Discours de réception de Julien Green

Le 16 novembre 1972

Julien GREEN

Réception de Julien Green

 

M. Julien Green ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. François Mauriac, y est venu prendre séance le jeudi 16 novembre 1972 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

François Mauriac me disait un jour, voilà cinq ou six ans : «  Je vous vois à l’Académie. » À quoi je répondis, incrédule : «  Je ne savais pas que vous aviez des visions. » L’air grave dont il me considéra et le silence qui suivit furent comme un muet reproche et je regrettai aussitôt la frivolité de ma repartie.

Il n’en est pas moins vrai que me trouver aujourd’hui parmi vous est un honneur que des circonstances exceptionnelles ne me permettaient pas de prévoir, et je n’aurais pas cru possible que viendrait le jour où, jugeant raisonnable que j’occupe la place d’un grand écrivain disparu, vous laisseriez s’ouvrir des portes qui ne tournent pas toujours facilement sur leurs gonds.

Il faudra pourtant que je m’habitue à cette idée que je ne rêve pas et que tout ceci est vrai. Mon lointain prédécesseur au Grand Siècle, le poète Saint-Amant dont le fauteuil m’échoit, vous aurait dit ces choses avec un bonheur d’expression que je lui envie. À la réflexion, il ne vous aurait rien dit du tout, car il avait été dispensé de faire ce qu’on appelait une harangue, à la seule condition, nous rappelle Sainte-Beuve, qu’il se chargerait des parties comiques du dictionnaire, ce qui m’incline à croire que chez vous – ou plutôt chez nous – on ne travaille pas tant qu’on ne puisse sourire quand l’occasion s’en présente.

Enfin, me voici au rendez-vous que m’a donné François Mauriac, et c’est sous son regard attentif que j’ai le sentiment de m’entretenir de lui avec vous, maintenant. Cet homme que j’ai tout ensemble si bien et si peu connu, je voudrais essayer de vous le faire voir tel qu’il m’est apparu jadis, essayer de le découvrir avec vous dans une promenade à travers le passé, sans autre guide que le hasard des rencontres et, si vous le voulez bien, avec les divagations que cela comporte. J’ai dit : essayer de le découvrir, car il y a un Mystère Mauriac comme il y a un mystère pour chacun de nous qui croyons si bien nous connaître, mais quelle vie humaine n’est pas dans la nuit ? Dans la connaissance de Dieu et de soi-même, thème cher à son cher XVIIe siècle, cet écrivain est allé aussi loin que ses dons le lui permettaient. Il me paraît certain, en tout cas, qu’il a cherché presque toute sa vie à savoir qui était François Mauriac.

Dois-je m’excuser à présent de livrer des souvenirs tout personnels ? Messieurs, quand un écrivain vous informe d’un air résigné qu’il est dans l’obligation de parler de soi, ne le plaignez pas trop : il ne souffre pas beaucoup. J’étais jeune quand j’eus pour la première fois l’occasion de bavarder un peu longuement avec Mauriac. Je dois avouer que je connaissais son œuvre assez mal, mais je n’ignorais pas qu’il était déjà célèbre, alors que je n’étais guère qu’un commerçant, n’ayant à mon actif que deux récits fort noirs. Ce que Mauriac en pensait, je ne le sus jamais, malgré quoi je le devinais. Quelque chose en moi lui échappait, parce que ce quelque chose venait d’ailleurs. Or, je n’ai jamais connu de Français plus français que ce François Mauriac tout résumé dans son prénom.

C’est peu de dire qu’il tenait en suspicion ce qui relevait du fantastique et de l’invérifiable, bannissant rêves prémonitoires, sinistres pressentiments, apparitions, dédoublements de personnalité, irruptions de l’au-delà dans la vie de chaque jour, choses dont je ne faisais pas fi. Dans son œuvre entière, que j’ai relue, je n’ai trouvé qu’un seul revenant, et encore assez douteux : ce n’est pas beaucoup ! Plus tard, Adrienne Mesurat le rassura quelque peu. Quant à moi, je faisais les plus expresses réserves sur ce titre de romancier catholique dont s’accompagnait toujours le nom de François Mauriac. Dans mon esprit, la religion était une chose et le roman une autre, et l’on courait le risque en les mêlant de produire je ne sais quoi qui tournait à l’apologétique. Il faut dire qu’allant sur mes vingt-sept ans, j’étais précisément à l’âge où, pour de solides raisons, on ne souffre pas d’être prêché, et je soupçonnais le romancier Mauriac d’avoir un sermon dans sa manche. C’était le juger un peu vite, mais le fait demeure que nous différions de bien des manières. Il n’empêche que nous nous liâmes d’une amitié qui devait traverser près d’un demi-siècle pour aboutir en quelque sorte ici même, et parmi vous.

La différence, d’où venait-elle ? De ceci peut-être, que lui et moi étions profondément enracinés dans notre enfance, mais la sienne toute catholique, teintée de jansénisme, la mienne anglicane avant ma conversion. Sans beaucoup de détours, le terrain d’entente se trouva dans les environs de Port-Royal et comme il fallait s’y attendre, près de la personne de Pascal.

Le souvenir me reste d’excellentes soirées avec Mauriac, du temps que la vie souriait encore à beaucoup, sauf peut-être à Mauriac, mais cela je ne le savais pas. Sa bonne humeur me charmait. Il avait, en rapportant les sottises de choix entendues dans des réunions littéraires, des accès de fou rire qui le courbaient en deux et me gagnaient bientôt, car j’étais aussi moqueur que lui. Il me semble nous revoir tous deux, dans un coin de cette place de l’Alma presque déserte en ces temps lointains, à neuf heures du soir, notre gaieté réveillant les échos d’une nuit quasi-provinciale.

Le monde des salons où je ne m’aventurais guère, je m’en formais une idée atroce, le jugeant proche des régions sulfureuses, mais cette vision du jeune fanatique que j’étais alors cédait devant la joie malicieuse de mon compagnon mieux informé que moi et beaucoup plus attentif au spectacle de la faune parisienne. Il l’appréciait en connaisseur avec un sens de l’absurde et une ironie meurtrière qui remettait tout en place, au lieu de voir, comme moi, de la tragédie un peu partout.

N’est-il pas singulier, soit dit en passant, que le romancier Mauriac garde dans ses récits un ton d’une gravité si rigoureuse qu’elle exclut tout persiflage qui ne confine au sinistre ? La vis comica, un de ses dons les plus précieux, on dirait qu’il s’en méfie dans ses romans, à moins que cela ne tourne au noir. Défense de rire aux éclats... L’auteur sait bien pourtant, et mieux qu’un autre, que sans un peu d’humour la vie n’est pas tolérable Mais sur ce point, lui qui a tant d’esprit, n’a jamais varié, que je sache. Arrière donc, les personnages excentriques, les situations inattendues qui provoquent la gaieté dans les moments les plus sérieux de la vie, toute la drôlerie intempestive qui desserre un peu l’étau.

Quoi qu’il en soit, nous riions beaucoup vers 1928, mais il nous arrivait, au cours d’interminables promenades, de passer avec un sombre empressement du plaisant au sévère, et tôt ou tard, l’un de nous murmurait le nom de Pascal, suivi de la phrase aux inoubliables cadences qui sonnait le glas de toute joie physique et que je me disais parfois dans mes heures de révolte contre moi-même : «  Ceux qui croient que le bien de l’homme est en la chair et le mal en ce qui le détourne du plaisir des sens, qu’ils s’en soûlent et qu’ils y meurent. » Cet anathème contre les passions du monde, Mauriac me le récitait dans le silence des rues vides, ménageant des pauses saisissantes, pendant lesquelles je me figurais voir le sonneur tirer sur la corde pour amener le battant à frapper la cloche de deux coups lugubres : «  ... qu’ils s’en soûlent... et qu’ils y meurent...  »

Sur ce point j’étais d’accord avec mon illustre aîné, m’englobant moi-même avec une satisfaction ténébreuse dans la condamnation générale, quitte le surlendemain à retrouver du goût aux maximes empoisonnées du monde, comme on parlait jadis.

Et quel homme était Mauriac en ce temps-là ? Il nous l’a dit lui-même. À la veille de sa seconde conversion qui fut définitive, il traversait une crise dont je ne soupçonnais rien. Selon lui, cette époque de sa vie fut la pire. «  Pendant deux ou trois ans, je fus comme fou... » Loin du Christ, pensait-il, mais d’autant plus près de lui qu’il s’en croyait loin, ses accents les plus émouvants, Mauriac les a eus pour parler de ces choses qui intéressent le plus intime de l’âme.

Les années voisines de 1930, qui lui furent si difficiles, marquèrent un tournant, autant qu’il soit possible de dater des événements intérieurs. Avec ses exigences et ses appels au renoncement, l’Évangile lui paraissait impraticable. Là encore, Mauriac et moi nous nous rencontrions sans tout à fait nous le dire. Nous entrevoyions l’un et l’autre qu’un jour viendrait où il faudrait bien l’accepter, cet Évangile tour à tour réconfortant et sévère, et le choix nous apparaissait comme inéluctable, «  et impossible », eût ajouté Mauriac, qui ne voulait pas choisir.

Moi qui ne pouvais non plus choisir, parce que le moment n’était pas venu, sans doute, avec quelle ouverture de cœur je me fusse confié au grand romancier, si j’avais su... Mais les hommes qui auraient pu nous donner le meilleur d’eux-mêmes si nous les avions interrogés, nous jouent ce tour effarant : ils s’en vont. On s’aperçoit alors qu’on les croyait inaccessibles, railleurs, sceptiques, et la mort nous les rend tout proches, mais trop tard. Il est trop tard pour poser les questions les plus sérieuses à ceux qui en savaient peut-être les réponses. Mais nous avons gardé le silence : il nous restait je ne sais quel absurde scrupule, la crainte de paraître indiscret ou bizarre, ou d’être compris de travers – et voilà que se dessine dans la transfiguration des jours le vrai visage que nous n’avons pas su reconnaître avant qu’il ne devint le visage de l’absent.

C’est pourtant avec lui que j’essaie de reprendre ici l’impossible dialogue. Encore une fois, j’ignorais tout de ce qu’il a appelé cette souffrance interminable, et pourtant j’en avais fugitivement l’intuition. Pour une âme frémissant comme la sienne aux moindres touches de l’esprit, l’heure du choix ne pouvait être que crucifiante. Elle vint je le suppose, avant cette année si grave où il dut subir une opération qui fit de sa voix un chuchotement dont nous avons tous conservé le souvenir et qui eut pour effet de nous rendre plus attentifs à sa parole, car il semblait nous dire un secret. Oserai-je parler ici de sa chance dont il était si fier et en laquelle il croyait comme d’autres croient en leur étoile ? «  Mon incroyable chance », disait-il. Le fait est que ce chuchotement qui lui restait se faisait entendre comme des voix éclatantes n’y réussissent pas toujours.

L’Évangile enfin accepté. c’était là l’essentiel de son témoignage, mais contrairement à ce qu’on pense d’ordinaire, la sérénité ne suit pas toujours ces réformes de l’âge mûr. Je ne savais pas bien, lorsque je connus Mauriac, que le choix entre le Christ et le monde – le monde dans ce qu’il a de faux et d’injuste – ne détermine pas nécessairement la transformation totale de l’homme. Si c’est un miracle, c’est comme on l’a dit, un miracle lent. On choisit l’Évangile, mais le monde reste en nous avec son attrait multiforme.

L’aventure des premiers disciples n’est pas sans rapport avec la nôtre. Il est exaltant de laisser là ses filets, son établi, sa table de travail pour suivre l’homme extraordinaire qui dit des choses qu’on n’est pas sûr de toujours comprendre – et cela ne fait rien qu’on ne comprenne pas tout, parce que c’est lui et qu’il nous appelle. Les reproches viendront cependant, et durs : «  ...Vous qui êtes mauvais... Hommes de peu de foi... Toi, tu vas me renier... »

Chez nous de même, le grand retournement de tout l’être ne se fera parfois que vers la fin du jour, dans les dernières clartés de l’après-midi. Mauriac a pressenti ces choses. Entre le moment où l’âme se met en route et celui où elle se rend à Dieu après des idolâtries sans nombre, il n’y a pas trop de toute une vie pour faire le voyage, et il arrive qu’on le supporte mal et qu’on s’en prenne furieusement à soi de la longueur du parcours.

À ne pas tenir compte de ces faits, on risque de mal comprendre le drame spirituel de Mauriac, car ce choix qui engage tout l’homme pose des problèmes à l’écrivain. La tentation de se reprendre est, en effet, toujours là. Mauriac, lui, fut fidèle jusqu’à la fin, mais son art même, jusque dans son essence, resta l’enjeu d’une partie redoutable. Le cas est étrange, mais il n’est pas rare. L’homme François Mauriac a accepté le choix. Et le romancier ?

C’est ici que les difficultés s’enchevêtrent. Les personnages de Mauriac se montrent beaucoup moins dociles que lui, qui pourtant le fut assez peu... D’abord ils ne veulent du choix à aucun prix. Ils ont ceci de passionnant qu’ils sont avant tout des rebelles, des rebelles qui finissent assez souvent, je le sais, au pied de la croix, mais après combien de longues et violentes révoltes... Parfois même, et cela est pire, il n’y a pas de révolte, il n’y a que le refus pur et simple, jusqu’à ce que se produise, mais fort tard, ce que Port-Royal eût appelé un coup de la grâce, et alors tout est bien : un rayon de lumière céleste vient effacer le désastre d’une vie manquée.

On peut se demander, du seul point de vue du romancier, si cette révolte et ce refus ne sont pas plus captivants que le salutaire agenouillement dont nous ne doutons pas qu’il vienne, puisqu’il le faut. Jusqu’à quel point l’auteur est-il de cette humanité qu’il invente et fait souffrir, et qu’il rattrape au moment où elle va se perdre ? Certains de ses personnages courent droit aux abîmes. Non pourtant. À la dernière halte de leur existence toute noire, François Mauriac accorde aux misérables un retour à la foi et le secours de cette pitié divine qui arrange tout. Et cela est souvent ainsi – nous avons tout intérêt à ne pas y contredire : Dieu vole les âmes au démon l’une après l’autre. Mais c’est le romancier qui me retient, c’est l’homme dont je sens la présence derrière ces récits ténébreux, car de tous les romans qu’il a écrits, celui que je mets au-dessus de tous les autres pourrait s’appeler François Mauriac et c’est aussi le plus tragique : il est partout, depuis les vers où l’auteur regrette les péchés qu’il n’a pas commis jusqu’à ce Maltaverne dont on dirait que Dante lui a soufflé le nom à l’oreille et qui évoque je ne sais quelle sombre étape sur le chemin de l’au-delà.

Ira-t-on jusqu’à dire qu’après avoir si loyalement renoncé, il se ravise et que sans bien le savoir il prend sa revanche dans la peinture d’un monde dont il ne veut plus – ou dont il ne vent plus vouloir ? Mais comment un écrivain aussi lucide n’aurait-il pas su ce qu’il faisait ? Cette impitoyable intelligence pouvait-elle vraiment n’avoir pas compris ? Tout est possible dans cet ordre d’idées. Nous ne nous pipons jamais si bien que lorsqu’il s’agit de nous-mêmes, mais si nous sommes honnêtes, et c’était le cas, il nous en reste un indéfinissable malaise. De là cette amertume et cette inquiétude, de là le tourment qui ne finit pas.

 L’art de la création est-il un piège pour le chrétien ? Un tour de passe-passe qui lui rend sous une autre forme tout ce qu’il pense avoir sacrifié ? Et s’il faut peindre le mal pour faire voir aussi le bien et le triomphe du bien, jusqu’où va la complicité ? Ces questions troublantes, il n’est pas un romancier chrétien qui secrètement ne se les soit posées, depuis Dostoïevsky jusqu’aux plus chétifs d’entre nous.

Elles demeurent sans réponse, et c’est l’absence de réponse qui nous soumet un nouveau choix : celui du risque. Mauriac accepta ce choix et ce risque, mais la main dut parfois lui trembler. Ne disais-je pas tout à l’heure que la gaieté qui lui était si naturelle ne venait jamais éclairer les pages de ses romans ? Sa réponse, je crois l’entendre : « C’est qu’il n’y avait pas de quoi rire... »

Qu’il me soit permis de rapporter un souvenir dont la trivialité n’est qu’apparente. Un soir que je le quittais rue de la Pompe, après une de nos longues promenades, pour rejoindre ma rue Cortambert, je lui dis : « Vous qui allez rentrer chez vous, cela ne vous paraît-il pas drôle, dix heures étant passées, de troubler le sommeil de votre concierge en faisant retentir devant sa loge un nom célèbre ? ». «  Que vous êtes bête, si je puis dire ! », fit Mauriac en riant. Mais je ne le lâchai pas. «  Reconnaissez au moins qu’il vous est agréable de penser à tous ces lecteurs qui vous admirent. » Il eut alors, soudain, un mot qui me laissa muet, parce qu’il ressemblait à un cri de détresse : «  Je ne veux pas être admiré, je veux être aimé. »

Des phrases de ce genre, j’en ai entendu prononcer à des écrivains quand ils sont bien sûrs qu’on les admire et que de ce côté-là au moins, la partie est gagnée, mais le « je veux être aimé » de Mauriac, humblement proféré, rend un son tout autre. Au meilleur de son œuvre, il y a cette plainte qui monte comme du fond d’un abîme. C’est le gémissement du pauvre que Dieu seul entend, puisqu’en définitive, le plan religieux est celui où François Mauriac devait le plus parfaitement s’accomplir, car la religion est partout dans son œuvre. Combien d’années plus tard, quarante sans doute et plus, ne jetait-il pas ce cri de l’homme libéré : «  Croire, c’est aimer ! » Il savait bien alors que, dans cette immense histoire d’amour entre Dieu et l’âme qu’est la vie humaine, c’est Dieu qui commence, et que la déclaration d’amour, c’est Dieu qui la fait d’abord.

En 1928, faute d’avoir assez longtemps vécu, je croyais n’avoir devant moi que le romancier à succès, déchiré certes, parce qu’il était chrétien, mais le chrétien déchiré me semblait faire partie de ce qu’on appelle le personnage. Je voyais mal la dualité. Je prenais le personnage pour l’homme. Mauriac aussi, par moments. Là, était, je crois, un des aspects du mystère de cet écrivain si clairvoyant par ailleurs : il ne se rendait pas compte que l’homme était beaucoup plus grand que le personnage vu par le monde. C’est la méprise à laquelle s’expose celui qui croit à son personnage. Il lui faut quelquefois la vie entière pour découvrir l’homme et mettre, si je puis dire, les doigts dans ses plaies.

Pour Mauriac, avec les certitudes de la foi reprenaient les débats intérieurs qui l’ont accompagné jusqu’à la fin. Ce sont eux qui ont donné à son œuvre une qualité si singulière, la gloire ne compensant pas les souffrances de l’esprit. Il semble que l’ombre et la lumière se soient partagé sa religion.

La lumière d’abord avec la mystique de l’enfance qui fut d’un tel secours à ce grand tourmenté. On eût dit que l’essentiel de sa foi lui venait de ces régions enchantées où l’âme ne souffre d’aucune souillure, où l’être encore intact aime Dieu avec simplicité. «  Montons dans la carriole de l’enfance » est un de ces cris qui s’échappent du cœur de Mauriac et trouvent leur écho dans le nôtre, parce que chez lui comme chez nous, la nostalgie du bonheur semble en marquer un fugitif retour.

Que l’enfant Mauriac ait eu ses heures mystiques, on n’en saurait douter. S’il y a un enfer dans son œuvre, je le situerais dans Le nœud de vipères, mais au-dessus de ce roman sinistre plane et s’élève celui que je serais presque tenté d’appeler Le Paradis Frontenac, paradis qui n’est pas sans ombre, je le sais bien, mais qui n’en est pas moins le lieu de la première rencontre avec l’invisible dans la vie du romancier. Entre le Christ et le jeune Yves, qui pourrait bien se nommer François, s’engage l’éternel dialogue : «  Tu sais bien qui je suis », dit la voix intérieure au tout jeune Frontenac, «  moi qui t’ai choisi. – Non, crie l’enfant, c’est moi qui me parle à moi-même. – Moi qui t’ai choisi, reprend la voix qu’on ne peut faire taire, moi qui t’ai mis à part et marqué d’un signe. »

Sur le souvenir de ces grâces mystérieuses, Mauriac a veillé comme sur des richesses qui réduisent à néant toutes les richesses du monde. «  Tu es choisi... ». Nous voilà au cœur de ce pays perdu dont Mauriac cherchera toute sa vie le chemin qui s’efface. D’un livre à l’autre, Jusqu’aux pages les plus claires de la fin, nous verrons les tâtonnements dans la nuit de cette âme quelquefois épouvantée, mais résolue. Épouvantée par quoi ? On parlera souvent du jansénisme de Mauriac. C’est un de ces termes dont on abuse parce qu’on en connaît mal le contenu. Est janséniste qui prend gravement l’Évangile à la lettre, mais n’oublie-t-on pas que la joie habitait plus d’un cœur janséniste et qu’on chantait à Port-Royal ? La tristesse n’était bonne que pour ceux qui n’ont pas d’espérance. De chaque cellule montaient des hymnes. Mauriac savait bien cela, mais il n’empêche que pendant de longues années, sa religion fut une religion d’effroi, une religion dramatique, celle d’une nature inquiète, troublée peut-être par l’assurance de ces redoutables messieurs qui affirmaient avec une tranquillité terrible «  qu’il est presque impossible de faire son salut en ce monde ».

Plus tard, je ne l’oublie pas, il récusa ces grands extrémistes, mais leur ferveur ne laissa pas de le marquer et il garda toujours quelque chose de leur ton. Port-Royal, c’est moins une doctrine qu’un climat, une manière toute française d’envisager l’absolu. Le sérieux n’exclut pas certains élans. Comment n’être pas sensible à la confidence que nous fait Mauriac quand il écrit en février 69 qu’il lui arrive, la nuit, de chanter des versets de Jérémie ? Il croit que son ange gardien ne le quitte pas. C’est la foi du catéchisme, du catéchisme d’hier, celui qu’on achetait pour trois sous et vous fournissait des réponses en des termes d’une clarté aussi mystérieuse que leur contenu.

Enfant, nous a-t-il dit, il montait sur la table et criait : «  Moi ! Moi ! » Si ce n’est pas là le futur écrivain qui donne de la voix, je connais bien mal le monde des lettres. Dès son adolescence, il voulut ce qu’il appelait la vie réussie. Il l’eut à un degré étrange qui dut le faire réfléchir et peut-être inquiéter le scrupuleux catholique. Les échecs mêmes, pour peu qu’il en eût, finissaient par servir sa gloire, et la gloire, il l’a voulue fougueusement. La gloire, ce mot qui fait marcher les hommes Jusqu’à l’épuisement... Mais il ne semble pas que Mauriac ait connu cette lassitude. Après un déboire au théâtre, il eut cette plainte d’enfant : «  Je ne suis pas fait pour l’insuccès. » C’était d’autant plus vrai que l’insuccès ne voulait pas de lui. Vite oubliée la soirée fâcheuse, la série des victoires littéraires reprenait son cours. Ses ennemis, et il en eut, ne semblaient pas comprendre qu’en l’attaquant ils provoquaient son «  incroyable chance ». Elle était toujours présente, même quand il recevait les coups les plus durs, car alors – là était le merveilleux de cette histoire – tout lui profitait, le portait, semblait-il, un peu plus haut, et les injures qu’il essuyait lui valaient un généreux supplément de couronnes.

La haute idée qu’il se formait justement de ses dons le rendait sensible aux louanges, mais comment oublier la prière si humaine, formulée à mi-voix : «  Je veux être aimé » ? Aimé de Dieu, bien sûr, mais il eût mal souffert de se voir détesté de tous, le jugement des hommes lui serait apparu comme une ombre de ce jugement particulier dont il ne parlait guère. La foi qui sauve, il l’avait comme beaucoup voudraient l’avoir, mais la religion ancienne, celle de son enfance s’exprimait parfois avec des accents pénibles à entendre : «  L’enfer commencé sur terre... ». Cette expression dont il usa un jour devant moi me frappa d’horreur, mettons d’une horreur salutaire, car je ne veux pas discuter avec celui que je crois aujourd’hui dans la lumière, je souhaiterais plutôt pouvoir apporter un tempérament à sa religion de terreur. Après s’être nourri de morale janséniste dont je reconnais la noblesse, il aborda les mystiques qui sont les grands amoureux et ne parlent que d’amour. Là est le refuge du cœur inquiet. Que des larmes de joie aient coulé sur le visage de François Mauriac comme sur celui de Pascal, je le croirais.

Sa grandeur était là. Il le savait instinctivement, lui qui pensait que le romancier Mauriac ne laisserait qu’une trace de lièvre dans l’histoire littéraire. Sa vraie confession, ne la cherchons pas ailleurs que dans une de ses œuvres les plus parfaites : Ce que je crois. Ce mince volume, je le verrais comme le moyeu d’une roue, et tous ses récits, pareils à des rayons, divergeant pour se fixer dans la jante qui marque la limite de l’univers mauriacien. Il n’importe pas que le livre ait paru tard dans la carrière de l’écrivain. Mauriac l’a porté en lui sa vie entière et c’est tout Mauriac qu’il nous fait voir dans ces pages. Avec un imperceptible dosage de pudeur et de hardiesse, il nous livre un portrait irrécusable. Plus qu’un autre, l’homme chargé d’honneurs comme il le fut peut se permettre ce que Barrès eût nommé cette licence. J’hésite à citer, car citer c’est tronquer. Cependant la solitude de Mauriac me frappe dans la mesure où il y insiste. Ne parle-t-il pas du cercle enchanté et infranchissable que son caractère a tracé autour de lui et que l’Église elle-même ne peut briser ?

Je me souviens d’une visite que je lui fis un jour, après la guerre. Nous ne nous voyions plus aussi fréquemment qu’autrefois ; les grandissimes conversations de 1928 étaient loin, avec leurs confidences et leurs éclats de rire. Cet après-midi-là, il me fit asseoir près de lui dans une petite pièce qui me fit l’effet d’une cellule par son austérité, et d’un refuge aussi, un refuge contre le monde. J’y découvris un Mauriac que je ne connaissais pas, non plus du tout le polémiste au verbe haut, ni le romancier triomphant, mais un homme courbé en deux par une mortelle tristesse, tête basse et la parole réduite à un murmure. Malgré moi, je pensai à un oiseau frappé en plein vol et dont les ailes se replient sur sa souffrance. «  On est toujours seul », répétait-il avec une douceur plus poignante qu’un cri. J’aurais voulu dire quelque chose, mais je sentais trop bien que nous étions au désert, lui et moi, et que le silence parlait beaucoup mieux que je ne l’eusse fait. À notre manière, nous reprenions les entretiens de jadis, mais sur un autre ton et sous une petite croix fixée au mur.

«  J’aurai éprouvé toute ma vie au sein de l’Église visible, devait-il écrire en 1964, un sentiment de solitude redoublée. » Et un peu plus loin, il ajoute sans mâcher ses mots : «  Je me sens d’autant plus étranger et même hostile à certains hommes que je les vois professer le même credo que moi, s’agenouiller à la même table, partager le même pain. » Sans doute songe-t-il aux chrétiens qui ferment les yeux sur les malheurs du monde et se prennent cependant pour des justes. De même la préoccupation du salut personnel quand elle exclut la charité envers le prochain lui parait, de toutes les formes d’égoïsme, la plus exécrable. Il n’est pas jusqu’à Blaise Pascal chez qui il n’en voie des traces, ce Pascal à qui il reconnaît devoir tout, il n’hésite pas à dire qu’il hait sa certitude de se trouver au petit nombre des élus et le mépris qu’il a pour ceux qui n’y sont pas. La phrase est nette. Elle est dans le volume sur sainte Marguerite de Cortone et nous fournit une clef précieuse pour la connaissance de Mauriac. Enviait-il à Pascal son assurance d’être sauvé ? Cette irritation me le ferait croire. Mais là encore, Mauriac ne veut pas être dupe. Le faux mystique enfermé dans son faux mysticisme bien clos, à l’exclusion de ce qui touche au monde temporel, passe tout bonnement à côté de sa vocation d’homme. Il se crée un paradis personnel et totalement illusoire où s’épanouit un égocentrisme d’autant plus exigeant qu’il se trouve sublime. Avec quelle facilité il se persuade que la partie est gagnée parce que, se tournant vers ce qu’il prend pour le ciel, il s’y installe, assuré d’un confort moral à toute épreuve. Son salut, son salut à lui, voilà la grande affaire de sa vie, sa haute obsession à laquelle, inconsciemment, il sacrifie l’amour sans quoi toute religion n’est qu’une sorte de divertissement métaphysique dont la valeur est nulle, tant il est vrai qu’on peut se tromper de rigorisme et qu’il y a des rigorismes qui ne mènent à rien, sinon à soi, après quel difficile voyage... La belle affaire que de traverser l’humanité comme on traverse un désert ! On se bouche les oreilles, on se crève les yeux pour se préserver des souillures du monde où le Christ a pourtant vécu, et qui trouve-t-on au bout de l’interminable chemin que l’on s’est tracé ? Non pas Dieu, mais une idole, une idole peinte et parée de toutes les vertus qu’on voudra, mais une idole : nous-mêmes.

Mauriac était beaucoup trop lucide pour s’exposer à une bévue aussi désastreuse. Il avoue sans difficulté que bien des chrétiens auprès de qui il se sent étranger sont plus fidèles que lui, «  comme on me l’a souvent et justement reproché », dit-il avec une humilité qui n’est pas feinte, «  plus charitables, plus dévoués aux œuvres que je ne le suis moi-même ». Mais aussi de quel superbe dédain il couvre «  les âmes médiocres qui se croient saintes parce qu’elles sont scrupuleuses ». Il y a dans ces paroles la hauteur à quoi l’on reconnaît le grave discours de Port-Royal.

Ces jansénistes si mal aimés et si peu connus, sont avant tout de grands moralistes qui considèrent d’un œil soupçonneux le mysticisme avec ses égarements toujours possibles et ses illusions dont s’enivre l’orgueil. Qu’ont-ils donné à Mauriac ? Assurément le goût d’une extrême rigueur dans la fidélité chrétienne. Il n’a jamais eu que de l’éloignement pour la théologie et il a pris garde de ne pas mettre le doigt dans ce guêpier-là. D’autre part, il a connu très tôt la révolte contre ce qu’il appelle la religion vétilleuse de sa mère, mais le moraliste a survécu.

Dans ce vaste examen de conscience qu’est l’œuvre de Mauriac, l’introspection de l’auteur atteint à une sorte de génie, mais d’un génie impitoyable. On est rarement descendu d’un pas plus ferme et plus assuré dans les profondeurs de l’âme et jusque dans ces régions obscures où le romancier ordinaire ne s’aventure jamais, parce qu’il n’en a ni le pouvoir, ni le désir. Qui trouve-t-on, en effet, dans ces ténèbres si ce n’est l’inconnu qui porte notre nom ? Ici, j’admire l’homme chez Mauriac plus encore que l’écrivain, car il ne s’agit plus tant de littérature que d’une recherche douloureuse de la vérité.

On connaît l’histoire du curé d’Ars qui demanda la grâce de se voir tel qu’il était. Cette prière fut exaucée et l’imprudent qui la fit, tout saint qu’il était, ne s’en remit jamais. Ne dirait-on pas que Mauriac a voulu, lui aussi, avec un étrange courage, obtenir le même face à face ? De là vient ce quelque chose d’éperdu dans ses remontées vers la lumière à la fin de ses récits. Il sait que Pascal a dit vrai, que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordures et que cette vue ne se supporte pas. À l’angoisse de Pascal, ne craignons pas de mettre en parallèle, pour la grandeur comme pour la misère, l’angoisse de François Mauriac.

On devine chez lui un amer contentement à s’avouer coupable. Or, nous dit-il, et c’est ici qu’apparaît une tentative de justification, «  un homme qui se sent pécheur est déjà aux portes du royaume de Dieu ». Et ailleurs il nous parle de ce besoin d’être pardonné qui est toujours en lui. La blessure que l’Église a le pouvoir de refermer, mais qui ne laisse pas de se rouvrir, on dirait que Mauriac n’est tranquille que s’il peut constater qu’elle est encore là. Beaucoup ont parlé de l’orgueil de Mauriac. Cet orgueil alterne avec des repentirs et des abaissements qui effacent tout. Il voit clair, trop clair peut-être. Rien, je crois, ne lui levait le cœur comme la bonne opinion de soi commune à tant d’âmes pieuses que l’orgueil spirituel rend aveugles. Je me souviens de la grimace qu’il fit un jour en me parlant d’un religieux naïf qui le prenait pour un saint homme : «  Et puis, ajouta-t-il avec un frisson de dégoût et la lèvre retroussée d’horreur, il a voulu m’embrasser ! »

Je parlais tout à l’heure de ses crises d’humilité. Elles allaient jusqu’à un fanatique déchirement de soi. On eut dit qu’il y prenait plaisir.

Si passionnant qu’il soit dans cet éclairage surnaturel, je me refuse à voir en lui l’homme des seules sévérités excessives. Une flamme brûlait dans son cœur, celle-là même qui lui arrachait le cri d’amour qui l’apparente aux meilleurs : «  Tu existes parce que je t’aime. »

Un cri d’une ferveur aussi bouleversante, en percevons-nous un écho dans les romans de Mauriac ? Ce qui retentit dans ces livres, ce que j’entends d’abord, c’est la clameur de détresse des passions frustrées. Est-ce faire injure à l’écrivain de dire qu’il nous fait descendre avec lui dans une sorte d’enfer ? Mon opinion est qu’il n’y a pas de fiction qui vaille sans un peu d’enfer. Le mot est-il trop fort ? Mais Thérèse Desqueyroux qui traîne après elle le crime qu’elle n’a même pas pu réussir ne connaîtra la paix qu’à la fin de sa vie. Dans Le Sagouin, la mal mariée pousse les hurlements du désir insatisfait, de ce durus amor qui la tue. Ailleurs, l’Élisabeth de Destins, une des plus tragiques héroïnes de Mauriac, devient pareille à une morte vivante devant le corps mutilé de celui qu’elle a aimé malgré elle. Quel ouragan de souffrances sur ce monde ténébreux...

L’enfer ? Non pourtant, car l’enfer total, c’est l’absence de l’amour, et l’amour finit par luire dans l’épaisseur de toute cette ombre. La pitié d’en haut visite le cœur des plus déshérités de ces personnages, et c’est le seul espoir, mais c’est celui qui l’emporte à la fin. Ici parle le chrétien Mauriac. Où est la part de l’invention, où celle de l’aveu pur et simple ? Le romancier et le croyant ont si bien tressé les écheveaux aux mille nuances qu’il devient presque impossible d’isoler tel fil de préférence à celui-là, car alors tout risque de se brouiller et la diaprure de se perdre.

Selon le mot de Tolstoï, le romancier est Dieu le Père pour ses personnages. Or, il répugne au romancier Mauriac d’abandonner ses héros et ses héroïnes aux flammes éternelles. Ce n’est pas qu’il les aime tous. Au contraire, on sent bien que certains lui, font horreur : on voit l’écrivain passer sans cesse du dégoût à la commisération. Il se veut trop coupable lui-même pour ne pas vouloir aussi que dans ses romans l’amour triomphe, sans quoi point de salut., mais triomphe sur quel bourbier...

Voilà des thèmes bien sévères, je pourrais dire bien jansénistes, mais c’est un grand créateur qui les prend en main et nous fait accepter à peu près tout ce qu’il veut, car il y use de son charme qui tient un peu de la magie.

Je crois que cela n’est nulle part plus sensible que dans cette Thérèse Desqueyroux qui a le mieux servi la gloire de l’auteur. Ici le climat poétique joue un rôle capital. Mauriac devant son pays des Landes est comme l’ogre qui hume la chair fraîche. D’une histoire sordide, il fait quelque chose qui nous émeut, non seulement par une profonde connaissance du cœur humain, mais par l’intervention de ce personnage anonyme et diffus qui est la nature, le pays des Landes. Une première lecture assez lointaine de ce récit m’avait laissé le souvenir de grandes descriptions hallucinantes. Je ne les ai pas retrouvées quand j’ai repris ce livre, et je ne les ai pas retrouvées parce qu’elles n’y sont pas, mais ici et là, aussi brèves que rares, de simples indications de deux ou trois lignes au plus, si pleines d’un impitoyable soleil et de toutes les odeurs de la terre et des feuilles de là-bas, et de maisons restées sombres dans la fournaise de l’été, que cela crée une sorte d’obsession et donne à ce qui pourrait être terne une indéfinissable splendeur. Voilà ce que devient, dans l’écheveau du roman, le fil du moraliste sous les doigts du poète.

On me dira que je prends l’œuvre de Mauriac par le sommet et que cette Thérèse Desqueyroux qui lui était si chère marque aussi un degré de perfection qu’il ne dépassa plus. C’est là une opinion courante à laquelle je ne puis me ranger. Il me semble, en effet, qu’un de ses récits les plus importants est le Nœud de vipères qui restera comme un des plus noirs de la littérature contemporaine, le plus mystérieux aussi par la maîtrise dans l’exploration du mal. De cercle en cercle, l’auteur nous mène toujours plus bas dans ce lieu démoniaque qu’est le cœur d’un avare. Rien de plus solidement barricadé contre la grâce. «  La méchanceté est ma raison d’être », dit avec une sorte de candeur le vieillard qu’on hésite à appeler le héros de ce roman.

 À mesure qu’on s’enfonce dans les ténèbres du récit, la question qui se pose à l’esprit se fait plus précise : comment l’écrivain en sait-il si long ? Mais quoi, je serais tenté de voir en lui l’homme qui en savait trop. On alléguera les dons du romancier, et ils sont ici très grands, mais il y a beaucoup plus que le talent littéraire, il y a des intuitions qui ne laissent pas de rendre perplexe, une science du mal pur, une familiarité avec un monde surnaturel d’où filtre une lumière suspecte. Écartons la pensée absurde que Mauriac aurait eu de mystérieuses intelligences avec le diable, ce personnage dont Baudelaire nous dit «  qu’il assiste presque toujours en personne, quoique invisible, à toutes les séances académiques ». (Messieurs, nous voilà prévenus !) Quoi qu’il en soit de ces choses, il reste vrai que Mauriac côtoie des régions où l’observateur ordinaire ne distingue rien, et ce qu’il a appelé la mystique d’en bas, il l’a connue. Elle attire le romancier comme elle inquiète le chrétien, elle explique sa méfiance à l’égard de certains êtres chez qui, par un instinct qui ferait bien l’affaire d’un exorciste, il flaire je ne sais quoi de sulfureux. Quel plus grand honneur que de l’assimiler à un lévrier, un lévrier surnaturel qui frémit au voisinage de sa proie ?

Il a demandé malgré tout, dans la préface du Nœud de vipères, qu’on ait pitié de son avare, alors qu’il semble garder toute sa rigueur pour sa victime de choix, La Pharisienne. Ce roman écrit pendant l’occupation, en des heures d’anxiété et d’ennui, j’y verrais le chef-d’œuvre de Mauriac. Je laisse de côté une histoire d’amour qui, par sa violence, n’est pas sans rappeler le climat des Hauts de Hurlevent, je veux surtout regarder cette fascinante Brigitte Pian qui se range sans hésitation dans le petit nombre des élus, car c’est la sainte femme dans toute son horreur. Elle veut le salut du prochain, et elle le veut avec une poigne de fer. Dévorée d’un orgueil spirituel qui dépasse tous les orgueils possibles, elle se persuade qu’elle est humble. Elle fait le bien d’une manière qui épouvante. Dans un tiroir secret de sa commode, elle cache une lettre qui peut anéantir le bonheur de plusieurs personnes. Elle garde ce document.

Avec une lucidité qui donne le frisson, Mauriac se promène dans les ténèbres de cette âme qui se prend personnellement pour l’Église et que guette le démon. Sera-t-elle sauvée malgré tout ? Pour emprunter le langage de saint Thomas, il semble que non. Elle s’est trompée de rigorisme, elle a pratiqué sans amour une religion d’amour. Non sans une joie un peu cruelle, l’auteur nous montre son héroïne excédée tout à coup de sa piété factice. Alors elle devient humaine, ou presque, et bannit les lectures édifiantes dont elle a gavé sa mégalomanie religieuse. Elle se repaît de littérature profane, elle lit Adolphe, elle lit Anna Karénine, elle déclare : «  Tous les hommes sont des canailles. »

Parlant des années de sa jeunesse, Mauriac écrit : «  ... nous autres, catholiques, nous appartenions à notre insu à Port-Royal. » Cela est encore vrai d’une certaine famille d’esprits. À vingt, à quarante ans et plus, nous relevons mentalement les ruines de l’abbaye foudroyée et choisissons notre cellule où méditer, loin de ce monde que nous pensons avoir vaincu et dont nous ne voulons plus entendre parler. À nous désormais les austères délices de la solitude... Quelle joie de se sentir élu, sauvé, tiré d’affaire à jamais ! Mais cela ne dure pas. Il se trouvera toujours un despote pour jeter à bas notre retraite. Notre roi-soleil, ce sera le monde, non pas le monde réprouvé, mais le monde tout court qui cherche son salut, ou ce qu’il prend pour tel, dans la nuit de l’histoire. Le chrétien n’a plus le droit d’être seul. Il n’existe plus de thébaïde pour l’écrivain catholique de 1972. La place manque, même au désert, l’homme est partout. «  Pourquoi me fuis-tu ? demande-t-il. Je suis toi-même. Tu cherches le Christ ? Regarde-moi. Regarde au fond de mes yeux: il est là. » C’est la leçon de notre temps.

Mauriac le comprit assez vite et c’est à cause de cela, doutant parfois de la gloire posthume du romancier Mauriac, qu’il a logé ses espoirs de survie littéraire dans son bloc où il s’est mis presque tout entier avec ses élans, ses colères, ses méditations, ses souvenirs, prenant parti et bataillant. On l’y trouve avec ses faiblesses et ses contradictions, mais aussi avec ce qu’il a de meilleur, je veux dire sa loyauté envers sa vocation de chrétien, son perpétuel souci de tenir bravement sa place sur cette terre, et je n’oublie pas, vous le pensez bien, son attachement au général de Gaulle.

 On a beaucoup parlé du style de Mauriac. Sur ce terrain, il se sentait imbattable et il écrivait, si je puis dire, triomphalement. Sa phrase d’une élégance meurtrière faisait réfléchir. Qui de nous n’a été en butte à ses picoteries ? C’est ici, je pense, qu’il conviendrait de parler de son goût pour la polémique, j’allais presque dire pour le carnage. Finissons-en vite. Ce n’est pas à vous, Messieurs, que j’apprendrai qu’à Port-Royal, si tous étaient d’accord pour louer le beau génie de Monsieur Pascal, certains disaient très haut que, dans sa controverse avec les jésuites, il manquait gravement à la charité. Mauriac n’était pas Blaise Pascal et jamais personne ne refera les Provinciales, mais on a reproché aussi au chrétien Mauriac sa délectation dans la cruauté quand il lui prenait l’envie d’en découdre avec quelqu’un, car il savait l’art de planter sa griffe à l’endroit le plus sensible.

Sur ce point, j’aurai deux remarques à faire, la première est que sur le tard, à l’heure des bons propos, il a lui-même écrit qu’il renonçait désormais à blesser personne pour le plaisir de briller. Le plaisir de briller, la griserie que procure l’extermination d’un adversaire par le seul effet d’une phrase, mais foudroyante... Je me demande ce que j’aurais fait moi-même, si j’avais reçu ce don. Et c’est là ma seconde remarque : quel écrivain, armé d’un aussi redoutable talent pour la satire et le persiflage, résisterait à la tentation de s’en servir ? Que le cher homme se présente. Je demanderai à l’Académie de lui décerner un prix de vertu.

À ce bloc plein de trop de querelles où je n’entre pas, je préfère Les Mémoires intérieurs qui me paraît le plus séduisant des livres de Mauriac. Lorsqu’il y est question des années lointaines et que l’auteur nous invite à monter avec lui dans la carriole de l’enfance, je suis du voyage ! J’y retrouve le Mauriac qui m’est le plus proche, avec sa nostalgie du paradis perdu, la fraîcheur du garçon qui croit, qui aime et qui chante, et je sais bien qu’il y a dans ces pages un sentimental retour sur soi, mais qu’on ne me gâte pas mon plaisir : me reste cher ce cri des derniers jours : «  Je monterai dans la barque en serrant contre mon cœur le poète de sept ans. »

Le poète de sept ans ne survit presque jamais à l’éducation. Poète, cependant, Mauriac le fut, non tout à fait comme il le croyait, et plus sûrement ailleurs que dans ses vers. Or, il ne nous permettait pas d’oublier qu’il avait écrit Les Mains jointes. Deux ou trois fois par an, quelquefois plus, rarement moins, la bénédiction posthume de Barrès descendait des hauteurs sur le petit recueil. Ce n’est tant pour en sourire que j’en parle. Bien au contraire, je trouve de la modestie et un peu de la candeur de l’adolescence en cet hommage au grand écrivain qui lui donna l’accolade dans les premières années du XXe siècle. D’ordinaire, la reconnaissance meurt vite. Il me plaît que celle de Mauriac ait été aussi longue et aussi fidèle.

L’arme la plus sûre le Mauriac, celle qui ne bronchait jamais sous sa main, c’était le français. Je me souviens qu’au temps de mes premiers entretiens avec lui, j’admirais que, disant les choses les plus simples, il les fît paraître nouvelles parce qu’il les disait bien. D’une certaine façon, il écrivait comme on parle, quand on parle comme lui, ce qui ne se produit presque jamais, car la musique de sa phrase est d’une rare perfection et il est facile d’y reconnaître un écho de cette langue classique qui reste un des sons les plus purs que le français nous ait fait entendre. De nos jours, la langue classique est un peu comme une langue étrangère : il faut avoir l’oreille bien accordée à ses harmonies intérieures pour en goûter le charme. Aucune imitation du XVIIe siècle chez Mauriac. Il était de ce pays-là, il parlait sans accent avec une aisance et un soupçon de coquetterie. Ces phrases d’une élégance un peu dédaigneuse ne lui coûtaient que la peine de les dire. Dans la polémique, elles faisaient irrésistiblement songer au «  style railleur, agréable et divertissant » que Pascal jugeait le plus efficace dans la controverse.

L’écrivain n’est plus là, mais son œuvre demeure singulièrement présente, comme celle d’un des grands serviteurs de la langue. Elle est là pour témoigner que cette langue est belle et mérite d’être défendue et sauvée, car l’heure dangereuse est venue où le français se voit menacé comme il ne le fut peut-être jamais.

Il faut bien, je ne l’ignore pas, que les langues bougent. Seules les langues mortes ne bougent plus et nous ne savons même pas comment s’en prononçaient les mots. Le bruit que firent les paroles dans les rues d’Athènes et de Rome n’est pas arrivé jusqu’à nous. Le français vit, certes, mais il se mue en quelque chose qui lui ressemble de moins en moins.

Le phénomène est double. D’une part le français se simplifie, de l’autre il se complique. La simplification ne serait pas mauvaise si elle ne résultait d’un appauvrissement. Et cet appauvrissement même n’aurait rien pour nous troubler s’il n’était l’effet de l’ignorance. Il y a comme un excès de richesse dans la langue de Rabelais. Bien maigre, en comparaison le vocabulaire de Racine : trois mille mots. Ce n’est pas la disette, ce n’est pas la gêne. Mettons que ce soit le régime de l’austérité, et cela suffira pour un temps au génie de la France. C’est que l’opération a été faite avec soin et nos prédécesseurs y furent pour quelque chose. Le français langue pauvre, dit l’étranger. Je le veux bien, mais ouvrons notre admirable Littré et parcourons-en une ou deux colonnes, n’importe lesquelles. On sera surpris de toutes les acceptions hors d’usage, de tout ce qui est tombé au rebut, des nuances qu’on a laissé perdre et qui ne se remplaceront pas.

À cette simplification de la langue, le français d’aujourd’hui offre la douteuse compensation de l’hexagonal. Inutile de chercher querelle à des techniciens. Ils sont parfois bien obligés de forger des termes nouveaux pour désigner des inventions sans rapport avec le monde d’hier, mais les transformations de la langue ne se bornent pas là, elles envahissent le langage courant. Bien des remarques très savoureuses ont été faites à ce sujet. Inutile de revenir sur ce point, sinon pour noter une tendance inattendue à la préciosité. Je ne citerai qu’un seul exemple de ce langage obscur, parce qu’il me paraît suffire. Je le dois, du reste, à l’un d’entre vous. Il s’agit du mot berceau. Berceau d’enfant. Berceau paraît trop simple, et parler simplement, c’est passer pour un simple d’esprit. Alors on appellera un berceau « un support de corps ». À bien y réfléchir, cela pourrait tout aussi bien s’appliquer à un corbillard, mais avec un peu d’entraînement on évitera ces confusions malheureuses. J’entends déjà rouler vers nous les commodités de la conversation chères aux Précieuses ridicules.

Dans mes heures de pessimisme, je me demande si nous ne sommes pas en train d’écrire les derniers ouvrages d’une langue à son déclin. Et puisqu’il appartient à l’Académie de garder le bon usage et de veiller à la santé de la langue, ne sommes-nous pas au chevet d’une grande malade ? Oui et non. Malade peut-être, mais c’est une malade d’une vitalité encore surprenante. Les partisans de l’hexagonal oublient que ni eux, ni l’Académie ne peuvent rien faire de bon sans le concours du plus puissant des collaborateurs, je veux dire le peuple, car enfin, c’est de sa langue à lui qu’il est question dans cette histoire. Il la forme et la déforme à son idée, il la rudoie, il la malmène, et elle ne s’en porte que mieux, celle que Voltaire appelait une fière gueuse. Au fond des plus grandes pages de notre littérature s’entend de murmure de la rue. C’est ce murmure que je n’entends pas dans l’hexagonal, cet écho franc et rude qui nous assure que la vie est là.

On me dira que le peuple ne comprend pas mieux le français de l’Académie. Voire. Il y reconnaît parfaitement sa langue, celle qui est à nous tous, et il n’aime pas qu’on la parle mal sous prétexte de parler comme lui, qui parle bien à sa façon. Permettez-moi de vous raconter une anecdote dont Saint-Amant et goûté la verdeur. Il y a un certain nombre d’années, on eut l’idée de donner Le Cid dans un théâtre populaire de la périphérie. Jouer du Corneille dans un théâtre populaire, faire entendre au peuple la langue classique d’il y a trois cents ans, était-ce possible ? Il s’agissait de savoir si Corneille passerait la rampe. Or, Le Cid fut écouté avec une attention exemplaire. Et quand vint la scène où Chimène déclare que son choix est fait et qu’elle est prête à sacrifier son amant, une voix de femme s’éleva dans l’auditoire, à la fin de la fameuse tirade : «  La salope ! »

Voilà, je pense, de la bonne critique et, comme on dit aujourd’hui, percutante.

Cette langue française qui sait retentir sur la place, et murmurer quand il le faut, et chanter sur un mode qui n’est qu’à elle, je n’aurai pas la simplicité d’en faire l’éloge après tant d’écrivains illustres. Je voudrais cependant poser une question qui paraîtra sans doute étrange : quel son le français peut-il avoir ? Quel bruit fait-il quand on le parle bien ?

Pour m’expliquer sur ce point, je me permets de vous livrer un souvenir personnel. Bien avant la guerre, alors que j’étais jeune, je me trouvai dans une capitale étrangère dont la langue m’était totalement inconnue. Or, cette langue me paraissait belle et j’avais plaisir à l’entendre. Arrivé le matin même, à l’hôtel, je me tenais près du bureau de la réception et il était évident, mais je ne m’en rendais pas compte, que j’écoutais ce qui se disait. J’écoutais sans rien comprendre. Au bout de quelques minutes, des regards surpris, puis agacés, se mirent à me parler un langage dont le sens était aussi clair qu’il était universel et après une incertitude, j’allai écouter ailleurs. «  J’entends, pensai-je, ce que ces inconnus n’entendent pas, n’ont jamais entendu et n’entendront certainement jamais : j’entends le son que fait leur langue. Il faudrait, en effet, pour cela, l’entendre comme moi aujourd’hui, pour la première fois, j’ai sur eux cet avantage. »

N’en va-t-il pas de même pour le français ? Ce qui nous manque à vous comme à moi qui suis né à Paris, c’est cette première fois dont nous avons perdu le souvenir. Un jour, une heure, une minute dans un passé immémorial, le français a merveilleusement bourdonné pour la première fois à nos oreilles inattentives et nous ne savions pas que ce bruit magique nous accompagnerait jusqu’aux derniers jours, portant nos rêves, nos espoirs, toute notre douleur et toute notre joie.

Encore un souvenir et j’en aurai fini. À la veille de la guerre, quelques semaines avant de revenir en France, j’eus l’occasion de faire un grand tour aux États-Unis et me rendis dans une ville de la Louisiane où j’arrivai de nuit. À l’hôtel, on me parla en français. Rien d’extraordinaire à cela, mais le lendemain matin, à mon réveil, j’eus la seconde de perplexité bien connue des voyageurs : je me demandai où j’étais, dans quelle ville, dans quel pays. À ce moment, j’entendis qu’on bavardait dans la rue, sous mes fenêtres, et, sans pouvoir saisir ce qui se disait, je reconnus le bruit du français. Ce fut comme si m’était rendue la première fois dont je vous parlais, rendue à une heure bien sombre et bien difficile. Et je ne pus m’empêcher de dire tout haut, ému, j’en conviens : «  Quelle belle langue ! »

Messieurs, c’est à nous de la défendre !