel à vie. Pourquoi ? Est-ce pour lui épargner un spectacle pénible à son âge ? Mais alors pourquoi le lui faire voir ce jour-là ? Est-ce comme ultime avertissement donné à l’homme épris de vanité, en application de la magnifique phrase de Bossuet : « J’entre dans la vie avec la loi d’en sorti ; je viens faire mon personnage ; je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra disparaître ?... »

Quoiqu’il en soit, lorsque le 4 décembre 1642, à midi, dans la cinquante-huitième année de son âge, meurt Armand-Jean du Plessis, Cardinal, Duc de Richelieu et de Fronsac, Pair de France, Commandeur du Saint-Esprit, Premier Ministre d’État, Proviseur de la Sorbonne, protecteur de l’Académie Française, il aura légué à la Couronne, son palais Cardinal ; au Roi, ses meubles, ses pierres précieuses et un million et demi de bonnes livres d’argent et d’or ; à son petit neveu Armand de Vignerot, la duché-pairie de Richelieu, le nom, et sa bibliothèque qui sera ouverte au public.

Baignant de tendresse pour ses livres bien-aimés Richelieu a même prévu qu’il faudra leur faire toilette chaque jour, a désigné pour cet office un balayeur qui héritera lui aussi d’un peu de rente.

Mais, à Mazarin, comme à nous, il a, Messieurs, légué la France.