Réponse au discours de réception de Maurice Schumann

Le 30 janvier 1975

René de CASTRIES

Réception de Maurice Schumann

Réponse du duc de Castries

au discours de M. Maurice Schumann

 

Monsieur,

     Un soir du mois de juillet 1817, l’un de vos prédécesseurs au ministère des Affaires étrangères se promenait dans le parc du château de Montboissier, aux confins de la Beauce et du Perche.

     Bien qu’on fût au cœur de l’été, le ciel ressemblait à un ciel d’automne ; le soleil déclinant s’enfonçait dans les nuages. Le promeneur rêvait sur le malheur des temps et plus spécialement sur ses propres soucis, politiques autant que financiers, quand il fut tiré de ses réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. À l’instant ce son magique fit reparaître à ses yeux le domaine paternel ; il oublia les catastrophes dont il venait d’être le témoin et, transporté subitement dans le passé, il revécut des moments antérieurs, ceux de sa jeunesse, quand il errait dans les bois de Combourg, pénétré d’une tristesse qui était celle d’un désir vague de bonheur.

     Cette scène célèbre des Mémoires d’Outre-Tombe, qui a inspiré si utilement depuis tant d’écrivains, s’imposait subitement à ma mémoire tandis que vous retraciez la vie d’un confrère qui nous était particulièrement cher. Car plus encore que par les évocations, les idées et les mots, j’étais frappé par le timbre d’une voix et en l’écoutant, je revivais toute une époque.

     Cette voix, je l’avais déjà entendue en des jours troublés et voici qu’ils ressuscitaient. C’était alors la voix d’un inconnu qui n’avait pour nous ni nom, ni vissage et c’était pourtant celle d’un ami qui nous versait le réconfort.

     La France était courbée sous le joug de l’occupant : humiliés, meurtris, affamés nous sentions le froid des hivers glacer nos membres comme si la mort planait déjà sur nous ; mais quand on allumait les lampes, on savait qu’un encouragement allait survenir, malgré les brouillages qui troublaient volontairement certaines émissions de radio. À travers d’irritants parasites, de chaudes paroles nous parvenaient tant bien que mal : elles nous assuraient que nous n’étions pas abandonnés et que la résurrection de la patrie s’approchait.

     Cette voix qui, pendant quatre années, bouleversa tous les cœurs, cette voix qui maintint les courages et assura l’espérance, c’était la vôtre, Monsieur, et les Français vous aimaient sans vous connaître, pour tout ce qu’ils vous devaient.

     N’eussiez-vous que cette page dans votre existence, elle eût suffi pour que vous ayez votre place dans l’Histoire et qu’une impérissable reconnaissance vous fut acquise, celle d’un peuple à qui vous avez rappelé chaque jour qu’il avait raison de ne pas douter déjà de son destin.

     Pourtant, vous m’avez confié que cette action qui me paraît toujours avoir été capitale, avait très peu compté dans votre vie, pour une raison qui vous est toute personnelle et que vous appelez « le drame de la communication ». Alors que vous remplissiez avec une grande conscience la mission que le général de Gaulle vous avait imposée, vous aviez le sentiment, tandis que vous parliez devant le micro, que vos paroles n’étaient pas entendues et qu’aucun contact ne s’établissait entre l’inconnu que vous étiez alors et les milliers de Français à qui vous redonniez leurs raisons de vivre.

     Car, selon vous, le contact ne s’établit jamais totalement entre celui qui parle et celui qui écoute ; leurs langages sont différents comme leurs âmes et c’est en vain que l’on tente des échanges. Aussi, pour échapper à cette solitude qui naît de l’incommunicabilité avez-vous toujours cherché à préserver votre vie intérieure et votre vocation d’écrivain ; vous vous êtes enfermé dans ce jardin secret que chaque humain défend, même s’il est étroit et peu chargé de fleurs, parce qu’il est un bien propre et vous avez cherché dans le travail le divertissement, au sens pascalien du mot. Il me semble pourtant, et c’est peut-être dû aux vertus secrètes du lieu auguste où vous êtes aujourd’hui accueilli, que vous arrivez au moment où l’attrait « du vide papier que sa blancheur défend » va dévoiler quelques aspects de ce monde caché que vous vous êtes réservé et qu’au contraire de ce que rêvait Pascal sous l’homme on découvre un auteur, dont les œuvres encore trop rares révèlent plus que des promesses, car vous avez, par sens du devoir autant que par pudeur sacrifié fort souvent l’écriture à l’activité.

     Votre vie, consacrée presque entièrement à l’action semble, contrairement à ce que vous pensez, avoir obtenu bien des satisfactions sur ce plan de la communication qui vous tourmente. Quand vous n’étiez qu’une voix inconnue, croyez-vous que nous n’étions pas en communion avec vos paroles ? quand vos hautes fonctions vous faisaient rencontrer la plupart des hommes qui ont tenu les premières places dans l’histoire de ce temps, croyez-vous donc que la valeur de vos propos leur échappait et qu’ils n’en tenaient aucun compte ? Si vous me l’affirmiez je vous suivrais si peu que votre conviction faiblirait. Car si la communication ne s’établit pas toujours d’une manière intégrale, la rencontre garde sa valeur. N’avez-vous pas intitulé une de vos œuvres romanesques « Le rendez-vous avec quelqu’un » ce qui est implicitement reconnaître que la rencontre est le premier pas vers la communication ?

     C’est sous ce thème qu’il convient d’évoquer une existence que les rencontres modifièrent au point que votre vie a pris souvent un cours différent de celui que vous auriez peut-être choisi si l’homme était totalement libre de ses actes.

     Vous êtes né à Paris, trois ans avant la première guerre mondiale, d’un père issu d’une famille d’artisans-joailliers du Marais et d’une mère belge, originaire de Namur. Votre maison natale de la place Victor-Hugo a abrité de longues années votre existence. C’est là que vous avez commencé vos études sous la direction d’une institutrice qui vous a été très chère, Mademoiselle Limanton, la première personne que vous avez été voir en 1944 quand vous avez fait votre entrée dans Paris libéré.

     C’était acquitter une dette de reconnaissance envers celle qui vous avait fait pour la première fois rencontrer l’histoire vivante : c’était en 1919, très exactement le 19 février, rue Franklin, en face du cimetière de Passy. Alors que votre institutrice vous prenait par la main pour traverser la chaussée, un sergent de ville vous barra le passage de son bras tendu ; de l’autre, il salua une limousine dans laquelle on apercevait un vieil homme, coiffé d’un invraisemblable chapeau mou. Si jeune que vous fussiez, vous aviez reconnu Clemenceau.

     Votre émotion s’accrut encore, quand, le lendemain matin, votre institutrice vous dit : « Nous avons failli être les derniers à voir Clemenceau. Un anarchiste a tiré sur lui ce matin. Dieu merci ! il ne l’a pas tué. Je n’aime guère Clemenceau, mais je l’aurais regretté », propos qui vous fit rêver déjà sur les incertitudes de l’histoire politique car vous demandâtes alors :

     — N’est-ce pas grâce à Clemenceau que la guerre est finie ? et que votre éducatrice vous répondit péremptoirement :
     — Grâce à Clemenceau, peut-être un peu, mais surtout grâce à Foch. Cela fut dit avec un tel ton de reproche que vous en fûtes longtemps marqué et que des horizons singuliers s’ouvrirent à vous sur la manière de relater le passé.

     Vos études se poursuivirent brillamment au lycée Janson de Sailly. à l’époque de la classe de philosophie, vous avez traversé une grave crise, physique et morale. La maladie devait modifier votre destinée, mais la métaphysique joua un rôle plus grand encore.

     « Qu’aurais-je été, avez-vous écrit, si Alain ne m’avait appris à douter et Simone Weil à croire, Marc Sangnier à aimer et de Gaulle à combattre ? »

     À la vérité, votre crise de conscience avait porté sur la recherche essentielle de l’homme, celle de trouver Dieu. Par une évolution parallèle à celle qui, au même moment, tourmentait Bergson, vous en étiez venu à penser que le Christianisme était probablement la plus sûre des religions révélées, et vous n’aviez pas hésité à y adhérer totalement. Ils sont favorisés, ceux qui ont résolu ce problème de bonne heure, car ils troublent la sérénité dans les épreuves et le courage de poursuivre les tâches les plus malaisées.

     Ayant le goût d’enseigner les vérités découvertes, il était logique pour vous de préparer l’école Normale où vous fûtes admissible. La maladie troubla votre oral et, de surcroît, entraîna une réforme militaire qui rendit précoce votre entrée dans la vie active comme correspondant de l’agence Havas et comme collaborateur aux Nouvelles Littéraires. Bientôt l’agence Havas vous délégua à Londres, comme si le hasard avait voulu vous faire connaître de bonne heure la cité où se dessinerait l’orientation de votre existence.

     Vos fonctions vous conduisirent plusieurs fois à accompagner Anthony Eden dans ses déplacements et vos rencontres avec l’Histoire commencèrent à se multiplier. Vous avez vu, de vos yeux, Hitler, Staline et surtout Mussolini auquel vous avez consacré une intéressante monographie sous le pseudonyme d’André Sidobre dont furent signés vos écrits d’avant-guerre.

     Seul journaliste ayant eu le privilège d’assister au mariage du duc de Windsor avec Wallis Simpson, au château de Candé, vous en fîtes une relation grâce à laquelle votre nom fut remarqué.

     L’année suivante, vous rencontriez au Congrès eucharistique de Budapest le cardinal Pacelli, futur pape Pie XII, et aviez la faveur d’un long entretien avec lui dont il garda la mémoire.

     Vos idées, tant politiques que religieuses, vous avaient mis en contact avec les Dominicains du boulevard Latour-Maubourg; vous écriviez dans leur revue SEPT, et aussi dans TEMPS PRÉSENT, dans la VIE INTELLECTUELLE et notiez de précieuses amitiés avec François Mauriac, Pierre-Henri Simon et surtout Daniel-Rops dont les relations devaient jouer un grand rôle dans votre vie. Mauriac accepta de préfacer une brochure importante que vous consacrâtes à l’accord de Munich dont vous avez dit avec une rare prescience qu’il aboutirait au pacte germano-soviétique. Il était donc logique qu’au printemps de 1939 vous éleviez dans l’AUBE une vigoureuse protestation contre l’annexion de la Bohême, sous le titre significatif : « Les étapes de la force ».

     Ces années si remplies sont encore marquées par des collaborations à la collection PRÉSENCE, dirigée par Daniel-Rops à laquelle vous fournissez des textes dans « l’HOMME DE COULEUR » et « LA DÉMOCRATIE RÈGLE LA LIBERTÉ ».

     En 1939, la guerre que vous aviez jugée inévitable éclate au mois de septembre. Malgré votre réforme, vous vous engagez et êtes affecté au service auxiliaire. Cette activité ne vous paraissant pas digne de vos aspirations, vous obtenez du docteur Robinet, père de notre confrère Louis-Gabriel Robinet, qu’il vous verse dans le service armé et vous faites la campagne du printemps de 1940 aux côtés de l’armée anglaise.

     Vous échappez à la captivité grâce à l’ingéniosité d’une ambulancière ; le 17 juin, à Rennes, tandis que le bombardement écrase la gare et sème la mort, vous entendez le message du maréchal Pétain annonçant la demande d’armistice. Il vous afflige, mais pendant peu de temps, puisque le lendemain, un heureux hasard vous fait capter à Niort l’appel du général de Gaulle. Vous décidez de gagner l’Angleterre et, le 21 juin, vous parvenez à vous embarquer à Saint-Jean-de-Luz sur un vaisseau polonais, le Bathory.

     Vous possédez dans vos papiers une lettre de Daniel-Rops, adressée au général de Gaulle, dont il fut le premier éditeur. Sur l’enveloppe de cette lettre, vous écrivez ce message d’espérance :

     « Nous ne sommes pas l’arrière-garde d’une armée qui part, mais l’avant-garde d’une armée qui reviendra. »

     Après cinq jours d’une traversée orageuse, vous débarquez en Angleterre. Le 30 juin, vous allez signer un engagement dans les Forces Françaises libres à Saint Stephen’s house et vous faites la grande rencontre de votre existence terrestre ; vous remettez la lettre de Daniel-Rops au général de Gaulle ; celui-ci lit sur l’enveloppe les mots d’espérance que vous y avez inscrits. Il vous a jugé et saura vous employer au poste qu’il considère comme capital, celui de la propagande qui maintiendra le moral de la nation subjuguée par l’occupant :

    — La guerre est un problème terrible mais résolu, vous avait dit le Général ; il faut ramener toute la France du bon côté.

     Cette tâche, vous alliez la remplir pendant quatre années avec toute votre âme et tout votre talent, en ressentant parfois l’impatience d’être confiné dans un bureau quand vous auriez souhaité un champ de bataille. Mais le Général qui vous estimait indispensable vous interdit de participer à toute mission clandestine sur le territoire continental. Il ne put toutefois repousser votre exigence de prendre part aux opérations de libération.

     En 1944, une semaine avant le débarquement, vous étiez incorporé dans un commando britannique, après avoir enregistré une série de messages pour les jours à venir. Une fois en France, vous avez d’abord rejoint une unité de partisans, la compagnie Scamaroni, puis la deuxième division blindée. Au cours de votre voyage vous avez éprouvé combien il est difficile de passer de la parole à l’action sans susciter la critique. Mais les faits ont vite répondu pour vous, et sans offenser votre modestie, je serais incomplet si je ne rappelais pas qu’au cours de la campagne de libération de la France vous avez été l’objet de trois citations exceptionnellement élogieuses, sanctionnées par l’attribution de la Légion d’honneur à titre militaire et d’une croix de la Libération que le Général de Gaulle tint à vous remettre lui-même sur le front des troupes, le 14 juillet 1945, deux mois après que la France eût signé, aux côtés des Trois Grands, l’acte de capitulation du IIIe Reich.

     Le compagnon de la Libération que vous étiez devenu faisait alors ses débuts dans une carrière politique qui, depuis bientôt trente années, vous a placé dans les postes les plus en vue et vous a fait activement participer à l’histoire de notre patrie.

     Votre entrée dans la politique fut particulièrement brillante puisque vous y apparûtes non en simple militant mais bien en chef de parti. Ne dites plus jamais, Monsieur, qu’il n’y a pas parfois communication entre les créatures humaines. Pour les Français de 1944 la voix qui, depuis Londres, avait maintenu quotidiennement le moral de la nation n’était plus anonyme ; elle était celle de Maurice Schumann vers lequel montait un élan de sympathie et de gratitude.

     Les éléments chrétiens qui s’étaient groupés autour de la Résistance voulurent constituer une formation électorale qui rassemblerait l’ancienne démocratie populaire et l’ancienne Jeune République, auxquelles pourraient se joindre ceux, qui sans avoir adhéré aux partis d’extrême-gauche, ne s’en étaient pas moins dressés contre l’occupant et avaient participé à la résistance nationale. Ce parti, dénommé « Mouvement républicain populaire » et célèbre sous ses initiales M.R.P. représentait une force d’ordre considérable et un contrepoids aux excès déchaînés par les passions partisanes. Le 11 novembre 1944, vous étiez élu président de ce nouveau parti, qui représentait un appoint sûr pour le gaullisme sans en être le prisonnier, mais, en revanche un soutien si loyal qu’il gagna le surnom de « parti de la fidélité ».

     Ce fut comme chef de ce parti d’une grande importance numérique que vous deviez siéger à la première assemblée constituante, élue en octobre 1945.

     Les difficultés politiques révélées par la composition de cette assemblées rebutèrent vite le général de Gaulle qui, bien qu’investi très solidement par les nouveaux parlementaires, se retira de la scène publique le 21 janvier 1946, laissant la France dans une situation très périlleuse.

     En effet, la première assemblée constituante possédait une majorité marxiste fort exaltée, et tellement puissante qu’il eût suffi d’un vote pour faire basculer la France dans une démocratie populaire qui pouvait, en dépit du désir de ses habitants, lui valoir un sort comparable à ceux de la Tchécoslovaquie, de la Hongrie et des états balkaniques. Il s’agit de processus presque irréversibles.

     Vous l’avez si bien senti que, dans votre éditorial de l’AUBE, le 22 janvier 1946, après un adieu émouvant à celui qui venait de quitter la direction de la nation, vous avez écrit que « les finances malsaines et l’économie fragile risquaient de ramener la France à une servitude sournoise ».

     Cette indication fut comprise et vous receviez aussitôt une lettre du général Billotte disant que ce serait faire courir un grand risque au pays que le M.R.P. se résignât à une solution bipartite socialo-communiste. Il précisait :

     « Cette solution qui conduira très rapidement la S.F.I.O. à s’effacer complètement derrière le P.C. et à lui laisser la direction politique a été examinée avec objectivité par les militaires anglo-saxons. Ils 1a considèrent comme une très grave menace sur les arrières de leurs troupes d’occupation et comme susceptible de rapprocher le terme d’un éventuel conflit avec l’U.R.S.S. Ils envisagent diverses mesures, dont je vous cite quelques-unes : abandon stratégique de l’Europe continentale, saisie préventive des bases d’investissement de l’Eurasie, évidemment françaises, mesures coercitives économiques... Ce n’est pas le moment de faire la politique du pire ; si en novembre, je conseillais au M.R.P. de ne pas accepter la politique tripartite sans de Gaulle, je crois maintenant que la formule tripartite à direction socialiste est le moindre mal qui permettra d’attendre sans trop de gâchis les élections. »

     Ce document original, l’un des plus importants de vos archives personnelles, marque un tournant capital de la politique de l’après-guerre. En acceptant, comme président du M.R.P., le principe du tripartisme sans de Gaulle, vous avez permis à la France d’échapper à une aventure dont les conséquences restent toujours incalculables.

     Le gouvernement tripartite, présidé par le député socialiste Félix Gouin, aboutit au vote d’une constitution condamnant la France à un dangereux régime d’assemblée unique. Le M.R.P. vota contre cette constitution et celle-ci fut repoussée par le peuple français.

     Aux élections de la seconde Constituante, le M.R.P. l’emporta sur le plan numérique et la direction de l’état fut alors confiée à son créateur, Georges Bidault. La nouvelle constitution prévoyait une seconde assemblée, élue au suffrage restreint, et en dépit de procédures compliquées se rapprochait des lois constitutionnelles de 1875, les seules, depuis 1791, qui ne se fussent pas effondrées en moins de vingt ans.

     Avant que cette constitution fût adoptée par l’Assemblée, le général de Gaulle en avait condamné les principes dans un retentissant discours prononcé à Bayeux. Vous fûtes alors convoqué à Colombey. Le général avait continué à vous manifester son affection et à vous appeler avec une véritable tendresse « le compagnon par excellence », mais au cours de cette soirée du 21 septembre 1916, le climat se révéla moins serein.

     Le général lançait au M.R.P. un véritable ultimatum le sommant de ne pas accepter la nouvelle constitution. Vous eûtes le courage d’exposer la réalité des problèmes. On ne pouvait en quatre mois repousser deux projets de constitution. La continuation du provisoire ne faisait que resserrer les liens entre les partis socialiste et communiste ; on retomberait dans ce cas dans les risques que l’acceptation du tripartisme avait neutralisés au début de l’année. L’attitude que de Gaulle souhaitait pour nous aurait pu faire croire, que contrairement à votre sentiment profond, vous alliez prendre la relève de l’ancienne droite. Comme cette attitude risquait de neutraliser votre action, vous ne vous laissâtes pas convaincre. Sans enthousiasme, le M.R.P. vota la Constitution qui établissait la IVe République, mais marquait une véritable rupture avec le Général. Celui-ci constituait alors un groupement hétéroclite qui, sous le nom de Rassemblement du peuple français allait empêcher pendant dix ans la marche normale de la démocratie et hâter 1a chute du régime.

     À cette IVe république si décriée, les historiens non partisans commencent à rendre justice, car son œuvre ne fut pas négligeable, puisque, somme toute, elle reconstruisit la France en ruines, montra un assez grand libéralisme dans le domaine scolaire et tenta vainement de sauver un empire colonial que les discussions mortelles et les guerres de l’Europe avaient condamné à périr.

     Au cours de cette période, vous avez joué constamment un rôle politique de premier plan, tant comme secrétaire d’état au quai d’Orsay, que comme président de la Commission des Affaires étrangères.

     Pendant ces onze années, vous n’avez rencontré que deux fois le général de Gaulle en tête à tête, le 19 août 1948, ensuite, et ce fut plus important, le 8 janvier 1958.

     La première rencontre, celle de 1948 eut lieu à l’hôtel Lapérouse. Le nouveau gouvernement avait trouvé ses assises ; dès le 6 mai 1947, Paul Ramadier avait levé l’hypothèque communiste ; par la suite, Robert Schuman et Jules Moch avaient mis fin au chantage de la violence ; on pouvait seulement reprocher à la IVe république, la trop grande fréquence de ses crises ministérielles.

     Dès le début de l’entretien, vous défendîtes les qualités du régime tout en reconnaissant qu’il s’agissait d’un cadre mal bâti. Mais que désirait le Général, le détruire ou l’amender ? Il maintint son point de vue que cette constitution avait été votée contre lui ; il déclara que la IVe république cumulait les travers de la monarchie et les faiblesses de la IIIe République, et qu’en conséquence il ne voyait aucune raison de consolider un régime qu’il désapprouvait. Toutefois sans se rendre à vos arguments, il vous congédia en vous disant affectueusement : « Je n’oublie pas les services que vous avez rendus quand vous étiez avec moi. »

     Dix années devaient s’écouler sans rencontre nouvelle.

     Ces dix années sont marquées pour vous par une activité politique dont l’ampleur dépasse les spécialités dont vous avez été chargé. Vous avez dressé vous-même le bilan de ces activités en distinguant vos réussites de vos échecs.

     Votre premier objectif était de faire admettre la reconnaissance du droit de cité aux croyants. Sous cette appellation générale il faut comprendre que vous avez soutenu le principe de la liberté de l’enseignement, problème posé depuis la fondation de l’Université par Napoléon, et qui, sous la Troisième République avait suscité des luttes acerbes. Pour résoudre la question vous aviez, dès 1936, pris des contacts avec Léon Blum et organisé une rencontre entre lui et le père Lalande, aumônier général de l’Action catholique de la Jeunesse française ; en la conjoncture, vous aviez apprécié l’extrême largeur de vues du leader socialiste.

     Dès 1945 vous aviez demandé que les subventions accordées par Vichy aux écoles libres fussent maintenues, premier mouvement d’une offensive qui devait mener au vote de la loi Barangé, qui, cent ans après la loi Falloux, garantissait la liberté d’enseignement.

     Vous avez défendu avec une égale énergie et une ferme conviction une politique introduisant la dimension familiale dans la politique sociale. En liaison avec Paul Bacon, ministre du Travail, le M.R.P. a écouté vos directives et amélioré la distribution des allocations familiales au point de modifier la poussée démographique. à cette politique, vous vous êtes si vivement attaché, que, malgré les conséquences qui pouvaient en résulter, vous avez tenu tête, la mort dans l’âme, à Antoine Pinay jusqu’à provoquer sa démission en décembre 1952 parce que le Ministère des Finances avait voulu détourner l’excédent des caisses d’Allocations familiales.

     Sur un troisième objectif, ressortissant celui-là au ministère des Affaires étrangères qui était de votre domaine propre, vous et votre parti avez lutté pour la réconciliation franco-allemande. Vous avez participé à la Convention européenne des Droits de l’Homme et, par la suite, vous avez montré, en allant jusqu’à la démission, le prix que vous attachiez à la création de l’Europe.

     Dois-je encore ajouter pour être complet que, précisément par respect pour les Droits de l’homme, vous avez personnellement travaillé à l’abrogation de la loi d’exil qui interdisait aux chefs des anciennes dynasties l’accès de leur patrie.

     À côté de ces succès, vous notez avec la même franchise ce que vous considérez comme vos échecs. Ceux-ci sont spécialement intéressants puisque la suite immédiate de l’Histoire a découlé d’échecs qui ne vous sont pas propres et qui portent sur deux points dont l’importance apparaît clairement aujourd’hui, celui de la réforme des institutions et l’impuissance à maîtriser l’épreuve de la décolonisation. De ces erreurs, la IVe république était appelée à périr.

     En 1954, en dépit d’héroïques efforts, l’Indochine était perdue ; parallèlement, il fallait renoncer aux protectorats sur le Maroc et la Tunisie, tandis que s’allumait en Algérie une lutte inexpiable qui allait anéantir en une décennie un siècle et demi d’efforts sur les rives africaines de la Méditerranée.

     Le point crucial de cette lutte de libération entreprise par le monde arabe ne se situa pas d’ailleurs dans les colonies françaises. Ce fut l’impossibilité, par suite de pressions étrangères, de juguler la crise de Suez, qui devait marquer un si cruel abaissement ; sous la menace d’états puissants, la reculade des nations d’Occident en 1956 a coûté à l’Europe son domaine colonial et l’oblige aujourd’hui à se courber devant les détenteurs de l’énergie fournie par les hydrocarbures.

     Vous avez senti ce risque plus que tout autre, puisque, bien que Président de la Commission des Affaires étrangères, vous avez participé, comme chef de bataillon à titre temporaire, à cette entreprise avortée où vous eûtes l’occasion de mesurer l’esprit d’indiscipline et de colère qui risquait de conduire l’armée française à de redoutables excès.

     Le Général avait suivi avec intérêt votre attitude, et, à la Noël de 1956, il vous écrivait avec une touche d’ironie :

     « J’ai su, bien entendu, que vous étiez à Suez. En somme, vous avez voulu faire du gaullisme sans de Gaulle. »

     Une année plus tard, la situation en Afrique s’étant fortement dégradée, vous étiez convoqué dans le bureau spartiate de la rue Solférino :

     — Comme je ne reviendrai jamais au pouvoir, vous a dit de Gaulle comme entrée en matières...

     Vous l’avez interrompu :

     — La route du pouvoir vous est ouverte et le R.P.F. n’est plus là pour vous la couper.

     — Mais non, vous répondit-il, vous vous arrangerez bien pour vous passer de moi. Vous trouverez toujours un Gaillard pour remplacer un Bourgès. Enfin !... Mais je sais bien ce qu’il faut faire pour sortir du drame algérien. Il faut faire ce dont le régime est incapable.

     Et, cinq mois avant le 13 mai, vous avez appris de la bouche de celui qui allait redevenir le maître de la France, que l’Algérie, selon lui, devrait choisir entre l’intégration, l’association ou l’indépendance, le double secret de la paix et de la vraie grandeur étant l’établissement de relations d’un type absolument nouveau entre la France et ses possessions d’outre-mer. Et il ajouta comme conclusion : « La France existait avant 1830, heureusement ! »

     Vous gardâtes le secret sur cette réduction de la France à l’hexagone, si bien que lors d’une conversation avec Michel Debré, vous eûtes assez de sang-froid pour ne pas marquer d’étonnement quand il vous exposa sur les intentions du Général envers l’Algérie une thèse toute contraire.

     Ici se termine ce que vous appelez in petto votre première fidélité. La seconde se déroule pendant les onze années de règne du Général.

     En 1958 vous redeveniez président de la Commission des Affaires étrangères, ce qui vous valait l’honneur de six entretiens privés par an avec le chef de l’état. Mais vous constatiez assez vite que, tout en vous témoignant la même confiance affectueuse, celui-ci s’était constitué un domaine réservé, que les conversations risquaient d’être de pure forme et que la politique suivie à l’élysée marquait une certaine contradiction avec le célèbre cours que vous veniez de donner à l’Institut d’études juridiques de Nice sur « La commission des Affaires étrangères et le contrôle de la politique extérieure du régime parlementaire ».

     Le Général vous devait pourtant beaucoup, car vous aviez été un des artisans les plus efficaces de son retour au pouvoir, et je serais indiscret en dévoilant des tractations que vous avez seul le droit de livrer au public quand vous jugerez le moment opportun. Mais il ne s’estimait pas tenu à la moindre reconnaissance envers ceux qui l’avaient servi puisque, à son avis, en le servant, on faisait simplement son devoir envers la patrie.

     Il n’en oubliait pas pour autant ses fidèles et lors de la constitution du premier ministère de Georges Pompidou, il vous offrit un portefeuille ainsi qu’à quatre de vos collègues M.R.P. Mais ce nouvel avatar fut de brève durée, puisque, en raison de la prise de position européenne du nouveau premier ministre, vous donniez, ainsi que vos confrères, vos démissions avec éclat, moins de cinq semaines après avoir pris vos fonctions.

     Vous retrouviez sans difficultés la présidence de la Commission des Affaires étrangères, où vous montriez, une nouvelle fois, votre indépendance et votre courage en allant demander la grâce du général Jouhaud, que de Gaulle paraissait décidé à faire exécuter pour l’exemple.

     Ces années, passées à la présidence de la commission des Affaires étrangères sont riches en tâches diverses sur lesquelles il n’est pas possible de s’étendre longuement. Rappelons cependant une mission en Europe centrale préparant la visite du général de Gaulle dans les capitales sises au-delà du rideau de fer.

     Parlons enfin tout spécialement de votre visite au président Lyndon Johnson, le 18 mars 1966, alors que treize jours plus tôt, le Général s’était décidé à chasser l’OTAN du territoire français, pour mieux marquer son indépendance.

     Il est peut-être trop tôt pour livrer le récit de cet entretien ou vous vous trouviez dans une situation si pénible. Car le président américain prenait acte de l’isolement de la France et ne craignait pas de dire avec amertume que celle-ci aggravait ses soucis.

     Toutefois il consentait à croire que le geste, à la fois fier et inamical, du général de Gaulle ne rompait pas une alliance dont dépendait la sécurité de l’Occident, et vous preniez sur vous, d’assurer, en présence de l’ambassadeur de France, que malgré les apparences, le Général restait un loyal allié.

     En 1967, après des élections difficiles, Georges Pompidou remaniait son gouvernement et vous confiait avec la dignité de ministre d’état, le portefeuille de la Recherche scientifique : devenu le dirigeant essentiel de l’énergie nucléaire vous étiez amené à faire avancer la France dans le domaine du progrès énergétique et dans l’amélioration de ses moyens de défense.

     L’année suivante, la nation en crise, se demandait si tout le régime n’allait pas s’effondrer. Le 29 mai 1968, Georges Pompidou vous annonçait avec émotion que le Général était parti pour une destination inconnue et vous demandait avec une certaine angoisse :

     — Croyez-vous qu’il reviendra ?

     vous répondiez alors avec une tranquille certitude :

     — Ce départ est l’exécution d’un plan. Vous me demandez s’il reviendra ; il n’est parti que pour revenir ; il est déjà à moitié revenu.

     Comme vous l’aviez pressenti, le lendemain le Général était de retour ; il ordonnait la dissolution de la Chambre et le calme que l’on croyait à jamais disparu, renaissait de lui-même.

     Avant ces élections de 1968 qui firent entrer au Palais-Bourbon une Chambre Introuvable, le Général vous avait muté à un poste qui correspondait particulièrement à vos goûts, celui des Affaires sociales, où vous vous montriez le gardien vigilant des fonds appartenant aux Caisses d’Allocations familiales, et vous étudiiez une réforme de la Sécurité sociale, incluant ses charges dans le budget général. Cependant un dialogue avec les syndicats, prévu rue de Tilsitt, se montra décevant. Votre tâche allait d’ailleurs bientôt être interrompue par l’intempestif référendum du 27 avril 1969, qui eut pour conséquence la retraite immédiate du général de Gaulle.

     Dans la nuit du 27 au 28 avril, vous envoyiez au Général une lettre pour lui proposer de partager son exil volontaire et de devenir son historiographe, offre qui l’émut sans doute, mais qu’il repoussa, vous estimant promis à une plus haute destinée.

     Il ne se trompait pas, puisque dés son élection à la présidence de la République, Georges Pompidou vous faisait convoquer le 22 juin à l’hôtel de Lassay, où le nouveau Premier Ministre, Jacques Chaban-Delmas vous annonçait en ces termes votre nomination au ministère des Affaires étrangères :

     — Il nous faut à la fois assurer la continuité du gaullisme et donner un nouveau départ à l’Europe ; tu es notre homme. "

     Les événements sont maintenant bien proches pour parler d’eux avec le recul qu’exige l’Histoire pour devenir sereine.

     Je désire cependant les évoquer en quelques mots : votre dessein fut de réparer les froissements que l’altière politique du général avait provoqués avec de nombreuses nations; votre méthode était de mettre de l’huile dans les rouages les plus grinçants, ce que vous alliez réaliser en souriant.

     Le rétablissement de bons rapports avec le Maroc, l’Espagne, l’Algérie et les états-Unis furent vos premiers objectifs.

     Une entrevue avec le président Nixon et un contact avec Henry Kissinger en septembre 1972 furent l’événement capital d’une politique qui visait, tout en maintenant l’alliance et l’amitié, à mettre un frein aux exigences des états-Unis sur les problèmes regardant strictement une communauté européenne. Votre désir secret n’était-il pas que le Parlement européen fût un jour élu au suffrage universel ?

     Il était indispensable de maintenir les bonnes relations avec l’U.R.S.S.; en 1971, vous adressiez une invitation à Léonid Brejnev, puis vous participiez à une visite officielle. Aux côtés de Georges Pompidou, vous assistiez au lancement d’une fusée soviétique à Baïkonour, en pleine steppe. Le deuxième étage de la fusée venait de se détacher avec fracas quand, dans le silence revenu, vous entendîtes un important personnage du régime soviétique murmurer :

     — Nous l’avons arrêtée à mi-course ; sinon elle ne serait pas tombée au large du Kamtchatka mais entre Shangaï et Canton.

     À ce propos, vous rappelez le mot de Richard Nixon :

     — je n’entends pas me faire un ennemi irréconciliable d’un pays qui comptera un milliard d’habitants avant la mort de mes enfants. Il faut tenir les deux bouts de la chaîne. De Gaulle avait vu juste.

     Il était donc naturel que vos fonctions vous conduisent un jour à Pékin. Et, un soir du mois de juillet 1972, aux côtés de Chou-en-Laï, vous étiez introduit dans le cabinet de Mao-Tsé-Toung. Vous étiez là, seul Français, seul homme blanc, seul représentant de la race responsable du sac du Palais d’été, au cœur de la Cité interdite, en face du plus puissant conducteur de peuples de toute la planète. La lune brillait déjà dans la nuit calme. Chou-en-Laï déclara :

     — La lune ! un jour des Chinois y rencontreront des Français !

     Mao écoutait en souriant ; en vous adressant des paroles d’amicale bienvenue, il vous reprochait cependant d’avoir laissé mourir le général de Gaulle avant qu’il eut visité Pékin. Puis il vous invita à vous asseoir, en vous précisant, que, clans ce même fauteuil, à l’étonnement du monde, Nixon s’était assis avant vous.

     Ensuite, avec une expression énigmatique, il vous précisa les noms de certains qui ne seraient jamais admis à s’y asseoir.

     Au cours d’une conversation constamment cordiale, le maître de la Chine vous chargea d’une invitation pour Georges Pompidou puis il ajouta : « vous direz aux Maoïstes français qu’ils veuillent bien me lire avant de m’invoquer. »

     Il faudrait encore parler de vos rapports avec le président Pompidou sur lesquels ont couru des bruits contradictoires. C’est encore le secret de l’Histoire et je ne puis faire état de tout ce que vous m’avez confié. Je puis seulement dire que ces rapports furent excellents en dehors de quelques mouvements d’humeur, conséquences peut-être d’un état maladif encore ignoré, et probablement de certaines divergences sur la politique envers les états arabes.

     Vous n’aviez pourtant pas hésité à vous rendre à Alger et vous m’avez rapporté que lors d’un entretien détendu, le président Boumedienne vous avait dit :

     — je suis de culture arabe ; je n’ai pas été étudiant à Paris, mais au Caire. Cependant, après l’indépendance et à cause d’elle j’ai décidé d’apprendre le français et de le faire apprendre à tous les enfants algériens. C’est là votre chance, votre grande chance. Vous la devez à de Gaulle, ne la laissez pas passer.

     Ce fut sans doute pour vous un propos consolateur. Mais la politique avec d’autres voisins, du Proche et du Moyen-Orient, vous causa des tourments sur lesquels il est encore interdit de s’étendre, mais où vous n’avez jamais craint de défendre les positions qui vous étaient chères.

     Vos obligations ministérielles ne vous permettaient guère de vous soucier de votre situation électorale. Une coalition d’extrêmes la fit soudain basculer de quelques centaines de voix, en mars 1973, alors que vous aviez néanmoins totalisé un nombre record de suffrage.

     Vous saviez d’avance que Georges Pompidou ne maintiendrait jamais en place un ministre battu aux élections, ce qui marqua votre retour à la vie privée.

     C’est une riche et dure expérience que celle de l’échec, car elle permet de recenser ses amis ; j’espère que leur grand nombre vous fut un réconfort au cours d’une épreuve qui allait être brève. Les humains ne mesurent souvent la valeur des êtres qu’après les avoir perdus. Le département du Nord s’en aperçut bien vite et une triomphale élection au Sénat devait effacer pour vous un incident électoral déjà oublié.

     Vous vous en réjouissez et nous sommes heureux de le faire avec vous, mais nous y mettons aussi de la réserve.

     Était-ce une si grande épreuve après trente années au service de l’état que de pouvoir enfin songer un peu à soi-même, et, quand on a le goût d’écrire, de donner le jour à une œuvre littéraire que l’on porte en soi et que l’on n’a pas trouvé le loisir d’exprimer.

     Pendant votre entracte de la vie politique, vous aviez d’ailleurs occupé à la présidence de la Fondation de France, un poste plein d’intérêt pour un esprit porte aux recherches artistiques. N’était-il pas souhaitable que le chantre du Tintoret, le pèlerin passionné de la Madonna del Orto où repose le grand peintre eût à juger du patrimoine artistique de la nation ? Et où l’ancien ministre des Affaires sociales eût-il pu mieux qu’en ce poste orienter les charités en faveur des catégories les plus défavorisées ?

     Dans cette activité momentanée vous laissant des loisirs plus importants que la vie politique, vous aviez retrouvé cette possibilité d’écrire qui avait été le rêve initial de votre vie.

     Les chroniques et les écrits d’André Sidobre avaient conquis la notoriété avant la guerre. Les causeries de Maurice Schumann sous l’occupation avaient fourni une anthologie publiée sous le titre « La voix du couvre-feu ».

     Deux participations à la collection « Génies et réalités » dans des volumes consacrés respectivement à Talleyrand et à Mazarin avaient été remarquées par les historiens professionnels.

     Malgré vos obligations, vous arriviez, en 1962 à publier un roman qui fit quelque bruit et fut adapté à la télévision. Il s’appelait « Le rendez-vous avec quelqu’un » et se montrait très révélateur de vos inquiétudes. Sa qualité d’écriture était telle que notre défunt confrère Daniel-Rops vous déclara alors :

     — Encore un volume comme celui-là et vous entrerez à l’Académie.

     Vous me l’avez assuré et je vous ai cru d’autant plus volontiers qu’à la même date, il me disait, pour mon compte, la même chose. C’était un esprit juste, mais il voyait parfois trop loin. Du moins ses prophéties étaient-elles exactes.

     Lors de votre retraite politique en 1973 vous avez en effet publié ce deuxième volume, un roman intitulé « Les flots roulant au loin ». Peu après avoir accompli la tâche souhaitée naguère par Daniel-Rops vous êtes devenu notre confrère, au moment où paraissait le plus remarquable de vos ouvrages, ce triple essai sur Péguy, Simone Weil et Gandhi que vous avez baptisé d’un vers de Rainer-Maria Rilke qui vous est cher : « La mort née de leur propre vie. »

     Nous espérons, Monsieur, que votre rentrée dans la vie politique ne vous empêchera pas de mener à leur terme les quatre volumes que vous préparez après les avoir longuement médités et qu’ils enrichiront encore une oeuvre déjà si digne de considération.

     Du moins avez-vous mené à bien le premier travail que nous demandons à un nouveau confrère, par application stricte de nos règlements, celui de prononcer l’éloge de son prédécesseur.

     Vous venez de vous acquitter de cette tâche avec autant de talent que de sensibilité. Il est vrai que la matière était riche. Wladimir d’Ormesson était un être exceptionnel d’une grande affabilité et d’une remarquable modération de jugement. Chrétien convaincu, et patriote ardent, il savait servir à la fois Dieu et César et les deux lui en surent toujours le meilleur gré. Aussi sa carrière a embrassé les activités les plus diverses. Formé jeune à l’action par le maréchal Lyautey, il trouva un nouvel accomplissement en servant, comme vous, le général de Gaulle.

     Poète, romancier, journaliste, essayiste, mémorialiste, il consacra aussi une importante partie de sa vie à l’action : deux fois ambassadeur au Vatican, une fois en Argentine, premier président de l’O.R.T.F., aujourd’hui défunte, il servit, secondé par une admirable compagne, les intérêts de la France avec une rare conscience. Il fut de ceux qui, au soir de la journée, peuvent se flatter d’avoir entièrement accompli leur devoir.

     Il aimait cette maison où il était assidu et personne n’y était plus populaire que lui. Nous avons pleuré une disparition que j’ai personnellement ressentie d’une manière très douloureuse parce que nous étions des amis intimes depuis plus d’un tiers de siècle et que nos vies avaient souvent été mêlées.

     Je sais qu’un de ses vœux était de vous avoir pour successeur; nous nous réjouissons que ce souhait se soit si aisément accompli. Du royaume des ombres, d’où il nous voit peut-être, je l’imagine s’entretenant aujourd’hui avec ceux de nos confrères qui vous ont précédé aux Affaires étrangères ; ils sont plus nombreuse qu’on ne le pense, et, sans les citer tous, je crois que ce fut un grand honneur pour vous d’avoir détenu le portefeuille le poste du cardinal de Bernis, de Châteaubriand, de Thiers, de Guizot, de Lamartine, de Tocqueville, de Raymond Poincaré, de Louis Barthou, d’édouard Herriot qui surent montrer avec éclat que le service de l’état n’est pas incompatible avec l’amour des belles-lettres. Je suis certain, que, de même que Wladimir d’Ormesson, ils se réjouissent de votre entrée dans une compagnie où ils furent heureux d’être accueillis.

     Il règne chez nous quelques traditions estimables : devenus tous confrères, nos membres sont égaux et ne connaissent d’autre préséance que l’ancienneté dans l’élection.

     Si nos portes ne sont pas toujours aisées à forcer et que parfois les passions s’affrontent dans nos scrutins, il est encore chez nous une autre règle d’or, celle qu’une fois admis on devient l’élu de tous.

     Aussi, par ma bouche, ce n’est pas moi seulement, mais toute l’Académie française qui vous souhaite la bienvenue et exprime sa joie de vous avoir conféré une immortalité dont notre expérience nous fait hélas ! mieux sentir chaque jour le caractère illusoire et la fragilité.